Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book.
Essays on the philosophy and method of self-discipline presented in the Bhagavad Gita. These essays were first published in the monthly review Arya between 1916 and 1920 and revised in the 1920s by Sri Aurobindo for publication as a book. A translation, by Pavitra, of the first seven chapters appeared in 1947. The present edition includes this translation and that, carried out by Archaka, of the forty-one other chapters.
Sri Aurobindo
Essais sur la Guîtâ
Note de l'éditeur
Essays on the Gita a d'abord paru dans l'Arya, à Pondichéry, entre le mois d'août 1916 et le mois de juillet 1920.
Lue et corrigée par Sri Aurobindo lui-même, une traduction, par Pavitra, des sept premiers chapitres a paru en 1947. La présente édition comprend cette traduction et celle, effectuée par Archaka, des quarante et un autres chapitres.
Le monde est riche en écrits sacrés et profanes, en révélations et demi-révélations, en religions et en philosophies, en sectes, en écoles, en systèmes, auxquels s'attachent avec intolérance et passion les nombreux esprits dont la connaissance est incomplète ou nulle. Ils prétendent que tel ou tel livre est seul le Verbe éternel de Dieu, que tous les autres ne sont qu'impostures ou qu'ils sont, tout au plus, imparfaitement inspirés; ils veulent que telle ou telle philosophie soit le dernier mot de l'intelligence raisonnante, que tous les autres systèmes soient des erreurs ou qu'ils soient valables seulement par certaines vérités partielles qui les rattachent au seul culte philosophique vrai. Même les découvertes des sciences physiques ont été érigées en articles de foi et, au nom de ces sciences, la religion et la spiritualité ont été bannies comme œuvres de l'ignorance et de la superstition, et la philosophie comme vieille friperie et rêverie. À ces exclusions sectaires et ces vaines querelles, 1rs sages eux-mêmes se sont souvent prêtés, égarés qu'ils furent par un esprit obscurantiste qui, se mêlant à leur lumière, l'a voilée de quelque nuage d'égoïsme intellectuel ou d'orgueil spirituel. Il semble pourtant que l'humanité soit maintenant disposée à un peu plus de modestie et de sagesse. Nous ne mettons plus à mort nos semblables au nom de la vérité révélée, ou parce que leur esprit est autrement éduqué ou autrement constitué que le nôtre; nous sommes moins prompts à insulter notre voisin quand il est assez pervers ou assez présomptueux pour nourrir d'autres opinions que nous; nous sommes même prêts à admettre que la Vérité est partout et ne peut être noire exclusif monopole; nous commençons à considérer d'autres religions et d'autres philosophies pour la vérité et l'aide qu'elles renferment et non plus seulement pour les condamner comme fausses ou pour en critiquer ce que nous pensons être des erreurs. Mais nous sommes toujours portés à proclamer que notre vérité nous
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donne cette suprême connaissance que les autres religions ou philosophies n'ont pas su saisir ou n'ont: comprise qu'imparfaitement, de telle sorte qu'elles ne traitent que d'aspects subsidiaires ou inférieurs de la vérité des choses, ou bien qu'elles peuvent tout au plus préparer des esprits moins évolués aux hauteurs que nous avons atteintes. Et nous sommes encore enclins à faire peser, sur les autres comme sur nous-mêmes, tout le poids sacré du livre ou de l'évangile que nous admirons, insistant pour que tout en soit accepté comme vérité éternellement valable et qu'à chaque iota. à chaque accent, à chaque tréma soit reconnue sa part de l'inspiration plénière.
C'est pourquoi il peut être utile, lorsqu'on aborde d'anciennes Écritures, comme les Védas, les Oupanishads ou la Guîtâ, d'indiquer avec précision dans quel esprit on les approche et ce qu'exactement l'on pense pouvoir en retirer qui ait de valeur pour l'humanité présente et à venir. Affirmons avant tout l'existence certaine de la Vérité, une et éternelle, que nous cherchons; d'elle toute autre vérité découle, à sa lumière toute autre vérité se situe, s'explique et s'encadre dans !e plan général de la connaissance. Mais précisément pour cette raison, cette Vérité ne peut être enfermée dans une seule formule tranchante et il n'est pas probable qu'on la trouve, dans sa totalité et avec tout ce qu'elle soit exprimée en entier et à jamais par un Livre sacré, ni qu'elle soit exprimée en entier et à jamais par un maître, un penseur, un prophète ou un Avatâr quelconque. Nous n'avons pas non plus saisi entièrement cette Vérité, si la compréhension que nous en avons comporter intolérante exclusion de la vérité qui est à la base d'autres systèmes; car nous ne rejetons passionnément que ce que nous ne sommes pas à même d'apprécier et d'expliquer. En second lieu, cette Vérité, quoique une et éternelle, s'exprime dans le Temps et par l'esprit de l'homme. C'est pourquoi toute Écriture doit nécessairement comprendre deux éléments, l'un Temporaire et périssable, en rapport avec les idées de l'époque et du pays où elle a pris naissance, l'autre éternel, impérissable et applicable en tout âge et en tout lieu. En outre, dans l'exposé de la Vérité, il est inévitable que la forme propre qui lui est donnée, le système,
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l'agencement, le moule métaphysique et intellectuel et l'expression précise dont on a fait usage, soient largement soumis aux variations du Temps et perdent de leur force. Car l'esprit humain se modifie sans arrêt; divisant et réajustant constamment, il est obligé de déplacer constamment ses divisions et de recomposer ses synthèses; il abandonne sans cesse d'anciennes expressions et d'anciens symboles pour de nouveaux, ou bien, s'il continue à user des anciens, il en change la signification ou au moins le contenu exact et les associations, si bien que nous ne pouvons jamais être sûrs de comprendre un ancien livre de ce genre dans le sens et l'esprit précis qu'il avait pour ses contemporains. Ce qui garde une valeur entièrement permanente, c'est ce qui, tout en étant universel, a été expérimenté, vécu et vu par une faculté plus haute que l'intellect,
C'est pourquoi je tiens pour peu important d'extraire de la Guîtâ l'exacte signification métaphysique qu'elle eut pour les hommes de son temps, à supposer qu'on puisse le faire avec précision. Que ce ne soit pas possible est prouvé par la divergence des commentaires originaux qui en ont été faits, et qui en sont encore faits de nos jours, car ils ne s'accordent que sur le désaccord de chacun avec tous les autres; chacun trouve dans la Guîtâ son propre système métaphysique et la tendance de sa propre pensée religieuse. Et même l'érudition la plus méticuleuse et la plus désintéressée, même les théories les plus lumineuses sur Se développement historique de la philosophie hindoue ne sauraient nous sauver de l'erreur inévitable. En revanche, ce que nous pouvons faire avec profil, c'est de rechercher dans la Guîtâ ce qu'elle contient de vérités vraiment vivantes, en dehors de leur forme métaphysique; c'est d'extraire de ce livre ce qui peut nous aider, nous ou le monde en général, et de le traduire dans la forme et l'expression les plus naturelles et les plus vivantes, qui soient adaptées à l'état d'esprit de l'humanité moderne et appropriées à ses besoins spirituels. Sans doute, dans cette tentative, il se peut que nous apportions un grand nombre d'erreurs, nées de notre propre individualité ou des idées composant notre climat intellectuel, comme cela est arrivé à de plus grands que nous; mais si nous nous plongeons
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dans l'esprit de ce grand livre, et surtout si nous essayons de vivre selon cet esprit, nous pouvons être sûrs d'y trouver autant de réelle vérité que nous sommes capables d'en recevoir, aussi bien que l'influence spirituelle et l'aide efficace que, personnellement, nous sommes destinés à y puiser. Et c'est à cela, somme toute, que les Écritures sont destinées; le reste n'est que dispute académique ou dogme théologique. Seuls continuent à être d'une importance vitale pour l'homme les livres, les religions, les philosophies qui peuvent ainsi être constamment renouvelés, revécus, dont la substance de permanente vérité peut constamment être reformée et développée dans la pensée plus profonde et l'expérience spirituelle d'une humanité qui se développe. Les autres livres ne demeurent qu'à titre de monuments du passé; ils n'ont plus de force réelle ou d'impulsion vitale pour l'avenir.
Dans la Guîtâ, il n'y a que fort peu de chose qui soit purement local ou temporaire: son esprit est si profond, si large et universel qu'on peut aisément universaliser même ce peu, sans que le sens de l'enseignement en subisse diminution ni violation; bien plutôt i! gagne en profondeur, vérité et force en recevant une portée plus large que s'il se limitait à cette seule contrée et cette seule époque. Souvent d'ailleurs le texte même suggère la plus ample portée qu'on peut donner de cette manière à une idée, en elle-même locale ou temporaire. Ainsi, la Guîtâ traite de l'ancienne idée et de l'ancien système hindous de sacrifice, comme d'un échange entre hommes et dieux, système et idée qui sont depuis longtemps en fait lombes en désuétude dans l'Inde même et qui n'offrent plus de réalité à l'esprit humain en général. Mais nous trouvons ici un sens si subtil, si figuré et symbolique donné au mol; "sacrifice", a la conception des dieux est si peu locale et mythologique, mais au contraire si purement cosmique et philosophique que nous pouvons aisément accepter ces deux termes comme l'expression d'un fait psychologique réel et comme une loi générale de la Nature, et ainsi les appliquer aux conceptions modernes d'échange de vie à vie, de sacrifice éthique et de don de soi, de manière à élargir et approfondir ces termes et à leur donner un aspect plus spirituel et la lumière d'une Vérité plus profonde et plus étendue. De
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même, l'idée de l'action en accord avec le Shâstra, l'institution des quatre castes sociales. l'allusion aux rapports entre elles de ces quatre castes, ou à l'infériorité spirituelle relative des shoûdras et des femmes, semblent à première vue être purement locales et temporaires et, si elles sont prises trop dans leur sens littéral, étroites au point de priver la leçon de la Guîtâ de son universalité et de sa profondeur spirituelle et de restreindre sa valeur pour l'humanité en général. Mais si, regardant au-delà du nom local et de l'institution passagère, nous cherchons à en saisir le sens et l'esprit, nous constatons qu'ici aussi le sens est profond et vrai, et l'esprit philosophique spirituel et universel. Par Shâstra nous nous apercevons que la Guîtâ entend la loi que l'humanité s'est imposée à elle-même pour remplacer l'action purement égoïste de l'homme naturel non régénéré et enrayer sa tendance à voir dans la satisfaction de ses désirs la mesure et l'objet de sa vie. Nous voyons aussi que cette quadruple organisation de la société n'est que la forme concrète d'une vérité spirituelle qui est elle-même indépendante de cette forme; elle repose sur la conception du juste travail comme l'expression justement ordonnée de la nature de l'être individuel par qui le travail est exécuté, cette nature lui assignant sa ligne et son champ d'action conformément à ses qualités natives et à ses possibilités d'expression. Puisque tel est l'esprit dans lequel la Guîtâ présente ses exemples les plus particuliers et les plus locaux, nous sommes justifiés d'appliquer toujours le même principe et de rechercher, dans chaque cas, la vérité générale plus profonde qui, nous pouvons en être sûrs, est à la base de ce qui semble, à première vue, appartenir simplement à un lieu ou à on temps. Car nous découvrirons toujours qu'une vérité et un principe plus profonds sont impliqués dans la texture de la pensée, même s'ils ne sont pas expressément énoncés par les mots.
Nous ne traiterons pas dans un autre esprit des éléments du dogme philosophique ou de la foi religieuse, soit qu'ils pénètrent la Guîtâ, soit qu'ils s'y accrochent, par suite de l'usage des termes philosophiques et des symboles religieux courants en son temps. Quand la Guîtâ parle de Sânkhya et de Yoga, nous
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ne discuterons pas, au-delà des limites nécessaires à notre exposé, des rapports entre le Sânkhya selon la Guîtâ, caractérisé par son unique Pourousha et sa note si fortement védântique, et le Sânkhya, non théiste ou athée, qui est parvenu jusqu'à nous avec son système de multiples Pouroushas et d'une Prakriti unique. Nous ne discuterons pas longuement non plus des rapports du Yoga de la Guîtâ, si divers, subtil, riche et souple, avec la doctrine théiste et le svstème fixe, scientifique, rigoureusement: défini et gradué, du Yoga de Patandjali. Il est évident que, dans la Guîtâ, le Sânkhya et le Yoga ne sont que deux parties convergentes de la même vérité védântique, ou plutôt deux voies concurrentes menant à sa réalisation, l'une philosophique, intellectuelle et analytique, l'autre intuitive, dévotionnelle, pratique, éthique et synthétique et qui atteint ta connaissance par l'expérience. La Guîtâ n'admet pas de véritable différence dans leurs enseignements. El nous avons encore moins besoin de discuter les théories qui considèrent la Guîtâ comme le fruit d'une tradition ou d'un système religieux particuliers. Son enseignement est universel, quelles qu'aient pu en être les origines.
Le système philosophique de la Guîtâ, son exposé de la vérité, n'est pas la partie de son enseignement la plus vitale, la plus profonde, la plus éternellement durable; pourtant la plupart des matériaux dont le système est composé, les principales idées suggestives et pénétrantes qui sont tissées dans sa complexe harmonie on[ une valeur et une validité éternelles, car ce ne sont pas seulement de lumineuses idées ou de brillantes spéculations d'une intelligence philosophique, mais bien plutôt de durables vérités d'expérience spirituelle, des faits vérifiables de nos plus hautes possibilités psychologiques que nul ne peut prétendre ignorer, qui s'essaye à percer les plus profonds mystères de l'existence. Quel que puisse être ce système, il n'est pas, comme ses commentateurs s'efforcent de le présenter, composé avec l'intention de servir de support à telle école exclusive de pensée philosophique ni pour mettre en évidence le titres de telle forme de Yoga. Car le langage de la Guîtâ, la structure de sa pensée, la combinaison et l'équilibre des idées ne sont pas du
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tempérament d'un instructeur sectaire, ni de l'esprit d'une dialectique rigoureusement analytique découpant un pan de la vérité à l'exclusion des autres; on y trouve plutôt un mouvement d'idées, large, ondoyant, encerclant, qui révèle un vaste esprit et une riche expérience synthétiques. C'est une de ces grandes synthèses ou abonda la spiritualité de l'Inde, comme elle abonda aussi dans la création de mouvements intenses et exclusifs de connaissance et de réalisation religieuse qui poursuivent jusqu'au bout, en absolue concentration, un fil directeur, une voie jusqu'à son issue dernière, Cette œuvre ne tend pas à séparer et à opposer, mais à concilier et à unifier.
La pensée da la Guîtâ n'est pas pur monisme, quoiqu'elle voie dans le Moi unique, immuable, pur et éternel le fondement de toute existence cosmique; elle n'est pas davantage Mâyâvâda, omniprésente dans le monde créé: il ne s'agit pas non plus d'un monisme qualifie, quoiqu'elle consiste plutôt à ses yeux suprême Prakriti, manifestée sous la forme de djîva, et que l'état suprême de conscience spirituelle consiste plutôt à ses yeux dans la vie en Dieu que dans la dissolution. Sa pensée n'est pas davantage Sânkhya, quoiqu'elle explique le monde créé par le double principe Pourousha ci de Prakriti; elle n'est pas non plus un théisme visnouite quoiqu'elle nous présente Krishna, qui est suivanrt les Pourânas l'Avatâr de Vishnou, comme la Déité suprême et qu'elle ne reconnaisse au Brahman indéfinissable et sans relation aucune réelle supériorité de rang, due à une différence essentielle, sur ce Seigneur des êtres qui est le Maître de l'univers et l'Ami de toute créature. De même que la première synthèse spirituelle des Oupanishads. cette postérieure synthèse-ci, à la fois spirituelle et intellectuelle, évite naturellement toute détermination rigide qui limiterait son universelle compréhensive. Son but est précisément l'opposé de celui des commentateurs polémistes uni, trouvant ce Livre établi comme une des trois plus hautes autorités védântique, essayèrent d'en faire une arme défensive et offensive contre d'autres écoles ou d'autres systèmes que les leurs. La Guîtâ n'est pas faite pour servir d'arme au cours d'une dispute dialectique;
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elle est une porte ouverte sur le monde entier de la vérité et de l'expérience spirituelles; la vue qu'elle permet, embrasse toutes les provinces de cette suprême région; elle en trace la carte, mais ne la découpe pas en fragments et ne construit ni murs ni haies pour limiter notre vision.
Il y a eu d'autres synthèses dans la longue histoire de la pensée hindoue. La première fut: la synthèse védique de l'être psychologique de l'homme dans ses plus hauts essors et ses plus vastes atteintes de divine connaissance, de pouvoir, de joie, de vie et de gloire, avec l'existence cosmique des dieux, synthèse poursuivie par-delà les symboles de l'univers matériel sur ces plans supérieurs qui sont cachés aux sens physiques et à la mentalité matérielle. Le couronnement de cette synthèse fut, selon l'expérience des rishis védiques, quelque chose de divin, de transcendant et de béatifique, dans l'unité de quoi l'âme grandissante de l'homme et l'éternelle plénitude divine des dieux cosmiques se rencontrèrent parfaitement et trouvèrent leur accomplissement. Les Oupanishads reprirent cette expérience culminante des premiers voyants et en firent le point de départ d'une haute et profonde synthèse de connaissance spirituelle. Ils rassemblèrent en une grande harmonie tout ce qui avait été vu et expérimenté durant une riche et fertile période de recherches spirituelles par ceux qui, inspirés et libérés, connurent l'Éternel. La Guîtâ part de cette synthèse védântique et sur le fondement de ses idées essentielles construit une nouvelle harmonie réunissant les trois grands moyens et pouvoirs : amour, connaissance et action, par lesquels l'âme humaine peut directement approcher l'Éternel et s'y fondre. Il y en a encore une autre, la tantrique¹ qui, quoique moins subtile et spirituellement moins profonde, est plus hardie encore et plus puissante que la synthèse de la Guîtâ; car se saisissant même des obstacles qui s'opposent à la vie spirituelle, elle les contraint à devenir les moyens d'une conquête spirituelle plus riche; elle nous met à même d'embrasser dans notre horizon divin la
¹Il faut se rappeler que toute la tradition des Pourânas tire du Tantra la richesse de son contenu.
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totalité de la vie comme la divine lîlâ¹. Et, dans certaines directions, elle est plus immédiatement riche et féconde, car elle fait passer au premier plan, non seulement la connaissance divine, les œuvres divines et une dévotion enrichie d'amour divin, mais aussi les secrets du Hatha-Yoga et du Râdja-Yoga, c'est-à-dire l'emploi du corps et de l'ascèse mentale pour la révélation de la vie divine sur tous ses plans, à quoi la Guîtâ ne prête attention qu'en passant et par manière d'acquit. De plus, cette synthèse tantrique essaye de s'emparer de la notion de la divine perfectibilité de l'homme que possédaient les rishis védiques, mais que les âges intermédiaires ont refoulée dans l'ombre, notion destinée à remplir une si large place dans toute synthèse future de la pensée, de l'expérience et des aspirations humaines.
Nous qui sommes du jour que se lève, nous nous tenons en tête d'un nouvel âge de développement qui doit conduire à une synthèse nouvelle et plus large. Nous ne sommes pas obligés d'être des orthodoxes védântique de l'une des trois écoles, ni des tantriques, ni d'adhérer à l'une des religions théistes du passé, ni de nous retrancher derrière les quatre murs de l'enseignement de la Guîtâ. Ce serait nous limiter nous-mêmes, ce serait essayer de construire notre vie spirituelle à l'aide de l'être, de la connaissance et de la nature d'autres hommes, d'hommes du passé, au lieu de l'édifier à l'aide de notre être propre et de nos propres possibilités. Nous n'appartenons pas aux aurores passées, mais aux midis de demain.
Une masse de nouveaux éléments nous pénètre; nous avons non seulement à assimiler les influences des grandes religions théistes de l'Inde et du monde, ainsi que la compréhension retrouvée de la signification du bouddhisme, mais aussi à tenir pleinement compte des révélations, puissantes quoique limitées, de la connaissance et de la recherche modernes; outre cela, le lointain passé sans âge, qui semblait mort, revient sur nous, resplendissant de nombreux et lumineux secrets depuis longtemps perdus pour la conscience humaine, et qui réapparaissent de derrière le voile. Tout cela indique une nouvelle synthèse très
¹Le Jeu cosmique
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vaste et très riche. Une nouvelle harmonisation, au large horizon, de tous nos gains est une nécessité à la fois intellectuelle et spirituelle de l'avenir. Mais de même que les synthèses du passé ont pris comme point de départ celles qui les avaient précédées, de même celle de l'avenir, pour être sur un terrain solide, doit procéder de ce qu'ont laissé, dans le passé, les grands corps de pensée et d'expérience spirituelles réalisées. Parmi ceux-ci la Guîtâ occupe une place des plus importantes
Donc notre objet, en étudiant la Guîtâ, ne sera pas un examen scolastique ou académique de sa pensée, ni une recherche de la place qu'occupe sa philosophie dans l'histoire de la spéculation métaphysique, pas plus que nous n'en traiterons à la manière d'un dialecticien analytique Nous t'approchons pour y trouver aide et lumière, et notre but est d'en extraire le message essentiel et vivant, ce que l'humanité doit en saisir pour son perfectionnement et sa plus haute prospérité spirituelle.
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Ce qui distingue la Guîtâ des autres grands livres religieux du monde, c'est qu'elle n'est pas une œuvre isolée qui se suffit à elle-même, fruit de la vie spirituelle d'une personnalité créatrice telle que le Christ, Mahomet ou le Bouddha, ou d une époque de pure recherche spirituelle, comme le sont les Védas et les Oupanishads. Elle est donnée comme un épisode de l'histoire épique des nations et des hommes, de leurs guerres et de leurs exploits, et elle naît d'une crise momentanée de l'âme d'un de ses principaux personnages en lace de l'action suprême de sa vie, action terrible, violente et sanguinaire, au moment où il doit, soit reculer définitivement devant e!le. soit la perpétrer jusqu'à son inexorable accomplissement. Il importe peu de savoir si oui ou non, comme la critique moderne le suppose, la Guîtâ est un ouvrage postérieur inséré par son auteur dans le corps du Mahâbhàrata, dans le but de revêtir son enseignement de l'autorité et de la popularité de cette grande épopée nationale. Il me semble qu'il y a de fortes raisons contre cette hypothèse, en faveur de laquelle les preuves, tant intrinsèques qu'extrinsèques, sont d'ailleurs pauvres et insuffisantes au dernier point. Mais, même si elles étaient valables, le fait n'en resterait pas moins que l'auteur a non seulement pris la peine d'entrelacer inextricablement son ouvrage dans le tissu du grand poème, mais qu'il prend encore soin à plusieurs reprises de nous rappeler la situation de fait d'où son enseignement est né: il y revient d'une façon marquée, non seulement a la fin, mais encore au milieu de ses plus profonds exposés philosophiques. Il faut nous rendre à l'insistance de l'auteur et reconnaître l'importance de cette préoccupation répétée du Maître et du disciple. C'est pourquoi l'enseignement de la Guîtâ doit être regardé, non simplement sous le jour d'une philosophie spiritualiste ou une doctrine éthique générales, mais comme ayant rapport à une crise réelle dans l'application à la vie humaine de
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l'éthique et de la spiritualité. Ce que représente cette crise, la signification de la bataille de Kouroukshétra et son effet sur l'être intérieur d'Ardjouna, voilà ce qu'il nous faut d'abord déterminer, si nous voulons saisir l'intention centrale des idées de la Guîtâ.
Il est bien évident que le corps du plus profond enseignement ne peut être construit autour d'un événement ordinaire qui, derrière son aspect extérieur et superficiel, ne recèlerait pas un abîme de profondes suggestions et de périlleuses difficultés, et pour lequel suffirait aisément l'application des règles ordinaires et courantes de la pensée et de l'action. Il y a en fait trois points de la Guîtâ qui ont une signification spirituelle, presque symbolique et typique des rapports et des problèmes les plus profonds de la vie spirituelle et de l'existence humaine en sa racine; ce sont la divine personnalité de l'Instructeur, ses relations caractéristiques avec son disciple et l'occasion de son enseignement. L'Instructeur est Dieu Lui-même fait homme; le disciple est, pour user du langage moderne, l'homme le plus représentatif de son temps, ami très cher de l'Avatâr et son instrument choisi, son protagoniste dans une œuvre et un combat immenses, dont le secret dessein, ignoré des acteurs, est connu seulement du Dieu incarne qui dirige toute chose de derrière le voile de son insondable esprit de sagesse; l'occasion est la crise violent de cette œuvre et de cette lutte, au moment où l'angoisse, la difficulté morale et l'aveugle violence de leurs mouvements apparents, s'imposent, avec le choc d'une visible révélation, à l'esprit de leur homme représentatif, et soulèvent la question entière de la signification de Dieu dans le monde et celle du but, de l'objet et du sens de la vie et de la conduite de l'homme.
Depuis les temps anciens, l'Inde a conservé avec force la foi dans la réalité de l'Avatâr, descente dans la forme, révélation de la Divinité dans l'homme. En Occident cette foi n'a jamais marqué vraiment l'esprit de son sceau, parce qu'elle lui a été présentée par le christianisme exotérique comme un dogme théologique sans fondement dans la raison, dans la conscience générale et dans l'attitude adoptée à l'égard de la vie. Aux
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Indes, en revanche, elle a grandi, s'est maintenue comme un résultat logique des vues védântiques sur la vie et a pris définitivement racine dans la conscience de la race. Toute existence est une manifestation de Dieu parce qu'Il est la seule existence et que rien n'existe qui ne soit ou une figure réelle ou une image de cette unique réalité. C'est pourquoi tout être conscient est, en partie ou d'une certaine manière, une descente de l'Infini dans le fini apparent du nom et de la forme. Mais c'est là une manifestation voilée et il y a bien des degrés entre l'être suprême¹ du Divin et, dans le fini, la conscience obscurcie partiellement ou totalement par l'ignorance du moi. L'âme consciente incarnée² est une étincelle du feu divin et cette âme dans l'homme s'ouvre à la connaissance d'elle-même, à mesure que, sortant de l'ignorance de soi, elle se développe en un être conscient. De même le Divin, qui se répand dans les formes de l'existence cosmique, se révèle ordinairement par la floraison de Ses puissances, par les énergies et les grandeurs de Sa connaissance, de Son amour, de Sa joie, de Sa force d'être développée³, par les degrés et les aspects de Sa divinité. Mais lorsque le Divin, dans Sa conscience et Son pouvoir, assume la forme humaine avec le mode d'action humain, et ne possède pas seulement cette forme par Ses puissances et Ses grandeurs, par certains degrés et par certains aspects de Lui-même mais par Son éternelle connaissance de soi, quand "Ce qui ne naît point" se connaît et agit selon la structure de l'être mental et sous les apparences de la naissance, alors est atteint le summum de la manifestation conditionnée; et c'est la pleine et consciente descente de la Divinité, c'est l'Avatâr.
La forme énergies du védântisme, celle qui a mis le plus fort accent sur cette notion, exprime cette relation du Dieu dans l'homme à l'homme en Dieu par la double image de Nara-Nârâyana qui est associée historiquement à l'origine d'une école religieuse très semblable en ses doctrines à l'enseignement de la
¹para bhâva
²déhî.
³vibhoûti.
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Guîtâ. Nara est l'âme humaine qui, éternelle compagne du Divin, ne se trouve elle-même que lorsqu'elle s'éveille à cette relation et lorsqu'elle commence, comme dirait la Guîtâ, à vivre en Dieu. Nârâyana est l'Âme divine toujours présente dans notre humanité, le guide, l'ami et le soutien secrets de l'être humain, le "Seigneur qui habite le cœur des créatures" de la Guîtâ. Quand en nous le rideau de ce sanctuaire intime est ouvert et que l'homme parle à Dieu face à face, qu'il entend la voix divine, qu'il reçoit la divine lumière, qu'il agit par la puissance divine, alors devient possible la montée suprême, hors de la naissance, dans l'Éternel, de l'être conscient humain incarné. Il devient capable de demeurer en Dieu et d'abandonner en Lui sa conscience propre totale, ce que la Guîtâ proclame être le meilleur et le plus profond secret des choses, uuttamam rahasyam. Lorsque cette éternelle Conscience divine, toujours présente dans tout être humain, ce Dieu dans l'homme, prend, partiellement¹ ou totalement, possession de la conscience humaine et devient, sous une forme humaine visible, le guide, l'instructeur et Se conducteur du monde, non comme dans le cas de ceux qui, vivant très humainement, perçoivent pourtant quelque chose du pouvoir, de la lumière ou de l'amour de la divine Gnose qui les anime et les conduit, mais agissant du sein même de cette divine Gnose, directement de sa force et de sa plénitude centrales, alors nous sommes évidemment en présence de l'Avatâr. La Divinité intérieure est l'éternel Avatâr dans l'homme; la manifestation humaine en est le signe et le développement dans le monde extérieur.
Quand nous comprenons de cette manière la notion d'Avatâr, nous nous rendons compte de l'importance secondaire qu'a l'apparence des choses en ce qui concerne tant l'enseignement de la Guîtâ, noire présent objet, que la vie spirituelle en général. Une controverse comme celle qui a passionné les esprits en Europe sur l'historicité du Christ paraîtrait tout à fait oiseuse à un Hindou à tendance spirituelle; il accorderait à cette question
¹Tchaïtanya, l'Avatâr de Nadîyâ est dit avoir de ainsi, partiellement et de temps à autre, habité par la Conscience et la Puissance divines.
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une importance historique considérable, mais à peine la moindre importance religieuse, car somme toute, qu'importe qu'un certain Jésus, fils du charpentier Joseph, soit réellement né à Nazareth ou Bethléem, qu'il ait vécu, enseigné et ait été mis à mon sous une accusation, fondée ou inventée, de sédition, du moment que nous pouvons connaître par l'expérience spirituelle le Christ intérieur, vivre éclairé par la lumière de son enseignement et échapper au joug de la Loi naturelle par cette réconciliation de l'homme avec Dieu que symbolise la crucifixion! Si le Christ, Dieu fait homme, vit dans notre cire spirituel, il semble de peu d'importance qu'un fils de Marie ait vécu physiquement, ait souffert et soit mort en Judée. Ainsi de même le Krishna qui importe pour nous, est l'incarnation éternelle du Divin et non l'homme historique qui enseigna et conduisit les hommes.
Puisque c'est le noyau de la pensée de la Guîtâ que nous cherchons, nous n'avons donc qu'à nous occuper de la signification spirituelle de l'homme-dieu Krishna du Mahâbhârata, qui nous est présenté comme l'instructeur d'Ardjouna sur le champ de bataille de Kouroukshétra Le Krishna historique, sans aucun doute, a existé. Nous rencontrons son nom pour la première fois dans la Tchândôgya Oupanishad, Tout ce que nous en pouvons conclure à son sujet est qu'il était très connu dans la tradition spirituelle comme un de ceux qui connaissaient le Brahman; il était même si célèbre dans sa personnalité et dans les cicconstances de sa vie, qu'il suffisait de mentionner Krishna, fils de Dévakî, sa mère, pour que chacun sût de qui l'on parlait. Dans la même Kouroukshétra Le il est fait mention du roi Dhritarâshtra, fils de Vitchitravîrya, et puisque la tradition associait ces deux noms de si près qu'ils sont ceux de deux des personnages principaux du Mahâbhârata, nous pouvons en conclure avec juste raison qu'ils furent réellement contemporains et que l'épopée traite, dans une grande mesure, de personnages historiques et aussi d'un événement historique, la guerre de Kouroukshétra, fortement imprimé dans la mémoire de la race. Nous savons aussi que Krishna et Ardjouna furent l'objet d'un culte religieux dans les siècles pré-chrétiens, et il y a quelques
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raisons de supposer qu'ils furent ainsi en rapport avec une tradition religieuse et philosophique, dont la Guîtâ pourrait avoir pris nombre de ses éléments et où elle pourrait même avoir trouvé le principe de sa synthèse de la connaissance, de la dévotion et de l'action; et peut-être le Krishna humain fut-il le fondateur, le restaurateur, ou au moins l'un des premiers maîtres de cette école. La Guîtâ peut bien représenter, malgré sa rédaction plus tardive, le prolongement de l'enseignement de Krishna dans la pensée hindoue, et il est très possible que le lien de cet enseignement avec le Krishna historique, avec Ardjouna et avec la guerre de Kouroukshétra soit quelque chose de plus qu'une fiction littéraire. Dans le Mahâbhârata, Krishna est représenté à la fois comme personnage historique et comme Avatâr; le culte qu'on lui rendait et sa nature d'Avatâr devaient pour cette raison être solidement établis dès l'époque, apparemment entre le Ve et le 1er siècles avant J.-C.. où l'antique histoire et poème, la tradition épique des Bhâratas prit sa forme actuelle. Nous trouvons aussi dans ce poème une allusion à l'histoire ou la légende de la jeunesse de l'Avatâr à Vrindâvan, histoire ou légende qui fut développée par les Pourânas en un intense et puissant symbole spirituel, et qui sous cette forme exerça une si profonde influence sur la pensée religieuse de l'Inde. Nous possédons aussi dans le Harivansha un récit de la vie de Krishna, évidemment très légendaire, qui a peut-être été à l'origine des récits des Pourânas.
Mais tout cela, quoique d'une grande importance historique, n'en a aucune pour notre but actuel. Nous ne nous occupons que de la figure de l'Instructeur divin telle que nous la propose la Guîtâ, et du Pouvoir qu'il y représente dans l'illumination spirituelle de l'être humain. La Guîtâ accepte la notion de l'Avatâr humain, car le Seigneur affirme la manifestation répétée, voire même constante¹ du Divin dans l'humanité, chaque fois que Lui, l'Éternel sans naissance, par les voies de Sa Maya, par le pouvoir de Son infinie Conscience de revêtir en apparence des formes finies, assume les conditions du devenir,
¹bahoûni mé vyatîtâni janmâni (...) sambhavâmi yougué yougué.
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que nous appelons naissance. Toutefois ce n'est pas sur cette incarnation que la Guîtâ insiste, mais sur le Divin transcendant, cosmique et intérieur, sur le Principe de toutes choses, le Maître de l'univers, et sur la Divinité secrète dans l'homme. C'est de cette Divinité intime qu'entend parler la Guîtâ, quand elle dit de ceux qui, au cours de leur ascèse, se livrent à d'excessives austérités asouriques, qu'ils offensent le Dieu intérieur, ou quand elle mentionne le péché de ceux qui méprisent le Divin logé dans le corps humain, ou encore quand elle dit que cette Divinité détruit notre ignorance par la lampe flamboyante de la connaissance. C'est donc l'éternel Avatâr, le Dieu dans l'homme, la divine Conscience toujours présente dans l'être humain, qui, manifesté sous une forme visible, parle dans la Guîtâ à l'âme humaine, illumine la signification de la vie et le secret de l'action divine, et donne à l'âme, à l'heure où elle est mise face à face avec le douloureux mystère du monde, la lumière de la connaissance et de la direction divines, en même temps que le mot rassurant et fortifiant du Maître de l'existence. C'est cela que la conscience religieuse indienne cherche à rendre intime, sous une forme quelconque, que ce soit par une image humaine symbolique, élevée sur les autels de ses temples, ou par le culte de ses Avatârs, ou encore par la dévotion à l'égard du gourou humain, par qui se fait entendre la voix de l'unique Instructeur universel. Par toutes ces formes, elle s'efforce d'éveiller à cette voix intérieure, de dévoiler cette forme du Sans-Forme, et de mettre face à face avec le Divin manifeste en Sa puissance, Son amour et Sa connaissance.
En second lieu, nous trouvons dans la Guîtâ la signification typique, presque symbolique du Krishna humain qui commande la grande action du Mahabhârata, non comme son héros, mais comme son centre secret et son guide caché. L'action de ce drame est l'action de tout un monde d'hommes et de nations; certains sont venus pour se joindre à un effort dont le succès ne leur sera personnellement d'aucun profit, et pour ceux-là il est un chef; d'autres sont venus pour s'y opposer, et pour ceux-ci il est un adversaire, celui qui déjoue leurs desseins, et qui les met à mort, et a quelques-uns d'entre eux il semble même être l'instigateur
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de tout mal. le destructeur de l'ordre ancien, de leur monde familial, des valeurs admises et sûres de vertu et de bien moral; certains sont représentatifs de ce qui doit être accompli et pour eux il est le conseiller, l'aide, l'ami. Lorsque l'action poursuit son cours naturel ou lorsque les ouvriers de l'œuvre ont à souffrir des mains de ses ennemis ou à endurer les épreuves qui les préparent à !a maîtrise. l'Avatâr est invisible ou n'apparaît qu'occasionnellement pour porter aide et réconfort; mais à chaque moment critique sa main se fait sentir, de telle manière cependant que chacun s'imagine être le protagoniste et que même Ardjouna, son meilleur ami, son principal instrument, ne se rend pas compte qu'il n'est qu'un instrument, et qu'il confesse enfin que jusqu'alors il ne connaissait pas réellement, son divin Ami. Il a reçu le conseil de sa sagesse et l'aide de sa puissance, il l'a aimé, il l'a même adoré, sans comprendre sa divine nature; mais il a été dirigé comme tous les autres par l'intermédiaire de son propre égoïsme; et conseil, aide et direction lui furent donnés dans le langage de l'Ignorance et furent reçus par lui avec les pensées de l'Ignorance. Jusqu'au moment où toutes choses ont été poussées jusqu'à cette terrible issue qu'est le combat sur le champ de Kouroukshétra, où enfin l'Avatâr se tient, non encore comme un combattant mais comme le conducteur du char de guerre qui porte le destin de la lune jusqu'à ce moment-là il ne s'est pas encore révèle même à ceux qu'il a choisis.
Ainsi la figure de Krishna devient, pour ainsi dire, le symbole de la manière dont le Divin agit avec l'humanité. Par notre égoïsme et notre ignorance nous sommes mus, tout en gardant l'illusion que nous sommes, nous-mêmes, les auteurs de notre œuvre et en nous vantant d'être la vraie cause du résultat obtenu. Ce qui nous meut, nous ne faisons que l'entrevoir accidentellement comme une source vague et parfois humaine et terrestre de connaissance, d'aspiration, de force, comme quelque principe de lumière et de puissance, que nous reconnaissons et adorons sans savoir ce qu'il est, jusqu'au moment où naît l'occasion qui nous force à nous arrêter devant le voile. Et l'action où se meut la figure divine, c'est toute la vaste action de
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l'homme dans la vie, non seulement la vie intérieure, mais tout le cours obscur du monde que nous ne pouvons juger que par le demi-jour de la raison humaine projetant sa lumière indistincte devant chacun de nos pas incertains. C'est le trait caractéristique de la Guîtâ, que ce soit le point culminant d'une telle action qui donne lieu à l'enseignement et confère cette importance et ce hardi relief à l'évangile de l'action, qu'elle énonce avec une insistance et une force que nous ne trouvons pas dans les autres Écritures hindoues. Non seulement dans la Guîtâ, mais encore dans d'autres passages du Guîtâ, Krishna insiste sur la nécessité de l'action; mais c'est ici qu'il en dévoile le secret et qu'il révèle la divinité qui commande à nos œuvres.
Le lien symbolique de compagnon qui unit Ardjouna à Krishna, l'âme humaine à l'âme divine, est exprime ailleurs dans la pensée hindoue : par le voyage au ciel d'Indra et de Koutsa, assis dans le même char, par l'image des deux oiseaux sur le même arbre dans les Oupanishads, par les figures jumelles de Nara et de Nârâyana. les voyants qui pratiquent ensemble la tapasyâ pour atteindre la connaissance. Mais ces trois paraboles ont pour but de rendre sensible l'idée que c'est dans la connaissance divine que toute action atteint son point le plus haut, tandis qu'ici au contraire, c'est l'action qui conduit à cette connaissance et c'est au cours de l'action que Dieu se présente comme Celui qui sait. Ardjouna et Krishna, cet humain et ce divin, sont ensemble non point comme deux voyants dans un paisible ermitage de méditation, mais sur le char de guerre, l'un comme combattant et l'autre comme conducteur, au milieu des clameurs de la bataille et du fracas des armes. C'est pourquoi l'Instructeur de la Guîtâ n'est pas seulement le Dieu incarné qui se révèle par les paroles de sagesse, mais aussi le Dieu incarné qui meut tout notre monde d'action, par lequel et pour lequel toute notre humanité existe et lutte et travaille et vers lequel toute vie humaine marche et progresse. Il est le Maître secret des œuvres et du sacrifice; il est l'Ami du genre humain.
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III
Tel est donc le divin Instructeur de la Guîtâ, l'éternel Avatar, le Divin qui est descendu dans la conscience humaine, le Seigneur qui se tient au cœur de tous les êtres, Celui qui conduit, caché derrière le voile, toutes nos pensées, nos actions et les aspirations de notre cœur. de même qu'il dirige, caché derrière le voile des formes, des forces et des tendances visibles ou sensibles, la grande action universelle du monde qu'il a manifesté dans son propre être. Tout l'effort de nos recherches et de nos tentatives ascendantes trouve son couronnement et s'apaise dans la satisfaction de son accomplissement, quand nous pouvons déchirer le voile et pénétrer au-delà de notre moi apparent jusqu'à ce Moi véritable, quand nous pouvons parfaire tout notre être dans ce vrai Seigneur de notre être, quand nous pouvons renoncer à notre personnalité pour l'unique et réelle Personne, immerger dans sa pleine lumière nos activités mentales toujours dispersées et toujours convergentes, offrir notre volonté aberrante, toujours en lutte, à sa volonté vaste, lumineuse et indivisée, c abandonner et satisfaire à la fois nos désirs et émotions centrages et dissipés, dans la plénitude de sa béatitude qui existe par elle-même. Tel est l'Instructeur du monde, celui dont l'éternelle connaissance se réfléchit d'une manière variée et partielle dans tous les enseignements les plus élevés; telle est !a voix à laquelle l'ouïe de noire âme doit s'éveiller.
Ardjouna, le disciple qui reçoit l'initiation sur le champ de bataille, est la contrepartie de cette conception de l'Instructeur. Il est le type de l'âme humaine qui lutte et n'a pas encore la connaissance, mais qui est devenue capable de la recevoir par son action dans le monde accomplie dans une amitié et une intimité croissantes avec le Moi supérieur et divin dans l'humanité. Selon une explication de la Guîtâ, non seulement cet épisode, mais le Mahâbhârata tout entier, ne serait qu'une
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allégorie de la vie intérieure et n'aurait rien à faire avec la vie et l'action humaines extérieures; ces batailles seraient celles que livre l'âme aux puissances qui lunent en nous pour nous posséder. Ceci est une vue que le caractère général de l'épopée et son langage tel qu'il est ne justifient pas et qui, si on la serrait d'un peu près, ferait de la langue de la Guîtâ, philosophique mais sans détours, une mystification continuelle, laborieuse et quelque peu puérile. Certes le langage des Védas et au moins d'une partie des Pourânas est nettement .symbolique, plein d'images et de représentations concrètes des choses cachées derrière le voile; mais la Guîtâ est rédigée en termes très simples, elle prétend résoudre les grands problèmes éthiques et spirituels que pose la vie humaine et l'on ne peut pas passer au delà du langage et de la pensée, si simples, et les travestir au gré de sa fantaisie. Pourtant cette façon de voir a ceci de vrai, que la présentation de la doctrine est sinon symbolique, du moins typique, comme doit l'être nécessairement la présentation d'un discours tel que la Guîtâ, s'il doit avoir une relation quelconque avec ce qui l'encadre. Comme nous l'avons vu, Ardjouna est l'homme représentatif d'une grande lutte mondiale et d'un mouvement, divinement guidé, d'hommes et de peuples; il est dans la Guîtâ le type de l'âme humaine d'action placée par cette action, au moment de sa plus haute et de sa plus violente crise, en face du problème de la vie humaine et de son apparente incompatibilité avec l'état spirituel ou même avec un idéal purement moral de perfection.
Ardjouna est le combattant, avec à son côté dans le char le divin Krishna comme conducteur. Dans les Védas nous trouvons cette même image de l'âme humaine et du Divin traversant dans un même char le champ d'une grande bataille pour atteindre le but d'un effort qui vise haut. Mais là c'est une pure figure et un symbole. Là le Divin, c'est Indra, maître du monde de lumière et d'immortalité, pouvoir de la divine connaissance qui descend aider le chercheur humain en guerre avec les fils du mensonge, de l'obscurité, de la limitation et de la mort; la bataille est la lutte contre les ennemis spirituels qui barrent le chemin vers le monde supérieur de notre être; et le but est le
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plan de vaste existence, resplendissant de la lumière de la suprême vérité, et soulevé jusqu'à la conscience immortalité de âme devenue parfaite, plan dont Indra est le maître. âme humaine est activités, celui qui, comme son nom l'indique, recherche avec constance la sagesse du voyant et il est fils d'Ardjouna, "le Blanc"; c'est dire qu'il est âme sattwique, purifiee et pleine de lumière, ouverte à la gloire ininterrompue de la connaissance divine. Et lorsque le char parvient au but du voyage, qui est la propre demeure d'Indra, l'humain activités est arrive à ressembler si complètement à son divin compagnon qu'il ne peut être distingue de lui que par Satchi, l'épouse d'Indra, parce qu'elle est "consciente de la vérité". Il s'agit évidemment d'une parabole touchant la vie intérieure de l'homme; elle est une image de l'humain qui croît à la ressemblance de l'éternel divin par l'illumination grandissante de la connaissance. Seulement, la Guîtâ part de l'action et Ardjouna est l'homme d'action et non de savoir, il est le lutteur et jamais le voyant ni le penseur.
Ce tempérament caractéristique du disciple est clairement indiqué dès le début du livre et il est conservé jusqu'au bout. On l'observe d'abord à la manière dont Ardjouna s'éveille à la signification de ce qu'il fait, au sens du grand massacre dont il est destiné à être le principal instrument; on l'observe dans les pensées qui se lèvent immédiatement en lui, dans le point de vue et dans les mobiles psychologiques qui le font reculer devant la terrible catastrophe. Ce ne sont pas les pensées, le point de vue, les motifs d'un esprit philosophique, ni même d'un esprit très réfléchi ou d'une nature spirituelle, en face du même problème ou d'un problème similaire. Ce sont ceux, pourrions-nous dire, de l'homme pratique ou homme d'action, de l'être humain émotif et sensitif, moral et intelligent, mais qui n'est pas habitué à la réflexion profonde et originale, ni à sonder les profondeurs; ceux bien plutôt d'un homme accoutumé à des principes élevés, mais fixes, de pensée et d'action, habitué à marcher avec confiance à travers les vicissitudes et les difficultés de la vie, et qui soudain découvre que tous ses principes lui font défaut et qu'il
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est privé, d'un seul coup, de tout le fondement de la confiance en lui et dans la vie. Telle est la nature de la crise qu'il subit.
Ardjouna est. dans le langage de la Guîtâ, un homme soumis à l'action des trois gounas ou modes de la Nature-Force et habitué à se mouvoir dans ce domaine, comme la généralité des hommes, sans se poser de questions. Il ne justifie son nom que par le fait qu'il est assez pur et sattwique pour être gouverne que par des principes élevés et des impulsions claires, et qu'habituellement il dirige sa nature inférieure selon la loi morale la plus noble qu'il connaisse. Il n'est pas de disposition violente, asourique, ni l'esclave de ses passions; il a acquis un calme supérieur et le contrôle de soi; c'est un homme habitue à remplir ses devoirs avec fermeté et à obéir strictement aux meilleurs principes régnant au temps et dans la société où il vit, aux principes de la religion et de l;a morale dans lesquelles il a été élevé. Il est égoïste comme les autres hommes, mais de cet égoïsme purifie et sattwique qui tient compte de la loi morale, de la société et des droits des autres et non seulement ou principalement de ses propres intérêts, de ses désirs et de ses passions. Il a vécu, il s'est dirigé conformément au Shâstra, le code moral et social. L'idée qui le domine, la norme à laquelle il obéit est le dharma, cette conception collective hindoue de la règle de conduite religieuse, sociale et morale, et particulièrement celle de l'état et de la fonction auxquels il appartient, lui le kshatriya à l'esprit élevé, maître de lui-même, le prince chevaleresque, guerrier et chef d'hommes aryens. C'est en suivant cette loi, en mettant en pratique ces notions de venu et de droit qu'il a vecu jusqu'ici; et il découvre soudain qu'elles l'ont amené à devenir le protagoniste d'un massacre terrifiant et inouï, d'une monstrueuse guerre civile qui embrase toutes les nations aryennes civilisées, doit entraîner la complète destruction de la fleur de leur virilité, et menace de chaos et de ruine toute leur civilisation.
Il est encore typique de l'homme d'action que ce soit par ses sensations qu'il s'éveille à la signification de son action. Il a demandé à son ami, le conducteur du char, de le mener entre les deux armées, sans y être poussé par une idée plus profonde que
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l'intention fière de voir et de regarder face à face ces mille champions de l'injustice, qu'il a pour mission de rencontrer, de vaincre et de détruire, dans "cette fête du combat", afin que la justice puisse prévaloir. C'est en les considérant que la révélation lui vient du sens d'une guerre civile et domestique, d'une guerre où non seulement les hommes de la même race, de la même nation, du même clan, mais de la même famille et du même foyer combattent dans les camps opposés. Tous ceux que l'homme social tient pour particulièrement chers et sacrés, il doit les affronter en ennemi et les tuer, que ce soient le maître et précepteur vénéré, le vieil ami, camarade et compagnon d'armes, ou ses parents, soit par le sang, soit par alliance, grand-père, oncle, père, fils ou petit-fils; tous ces liens sociaux doivent être tranchés par le glaive. Ce n'est pas qu'il ignorât ces choses auparavant; mais il ne s'était pas représenté ce qu'elles signifiaient, Il ne les avait m profondément méditées, ni éprouvées dans son cœur, au centre de son être, obsédé qu'il était par l'idée de ses droits et des torts subis, par les principes de sa vie, la lutte pour le droit, le devoir d'un conscience de protéger la justice et la loi et de combattre à mort la violence injuste. Et maintenant que cette vision lui est découverte par le divin conducteur, qu'elle est placée d'une manière si sensationnelle devant ses yeux, elle pénètre en lui comme un coup de poignard, porté au centre même de son être vital, émotif et sensitif.
Le premier effet en est une violente crise de Pâme et du corps qui entraîne le dégoût de l'action et de ses mobiles matériels, et de la vie elle-même, Ardjouna repousse le but de vie que poursuit l'humanité égoïste : le bonheur et la jouissance; il repousse le but de vie du ksatriya : la victoire, l'autorité, la puissance et le gouvernement des hommes Qu'est-ce après tout que la lutte pour la justice, quand elle est réduite à son expression pratique, si ce n'est simplement la lutte pour ses intérêts propres, ceux de ses frères et de son parti, ou pour la possession, la jouissance et le pouvoir? Mais à ce prix, ces biens ne valent pas qu'on s'en empare. Car en eux-mêmes ils sont sans valeur; ils n'en ont que comme moyen du juste maintien de la vie sociale et nationale, et c'est précisément cet objet-là qu'il va
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détruire en détruisant sa famille et sa race. Puis vient le cri de l'émotion. Voici ceux qui rendent la vie et le bonheur désirables, nos proches! Qui donc consentirait à les mettre à mort, fût-ce pour la terre entière, fût-ce même pour le royaume des trois mondes? Quel plaisir peut-il y avoir dans la vie, quel bonheur, quelle satisfaction en soi-même après une telle action? Toute l'affaire n'est qu'un affreux péché; car maintenant le sens moral s'éveille pour justifier la révolte des sens et du cœur. C'est un péché; il n'y a ni droit ni justice dans l'extermination réciproque, surtout lorsque ceux qui doivent être massacrés sont les objets naturels du respect et de l'amour, lorsque la vie sans eux n'est plus digne d'être vécue; violer ces sentiments sacrés ne peut cire vertu, mais crime odieux. Il est entendu que l'offense, l'agression, le premier péché, les crimes d'avidité et de passion égoïste qui ont poussé les choses jusqu'à ce point, vinrent de nos adversaires; et pourtant la résistance armée contre le mal serait elle-même, dans ces circonstances, un péché et un crime pire que le leur, parce qu'ils sont aveuglés par la passion et inconscients de leur faute, tandis que de ce côté-ci le péché serait commis avec un clair sentiment de culpabilité. Et dans quel but? Pour le maintien de la morale familiale, de la loi sociale et de la loi de la nation? Mais non, puisque ce sont justement ces valeurs qui seraient ruinées par la guerre civile; puisque la famille elle-même serait annihilée, puisque seraient engendrées la corruption de la morale et l'impureté de la race, puisque seraient détruites les lois éternelles de la race et la loi morale de la famille. La ruine de la race et l'effondrement de ses antiques traditions, la dégradation morale et l'enfer pour les auteurs d'un pareil crime, tels sont les seuls résultats pratiques possibles de cette monstrueuse guerre civile. "C'est pourquoi, s'écrie Ardjouna, en jetant loin de lui l'arc divin et le carquois inépuisable qui lui ont été donnés par les dieux en vue de cette heure terrible, il vaut mieux pour moi me laisser massacrer, désarmé et sans résistance, par les fils armés de Dhritarâshtra. Je ne combattrai pas."
Le caractère propre de cène crise intérieure n'est donc point le doute du penseur. Ce n'est pas un recul devant les apparences
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de la vie ni le regard qui se tourne vers l'intérieur à la recherche de la vérité des choses, de la signification de l'existence, d'une solution ou d'une échappatoire à la sombre énigme du monde. C'est la révolte morale, émotive et sensitive d'un homme qui s'est jusqu'ici contenté de l'action et de ses principes couramment admis, et que ces mêmes principes jettent dans un horrible chaos, où ils sont tous en conflit entre eux; il y perd pied et ne peut trouver aucun point d'appui, aucune règle de conduite, aucun dharma¹. Cette situation pour l'âme d'action dans l'être mental est la pire crise qui soit, la faillite, la déroute. La révolte en elle-même est la plus élémentaire et la plus simple possible; en elle-même est la plus élémentaire et la plus simple possible; dans l'ordre de la sensation elle est le sentiment primaire d'horreur, de pitié, de dégoût; dans l'ordre vital, la pêne de tout attrait pour les motifs reconnus et familiers d'action, pour les buts de la vie, et la disparition de toute foi en eux; dans l'ordre de l'émotion, le recul des sentiments habituels de l'homme social, affection, respect, désir du bonheur et de la satisfaction pour tous, leur recul devant un austère devoir qui les outragerait tous; moralement, le sens élémentaire du péché et de l'enfer, la répulsion pour les plaisirs tachés de sang; pratiquement, l'impression que les principes d'action ont provoqué un résultat qui ôte tout but réel à l'action. Mais la conclusion de l'ensemble est cet effondrement intérieur général qu'exprime Ardjouna quand il dit que tout son être est complètement égaré, non seulement sa pensée, mais aussi son cœur, ses désirs vitaux et tout en lui, et qu'il ne trouve plus nulle part de règle d'action, de dharma qui lui paraisse valable. C'est pour cette seule raison qu'en tant que disciple, il cherche un refuge auprès de Krishna. "Donne-moi, demande-t-il en fait, ce que j'ai perdu, une loi authentique, une claire règle d'action, un chemin où je puisse de nouveau marcher avec confiance." Il ne demande pas le secret de la vie ou du monde, la signification et le but de toutes choses, mais un dharma.
¹Dharma signifie littéralement ce dont on peut se saisir et qui maintient les choses ensemble, la foi, ta nonne, la règle naturelle, la règle de conduite et de vie.
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Et pourtant, c'est précisément à ce secret qu'il ne demande pas, ou tout au moins à une connaissance de ce secret suffisante pour l'amener à une vie supérieure, que son divin Instructeur se propose de le conduire; car ce que l'Instructeur veut c'est qu'il renonce à tous les dharmas, sauf à celui, unique et vaste, qui consiste à vivre consciemment dans le Divin et à agir selon cette conscience. C'est pourquoi, après avoir mis à l'épreuve la plénitude de sa révolte contre les préceptes ordinaires de conduite, il se met à lui dire bien des choses qui concernent l'état de l'âme, mais qui ne se rapportent à aucune règle extérieure d'action : il doit conserver son égalité d'âme, abandonner tout désir du fruit de son œuvre, s'élever au-dessus de ses notions intellectuelles de vice et de vertu, vivre et agir en union avec le Divin, l'esprit en samâdhi, c'est-à-dire fixé fermement dans le Divin seul. Ardjouna n'est pas satisfait; il désire savoir comment un tel changement d'état d'âme affectera l'action extérieure de l'homme, quel effet il aura sur son langage, ses mouvements, sa manière d'être, quelles modifications il entraînera dans son être vivant et agissant. Krishna en réponse revient simplement sur l'idée qu'il a déjà énoncée et la développe : que l'état d'âme sous-Jacent à l'action est ce qui importe et non l'action elle-même. La seule chose nécessaire est que l'esprit soit fermement ancré dans un état d'équanimité sans désirs. Ardjouna s'écrie impatiemment, car ceci n'est pas une règle de conduite comme il en attendait une, mais plutôt, à ce qui lui semble, la négation de toute action ; "Si tu tiens l'intelligence pour supérieure à l'action, pourquoi m'assignes-tu cette action d'une nature si terrible? Tu troubles mon entendement par un discours équivoque. Dis-moi le mot unique et décisif par lequel je puisse arriver à ce qui vaut le mieux." Car c'est toujours l'homme d'action qui estime peu la pensée métaphysique ou la vie intérieure, sauf quand elles peuvent répondre à sa seule demande, lui donner un dharma, une loi pour vivre dans le monde ou, si besoin est, une loi pour quitter le monde, car cela aussi est une action décisive qu'il peut comprendre. Mais devoir vivre et agir en ce monde, tout en se maintenant au-dessus de lui, ce sont des mots "équivoques" et troublants dont il n'a pas la patience
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d'approfondir le sens.
Les autres questions et propos Ardjouna procèdent du même tempérament et du même caractère. Il est troublé quand .il apprend que l'égalité d'âme une fois assurée, elle ne se révèle pas nécessairement par un changement apparent dans l'action, car l'homme doit toujours agir selon la loi de sa nature, même si l'acte lui-même peut sembler imparfait ou défectueux, comparé à celui qui relève d'une autre loi que la sienne. La nature! Mais que penser de ce sentiment du péché dans l'action qui le hante si fortement? N'est-ce pas cène même nature qui pousse les hommes comme par force, et même contre leur meilleure volonté, dans le péché et la faute'1 Son intelligence positive est déconcertée lorsque Krishna lui déclare que c'est lui-même dans les temps anciens, qui révéla à Vivasvân ce même Yoga, oublié depuis lors, qu'il lui révèle à nouveau aujourd'hui, à lui, Ardjouna; et par sa demande d'explication, il provoque la déclaration fameuse et souvent citée sur la nature de l'Avatar et son dessein terrestre. Il est encore une fois plongé dans la perplexité par les paroles où Krishna poursuit la réconciliation de l'action et de la renonciation à l'action; il lui demande une fois encore, au lieu de paroles "équivoques", un énoncé décisif de ce qui est le mieux et le plus élevé. Quand il réalise pleinement la nature du Yoga qu'il est invité à embrasser, sa nature toute pratique, habituée à agir par volonté, préférence et désir du mental, est terrifiée par la difficulté, et il veut savoir quel est le sort de l'âme qui tente pareille entreprise et échoue. Ne perd-elle pas à la fois cette vie humaine d'activité, de pensée et d'émotion qu'elle a abandonnée, et cette conscience de Brahman à laquelle elle aspire, et, les perdant toutes deux, ne périt-elle pas comme un nuage qui se dissout?
Quand ses doutes et ses perplexités sont levés, quand il sait que le Divin doit être dorénavant sa loi, il s'efforce toujours et encore d'atteindre une connaissance claire et incontestable qui puisse le guider pratiquement vers la source et la règle de son action future. Comment distinguer le Divin parmi tant d'états d'être qui constituent notre expérience ordinaire? Quelles sont les grandes manifestations dans le monde de l'énergie propre du
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Divin, sous lesquelles il puisse la reconnaître et l'atteindre par la méditation? Ne lui est-il pas possible de voir dès maintenant la forme divine et cosmique de Cela qui lui parle effectivement à travers le voile du corps et de l'esprit humains? Et ses dernières questions exigent une claire distinction entre la renonciation aux œvres et cette renonciation plus subtile qu'on lui demande d'adopter, entre Pourousha et Prakriti, entre le champ et Celui qui connaît le champ, distinction si nécessaire à la pratique de l'action sans désir, sous la seule impulsion de la volonté divine; il demande finalement un exposé clair des opérations et des résultats pratiques des trois modes de la Krishna qu'on l'incite à surmonter.
C'est à un tel disciple que l'Instructeur de la Guîtâ donne son divin enseignement. Il prend ce disciple à un moment de son développement psychologique par l'action égoïste où toutes les valeurs mentales, morales et émotives de la vie ordinaire, égoïste et sociale, se sont effondrées en une ruine soudaine, et il doit le hausser hors de cène vie inférieure vers un état supérieur de conscience, hors d'un attachement ignorant à l'action vers Cela qui surpasse l'action, et pourtant donne naissance et commande à l'action, hors du moi vers le Moi, hors de la vie dans un cadre mental, vital et corporel, vers cette Nature supérieure, au-delà du mental, qui est la condition du Divin.
En même temps il doit donner à son disciple ce qu'il demande et que son guide intérieur l'incite à chercher : une nouvelle loi de vie et d'action, qui dépasse de beaucoup l'insuffisante règle de l'existence humaine ordinaire, faite de conflits et d'oppositions sans fin, de doutes et d'illusoires certitudes, une loi plus haute par laquelle l'âme soit libérée de tous les liens de l'action et puisse pourtant agir et conquérir avec puissance dans l'immense liberté de son cire divin. Car l'action doit être faite, le monde doit accomplir ses cycles et l'âme de l'homme ne doit pas par ignorance se détourner de l'oeuvre qu'elle est ici pour accomplir. La ligne entière de l'enseignement de la Guîtâ est déterminée et dirigée, même dans ses plus larges détours, en vue d'atteindre ce triple but.
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IV
LE CŒUR DE L'ENSEIGNEMENT
Nous connaissons l'Instructeur divin, nous voyons le disciple humain; il nous reste à acquérir une idée claire de la doctrine. Une conception claire, qui s'attache à l'idée essentielle, au noyau central de l'enseignement, est particulièrement nécessaire ici, parce que la Guîtâ, par suite de la richesse de sa pensée aux multiples facettes, de sa compréhension synthétique des différents aspects de la vie spirituelle et de la souplesse mouvante ci fluide de son argumentation, se laisse, plus facilement même qu'une autre Écriture, dénaturer dans un sens ou dans l'autre par un esprit de parti. Les logiciens indiens regardent la falsification inconsciente ou demi-conscience des faits, des termes et des idées pour les adapter à des notions préconçues, à des doctrines ou à des principes préférés, comme l'une des plus fécondes sources d'erreur. Elle est peut-être la plus difficile à éviter, même pour le penseur le plus probe. Car la raison humaine est sur ce point incapable de jouer continuellement envers elle-même le rôle de détective; il est de sa nature de s'emparer d'une conclusion partielle, d'une idée, d'un principe, de s'en instituer le défenseur et d'en faire la clef de toute vérité; et elle possède une infinie capacité de jouer double jeu, de façon à éviter de découvrir l'opération de cène faiblesse nécessaire et soigneusement entretenue. La Guîtâ se prête aisément à cette sorte d'erreur, car il est facile d'en faire un champion de ses propres doctrines ou dogmes, en insistant particulièrement sur l'un des aspects du livre ou même sur un passage saillant et important, et en laissant dans l'ombre le reste de ses dix-huit chapitres, ou en les présentant comme des parties subordonnées et auxiliaires de l'enseignement.
Ainsi, certains veulent que la Guîtâ n'enseigne nullement les œuvres, mais une discipline qui prépare au renoncement à la vie , et aux œuvres. L 'indifférence dans l'accomplissement des actions prescrites ou de toute tâche qui se présente, devient le
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moyen, la discipline; le seul vrai but est te renoncement final à la vie et aux œuvres. Il est très facile de justifier cette vue par des citations prises dans le corps du livre et par une combinaison appropriée du poids que l'on attache aux différentes parties de son argumentation, surtout si l'on néglige le sens particulier dans lequel sont pris certains termes, tels que sannyâsa, renoncement; mais il est tout à fait impossible de persister dans cette façon de voir, après une lecture impartiale, devant cette affirmation continuelle, répétée tout le long du livre, que l'action doit être préférée à l'inaction. Celle supériorité de l'action faite dans le Yoga à l'inaction du sannyâsa réside dans le vrai renoncement au désir, le renoncement intérieur, par l'égalité d'âme et l'abandon des œuvres au suprême Pourousha.
D'autres parlent de la Guîtâ comme si la doctrine de la dévotion était son enseignement total; ils repoussent à l'arrière plan ses éléments monistes et la place importance qu'elle accorde à l'immersion quiétiste de l'âme dans le Moi unique de toutes choses. Sans doute, l'importance qu'elle donne à la dévotion, son insistance sur l'aspect du Divin en tant que Seigneur et Pourousha, comme aussi sa doctrine du Pouroushôttama, l'Être suprême, supérieur à la fois à l'Être muable et à l'Être immuable, et qui est ce que, dans sa relation avec le monde, nous connaissons comme Dieu, sont les plus frappants parmi les éléments les plus essentiels de la Guîtâ, Mais enfin ce Seigneur est le Moi où aboutit toute connaissance; il est le Maître du sacrifice où conduit toute action; il est aussi le Seigneur de l'amour dans 1 être duquel pénètre le cœur plein de dévotion. La Guîtâ garde un équilibre parfait et elle insiste tantôt sur la connaissance, tantôt sur l'action, tantôt sur la dévotion, et cela suivant les besoins de la ligne immédiate de pensée, et non pas pour marquer une préférence envers une voie opposée aux deux autres. Celui en qui toutes trois se rencontrent et s'unissent, celui-là est l'Être suprême, le Pouroushôttama.
Mais actuellement, en tait depuis que l'esprit moderne s'est mis à apprécier la Guîtâ et à s'en occuper, la tendance dominante est plutôt, en prenant avantage de son insistance continuelle sur l'action, de subordonner à celle-ci les éléments de
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connaissance et de dévotion de ce livre, à le considérer comme un traité de Karma-Yoga, comme un évangile des œuvres. Sans doute, la Guîtâ est bien un évangile des œuvres, mais des œuvres qui aboutissent à la connaissance, c'est-à-dire à la réalisation spirituelle et à la quiétude d'âme, des œuvres ayant comme mobile la dévotion, c'est-à-dire l'abandon conscient et total de soi d'abord entre les mains du Suprême, puis dans son être même; il ne s'agit donc pas du tout des œuvres telles que les comprend l'esprit moderne, d'une action dictée par des motifs, des principes ou des idéaux, qu'ils soient égoïstes ou altruistes, personnels, sociaux ou humanitaires. Et pourtant c'est cela que l'interprétation moderne cherche à voir dans la Guîtâ. Des voix autorises nous répètent continuellement que la Guîtâ, s'opposant en ceci à l'habituelle tendance ascétique et quiétiste de la pensée et de la spiritualité indiennes, prêche, sans équivoque possible, l'évangile de l'action humaine, l'idéal de l'accomplissement désintéressé des devoirs sociaux, et même, à ce qu'il paraît, l'idéal tout moderne du service social. À tout cela je puis seulement répondre que, de toute évidence et même en surface, la Guîtâ n'enseigne rien de pareil, que c'est là une mésinterprétation, une interprétation d'un livre ancien par l'esprit moderne, une explication par l'intellect européen ou européanisé d'aujourd'hui d'un enseignement tout à fait antique et profondément oriental et indien. L'action qu'enseigne la Guîtâ est l'action divine, non l'humaine; non l'accomplissement de devoirs sociaux, mais l'abandon de tout principe de conduite ou de devoir pour un accomplissement sans égoïsme de la volonté divine opérant par l'intermédiaire de notre nature; non un service social, mais l'action des meilleurs, des possédés de Dieu, des maîtres hommes, action accomplie impersonnellement pour l'amour du monde et en sacrifice à Celui qui se tient derrière l'homme et la nature.
En d'autres termes, la Guîtâ n'est pas un guide de morale pratique, mais de vie spirituelle L'esprit moderne est pour le moment l'esprit européen, tel qu'il est devenu après avoir abandonné non seulement l'idéalisme philosophique de la plus haute culture gréco-romaine d'où il est sorti, mais encore la dévotion
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chrétienne du Moyen Âge. Il les a remplacés par un idéalisme pratique et un dévouement social, patriotique et philanthropique Il s'est débarrassé de Dieu ou ne l'a conservé que pour un usage dominical et, à Sa place, a érigé l'homme comme déité et la société comme idole visible. Sous son meilleur ¦jour, l'esprit moderne est actif, pratique, moral, social, altruiste et humanitaire. Certes, toutes ces tendances sont bonnes; elles sont nécessaires, surtout à l'heure actuelle; elles s'accordent avec la volonté divine, sans quoi elles ne seraient pas ainsi devenues si dominantes dans l'humanité. Il n'y a d'ailleurs pas de raison pour que l'homme divin, l'homme qui vit dans la conscience brahmique, dans l'Être divin, ne présente pas dans son action toutes ces caractéristiques; il les aura, si elles forment le plus haut idéal de son temps, le youga-dharma, et s'il n'y a pas à établir d'idéal plus élevé encore, de grand changement à effectuer. Car l'homme divin est, comme l'indique l'Instructeur à son disciple, le meilleur, celui qui doit être le modèle pour les autres; et en fait, Ardjouna a pour mission de vivre selon les plus hauts idéaux de son époque et selon la culture régnante, mais en toute connaissance, avec la compréhension des vérités cachées derrière, et non comme l'homme ordinaire, qui suit simplement les règles et les usages dominants.
Mais le point important ici, c'est que l'esprit moderne a exclu de sa puissance motrice pratique les deux principes essentiels : Dieu fou l'Éternel) et la spiritualité (ou l'état divin), qui sont les deux conceptions maîtresses de la Guîtâ, L'homme moderne ne vit que dans l'humain, et la Guîtâ voudrait que nous vivions en Dieu, "quoique dans le monde, mais en Dieu"; il ne vit que dans sa chair, son cœur et son intellect, et la Guîtâ voudrait que nous vivions dans l'Esprit; il vit dans l'Être muable qui est "toutes les créatures", mais la Guîtâ voudrait que nous vivions aussi dans l'Immuable et le Suprême; il vit dans le cours changeant du temps alors que la Guîtâ demande que nous vivions dans l'Éternel. Ou s'il commence à reconnaître, d'une manière vague, ces plus hautes valeurs, ce n'est que pour les subordonner à l'homme et à la société; pourtant Dieu et la spiritualité existent de leur propre cher et non à titre d'accessoires.
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Et dans la pratique, ce qu'il y a d'inférieur en nous doit apprendre à exister pour le supérieur, afin que le supérieur en nous puisse exister consciemment pour l'inférieur et ainsi l'élever à sa propre hauteur.
C'est donc une erreur d'interpréter la Guîtâ du point de vue de la mentalité actuelle et de lui faire à toute force enseigner l'accomplis sèment désintéressé du devoir comme la loi la plus haute, qui suffit à tout. Si l'on veut bien considérer un instant la situation dont traite la Guîtâ , on s'apercevra aisément que telle ne peut être son intention. Car tout le sujet de l'enseignement, ce qui lui donne naissance et qui force le disciple à chercher le maître, est précisément le conflit inextricable des différentes conceptions apparentées du devoir, conflit qui se termine par l'écroulement de tout l'édifice utilitaire, intellectuel et moral, érigé par l'esprit humain Dans la vie humaine, une espèce de conflit s'élève assez souvent, comme par exemple entre les devoirs domestiques et l'appel du pays et d'une cause, ou encore entre l'appel du pays et le bien de l'humanité ou quelque principe religieux ou moral plus vaste. Une situation intérieure peut même naître, comme ce fut le cas pour le Bouddha, où tous les devoirs doivent être abandonnés, piétines et jetés au loin pour suivre l'appel intérieur de Dieu. Je ne peux pas penser que la Guîtâ eût résolu un pareil problème intérieur en renvoyant le Bouddha à sa femme, à son père et au gouvernement de l'État des Shâkyas, ni qu'elle eût ordonné à Râmakrishna de devenir un pandit dans une école de son pays natal pour y enseigner d'une manière désintéressée leurs leçons aux petits enfants, ou imposé à Vivékânanda de soutenir sa famille et, dans ce but, d'exercer sans passion le droit ou la médecine, ou d'embrasser le journalisme. La Guîtâ n'enseigne pas l'accomplissement désintéressé des devoirs, mais elle enseigne de suivre la vie divine, d'abandonner tous les dharmas, sarva-dharmân, pour prendre refuge dans le Suprême seul; l'activité toute divine d'un Bouddha, d'un Râmakrishna, d'un Vivékânanda est parfaitement conforme à cet enseignement. Bien plus, quoique la Guîtâ préfère l'action à l'inaction, elle n'exclut pas le renoncement aux œuvres, mais l'admet comme une des voies menant à Dieu,
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Si Dieu ne peut être atteint que par le renoncement aux œuvres, à la vie active et à tous les devoirs et si l'appel intérieur est puissant, alors que tout soit jeté dans le brasier; nul n'y peut rien. L'appel de Dieu est impératif et ne peut être contrebalancé par aucune considération.
Mais ici la difficulté s'augmente du fait que l'acte que doit commettre État est de ceux devant lesquels son sens moral recule. Vous dites que c'est son devoir de combattre? Mais maintenant ce devoir est devenu à ses yeux un terrible péché. En quoi cela l'aiderait-il, comment cela résoudrait-il sa difficulté de lui conseiller de faire son devoir, avec désintéressement et sans passion? Il voudra savoir quel est son devoir, et comment il peut être de son devoir de détruire par un massacre sanguinaire ses proches, sa race et son pays tout entier. On lui a dit qu'il avait le bon droit de son côté, mais cela ne le satisfait pas, ne peut pas le satisfaire, car son point de vue est que le bien-fondé de ses prétentions ne justifie pas de les soutenir par un massacre sans pitié qui détruirait l'avenir de son peuple. Doit-il donc agir sans passion, dans ce sens qu'il n'a pas à s'inquiéter s'il commet un péché ou quelles en seront les conséquences, pourvu qu'il fasse son devoir de soldat? Ceci peut être une doctrine État, ou celle d'hommes politiques, de Juristes ou de casuistes; mais ce ne peut jamais être l'enseignement d'un grand ouvrage religieux ou philosophique qui se propose de résoudre dans sa racine le problème de la vie et de l'action. Et si c'était cela le dernier mot de la Guîtâ sur ce problème moral et spirituel si poignant, il nous faudrait la rayer de la liste des Écritures sacrées du monde et, tout au plus, la ranger dans notre bibliothèque de science politique ou de casuistique morale.
Sans aucun doute, la Guîtâ, comme les Oupanishads, enseigne l'égalité d'âme qui s'élève au-dessus du vice et de la vertu, au-delà du bien et du mal, mais seulement, en tant que partie de la connaissance brahmique, pour l'homme assez avancé sur la voie pour suivre la règle suprême. Elle ne prêche pas l'indifférence à l'égard du bien et du mal dans la vie ordinaire de l'homme, où une pareille doctrine entraînerait des suites les plus pernicieuses; au contraire, elle affirme que celui qui commet le
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mal n'atteindra pas Dieu. C'est pourquoi si État cherche simplement à suivre au mieux la loi ordinaire de la vie humaine, l'accomplissement désintéressé de ce qu'il sent être un péché, une œuvre de l'enfer, ne peut lui erre d'aucun secours, même si ce péché est son devoir de soldat. Il doit s'abstenir de l'acte que sa conscience réprouve, dussent de ce fait mille devoirs être mis en pièces.
Nous devons nous rappeler que le devoir est une idée qui repose en fait sur des conceptions sociales Il nous est loisible d'étendre le sens du terme au-delà de sa signification propre et de parler de notre devoir vis-à-vis de nous-mêmes; nous pouvons dire, si nous voulons, dans un sens transcendant, que ce fut le devoir du Bouddha de tout abandonner, ou même que c'est le devoir de l'ascète de rester assis sans bouger dans sa caverne. Mais c'est évidemment' jouer sur les mots. Le devoir est une notion relative et dépend de notre relation avec les autres hommes. C'est le devoir d'un père, en tant que père, de nourrir et d'éduquer ses enfants; c'est celui d'un avocat de défendre son client, même s'il le sait coupable et s'il sait sa plaidoirie mensongère; celui d'un soldat de combattre et, sur ordre, de tirer, même s'il tue un des siens ou un compatriote; c'est le devoir d'un juge d'envoyer le coupable en prison et le meurtrier à la potence. Et, tant que ces positions sont acceptées, le devoir reste clair; c'est une question de fait, qui va de soi, même quand n'intervient pas le point d'honneur ou l'affection, et qui annule la loi absolue religieuse ou morale. Mais qu'advient-il si les vues intimes sont changées, si l'avocat se rend compte soudain de l'absolue culpabilité du mensonge, si le juge acquiert la conviction que la peine de mort est un crime contre l'humanité, si l'homme appelé sur le champ de bataille sent, comme le sent un objecteur de conscience aujourd'hui, ou un Tolstoï, qu'en aucune circonstance il n'est permis de prendre la vie humaine pas plus qu'il n'est permis de manger la chair humaine? Il est évident qu'ici la loi morale, qui surpasse tous les devoirs relatifs, doit prévaloir; et cette loi morale ne dépend d'aucun rapport social, ni d'aucune conception du devoir, mais uniquement de la perception interne éveillée de l'homme, être moral.
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Il y a dans le monde, en fait, deux lois de conduite très différentes, chacune valable sur son propre plan, l'une qui dépend principalement de la position sociale, et l'autre indépendante de cette position, mais relevant entièrement de la pensée et de la conscience. La Guîtâ ne nous enseigne pas à subordonner le plan supérieur au plan inférieur; elle ne demande pas que la conscience morale qui s'éveille, se suicide sur l'autel du devoir, victime sacrifiée aux lois de l'état social. Elle nous appelle plus haut et non plus bas; pour sortir de ce conflit des deux plans, elle nous engage à nous élever jusqu'à l'équilibre suprême qui domine à la fois le plan principalement pratique et le plan purement éthique, jusqu'à la conscience brahmique. La Guîtâ remplace la conception de devoir social par celle d'obligation divine. La sujétion à la loi externe cède la place à un certain principe d'auto-détermination interne de l'action, principe qui, par la liberté de l'âme, se dégage peu à peu de l'enchevêtrement des règles d'action. Et cela la conscience brahmique, la liberté de l'âme vis-à-vis des œuvres et la détermination des œuvres dans la nature par le Seigneur en nous et au-dessus de nous — est, comme nous le verrons plus loin, le noyau de l'enseignement de la Guîtâ en ce qui concerne l'action.
La Guîtâ ne peut être comprise, et de même tout autre grand écrit de cette sorte, qu'en l'étudiant dans son ensemble, comme une argumentation qui se développe Tout au contraire, les interprètes modernes, à partir du grand écrivain Bankim Chandra Chatterji, qui le premier donna à la Guîtâ cette nouvelle signification d'évangile du devoir, ont insisté presque exclusivement sur les premiers trois ou quatre chapitres et, dans ceux-là, sur l'idée d'équanimité, sur l'expression kartavyam karma, l'œuvre, l'action qui doit être faite, qu'ils rendent par le mot "devoir", et sur la phrase : "Tu as droit à l'action, mais non aux fruits de l'action", qui est maintenant communément citée comme la grande parole, mahâvâkya, de la Guîtâ, Au reste des dix-huit chapitres avec leur haute philosophie, ils donnent une importance secondaire, sauf pourtant à la grande vision du onzième chapitre. Tout cela est assez naturel à l'esprit moderne
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qui est ou était jusqu'à hier peu enclin à la patience devant les subtilités métaphysiques et les recherches spirituelles lointaines, pressé qu'il est de se mettre à l'œuvre et intéressé surtout, comme État lui-même, par une règle d'action pouvant être mise en pratique, un dharma. Mais c'est la mauvaise manière de traiter cette Écriture.
Cette égalité d'âme que prêche la Guîtâ n'est pas le désintéressement, car le grand commandement donné à État après que les fondements de l'enseignement ont été jetés et la principale structure érigée : "Lève-toi, mets à mort tes ennemis et jouis de ton, royaume prospère", ne rend pas le son d'un altruisme intransigeant ni d'une abnégation immaculée et sans passion. C'est un état intime d'équilibre et d'ampleur qui est le fondement de la liberté spirituelle. Dans cet équilibre, dans cette liberté, nous avons à faire "l'œuvre qui doit être faite", phrase que la Guîtâ emploie dans le sens le plus étendu et qui comprend toutes les œuvres, sarva-karmâni, et excède de beaucoup, quoiqu'elle puisse les inclure, le devoir social et l'obligation morale. Ce n'est pas le choix individuel qui doit déterminer quelle est l'action à faire; pas davantage le droit à l'action et le rejet de toute prétention à ses fruits ne sont-ils l'ultime parole de la Guîtâ, mais seulement une formule préliminaire qui gouverne le premier état du disciple lorsqu'il commence l'ascension du Yoga. En fait, cette règle se trouve invalidée à un stade suivant. Car ta Guîtâ poursuit en affirmant avec force que l'homme n'est pas l'auteur de l'action qu'il accomplit; c'est la Prakriti, c'est la Nature, la grande Force en ses trois modes d'action, qui opère par lui et il faut qu'il apprenne à voir que ce n 'est pas lui qui agit, Par conséquent "le droit à l'action" est une idée valable seulement tant que nous restons dans l'illusion d'agir nous-mêmes; elle doit nécessairement, ainsi que "la prétention aux fruits de l'action", quitter notre esprit dès que nous cessons, à notre propre conscience, d'en être l'auteur. Alors disparait cette tendance égoïste de tout ramener à soi, qu'il s'agisse du droit à l'action ou à ses fruits.
Mais le déterminisme de la Prakriti n'est pas encore le dernier mot de la Guîtâ L'égalité de la volonté et le refus des
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bénéfices de l'action ne sont que des moyens d'entrer, d'esprit, de cœur et d'intelligence, dans la divine conscience et d'y vivre; la Guîtâ dit expressément que ce sont les moyens à employer tant que le disciple est par lui-même incapable de vivre ainsi ou même de développer graduellement par la pratique cet état supérieur. Et qu'est donc ce Divin que Krishna déclare être lui-même? C'est le Pouroushôttama — le suprême Pourousha — au-delà du Moi qui n'agit pas, au-delà de la Prakriti qui agit, fondement de l'un, maître de l'autre, le Seigneur de qui toutes choses sont la manifestation, qui siège au cœur de ses créatures, même dans leur actuelle sujétion à la Maya, et qui dirige de là les oeuvres de la Prakriti; lui par qui les armées rassemblées sur le champ de Kouroukshétra ont déjà été tuées, tandis qu'elles vivent encore, et qui utilise État comme un instrument ou comme une occasion immédiate de ce grand massacre La Prakriti n'est que sa force d'exécution. Le disciple doit s'élever au-dessus de cette force et de ses trois modes ou gounas; il doit devenir trigounâtîta. Ce n'est pas à elle qu'il doit remettre ses actions, sur lesquelles il n'a plus ni "prétention" ni "droit", mais à l'Être suprême. Reposant en ce dernier son esprit et son intelligence, son cœur et sa volonté, en toute connaissance de soi, de Dieu et du monde, avec un parfait équilibre, une parfaite dévotion, un complet abandon de soi, il a à accomplir ses œuvres en offrande au Maître de toutes tes énergies et de tous les sacrifices, identifié en volonté, conscient de par cette conscience en lui; Cela prendra la décision et l'initiative de l'action. Telle est la solution que le divin Instructeur propose à son disciple.
Ce qu'est la grande, la suprême parole de la Guîtâ, son mahâvâkya, nous n'avons pas à te chercher; car dans sa dernière phrase, note dominante du grand accord, la Guîtâ la révèle elle-même : "De tout ton être, prends refuge dans le Seigneur qui siège dans ton cœur; par sa grâce tu atteindras la paix suprême et l'état éternel. Je t'ai révélé une connaissance plus secrète que la connaissance occulte. Écoute encore ma parole suprême, la plus secrète : l'esprit fixé sur moi, sois-moi dévoué, offre-moi le sacrifice et l'adoration; infailliblement tu viendras à moi, car tu
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m'es cher. Renonce à toute règle de conduite et prends refuge en moi seul. Je te délivrerai du péché; ne t'afflige pas."
Le système de la Guîtâ se résout en trois degrés par lesquels l'action s'élève du plan humain au plan divin et quitte l'esclavage de la loi inférieure pour la liberté de la loi supérieure. D'abord, il faut que, par le renoncement au désir et une parfaite égalité d'âme, l'homme, tant qu'il se croit l'auteur de l'acte, accomplisse les œuvres comme un sacrifice, un sacrifice à une divinité qui est le seul et suprême Moi, quoiqu'il ne l'ait pas encore réalisé en lui-même. Tel est le premier degré. Ensuite l'homme doit abandonner, non seulement le désir du fruit de l'action, mais aussi la prétention d'en être l'auteur, et reconnaître le Moi comme le principe toujours égal, inactif, immuable, et toutes les œuvres comme de simples opérations de la Force universelle, de l'âme de la Nature, de Prakriti, la puissance inégale, active et muable. Enfin, le suprême Moi doit être vu comme le suprême Pourousha gouvernant cette Prakriti, comme le principe dont l'âme dans la Nature est une manifestation partielle et par qui toutes les actions sont régies, en une parfaite transcendance, par l'intermédiaire de la Nature. À Lui doivent être offerts l'amour, l'adoration et le sacrifice des œuvres; l'être humain tout entier doit s'abandonner à Lui et la conscience entière doit s'élever jusqu'à vivre dans cette conscience divine, de telle sorte que l'âme humaine puisse participer à Sa divine transcendance, au-delà de la Nature et de Ses œuvres, et puisse agir en parfaite liberté spirituelle.
Le premier degré est le Karma-Yoga, le sacrifice des œuvres faites sans égoïsme; et ici la Guîtâ met l'accent sur l'action. Le second degré est le Djnâna-Yoga, la découverte du Moi et la connaissance de sa vraie nature et de celle du monde; et ici l'accent est placé sur la connaissance, mais le sacrifice des œuvres reste en vigueur et la voie des œuvres se confond, sans disparaître, avec la voie de la connaissance,. Le troisième degré est le Bhakti-Yoga, l'adoration et la recherche du suprême Moi en tant qu'Être divin. Ici l'accent est sur la dévotion; pourtant la connaissance ne lui est pas subordonnée; au contraire par la dévotion elle est surélevée, vitalisée, accomplie, tandis que le
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sacrifice des œuvres se poursuit; la double voie devient la triple voie de la connaissance, des œuvres et de la dévotion. Et le fruit du sacrifice est atteint, cet unique fruit qui reste offert au chercheur : l'union avec l'Être divin et. l'unité réalisée avec la suprême Nature divine.
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Avant que nous puissions continuer à observer, en suivant les amples pas de l'Instructeur de la Guîtâ, le trace de la triple voie de l'homme, voie par laquelle sa volonté, son cœur, sa pensée s'élèvent vers le Très-Haut et pénètrent au cœur de l'Être qui est la fin suprême de toute action, de tout amour, de toute connaissance, avant cela, il nous faut considérer une fois de plus la situation de fait d'où naît le récit de la Guîtâ; mais nous la considérations maintenance dans sa portée la plus générale, comme le type de la vie humaine et même de la vie du monde. Car, quoique considérations lui-même ne soit intéressé que par sa propre situation, sa lutte intérieure et la règle d'action qu'il doit suivre, cependant comme nous l'avons vu, la question particulière qu'il pose et la manière dont il la pose soulèvent le problème entier de la vie humaine et de l'action en général, celui de savoir ce qu'est le monde, pourquoi il existe et comment, étant ce qu'il est, la vie en ce monde peut se concilier avec la vie dans l'Esprit,. Et l'Instructeur insiste sur la nécessité de résoudre au préalable ce problème difficile et profond, puisqu'il est le fondement même de son commandement d'une action qui doit, à la lumière d'une connaissance libératrice, procéder d'un nouvel équilibre de l'être.
Mais quelle est donc la nature de la difficulté pour l'homme qui doit prendre le inonde tel qu'il est et y vivre et qui pourtant voudrait mener, en lui-même, la vie spirituelle? Quel est cet aspect de l'existence qui épouvante son esprit éveillé, qui provoque ce que le premier chapitre de la Guîtâ d'un titre très expressif appelle le Yoga de l'abattement Guîtâ, cette affliction, ce découragement de l'homme forcé de faire face au spectacle du monde tel qu'il est réellement, une fois que le voile de l'illusion éthique, l'illusion de !a rectitude personnelle, est déchiré et avant qu'une plus haute réconciliation avec lui-même soit obtenue? C'est cet aspect qui est figuré extérieurement par
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le carnage et le massacre de Kouroukshétra et spirituellement par la vision du Seigneur de toutes choses, se dressant sous la forme du Temps pour dévorer et détruire ses propres créatures. Cette vision est celle de Seigneur de toute existence comme Créateur universel, mais aussi comme Destructeur universel le Seigneur dont l'ancienne Écriture pouvait dire par une image cruelle : "Les sages et les héros sont sa nourriture et la mort est le condiment de son festin." Il s'agit d'une seule et même vérité, entrevue d'abord indirectement et obscurément dans les faits de la vie, et perçue ensuite directement et clairement par l'âme en une vision de ce qui se manifeste dans la vie. L'aspect extérieur est celui de l'existence du monde et de celle de l'homme procédant par la lutte et !e massacre: l'aspect intérieur est celui de l'Être universel s'accomplissant par une immense création et une immense destruction. La vie comme champ de bataille et champ de mort, tel est Kouroukshétra. Dieu le Terrible, telle est la vision qui apparaît à Écriture sur ce champ de carnage.
"La guerre, dit Héraclite, est !e père de toutes choses, la guerre est le souverain tout-puissant." Cette maxime présente une profonde vérité, comme le font la plupart des apophtegmes du penseur grec. Il semble, en effet, que d'une collision, de forces, matérielles ou autres, soient nées toutes choses en ce monde, sinon le monde lui-même; celui-ci paraît se développer par une lutte de forces, de tendances, de principes, d'êtres, créant toujours des choses nouvelles, détruisant toujours les anciennes, et s'avancer ainsi vers on ne sait pas très bien quoi; vers une finale destruction, disent certains; dans une série sans fin de cycles vains, disent d'autres; dans des cycles progressifs qui mènent – et c'est la conclusion la plus optimiste –, à travers toute l'agitation et l'apparente confusion et par une approximation toujours plus haute, à quelque divine apocalypse. Quoi qu'il en soit, une chose est certaine, c'est que non seulement il n'y a pas ici-bas de construction sans destruction, pas d'harmonie si ce n'est par un équilibre de forces opposées, gagné sur beaucoup d'antagonismes actuels ou virtuels, mais encore que toute vie, pour subsister, exige constamment de se nourrir, donc de dévorer d'autres vies. Notre vie corporelle elle-même est une
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continuelle mort et une continuelle renaissance, le corps une ville assiégée, attaquée par des forces offensives, protégée par des forces défensives, dont la fonction est de s'entredévorer; et C'est là la type de toute notre existence. Dès la commencement de la vie ce commandement semble avoir été donné : "Tu ne conquerras rien que par le combat contre tes semblables et ton entourage; tu ne vivras même que par la bataille et la lutte et en absorbant d'autres vies en toi. La première loi de ce monde que j'ai fait est: création et préservation par la destruction."
La pensée antique accepta ce point de départ dans la mesure où elle put le percevoir en observant le monde. Les anciennes Oupanishads le virent très clairement et l'exprimèrent complètement et crûment sans commentaires lénitifs ni échappatoires optimistes. La faim, qui est l'a mort, dirent-elles, est le créateur et le maître de ce monde; et elles représentèrent l'existence vitale par l'image du cheval du sacrifice. La matière, elles l'appelèrent d'un mot qui signifie ordinairement nourriture. Nous la nommons ainsi, dirent-elles, parce qu'elle est dévorée et qu'elle dévore les créature. "le mangeur mangeant est mangé" est la formule du monde matériel, telle que les darwiniens la redécouvrirent, quand ils conclurent que la lutte pour la vie est la loi régissant l'évolution de l'existence. La science moderne n'a tait que redire la vieille vérité qui avait été exprimée en des formules plus vigoureuses, plus larges et plus exactes par l'apophtegme Héraclite et les images des Oupanishads,
Nietzsche a fortement insisté sur l'aspect de la vie qu'est la guerre et sur le type pariait d'homme qu'est le guerrier. Celui-ci peut commencer par erre l'homme-chameau pour être plus tard l'homme-enfant: mais entre ces deux étapes il doit devenir l'homme-lion, s'il veut atteindre sa perfection. Quoique nous puissions différer d'opinion sur plusieurs conclusions morales et pratiques que Nietzsche crut devoir en tirer, ces théories, actuellement tant décriées, sont incontestablement justifiées et nous remémorent une vérité que nous aimerions à nous dissimuler. Il est bon que cette vérité nous soit remise en mémoire; premièrement parce que toute âme forte y trouve un effet tonique, qui la sauve de la mollesse et du relâchement trop encouragés par ce
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sentimentalisme doucereux, philosophique, religieux et moral, qui aime à regarder la nature sous son aspect d'amour, de vie, de beauté et de bien, mais se détourne de son cruel masque de mort, qui adore Dieu comme Shiva, mais refuse de l'adorer comme Roudra; secondement parce que nous n'arriverons jamais à résoudre les discordances et les oppositions de l'existence, tant que nous n'aurons pas le courage et l'honnêteté de la regarder droit en face. Il nous faut d'abord voir ce que la vie et le monde sont; ensuite nous pourrons d'autant mieux rechercher le meilleur moyen de les transformer en ce qu'ils doivent quelque secret de l'harmonie finale, en l'ignorant ou en dissimulant son importance nous manquerons ce secret et tons nos efforts pour trouver une solution échoueront, par la faute de notre complaisante ignorance des vrais éléments du problème. Si, d'autre part, cet aspect de l'existence cache un ennemi qu'il faut abattre et fouler aux pieds, ou extirper et éliminer, même alors nous ne gagnerons rien en sous-estimant son pouvoir et sa mainmise sur la vie, ou en refusant de constater la forée de ses racines dans le passé effectif et dans les principes réellement opérants de l'existence.
La guerre et la destruction ne sont pas seulement un principe universel de notre vie ici-bas dans son aspect purement physique; elles régissent aussi notre existence mentale et morale. Il est évident que dans la vie réelle de l'homme, tant intellectuelle que sociale, politique ou morale, nous ne pouvons vraiment avancer d'un pas sans rencontrer lutte et bataille entre ce qui existe et vit et ce qui cherche à vivre et à exister, et entre tout ce qui se tient derrière ces deux partis. Il est impossible, au moins dans l'état présent des hommes et des choses, de croître, d'avancer, et d'accomplir son destin, et en même temps d'observer réellement et complètement ce commandement de ne pas nuire, qui nous est donné cependant comme la règle de conduite la meilleure et la plus haute. Vous dites que nous ne devrions nous servir que de la force d'âme et ne jamais détruire par la guerre ou par un emploi quelconque, fût-il défensif, de la violence physique? C'est bien, quoique la force complètement dans
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l'homme et dans les nations puisse, jusqu'à ce que la force d'âme soit efficace, tour piétiner, briser, massacrer, incendier et polluer, comme nous le voyons faire aujourd'hui, mais alors à son aise et librement, et que vous ayez peut-être causé autant de morts par votre abstention que d'autres en recourant à la violence; peut-être n'en aurez-vous pas moins posé un idéal, qui un jour pourra conduire – et qui même devrait conduire – à un état de choses meilleur. Mais la force d'âme elle-même, quand elle est efficace, détruit. Seuls ceux qui en ont usé avec les veux ouverts savent combien elle est plus terrible et plus destructrice que l'épée ou le canon, et seuls ceux dont la vue ne s'arrête pas à l'acte et à ses res8ltats immédiats peuvent voir combien sont terrifiantes les suites de ses effets, combien de choses en fin de compte elle détruit et avec ces choses toute la vie qui en dépendait et s'en nourrissait. Le mal ne peut périr sans entraîner la destruction de beaucoup de ce qui vit du mal; ce n'en est pas moins une destruction, même s'il nous est épargné, à nous personnellement» la sensation douloureuse d'un acte de violence.
En outre, chaque fois que nous usons de cette force de l'âme, nous dressons contre notre adversaire une grande force de karma, dont nous n'avons pas le pouvoir de contrôler les mouvements subséquents. Vasishtha se servit de la force d'âme contre la violence guerrière de Vishwâmitra, et des armées de Huns, de Shakas et de Pallavas se précipitèrent sur l'agresseur, La simple attitude de calme et de passivité de l'homme spirituel victime de la violence et de l'agression, éveille l'action rétributive de terribles forces cosmiques; il peut donc être plus charitable de s'opposer, même par la force, à ceux qui représentent le mal, que de leur permettre de tout fouler aux pieds jusqu'à ce qu'ils appellent sur eux une destruction pire que celle que nous eussions jamais pensé à leur infliger. Il ne suffit pas que nos mains demeurent propres et noire âme pure pour due la loi de guerre et de destruction disparaisse du monde; ce qui en est la racine doit d'abord être arraché de l'humanité. Bien moins encore la simple immobilité et l'inertie de ceux qui ne veulent ou ne peuvent opposer aucune résistance au mal abrogeront-elles
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cette loi; car l'inertie tamas nuit davantage que ne peut le faire le principe radjasique de lutte, qui lui au moins crée plus qu'il ne détruit. C'est pourquoi, en ce qui concerne le problème de l'action de l'individu, son abstention de la lutte et de la destruction concomitante inévitable sous leurs formes physiques les plus grossières, peut aider au développement de son propre être moral, mais laisse intacte la puissance du Meurtrier des créatures.
Au reste toute l'histoire de l'humanité apporte son témoignage à l'irréductible vitalité, à la persistante prédominance de ce principe dans le monde. En palliatif, il est naturel que nous essayions d'insister sur d'autres aspects. La lutte et la destruction ne sont pas tout. le principe sauveur d'association et d'aide mutuelle existe aussi bien que le principe de dissociation et de lutte, la puissance d'amour aussi bien que celle de revendication égoïste, l'impulsion à se sacrifier aux autres aussi bien que l'impulsion de sacrifier les autres à soi-même. Mais quand nous voyons comment, en fait, ces principes-ci ont opéré, nous ne sommes pas lentes de dissimuler ou d'ignorer la puissance de leurs opposés. L'association n'a pas été fondée seulement dans un but d'entraide, mais aussi pour la défense et l'agression, pour nous fortifier contre tout ce qui nous attaque ou nous résiste dans la lutte pour la vie. L'association s'est montrée une auxiliaire de l'égoïsme, de la revendication, de la guerre de la vie contre la vie. L'amour lui-même a été constamment une puissance de mort. Tout spécialement l'amour du bien et l'amour de Dieu, tels qu'ils ont été embrassés par l'ego humain, sont responsables de beaucoup de luttes, de massacres et de destruction. Le sacrifice de soi est une chose grande et noble, mais à son point le plus haut il est une reconnaissance de la loi de la vie par la mort et devient l'offre de soi-même sur l'autel de quelque puissance qui exige une victime pour que l'œuvre désirée puisse être accomplie. La mère oiseau qui affronte l'animal de proie pour défendre ses petits, le patriote qui meurt pour la liberté de son pays, le martyr d'une religion ou le martyr d'une idée, sont, à des degrés divers de l'échelle de la vie animale, les plus hauts exemples du sacrifice de soi; il est bien évident à quoi ils portent témoignage.
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Si nous considérons les résultats subséquents, un facile optimisme devient plus difficile encore. Voyez le patriote qui meurt pour que son pays puisse être libre et considérez ce pays quelques décades après que le Seigneur du Karma a paye le prix du sang versé et des souffrances qui turent infligées; vous le verrez devenir à son tour un oppresseur, un exploiteur, un conquérant de colonies et de dépendances, dévorant d'autres peuples afin qu'il puisse lui-même vivre et réussir à dominer. Les martyrs chrétiens périrent par milliers, opposant leur force d'âme à la force de l'empire pour que le Christ vainque, et que le christianisme prévale. La force âme triompha, le christianisme prévalut mais non le Christ; la religion victorieuse devint une église militante et dominatrice, et une puissance plus fanatiquement persécutrice que la toi et l'empire qu'elle remplaça. Les religions elles-mêmes s'organisent en puissances de lutte réciproque et guerroient entre elles avec acharnement, pour vivre, croître et posséder le monde.
Tout cela semble indiquer qu'il v a ici un élément de l'existence — peut-être l'élément initial — dont nous ne savons pas comment nous rendre maîtres, soit parce qu'il ne peut pas être maîtrisé, soit parce que nous n'avons pas arrêté sur lui un regard assez pénétrant et impartial pour !e reconnaître calmement et loyalement et découvrir sa nature. Il nous faut regarder l'existence en face, si noire but est d'en trouver la juste explication, quelle qu'elle puisse être. Et regarder l'existence en face, c'est regarder Dieu en face. car les deux ne peuvent être séparés, pas plus que la responsabilité des lois de l'existence cosmique ne peut être retirée de Celui qui les a créées, ou de Cela qui a constitué le monde. Mais ici encore, nous aimons à pallier et à équivoquer. Nous avons érigé un Dieu d'amour et de miséricorde, un Dieu Juste, équitable et vertueux suivant nos propres conceptions morales de la justice, de la vertu et de l'équité, et tout le reste n'est pas lui, ou n'est pas son œuvre, disons-nous, mais est l'œuvre de quelque pouvoir diabolique, auquel il permit pour une raison quelconque d'élaborer sa mauvaise volonté ou bien est l'œuvre de quelque sombre Ahriman contrebalançant notre gracieux Ormuzd ou même résulte de la faute
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d'un homme égoïste et pécheur qui a corrompu ce qui était sorti parfait des mains de Dieu. Comme si l'homme avait créé la loi qui impose la mort au monde animal et la nécessité de s'entre dévorer, ou ce processus épouvantable par lequel la nature crée, certes, et préserve, mais en même temps et par une action jumelle inextricable détruit et tue! Il n'y a que peu de religions qui aient eu le courage de dire sans réserve, comme le firent celles de l'Inde, que cette énigmatique puissance cosmique est une divinité unique, une Trinité, et de présenter l'image de la force qui agit dans le monde sous les traits non seulement de la bénéfique Dourgâ, mais aussi de la terrible Kâlî dans sa danse sanguinaire de destruction, en disant : "Ceci aussi est la Mère; sache que ceci aussi est Dieu; ceci aussi, adore-le si lu en as le courage." Il est significatif que la religion qui a eu cette inflexible honnêteté et cet extraordinaire courage, a réussi à créer une spiritualité profonde et étendue qu'aucune autre ne peut égaler. Car la vérité est le fondement de la vraie spiritualité et te courage en est l'âme même. 'Tasyaï... satyam âyatanam.
Tout cela ne veut pas dire que la guerre et la destruction sont l'alpha et l'oméga de l'existence, que l'harmonie n'est pas supérieure à la guerre, que l'amour ne manifeste pas davantage le Divin que la mort, ou que nous ne devons pas nous efforcer de remplacer la force physique par la force de l'âme, la guerre par la paix, la rivalité par l'union, la haine par l'amour, l'égoïsme par l'universalité, la mort par la vie immortelle. Die n'est pas seulement le Destructeur, il est aussi l'Ami des créatures; il est non seulement la Trinité cosmique, mais le Transcendant; la terrible Nietzsche est également la Mère aimante et bénéfique, le Seigneur de Kouroukshétra est le divin camarade et conducteur du char, le séducteur des êtres, Krishna incarné. Où qu'il nous conduise, à travers la lutte, le conflit et la confusion, vers quelque but, quelque état divin qu'il nous attire, c'est certainement à une transcendance qui dépasse toutes ces apparences sur lesquelles nous nous sommes arrêtés si longuement. Mais où et comment, à quelle transcendance et sous quelles conditions — cela nous avons à le découvrir; et pour le découvrir, il faut d'abord voir le monde tel qu'il est, observer et apprécier
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correctement son action, telle qu'elle se montre au départ et maintenant, pour qu'ensuite son parcours et son but se révèlent plus clairement. Il nous faut reconnaître Kouroukshétra pour ce qu'il est; il faut nous soumettre à la foi de vie par la mort, avant que nous puissions trouver noire chemin vers la vie immortelle; il faut ouvrir nos yeux, d'un regard moins épouvanté que celui Écriture, à la vision du Seigneur du Temps et de la Mort et cesser de nier, de haïr le Destructeur universel ou de reculer devant lui.
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Ainsi, pour pouvoir apprécier dans son universalité l'enseignement de la Guîtâ, il nous faut accepter intellectuellement son point de vue et la manière courageuse dont elle envisage la nature manifestée et le développement cosmique. Le divin conducteur du char de Kouroukshétra se révèle d'une part comme le Seigneur de tous les mondes, comme l'Ami et le Guide omniscient de toutes les créatures, et d'autre part comme le Temps, le Destructeur, "qui s'est dressé pour la ruine de ces peuples". Suivant en ceci l'esprit de la religion hindoue, qui embrasse tout, la Guîtâ affirme que ce second aspect aussi est Dieu; elle ne tente pas d'échapper à l'énigme du monde, en s'esquivant par une porte dérobée., Si, en fait, nous ne considérons pas l'existence simplement comme l'action mécanique d'une Force matérielle brutale et indifférente, ni d'autre part comme un jeu également mécanique d'idées et d'énergies surgissant d'une Non-Existence originelle ou bien se réfléchissant dans l'âme passive, ou encore comme l'évolution d'un rêve ou d'un cauchemar dans la conscience superficielle d'une Transcendance indifférente et immuable qui n'est pas affectée par ce rêve et n'y prend aucune pan, si tant est que nous admettions, comme le fait la Guîtâ, l'existence de Dieu, c'est-à-dire de l'Être omniprésent, omniscient et tout-puissant, mais toujours transcendant, par qui le monde est manifesté c-t qui se manifeste dans le monde, de Dieu qui n'est pas l'esclave, mais le maître de Sa Conscience, de Sa Nature ou de Sa Force créatrices (Mâyâ, Prakriti ou Shakti), qui ne saurait être frustré ou contrarié dans Sa conception et Son dessein cosmiques par Ses créatures, humaines ou diaboliques, et qui n'a pas besoin de se justifier en transférant la responsabilité d'une partie de Sa création ou de Sa manifestation sur le créé ou le manifesté, alors, dans ce cas, l'être humain doit partir d'un grand, d'un difficile acte de foi. Se trouvant dans un monde qui est apparemment un chaos de pouvoirs en lutte, un conflit de forces vastes et obscures, une vie
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qui ne subsiste que par le changement constant et par la mort, menacé qu'il est de toutes parts par la douleur, la souffrance, le mal et la destruction, il faut qu'il reconnaisse en tout cela le Dieu omniprésent; et conscient que cette énigme doit avoir une solution et qu'au-dessus de S'Ignorance où il demeure, une Connaissance doit exister qui peut tout concilier, il faut qu'il prenne son point d'appui sur cette roi. "Quoique Tu me fasses périr, j'ai foi en Toi." Toute doctrine, ou toute toi humaine, si elle est active et affirmative, qu'elle soit théiste, panthéiste ou athée, implique en fait plus ou moins explicitement ou complètement une telle attitude. Elle admet et elle croit; elle admet les contradictions du monde, elle croit en un suprême principe – Dieu. Être universel ou Nature qui nous rendra capables de dépasser, de surmonter ou d'harmoniser ces contradictions, peut-être même de faire les trois à la fois, c'est-à-dire d'harmoniser en surmontant et en dépassant.
Puis, en ce qui concerne les réalités de la vie humaine, il nous faut accepter son aspect de lutte et de bataille qui s'amplifie jusqu'à des crises extrêmes, telles que celle de Kouroukshétra. Comme nous l'avons vu, la Guîtâ prend pour cadre une de ces périodes de crise et de transition comme l'humanité en subit périodiquement dans le cours de son histoire, ou de puissantes forces entrechoquent pour d'immense destructions et reconstructions d'ordre intellectuel, social, moral, religieux et politique; de pareilles crises dans l'état actuel de développement psychologique et social aboutissent généralement à une violente convulsion physique – discorde, guerre ou révolution. La Guîtâ part de la nécessité dans la Nature de pareilles crises violents;elle n'en admet pas seulement le côté moral, la lutte entre la justice et l'injustice, entre la loi du Bien qui tend à s'affirmer les forces qui s'opposent à son progrès. mais aussi son côté, physique, la guerre concrète par les armes, ou d'autres violents combats physiques entre les humains qui représentent les puissances antagonistes. Nous devons nous rappeler que la Guîtâ été composée dans un temps où la guerre était plus encore que , maintenant une partie nécessaire de l'activité humaine et que l'idée de son élimination du dessein de la vie eût été alors une
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parfaite chimère. L'évangile de paix universelle et de bonne volonté entre tes hommes car sans bonne volonté réciproque, universelle et entière, il ne peut y avoir de paix réelle et permanente – n'a jamais réussi, fut-ce pour un instant, à prendre possession de la vie humaine au cours des cycles historiques de notre développement, parce que moralement, socialement et spirituellement la race n'y était pas prête et parce que l'équilibre de la Nature dans son évolution n'aurait pas permis de la préparer immédiatement pour une pareille transcendance.
Même maintenant, nous n'avons pas réellement progressé au-delà de la possibilité d'un système d'accommodement des intérêts en conflits, qui peut tout au plus diminuer le nombre des pires formes de lutte. Et pour s'approcher de cette fin idéale le moyen que l'humanité s'est vue contrainte par sa nature propre d'adopter est un monstrueux massacre sans exemple dans l'Histoire; une guerre universelle, pleine d'amertume et d'irréductible haine, est le chemin le plus court el le moyen le plus efficace que l'homme moderne ail trouvé pour établir la paix universelle. Cette paix qui ne repose sur aucun changement fondamental de la nature humaine, mais seulement sur des notions intellectuelles, sur des convenances économiques, sur un recul vital et sentimental devant les pertes en vies humaines, les duretés et tes horreurs de la guerre, et qui au surplus n'est réalisée par rien de mieux que par des ajustements politiques, ne comporte aucune garantie sûre de solidité ou de durée. Un jour peut venir, un jour doit sûrement venir, dirons-nous, où l'humanité sera prête spirituellement, moralement et socialement pour le règne de la paix universelle; en attendant, la bataille en tant qu'aspect de la vie, la nature et la fonction de l'homme comme guerrier doivent être acceptées, et toute religion et toute philosophie pratiques doivent en tenir compte. La Guîtâ, qui prend la vie telle qu'elle est et non seulement telle qu'elle pourra être dans un futur plus ou moins éloigné, recherche comment cet aspect et cette fonction 'nécessaires à la vie peuvent être harmonisés avec l'existence spirituelle
C'est pourquoi la Guîtâ s'adresse à un combattant, à un homme d'action, dont le devoir dans la vie est de faire la guerre
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et de protéger, la guerre étant une des fonctions de gouvernement pour la protection de ceux qui ne sont pas tenus de la faire, de ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes et qui sont pour cette raison à la merci des forts et des violents, la guerre devant en outre, et par une extension morale de cette idée, assurer la protection des faibles et des opprimés et le maintien du droit et de la justice dans le monde. Car tous ces idéaux, l'idéal social et pratique, l'idéal moral et l'idéal chevaleresque font partie de la conception indienne du kshatriya, l'homme dont la fonction est d'être guerrier et chef et qui est de sa nature chevalier et roi. Quoique les idées plus générales el plus universelles de la Guîtâ aient pour nous le plus d'importance, nous ne devons pas exclure tout à fait de notre considération la nuance et la tendance Qu'elles tiennent de la culture indienne et du système social particulier d'où elles sont issues. Ce système différait dans ses conceptions du système moderne. Pour l'esprit moderne, l'homme est un penseur, un travailleur (ou producteur) et un combattant tout à la fois, et la tendance du système social est de réunir toutes ces activités et d'exiger de chaque individu une contribution à Sa vie et aux besoins intellectuels, économiques et militaires de la communauté sans tenir compte des dispositions de la nature et du tempérament de chacun. L'ancienne civilisation indienne attachait une importance particulière à la nature individuelle, sa tendance, son tempérament, et cherchait à en déterminer le type éthique, la fonction et la place dans la société. De plus elle ne considérait pas l'homme comme un être surtout social ni la plénitude de son existence sociale comme le plus haut idéal; elle voyait plutôt dans l'homme un être spirituel en cours de formation et de développement et tenait sa vie sociale, sa loi morale, le jeu de son tempérament et l'exercice de sa fonction comme des moyens et des degrés de sa formation spirituelle. La pensée et la connaissance, la guerre et le gouvernement, la production et la distribution des richesses, le travail manuel et le service constituaient des fonctions sociales soigneusement différenciées, chacune étant assignée à ceux qui y étaient naturellement appelés et assurant le juste moyen par lequel chacun individuellement
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pouvait avancer sur la voie du développement spirituel et du perfectionnement de soi.
Certes l'idée moderne d'une obligation commune dans tous les principaux départements de l'activité .humaine a ses avantages: elle favorise la solidarité, l'unité et la plénitude dans la vie de la communauté et le développement dans toutes les directions de l'être humain complet, en opposition avec la division sans fin et la sur-spécialisation du travail et avec un rétrécissement et une limitation artificielle de la vie de l'individu auxquels conduisit finalement le système indien. Mais elle offre aussi des inconvénients et, dans certaine, conséquences de ses trop logiques applications, elle a mené à des absurdités à la fois grotesques et désastreuses. Cela est suffisamment évident dans le caractère de la guerre moderne. Panant de l'idée d'une commune obligation militaire, liant chaque individu, de se battre pour défendre la communauté dont il vit et profite, est né le système par lequel tout homme de la nation est jeté dans la tranchée sanglante pour tuer ou être tué; penseurs et artistes, philosophes, prêtres, marchands et artisans, tous arrachés à leurs fonctions naturelles, la vie entière de la communauté désorganisée, la raison et la conscience foulées aux pieds, le ministre de la religion lui-même, appelé par ses fonctions ou par l'État, qui le paye, à prêcher l'évangile de paix et d'amour, forcé de renier sa foi et de devenir le boucher de ses frères! Non seulement les décrets arbitraires de l'État militaire violent la conscience et la nature, mais la défense nationale, poussée à des extrémités insensées, fait de son mieux pour devenir un suicide collectif.
La civilisation indienne au contraire s'est toujours proposée de réduire au minimum les atteintes et les désastres de la guerre. Dans ce dessein, elle limitait l'obligation militaire à la seule classe peu nombreuse qui était destinée à cène fonction par sa naissance, sa nature et ses traditions, et qui y trouvait ses moyens naturels Je développement par l'épanouissement en leur âme des qualités de courage, de force disciplinée, de désintéressement secourable et de noblesse chevaleresque auxquelles la vie de soldai, sous la contrainte d'un haut idéal, offre un
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champ et des occasions Les autres membres de la communauté étaient de toutes manières protégés contre le meurtre et l'outrage; leur vie et: leurs occupations étaient contrariées aussi peu que possible. Il n'était laissé aux tendances combatives et destructrices de la nature humaine qu'un terrain restreint, une sorte de champ clos, de façon à causer le minimum de dommage à la vie générale de la race. tandis qu'en même temps la fonction guerrière, soumise qu'elle était à des hauts idéaux éthiques et à toutes les règles possibles d'humanité et de chevalerie, était contrainte d'aider à ennoblir et à élever ceux qui l'exerçaient, au lieu d'encourager leur brutalité. Il faut se rappeler que c'est une guerre de cette espèce, soumise à ces conditions, que la Guîtâ envisage – une guerre considérée comme une partie inévitable de la vie humaine, mais restreinte et réglementée de façon à servir, aussi bien que Ses autres activités, au développement spirituel et moral qui était alors regardé comme le but entier et réel de la vie –, une guerre destructive, dans certaines limites soigneusement fixées de la vie corporelle de l'homme individuel, mais constructrice de sa vie intérieure et de l'élévation morale de la race. Que la guerre ait dans le passé, kirs qu'elle était soumise à un idéal, aidé à cette élévation, comme dans le développement de la chevalerie, dans l'idéal indien du c'est-à-dire, dans idéal japonais du samouraï, ne peut être nié que par les fanatiques du pacifisme. Sa fonction accomplie, elle peut alors disparaître-, car si elle essayait de survivre à son utilité, elle apparaîtrait comme une pure brutalité, une violence privée de son idéal e[ de son aspect constructif, et serait rejetée par l'esprit humain en progrès. Mais il faut reconnaître les services passés ; qu'elle a rendus à la race, pour se faire une juste vue de notre évolution.
Le fait physique de la guerre, cependant, n'est qu'une manifestation particulière et extérieur d'un principe général de la vie, et le ksatriya n'est que la manifestation extérieure et le type d'un caractère général nécessaire à l'intégralité de la perfection humaine. La guerre reproduit ci incarne physiquement l'aspect de bataille et de lutte qui appartient à toute vie, à la fois à notre vie intérieure et à notre vie extérieure, dans un monde dont 1a
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méthode est la rencontre et le combat des forces; par une mutuelle destruction ces forces progressent vers un ajustement continuellement changeant, exprimant une progressive harmonisation et visant à une parfaite harmonie qui repose elle-même sur quelque potentialité encore incomprise de l'unité. Le c'est-à-dire est le type et l'incarnation humaine du combattant, qui accepte ce principe de vie et lui tait face, tel un guerrier s'efforçant vers la maîtrise et ne reculant pas devant la destruction des corps et des formes, mais dont le but à travers tout est de réaliser certains principes de droit, de justice et de loi, sur quoi se fondera celle harmonie vers laquelle tend toute la lutte. La Guîtâ accepte cet aspect de l'énergie universelle et le fait physique qui l'incarne: la guerre, qui est l'extrême contradiction de la haute aspiration de l'âme vers la paix à l'intérieur et la non-violence¹ au-dehors. Elle s'adresse à l'homme d'action, au lutteur et au combattant : le kshatriya. nécessairement plongé dans un tumulte de combats et d'actions qui parait la contradiction même du haut idéal de l'âme de calme maîtrise et d'empire sur soi. Et pour résoudre la contradiction, la Guîtâ cherche un point où ses deux termes s'uniront ci un équilibre qui sera la base essentielle de cette harmonie et de cette transcendance.
L'homme répond à la bataille de la vie de la manière la plus conforme à la qualité dominante de sa nature. Selon la philosophie sânkhienne, acceptée sur ce point par la Guîtâ, il y a trois qualités essentielles ou modes de l'énergie universelle et aussi, par conséquent, trois qualités essentielles de la nature humaine. Ce sont le sattwa, mode de l'équilibre, de la connaissance et de la satisfaction; le radjas, mode de la passion, de l'action et de l'émotion qui lutte; et le tamas, mode de l'ignorance et de l'inertie.
L'homme dominé par le lamas répond moins à la violence et au choc des énergies du monde tournoyant autour de lui et convergeant sur lui, qu'il ne subit leurs coups et n'est soumis, tourmenté et accablé par elles; tout au plus, aidé par les autres
¹ahinsâ
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qualités, l'homme tamasique cherche-t-il seulement à survivre, à subsister tant qu'il le pourra, à s'abriter dans la forteresse d'une routine de pensées et d'actions, où il se sent jusqu'à un certain point protégé de la bataille, à même de repousser les exigences de sa nature la plus haute et dispensé de la nécessité de novelles luttes et d'un idéal de maîtrise et d'effort croissants.
L'homme dominé par le radjas se jette dans la bataille et tente d'utiliser cette lutte de forces à son propre bénéfice égoïste, tuer, conquérir, dominer, jouir; ou bien, aidé dans une certaine mesure par la qualité sattwique, l'homme radjasique fait de la lutte elle-même un moyen d'amplifier sa maîtrise intérieure, sa Joie, son pouvoir et sa possession. La bataille de la vie devient sa jouissance et sa passion, en partie pour elle-même, pour le plaisir de l'activité et le sentiment du pouvoir, en partie comme moyen d'accroissement et de développement naturel.
L'homme dominé par le caractère cherche au milieu des discordes de la vie un principe de loi, de droit, d'équilibre, d'harmonie, de paix et de satisfaction. L'homme purement sattwique, généralement par une sorte de détachement intérieur ou bien par une répulsion extérieure devant les conflits et les tourmentes de l'énergie active du monde, tend à chercher en lui-même ce principe, que ce soit pour lui seul ou pour le communiquer, une fois acquis, à d'autres esprits. Mais quand l'homme sattwique accepte partiellement l'impulsion radjasique, il cherche plutôt à imposer aux luttes et au chaos apparent ce principe d'équilibre et d'harmonie, à préparer la victoire de la paix, de l'amour et de l'harmonie sur le principe de guerre, de discorde et de lutte. Toutes les attitudes adoptées par l'esprit humain à l'égard du problème de la vie dérivent ou bien de l'une ou de l'autre de ces qualités, ou bien d'un essai d'établir entre elles un équilibre harmonieux.
Mais il arrive aussi une phase où l'homme se détourne du problème tout entier et, déçu par les solutions que lui offre le triple mode de la Nature, traïgounya, cherche une solution plus haute, hors de la Nature ou au-dessus. Il cherche une issue vers quelque chose qui soit, ou bien en dehors et vide de toute qualité et donc de toute activité -, ou bien supérieur aux trois
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qualités et leur maître et par suite capable d'action mais sans être affecté ni dominé par cette action : le nirgouna ou le trigounâtîta. Il aspire soit à la paix absolue de l'existence inconditionnée, soit au calme dominant d'une existence supérieure Le mouvement naturel de la première attitude tend vers le renoncement au monde, sannyâsa; la seconde tend vers un état supérieur aux exigences de la Nature inférieure et à son tour billon d'actions et de réactions; son principe est l'égalité d'âme et le renoncement intérieur aux passions et aux désirs. La première est le mouvement initial et, son recul en face de l'aboutissement désastreux de toute son activité héroïque dans le grand cataclysme de la bataille et du massacre, Kouroukshétra; devant la perte totale du principe d'action qu'il a suivi jusqu'ici, l'inaction et le rejet de la vie et de ses exigences lui paraissent la seule issue. Mais c'est à un état de supériorité intérieure et non au renoncement physique à la vie et à l'action que la voix du divin Maître l'appelle.
Ardjouna est le kshatriya, l'homme radjasique qui gouverne son action radjasique au moyen d'un haut idéal sattwique. Il s'avance vers cette gigantesque bataille de Kouroukshétra, comme à une "fête du combat", avec une entière acceptation de la joie de la bataille, mais animé d'une fière confiance dans la justesse de sa cause; ainsi s'avance-t-il sur son char rapide, déchirant le cœur de ses ennemis des appels victorieux de sa trompe de guerre; il désire jeter un regard sur tous ces rois des hommes, venus en ce lieu pour défendre contre lui la cause de l'injustice, avec l'intention d'établir comme règle de vie le mépris de la loi, de la justice et de la vérité, qu'ils voudraient remplacer par un arrogant égoïsme. Quand cette confiance est ébranlée en lui, quand il est précipité du haut de son attitude habituelle et du fondement mental de sa vie, c'est par l'effet d'un jaillissement dans l'homme c'est-à-dire de la qualité tamasique qui dans un mouvement de recul, fait de stupeur, de douleur, d'horreur, de dégoût, de découragement — le jette dans l'égarement de l'esprit, dans la lutte de la raison contre elle même, pour i'effondrer dans le principe d'ignorance et d'inertie. Ceci a pour effet de l'induire au renoncement : plutôt la vie
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du mendiant, vivant d'aumônes, que le dharma du ksatriya son action aboutit à ce massacre général, si son idéal de maîtrise, de gloire et de pouvoir ne peut s'acquérir que par la destruction et l'effusion du sang. si cette conquête de la joie ne se fait que par le meurtre, et si cène défense de l'équité et du droit ne peut être poursuivie que par des moyens contraires à la justice et cette affirmation de la loi sociale que par une guerre qui détruit par ses procédés et ses effets tout ce qui constitue la société.
Le sannyâsa est le renoncement à la vie, à l'action et au triple mode de Sa Nature; mais cet étai ne peut être approché que par l'une ou l'autre de ces trois qualités (gounas). Cette incitation peut cire tamasique : un sentiment d'impuissance, de peur, d'aversion, de dégoût, d'horreur du monde et de ta vie, ou ce peut être la qualité c'est-à-dire tendant vers le tamas : un sentiment de lassitude de l'effort, de chagrin, de désappointement, un refus d'accepter plus longtemps cette vaine tourmente d'activité avec ses douleurs et son éternelle insatisfaction. Ou bien ce peut être l'impulsion du radjas tendant vers le sattwa: le désir d'atteindre quelque chose de plus élevé que tout ce que la vie peut donner, de conquérir un état supérieur, de fouler aux pieds la vie elle-même sous l'action d'une force intérieure qui cherche à briser tous les liens et à dépasser toutes limites. Ou encore ce peut être l'impulsion c'est-à-dire : une aperception intellectuelle de la vanité de la vie, de l'absence de tout but réel et de toute raison à cette éternelle ronde de l'existence mondiale; ou bien encore une perception spirituelle de Ce qui est hors du temps, de l'Infini, du Silencieux, de la paix sans nom ni forme qui est au-delà. Le recul Ardjouna est le recul tamasique devant l'action de l'homme à la lois sattwique et aspect L'Instructeur pourrait encourager ce mouvement dans son orientation et l'utiliser comme un sombre passade vers la pureté et la paix de la vie ascétique: ou bien il pourrait le purifier d'un seul coup et l'élever a la rare hauteur de la tendance sattwique du renoncement. En réalité, il ne fait ni l'un ni l'autre. Il décourage ce mouvement de recul tamasique ainsi que la tendance au renoncement: il ordonne de poursuivre l'action, et précisément cette action violente et terrible, mais il orient le
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disciple vers un autre renoncement plus intime, qui constitue la véritable issue de la crise et le chemin vers la supériorité de l'âme sur la Nature universelle et aussi vers l'action de l'âme, calme et maîtresse d'elle-même, dans l'univers. L'enseignement de la Guîtâ n'est pas un ascétisme physique, mais une ascèse intérieure
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VII
LA FOI DU GUERRIER ARYEN*
Au premier flot de l'examen de conscience passionné d'Ardjouna, à sa répugnance du massacre, à son sentiment de douleur et de péché, a son affliction devant une vie vide et désolée et à sa prévision des mauvais résultats d'une mauvaise action, l'Instructeur divin répond par un blâme sévère. Ces diverses réactions ne sont, lui dit-il, que confusion d'esprit et illusion, que faiblesse de cœur et pusillanimité, qu'une déchéance de la virilité du guerrier et du héros. Elles ne conviennent pas au fils de Prithâ : jamais ainsi le champion et le principal espoir d'une juste cause ne devrait l'abandonner à l'heure de la crise et du danger, ni tolérer que la stupeur de son cœur et de ses sens, l'obscurcissement de sa raison, l'effondrement, de sa volonté le trahissent jusqu'à lui faire déposer ses armes divines et refuser l'œuvre à lui confiée par Dieu. Ce n'est pas là l'attitude approuvée et adoptée par l'homme aryen : cette sombre humeur ne vient pas du ciel et ne peut y conduire, et sur terre elle est une déchéance de la gloire qui est réservée au courage, à l'héroïsme et aux nobles actions. Qu'il rejette loin de lui cette pitié molle et; égoïste, qu'il se lève ci qu'il écrase ses ennemis.
C'est là, dirions-nous, la réponse d'un héros à un héros, mais non celle d'un Instructeur divin à son disciple; nous nous attendrions plutôt à ce qu'il l'encourageât constamment à la bonté, à la sainteté, à l'abnégation et à ce qu'il le détournât des buts et des voies du monde. Or la Guîtâ dit expressément qu'Ardjouna vient de glisser ainsi dans une basse faiblesse, "les yeux pleins de détresse et de larmes, le cœur vaincu par la tristesse et le découragement", parce qu'il est envahi par la pitié, kripayâvishtam. N'est-ce donc pas une faiblesse divine? La pitié n'est-elle pas une émotion divine qu'on ne devrait pas décourager par un blâme si dur? Ou bien sommes-nous simplement
*Guîtâ, II. 1-38
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devant un évangile de la guerre et de l'héroïsme, une foi nietzschéenne dans la puissance et la force hautaine, une leçon de cette dureté hébraïque ou teutonique qui tient la pitié pour une faiblesse et approuve le héros norvégien qui rend grâce à Dieu de lui avoir donné un cœur dur? Mais l'enseignement de la Guîtâ émane d'une foi indienne, et l'esprit indien a toujours placé la compassion parmi les cléments les plus grands de la nature divine. L'Instructeur énumère lui-même dans un chapitre postérieur les qualités de ce qui est -semblable au Divin dans la nature humaine et cite parmi elles la compassion envers les créatures, la bonté, la libération de la colère et de l'envie de tuer et de blesser, tout autant que l'intrépidité, l'entrain et l'énergie. Par contre, la brutalité, la dureté, la cruauté, la satisfaction de tuer ses ennemis et d'amasser iniquement des richesses et des possessions, sont des qualités asouriques; elles proviennent de la nature violente du titan qui nie le Divin dans le monde et le Divin dans l'homme et qui n'adore comme seule divinité que le Désir, Ce n'est donc pas d'un pareil point de vue que la faiblesse Ardjouna mérite le blâme.
"D'où t'est venue cette faiblesse, cette honte, cette obscurité de l'âme à l'heure de la difficulté ci du péril?" demande Krishna à Ardjouna Cette question fait entrevoir la vraie nature de ce qui a fait dévier Ardjouna de ses qualités héroïques. Il y a une divine compassion qui descend en nous d'en haut; mais pour l'homme dont la nature ne la possède pas et n'a pas été formée dans son moule, de prétendre qu'il est l'homme supérieur, le maître-homme ou le surhomme, c'est une folie, une insolence, car celui-là seul est le surhomme qui manifeste le mieux la plus haute nature du Divin dans l'humanité. Cette compassion observe avec amour, sagesse ci calme vigilance la bataille et la lutte, la force et la faiblesse de l'homme, ses vertus et ses vices, ses pies et ses souffrances, sa science et son ignorance, sa sagesse et sa folie, ses aspirations et ses chutes, et elle intervient en tout pour aider et guérir. Dans le saint et le philanthrope elle peut prendre la forme de la plénitude de l'amour ou de la charité; dans le penseur et le héros, elle assume l'ampleur et la puissance d'une sagesse et d'une force secourables. Dans le
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guerrier aryen, c'est cette compassion, âme de sa chevalerie, qui refuse de briser le roseau meurtri, mais aide et protège le faible as et l'opprimé, !c blessé et le vaincu. Mais c'est aussi la divine compassion qui renverse le dur tyran et l'oppresseur présomptueux, non pas dans un geste de colère et de haine car celles-ci ne sont pas de hautes qualités divines, et la colère de Dieu contre le pécheur, la haine de Dieu pour le méchant sont des fictions de croyances à demi éclairées, tout autant que les tortures externes des enfers que ces croyances ont inventées -, mais, comme l'a compris clairement l'ancienne spiritualité indienne, avec autant d'amour et de compassion pour le puissant titan égaré par sa force et mis à mort pour ses péchés, que pour les malheureux opprimés qu'il s'agit de sauver de sa violence et de son injustice.
Mais telle n'est pas !a compassion qui pousse Ardjouna à rejeter son œuvre et sa mission. Ce n'est pas la compassion, mais une impuissance faite de lâche pitié pour lui-même, un recul devant la souffrance mentale que son acte doit lui causer. "Je ne vois pas ce qui pourra me débarrasser de cette douleur qui dessèche mes sens," Et de toutes choses Sa pitié pour soi-même compte parmi les sentiments les plus bas et les moins dignes d'un Aryen. Sa pitié pour les autres est aussi une forme de cette faiblesse envers lui-même; c'est l'horreur physique des nerfs inspirée par l'acte de tuer, le recul émotionnel et égoïste du cœur devant la destruction des Dhritarâshtriens, parce qu'ils sont "ses proches" et parce que sans eux la vie sera vide. Cette pitié-là est une faiblesse de l'esprit et des sens, une faiblesse pouvant très bien être salutaire pour des hommes d'un moindre degré de développement, qui, s'ils n'étaient pas faibles, seraient durs et cruels; car il leur faut remédier aux formes les plus dures de l'égoïsme de leur sensibilité par les p!us douces; il leur faut appeler le tamas. le principe débile, au secours du réactions, le principe de lumière, pour réduire la force et l'excès de leurs passions radjasiques. Mais cette voie n'est point faite pour l'homme aryen développé qui doit grandir non par la faiblesse, mais par une ascension continue de force en force. Ardjouna est l'homme divin, le maître-homme en voie de formation et,
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comme tel, il a été choisi par les dieux. Une œuvre lui a été assignée; il a sur son char à cote de lui Dieu, dans sa main l'arc divin. Gândîva, en face de lui les champions du mal. ceux qui s'opposent à ce que le Divin conduise le monde. Ce n'est pas à lui qu'appartient le droit de décider selon ses émotions et ses passions, ce qu'il fera ou ne fera pas. ni de reculer devant une destruction nécessaire en invoquant son cœur ou sa raison égoïste, ni de refuser la tâche parce qu'elle apportera douleur et solitude dans sa vie ou parce que son résultat terrestre est, en l'absence des milliers d'hommes qui doivent périr, sans valeur à ses yeux. Tout cela est déchoir, par faiblesse, de sa plus haute nature. Il ne doit voir que l'oeuvre à accomplir, kartavyam karma, il ne doit écouter que le commandement divin qui lui est insufflé à travers sa nature guerrière, il ne doit s'intéresser qu'au monde et à la destinée de l'humanité qui l'appelle comme l'homme envoyé par les dieux pour l'assister dans sa marche et dégager son chemin des sombres armées qui l'assaillent.
Dans sa réponse à Krishna, Ardjouna, tout en protestant contre l'ordre qu'il reçoit et en le repoussant, accepte le blâme. Il a conscience de sa faiblesse et pourtant il v cède. Il convient que c'est la pauvreté d'âme qui l'a dépouillé de sa vraie et héroïque nature; sa conscience tout entière est égarée dans ses vues sur le bien et le mal et dans ce trouble il accepte l'Ami divin pour instructeur; mais les appuis émotionnels et intellectuels par lesquels il soutenait son sens du bien ont été entièrement détruits; aussi ne peut-il accepter un ordre qui semble ne faire appel qu'à son ancien point de vue et qui ne lui donne pas de nouvelle base d'action. Il essaye encore de justifier son refus d'agir et donne pour excuse les griefs de son être nerveux et physique, qui recule devant le massacre ci sa suite de jouissances sanglantes, les droits de son cœur reculant lui aussi devant les peines et le vide de la vie, qui seraient l'effet de son acte, le droit de ses habituelles notions morales qui frémissent de la nécessité de tuer ses gourous, Bhîshma et Drôna, les droits de sa raison qui ne voit que de fâcheux résultas, sans aucun avantage, à l'œuvre terrible et violente qui lui est assignée. Il a résolu que, sur son ancienne base de pensées et de mobiles, il ne
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combattrait pas et il attend en silence la réponse à des objections qui lui semblent irréfutables. Ce sont ces droits de l'être égoïste Ardjouna que Krishna se met d'abord à réduire à néant, afin de faire place nette à la loi plus haute qui dépassera tous les motifs égoïstes d'action.
La réponse de l'Instructeur suit deux lignes différentes; d'abord une brève riposte fondée sur les idées les plus hautes de la culture générale aryenne, selon laquelle Ardjouna a été élevé; et puis une autre explication, plus vaste, fondée sur une connaissance plus intime et donnant accès à des vérités plus profondes de l'être humain; celle-ci constitue le vrai point de départ de l'enseignement de la Guîtâ. La première réponse s'appuie sur les conceptions philosophiques et morales du Védânta et sur les idées sociales de devoir et d'honneur qui forment les fondements éthiques de la société aryenne. Ardjouna s'est efforcé de justifier son refus par des raisons d'ordre éthique et rationnel, mais il a tout au plus revêtu de mois d'une apparente rationalité la révolte de ses émotions ignorantes et indisciplinées. Il a parlé de la vie physique et de la mort du corps, comme si elles étaient les réalités premières; mais elles n'ont pas cette valeur essentielle aux yeux du sage et du penseur. Le chagrin pour la mort corporelle de ses amis et parents est une affliction que la sagesse et la vraie connaissance de la vie ne ratifie pas; l'homme éclairé ne s'afflige ni pour les vivants ni pour les morts, car il sait que la souffrance et la mort ne sont que de simples incidents au cours de l'histoire de l'âme, C'est l'âme et non le corps qui est la réalité. Tous ces rois des hommes dont il pleure la mort prochaine, ont déjà vécu auparavant et vivront de nouveau dans un corps humain; car, de même que l'âme passe physiquement par l'enfance, la jeunesse et l'âge mûr, de même elle passe d'un corps à un autre. L'esprit calme et sage, dhîra, le penseur, qui regarde la vie fermement sans se laisser distraire ou aveugler par ses sensations et ses émotions, n'est pas trompé par les apparences matérielles; il ne permet pas aux clameurs de son sang, de ses nerfs et de son cœur d'obnubiler son jugement ou de contredire sa connaissance. Il regarde au-delà des faits apparents de la vie du corps et;
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des sens vers le fait réel de son être; il s'élève au-dessus des désirs émotionnels et physiques de la nature ignorante vers le seul et vrai but de l'existence humaine.
Quel est ce fait réel, ce but le plus haut? Ceci, que la vie et la mort de l'homme, répétées à travers les âges des grands cycles du monde, ne sont que le long parcours par lequel l'être humain se rend apte et prêt pour l'immortalité. Et comment faut-il s'y préparer? Quel est l'homme qui y est apte? C'est celui qui cesse de se regarder comme une vie et un corps, celui qui n'accepte pas les expériences matérielles et sensorielles du monde à leur propre valeur ou à celle que leur attribue l'homme physique, celui qui se connaît lui-même et les autres comme des âmes, celui qui apprend à vivre dans son âme et non dans son corps, et qui dans ses rapports avec les autres les traite en âmes et non en simples êtres physiques. Car par immortalité il faut entendre non la survivance à la mort, car celle-ci appartient déjà à toute créature douée d'un mental, mais la transcendance de la vie et de la mort. Cela signifie cette ascension par laquelle l'homme cesse de vivre comme un corps anime par le mental, pour vivre enfin comme un esprit et dans l'Esprit, Quiconque est sujet au chagrin et à l'affliction, quiconque est l'esclave de ses sensations et de ses émotions, et s'absorbe dans les contacts des choses transitoires ne peut être apte à l'immortalité. Tout ce!a doit être enduré jusqu'à ce qu'on l'ait conquis, jusqu'à ce que l'homme libéré ne puisse en éprouver aucune douleur, jusqu'à ce qu'il soit capable d'accueillir tous les événements matériels du monde, joyeux ou tristes, d'une même âme égale, calme et sage, ainsi que les accueille l'Esprit éternel, tranquille, au plus secret de nous. Être troublé par l'affliction et l'horreur, comme le fur Ardjouna, être détourné par elles du chemin qu'il faut parcourir, être vaincu par la pitié envers soi-même, l'incapacité de supporter la douleur et l'effroi devant des circonstances aussi inévitables et insignifiantes que la mort du corps, c'est faire preuve d'une ignorance non aryenne. Ce n'est pas ainsi que l'Aryen doit monter avec une calme énergie vers la vie immortelle.
La mort n'existe pas, puisque c'est le corps qui meurt et que le corps n'est point l'homme. Ce qui est réellement ne peut pas
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sortir de l'existence, quoiqu'il puisse changer de forme et d'apparence à nos veux, de même que ce qui est inexistant ne peut pas venir à l'être. L'âme est et ne peut cesser d'être. Cette opposition entre ce qui est et ce qui n'est pas, cet équilibre entre l'être et le devenir, qui constituent le point de vue mental de l'existence, se résolvent enfin dans la réalisation par i'âme de l'unique et impérissable Moi par qui tout cet univers a été développé. Les corps finis ont une fin, mais Ce qui les possède et s'en sert est infini, illimité, éternel et indestructible. Cela abandonne l'ancien corps et en prend un nouveau, de même qu'un homme change pour un nouveau vêtement celui qui est usé; qu'y a-t-il là qui doive affliger, angoisser ou effrayer? Cela n'est pas né et cela ne meurt pas et pas davantage n'est-ce une chose qui vient une fois à l'existence et disparaît ensuite pour n'y jamais revenir. Il est non né, antique, éternel; il n'est pas tué quand on tue le corps. Car qui peut tuer l'esprit immortel? Les armes ne peuvent le blesser, ni le feu le brûler, ni l'eau le mouiller, ni le vent le dessécher. Éternellement stable, immobile, pénétrant toute chose, il est pour toujours. Il n'est pas manifesté comme l'est le corps, mais plus grand que toute manifestation, il ne peut être analysé par la pensée, mais il est plus grand que toute intelligence; il n'est pas sujet au changement et à la modification comme le sont la vie, ses organes et leurs objets, mais au-delà des changements du mental, de la vie et du corps. Et pourtant il est la Réalité que tout le reste s'efforce de représenter.
Même si la vérité de notre être était moins sublime et moins immense, moins intangible à la vie et la mort, même si le moi était constamment sujet à la naissance et au trépas, même alors la mort des êtres ne devrait causer nul chagrin, car elle est une condition inévitable de la manifestation propre de l'âme. La naissance est une apparition hors d'un état où l'âme n'est pas inexistante, mais seulement non manifestée à nos sens mortels, et la mort est le retour à ce monde ou à cet état non manifesté, d'où elle réapparaîtra à nouveau dans le inonde physique. Tout le bruit fait par les sens et le mental physiques autour de la mort et de l'horreur qu'elle inspire, que ce soit sur le champ de
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bataille ou sur un lit de souffrance, est la plus ignorante des réactions nerveuses. Pleurer les morts, c'est s'affliger d'une manière ignorante pour ceux qu'il n'y a point de cause de pleurer, puisqu'ils ne sont jamais sortis de l'existence et qu'ils n'ont souffert aucun changement d'état douloureux et terrible, et que, après la mort, ils ne sont ni moins vivants ni dans des circonstances plus pénibles que pendant la vie.
Mais en réalité, la vérité la plus haute est la seule vraie. Tout est ce Moi. cet Un, ce Divin que nous regardons, dont nous parlons et entendons parler comme étant la merveille qui dépasse noire compréhension, car après toutes nos recherches et toutes nos déclarations de connaissance et malgré ce que nous avons appris de ceux qui possèdent la connaissance, aucun esprit humain n'a jamais connu cet Absolu. C'est Cela qui est ici voile par le monde, le maître du corps; toute vie n'est que son ombrer; la venue de l'âme dans la manifestation physique et notre sortie hors d'elle par la mort ne sont que l'un de ses mouvements mineurs. Une fois que nous nous connaissons comme Cela, il devient absurde de parler de nous comme de tueurs ou de tués. Une seule chose est la vérité dans laquelle nous avons à vivre: l'Éternel se manifestant comme l'âme de l'homme dans le grand cycle de son pèlerinage, avec la naissance et la mort comme bornes milliaires, les mondes de l'au-delà comme lieux de repos, avec toutes les circonstances de la vie, heureuses ou malheureuses, comme moyens de progrès, comme champ de rimaille et de victoire, avec enfin l'immortalité comme le terme vers lequel l'âme voyage.
"C'est pourquoi, dit l'Instructeur, écarte ce vain souci, cet effroi, et combats, ô fils de Bharata." Mais pourquoi une pareille conclusion? Cette haute et vaste connaissance, cette discipline ardue du mental et de l'âme par lesquelles nous devons nous élever, au-dessus des clameurs des émotions et des tromperies des sens, vers la vraie connaissance de nous-mêmes peuvent en vérité nous libérer de la tristesse et de l'illusion; elles peuvent nous guérir de la peur de la mort et du chagrin pour les morts; elles peuvent nous faire voir que ceux que nous pleurons comme morts ne sont pas morts du tout et n'ont pas à être
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pleures, puisqu'ils n'ont fait que passer dans l'au-delà; elles peuvent nous enseigner à considérer avec calme les assauts les plus terribles de la vie et à envisager la mort du corps comme de peu d'importance; elles peuvent nous élever jusqu'à concevoir toutes les circonstances de la vie comme des manifestations de l'Unique et comme des moyens pour nos âmes de se hausser au-dessus des apparences par une évolution ascendante qui nous conduise jusqu'à nous reconnaître comme l'Esprit immortel. Mais comment cela justifie-t-il l'action exigée Éternel et le massacre de Kouroukshétra? La réponse est que telle est l'action exigée d'Ardjouna sur le chemin qu'il a à parcourir; elle se présente, inévitable dans l'accomplissement de sa fonction, telle que la lui commande son swadharma, son devoir social, la loi de sa vie et la loi de son être. Ce inonde, cette manifestation du Moi dans l'univers matériel n'est pas seulement un cycle de développement intérieur, mais aussi le terrain sur lequel les circonstances extérieurs de la vie doivent être acceptées comme conditions et occasions de ce développement. C'est un monde d'aide mutuelle et de lune; le progrès qu'il nous permet n'est pas un glissement serein et paisible à travers des joies faciles; chaque pas en avant doit être gagné par un effort héroïque au milieu du conflit des forces contraires. Ceux qui acceptent le combat intérieur et extérieur, même dans le choc physique le plus grand, celui de la guerre, sont les kshatriyas, les hommes ce forts; la guerre, l'énergie, la noblesse, le courage sont leur nature; ta défense du droit et une acceptation sans réserve de l'enjeu de la bataille leur vertu et leur devoir. Car il y a continuellement lutte entre le bien et le mal. entre le juste et l'injuste, l'e entre les forces qui protègent et celles qui violentent et oppriment, et, une fois que l'aboutissement final en est la bataille physique, le champion et le porte-drapeau du droit ne doit plus trembler et hésiter en face de la violence terrible de l'œuvre qu'il a à accomplir; par molle pitié en faveur du violent et du cruel par horreur physique de l'immense destruction décrétée, il ne doit pas abandonner ceux qui le suivent ou qui combattent à ses côtés, ni trahir Sa cause, ni laisser traîner dans la boue et fouler par les pieds sanglants de l'oppresseur l'étendard du droit et de
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la justice. Sa vertu et son devoir sont dans le combat et non dans l'abstention du combat; le péché serait pour lui non de tuer, mais le refus de tuer.
Pour un moment l'Instructeur quitte ensuite ce point pour donner une autre réponse à la plainte Ardjouna que la mort des siens le priverait de toute raison de vivre. Quel est le véritable objet de la vie de tout kshatriya, et son véritable bonheur? Non pas son propre plaisir, le bonheur domestique et une vie de confort et de joies paisibles en compagnie d'amis et de parents, car son vrai but est de combattre pour le droit, et son plus grand bonheur de trouver une cause qui lui permette de donner sa vie, ou, s'il obtient la victoire, de gagner la gloire et la couronne du héros.
"Rien de meilleur n'arrive au kshatriya qu'une juste guerre, et quand un tel combat s'offre de lui-même, comme si s'ouvraient les portes du ciel. heureux alors sont les kshatriyas. Et toi, si tu ne livres pas cette bataille pour le droit, alors tu renonceras à [on devoir, à ça vertu et à ta gloire et le péché sera ton partage." Par un pareil refus il encourra la home et le reproche de lâcheté et de faiblesse et la perte de son honneur de kshatriya. Et quel est le pire malheur pour un kshatriya? C'est de perdre son honneur, sa réputation, sa noble condition parmi les hommes puissants, les hommes de courage et de pouvoir; cela est pour lui pire que la mort. La bataille, le courage, la puissance, l;autorité, la discipline, l'honneur des braves, de ciel de ceux qui tombent noblement, tel est l'idéal du guerrier. Avilir cet idéal, permettre que cet honneur soit terni, donner l'exemple être un héros glorieux parmi les héros, mais dont l'action appelle le reproche de lâcheté et de faiblesse et ainsi abaisser les normes morales de l'humanité, c'est être infidèle envers soi-même et envers le monde en ce qu'il exige de ses chefs et de ses rois. "Tué, tu gagneras le ciel, victorieux tu jouiras de la terre; lève-toi donc, ô fils de Kounti, résolu à la bataille."
Cet appel héroïque peut sembler d'un degré inférieur à celui de la spiritualité stoïque qui précède et celui de la plus profonde spiritualité qui va suivre. Dans les prochains vers en effet l'Instructeur
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enjoint à Ardjouna de considérer comme egaux aux yeux de l'âme la bonne et la mauvaise fortune, la pêne et le gain, la victoire et la défaite, et puis alors de marcher vers la bataille ce qui est le vrai enseignement de la Guîtâ, Mais l'éthique indienne a toujours reconnu la nécessité pratique d'idéaux gradués pour le développement de la vie morale et spirituelle de l'homme. Ici l'idéal du kshatriyas, l'idéal des quatre castes ou ordres est présenté sous son aspect social et non dans sa signification spirituelle, comme il le sera dans la suite. Telle est ma réponse, dit Krishna en fait, si vous persistez à considérer la joie et la douleur et le résultai de vos actions comme vos motifs d'action. Je vous ai montré dans quelle direction vous guide la plus haute connaissance de soi et du monde; maintenant, je viens de vous montrer dans quelle voie vous dirige \votre devoir social et les valeurs morales de votre ordre, swadharmam api tchâvékshya. Que vois considériez l'un ou l'autre, le résultat est le même Mais si vous n'êtes pas satisfait de votre devoir social et de la vertu propre à votre ordre, si vous pensez qu'ils vous conduisent à la douleur et au péché, alors je vous conjure de vous élever à un idéal plus haut et non de vous abaisser à un idéal inférieur. Écartez tout égoïsme. ignorez joie et douleur, dédaignez perte et gain et tout résultat mondain, ne considérez que la cause que vous devez servir et l'œuvre que vous devez accomplir sur le commandement divin, et ''ainsi tu ne commettras pas le péché". De cette façon, à tous les arguments Ardjouna, il est répondu selon la connaissance et l'idéal moral les plus élevés qu'aient atteints sa race et son temps, que ce soit l'excuse de sa douleur ou celle de son recul devant le massacre, celle de son sens du péché, ou celle des résultats malheureux de son action.
Telle est la foi du guerrier aryen : "Connais Dieu, connais-toi toi-même, aide les hommes défends le droit et, sans crainte ni faiblesse ni hésitation, accomplis en ce monde ton œuvre de combattant. Tu es l'Esprit éternel et impérissable; ton âme est ici-bas sur son chemin ascendant vers l'immortalité. La vie et la mort ne sont rien; chagrins, blessures et souffrances ne sont rien; car tout cela doit être surmonté et conquis. Ne t'arrête pas à ton propre plaisir, à ton succès, à ton profit, mais regarde plus
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haut et regarde autour de toi — plus haut, regarde les sommets lumineux vers lesquels tu montes et tout alentour, regarde ce monde de bataille et d'épreuve où le bien et le mal, le progrès et la régression s'étreignent dans un conflit acharne. Les hommes t'appellent à leur secours, toi leur homme fort. toi leur héros! Aide-les donc et combats. Détruis, quand c'est par la destruction que le monde doit avancer; mais ne hais pas ce que tu détruis, ni ne pleure tous ceux qui doivent périr. Reconnais en chacun l'unique Moi, sache que tous sont des âmes immortelles et que le corps n'est que poussière. Fais ton œuvre d'un esprit calme, fort et serein; combats et tombe noblement ou vaincs puissamment. Car telle est l'œuvre que Dieu et ta nature t'ont donnée à accomplir."
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VIII
SÂNKHYA ET YOGA
Lors même qu'il s'écarte de cette première et sommaire réponse aux difficultés Pourânas Ses, et dans les tout premiers mots qui marquent la dominante d'une solution spirituelle, l'Instructeur fait immédiatement une distinction qui est de la plus extrême importance pour la compréhension de la Guîtâ — la distinction entre Sânkhya et Yoga. "Telle est l'intelligence (la connaissance intelligente des choses et de la volonté) qui t'a été déclarée dans le Sânkhya; entends maintenance ceci dans le Yoga, car si tu es en Yoga par cette intelligence, ô fils de Sânkhya, tu rejetteras la servitude des œuvres." Traduction littérale des mots par lesquels la Guîtâ annonce la distinction qu'elle entend faire.
Là Guîtâ est, en son fondement, une œuvre védântiques; c'est l'une des trois autorités reconnues pour l'enseignement védântique et, bien qu'on ne lui donne pas le nom Écriture révélée, bien qu'elle soit, autrement dit, grandement intellectuelle, discursive, philosophique en sa méthode, basée, certes, sur la Vérité, mais non sur le Verbe directement inspiré qui est la révélation de la Vérité par le truchement des facultés supérieures du voyant, elle est toutefois si hautement prisée qu'on la met presque au rang de treizième Pourânas Ses idées védântiques n'en sont pas moins tout du long et entièrement colorées par les idées du Sânkhya et la façon de penser propre au Yoga, et elle tire de celte coloration le caractère synthétique particulier à sa philosophie. En fait, c'est avant tout un système pratique de Yoga qu'elle enseigne, et elle n'introduit d'idées métaphysiques que pour expliquer son système pratique; elle ne se contente pas d'autre part d'exposer la connaissance védântique, mais fonde connaissance et dévotion sur les œuvres, de même qu'elle élève les œuvres jusqu'à la connaissance, qui est leur point culminant, et les imprègne de la dévotion qui est leur cœur même et l'essence de leur esprit. Par ailleurs, son Yoga repose sur la philosophie analytique des sânkhyens, la prend pour point de
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départ et la conserve toujours comme important élément de sa méthode et de sa doctrine; mais il la dépasse de beaucoup, réfute même certaines de ses tendances caractéristiques et trouve moyen de concilier la connaissance analytique inférieure du Sânkhya et la vérité synthétique et védântique supérieure.
Que sont, alors, le Sânkhya et le Yoga dont parle la Guîtâ? Ce ne sont certainement pas les systèmes qui nous ont été transmis sous ces noms et tels qu'ils sont énoncés respectivement clans la Sânkhya-Kârikâ d'Ishwara Krishna et les aphorismes de Patandjali sur le Yoga. Ce Sânkhya n'est pas le système des kârikâs du moins tel qu'en générai on l'entend -, car nulle parc ni à aucun moment, la Sânkhya-Kârikâ ne reconnaît la multiplicité des Prakriti comme une vérité primordiale de l'être, et elle affirme avec force ce que le Sânkhya récuse énergiquement, que l'Un est le Moi et le Pourousha, et d'autre part que cet Un est le Seigneur, Îshwara ou Pouroushôttama, et que l'Ishwara est la cause de l'univers. Le Sânkhya traditionnel, pour employer nos modernes distinctions, est athée; le Sânkhya de la Sânkhya admet et concilie subtilement les vues théistes, panthéistes et monistes de l'univers.
Pas davantage ce Yoga n'est-il le système de Yoga de Patandjali; car celui-ci est une méthode purement subjective de Râdja-Yoga, une discipline interne, limitée, rigidement découpée. sévèrement et scientifiquement graduée, par laquelle le mental est progressivement apaisé et hissé dans le samâdhi, de façon que puissent nous être acquis les résultats temporels et éternels de ce dépassement de soi, les résultats temporels dans un vaste accroissement de la connaissance et des pouvoirs de l'âme, les résultats éternels dans l'union divine. Mais le Yoga de la Sânkhya est un système ample, flexible, aux multiples facettes, aux éléments variés qui sont tous heureusement harmonisés par une sorte de naturelle et vivante assimilation, et le univers Le n'est que l'un de ces éléments, et non le plus important ni le plus vital. Ce Yoga n'adopte aucune gradation stricte et scientifique, c'est un processus de développement naturel de l'âme; par l'adoption de quelques principes d'équilibre et d'action subjectifs, il tend à produire une rénovation de l'âme et une sorte de
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changement, d'ascension ou de nouvelle naissance, hors de la nature inférieure, en la nature divine. En conséquence, son idée du samâdhi est bien différente de la notion ordinaire de transe développer: et tandis que Patandjali n'accorde aux œuvres qu'une importance initiale pour la purification morale et la concentration religieuse, la Patandjali va jusqu'à en faire la caractéristique distinctive du Yoga. L'action, pour Patandjali, n'est que préliminaire. dans la Patandjali, c'est une fondation permanente; dans le Râdja-Yoga. il faut pratiquement l'écarter. une fois son fruit obtenu, ou en tout cas elle cesse très vite d'être un moyen de réaliser le Yoga; pour la Patandjali, elle est un moyen de la plus haute ascension, et elle se poursuit même après la complète libération de l'âme,
Cela doit être dit afin d'éviter toute confusion de la pensée que pourrait créer l'emploi de mots familiers dans une acception plus large que le sens technique qui nous est à présent coutumier. Cependant, tout ce qui est essentiel dans les systèmes du Sânkhya et du Yoga, tout ce qui, en eux, est ample, universel et universellement vrai. la Patandjali l'admet, quand bien même ne s'y limiterait-elle pas comme les écoles adverses. Son Sânkhya est le Sânkhya universel et védantique, tel que nous le trouvons en ses premiers principes et ses premiers éléments dans la grande synthèse védantique des Oupanishads et plus tard dans les développements des Pourânas. Son idée du Yoga est cette vaste idée d'une pratique et d'un changement intérieur surtout subjectifs, nécessaires à la découverte du Moi ou à l'union avec Dieu et dont le Râdja-Yoga n'est qu'une application particulière. La Patandjali dit avec insistance que Sânkhya et Yoga ne sont pas deux systèmes différents, incompatibles et discordants, mais qu'ils sont un en leur principe et leur but ils ne diffèrent qu'en leur méthode et leur point de départ. Le Sânkhya aussi est un Yoga, mais il procède par la connaissance; en d'autres termes, il commence par la discrimination et l'analyse intellectuelles des principes de notre être et atteint son but par la vision et la possession de la Vérité. Le Yoga, en revanche, procède par les œuvres; en son premier principe, il est Karma-Yoga; mais il est évident que te mot karma, d'après tout l'enseignement
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de la Ses et ses définitions ultérieures, est utilisé dans un sens très large et que, par Yoga, s'entend la consécration désintéressée de toutes ses activités tant intérieures qu'extérieures en un sacrifice au Seigneur de toute œuvre, offert à l'Éternel comme Maître de toutes les énergies et de toutes les austérités de l'âme. Le Yoga est la pratique de la Vérité dont la connaissance donne la vision, et cette pratique a pour force motrice un esprit de dévotion illuminée, de calme ou de fervente consécration à cela que la connaissance voit comme étant le Suprême,
Mais quelles sont les vérités du Sânkhya? La philosophie lira son nom de sa méthode analytique. Le Sânkhya est l'analyse, l'énumération, l'exposé séparateur et discriminant des principes de noire être, dont le mental ordinaire ne voit que les combinaisons et leurs résultats. Il ne chercha pas du tout à synthétiser. A l'origine, son point de vue est en fait dualiste, non de ce dualisme très relatif des écoles védântiques qui se donnent ce nom, dwaïta, mais d'une façon très absolue et tranchante. Car il explique l'existence non pas par un, mais par deux principes originels dont !a relation, en sa réciprocité, est la cause de l'univers le Pourousha, l'inactif, la Prakriti, l'actif. Le Pourousha est Éternel, non dans l'acception ordinaire ou populaire du mot, mais au sens de pur Être conscient, immobile, immuable lumineux en soi. La Prakriti est l'Énergie et son action. Le Pourousha ne fait rien, mais il réfléchit l'action de Énergie et ses fonctionnements; la Prakriti est mécanique, mais d'être reflétée en le Pourousha elle revêt l'apparence de la conscience en ses activités, et ainsi se trouvent créés ces phénomènes de création, conservation, dissolution, naissance et vie et mort, conscience et inconscience, connaissance sensorielle et connaissance intellectuelle et ignorance, action et inaction, bonheur et souffrance que le Pourousha, sous l'influence de la Prakriti, s'attribue à lui-même, bien qu'ils ne lui appartiennent nullement. mais à l'action ou au mouvement de la seule Prakriti.
Car la Prakriti est constituée de trois analytique ou modes essentiels de l'énergie ; le colorées, semence de l'intelligence, préserve les opérations de l'énergie; le radjas, semence de la
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force et de l'action, crée les opérations de l'énergie; le tamas, semence de l'inertie et de la non-intelligence, négation du colorées et du radjas, dissout ce que l'un crée et que l'autre préserve. Lorsque ces trois pouvoirs de l'énergie de la Prakriti sont dans un état d'équilibre, tout est au repos, il n'y a nul mouvement, point d'action ni de création et, dès lors, il n'y a rien à réfléchir dans l'être immuable et lumineux de l'Âme consciente. Mais lorsque l'équilibre est rompu, alors les trois analytique tombent dans un état d'inégalité où ils luttent les uns contre les autres et s'influencent mutuellement; et commence tout l'inextricable processus de création, préservation et destruction incessantes, déployant les phénomènes du cosmos. Cela continue tant que le Pourousha consent à réfléchir le désordre qui obscurcit sa nature éternelle et attribue à celle-ci la nature de la Prakriti; mais lorsqu'il retire son consentement, les analytique retrouvent l'équilibre, et l'âme retourne à son éternelle et invariable immobilité; elle est délivrée des phénomènes. Le pouvoir de réfléchir, et celui de donner ou de retirer son consentement semblent être les seuls pouvoirs du Pourousha; il est le témoin de la Nature par le fait qu'il réfléchit, et il est l'être qui autorise, création et ahankâra de la Guîtâ, mais il n'est pas activement La Son consentement même est passif, et le retrait de son consentement n'est qu'une autre forme de la passivité. Toute action subjective ou objective est étrangère à l'Âme; elle n'a ni volonté active ni intelligence active. Elle ne peut donc être la seule cause du cosmos, et l'affirmation d'une seconde cause devient nécessaire. L'Âme, de par sa nature de connaissance, de volonté et de joie conscientes, ne peut être la seule cause de l'univers; Énergie et la Nature en sont la cause duelle, une Conscience passive et une Énergie active. Ainsi le Sânkhya explique-t-il l'existence du cosmos.
Mais d'où viennent alors cène intelligence et cette volonté conscientes dont nous percevons qu'elles sont une part si importante de notre être, et que, couramment et d'instinct, nous faisons relever non pas de la Prakriti mais du Pourousha? Selon le Sânkhya, cette intelligence et cette volonté font intégralement partie de l'énergie mécanique de la Nature et ne sont point
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propriétés de l'âme; elles constituent le principe de la bouddhi, l'un des vingt-quatre tattwas, les vingt-quatre principes cosmiques, Dans l'évolution du monde, la Prakriti est à la base et porte en elle ses trois analytique, substance originelle des choses, matériau non manifesté, inconscient, dont sont tirées successivement cinq conditions élémentales de l'Énergie, ou Matière – car la Matière et la Force sont la même chose dans la philosophie sânkhyenne. Ces cinq conditions portent les noms des cinq éléments concrets de la pensée ancienne, l'éther, l'air, le feu, l'eau et la terre; on doit cependant se rappeler qu'ils ne sont point des éléments au sens scientifique moderne, mais des conditions subtiles de l'énergie matérielle et que l'on ne peut nulle part trouver à l'état pur dans le monde matériel grossier. Tous les objets sont créés par la combinaison de ces cinq conditions subtiles, ou éléments. Par ailleurs, chacun de ces cinq éléments est à la base d'une des cinq propriétés subtiles de Énergie ou Matière, le son, le loucher, la forme, le goût et l'odeur, qui constituent la façon dont le mental-sens perçoit les objets. Ainsi, par ces cinq éléments de la Matière émanés de l'énergie primordiale et par ces cinq relations sensorielles au moyen desquelles la Matière est connue, se développe ce qu'en langage moderne nous appellerions l'aspect objectif de l'existence cosmique.
Treize autres principes constituent l'aspect subjectif de Énergie cosmique bouddhi ou mahat, ahankâra, manas et ses dix fonctions sensorielles, cinq de connaissance et cinq d'action. Le manas, ou mental, est le sens originel qui perçoit tous les objets et réagit sur eux; car il a une activité tout ensemble réceptrice et émettrice, reçoit par la perception ce que la Guîtâ appelle les contacts extérieurs des choses, bâhya complete, se forme ainsi son idée du monde et donne cours à ses réactions de vitalité active. Mais il spécialise ses fonctions réceptrices les plus ordinaires à l'aide des cinq sens de perception, l'ouïe, le toucher, la vue, le goût et l'odorat qui font des cinq propriétés des choses leur objet respectif, et il spécialise certaines fonctions vitales nécessaires de réaction à l'aide des cinq sens actifs qui jouent pour la parole, la locomotion, la préhension des choses,
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l'évacuation et la génération. La bouddhi, le principe de discrimination, est à la fois l'intelligence et la volonté; elle est dans la Nature ce pouvoir qui discrimine et coordonne, L'ahankâra, le sens de l'ego, est dans la bouddhi le principe subjectif par lequel le Pourousha est amené à s'identifier avec la Prakriti et ses activités. Mais ces principes subjectifs sont eux-mêmes aussi mécaniques, et participent autant de l'énergie inconsciente que ceux qui constituent ses opérations objectives. Si nous trouvons difficile de réaliser comment l'intelligence et la volonté peuvent être des propriétés de l'Inconscient mécanique et elles-mêmes mécaniques (djâda), nous n'avons qu'à nous rappeler que la Science moderne a été amenée à une conclusion similaire. Même dans l'action mécanique de l'atome, il existe un pouvoir que l'on peut seulement dénommer volonté inconsciente, et dans toutes les opérations de la Nature cette volonté partout répandue accomplir inconsciemment les opérations de l'intelligence. Ce que nous appelons intelligence mentale est précisément la même chose, en son essence, que ce qui discrimine et coordonne subconsciemment dans toutes les activités de l'univers matériel, et le Mental conscient lui-même, comme la Science a tenté de le démontrer, n'est qu'un résultat et une transcription de l'action mécanique de l'inconscient. Mais le Sânkhya explique ce que la Science moderne laisse dans tel l'ombre ; comment ce qui est mécanique et inconscient revêt les l'apparence de la conscience. Il en est ainsi parce que la Prakriti se reflète en le Pourousha; la lumière de la conscience de l'Âme est attribuée aux opérations de l'énergie mécanique, et c'est de cette façon que le Pourousha, observant la Nature en témoin et s'oubliant, est joué par l'idée, engendrée en la Nature, que c'est lui qui pense, éprouve, veut, agit, alors que, tout du long, l'opération qui consiste à penser, éprouver, vouloir, agir est en réalité menée par elle et ses trois modes, et non pas du tout par lui. Se débarrasser de cette illusion est la première étape vers la libération de l'âme hors de la Nature et de ses œuvres.
Certes, il existe bien des choses dans notre existence que le Sânkhya n'explique en rien ou qu'il n'explique pas de façon satisfaisante, mais si tout ce dont nous avons besoin est d'expliquer
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rationnellement des processus cosmiques en leurs principes pour donner une base au grand objectif commun à toutes les anciennes philosophies la libération de l'âme hors de l'obsession de la Nature cosmique -, alors l'explication du monde par le Sânkhya et la voie de la libération du Sânkhya semblent aussi bonnes et aussi efficaces que d'autres. Ce que nous ne saisissons pas de prime abord, c'est pourquoi il lui faut introduire un élément de pluralisme dans son dualisme en affirmant une unique Prakriti, mais de multiples Prakriti Il semblerait que l'existence d'un seul Pourousha et d'une seule Prakriti suffise pour expliquer la création et le déroulement de l'univers. Mais le Sânkhya était tenu de développer le pluralisme du fait de son observation rigidement analytique des principes des choses. D'abord, nous constatons bel et bien qu'il existe de multiples êtres conscients dans le monde et que chacun considère le même monde à sa façon, que chacun a son expérience indépendante des choses subjectives et objectives de ce monde, ses rapports distincts avec les mêmes processus de perception et de reaction S'il n'y avait qu'un Pourousha, il n'y aurait pas cette indépendance, ni cette séparation centrales, mais ions verraient le monde de façon identique et avec une subjectivité et une objectivité communes. Parce que la Prakriti est une, tous sont témoins du même monde; parce que ses principes sont partout les mêmes, les principes généraux qui constituent l'expérience intérieure et extérieure sont les mens pour tous; mais l'infinie différence de vue, de perspective et d'attitude, d'action, et d'expérience et de fuite hors de l'expérience différence non dans les opérations de la Nature, qui sont les mêmes, mais dans la conscience-témoin est tout à fait inexplicable à moins de supposer qu'il existe une multiplicité de témoins, de multiples Prakriti Le sens de l'ego séparateur, pouvons-nous dire, est une explication suffisante. Mais le sens de l'ego est un principe général de la Nature et n'a pas besoin de varier; par lui-même, en effet, il induit simplement le Pourousha à s'identifier avec la Prakriti, et n'y aurait-il qu'un Pourousha tous les êtres seraient un, ils seraient unis et semblables dans leur conscience égoïste; pour différentes que puissent être dans le détail les simples
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formes et combinaisons de leur pan de Nature, il n'y aurait nulle différence ni dans la perspective ni dans l'expérience de l'âme. Les variations de la Nature ne devraient pas créer toute cette différence centrale, cette multiplicité de perspectives et, de bout en bout, cette division de l'expérience dans un Témoin unique, un unique Dès Dès lors, le pluralisme des âmes est une nécessité logique pour un système de pur Sânkhya, divorcé d'avec tes éléments védântiques de l'ancienne connaissance qui lui donnèrent d'abord naissance. Le cosmos et son cours peuvent s'expliquer par le commerce d'une Prakriti unique avec un unique Dès, mais pas la multiplicité des êtres conscients dans le cosmos.
Il y a une autre difficulté, et tout aussi formidable. La libération est l'objectif qu'à l'instar des autres se propose cette philosophie. Cène libération s'effectue, avons-nous dit, par le fait que le Dès retire son consentement des activités de la Prakriti qu'elle n'orchestre que pour son plaisir à lui; mais en somme, ce n'est qu'une façon de parler. Le Dès est passif, et l'acte de donner ou de retirer le consentement ne peut lui appartenir réellement, ce doit être un mouvement dans la Prakriti elle-même. Tout bien considéré, nous verrons que, dans la mesure où il s'agit d'une opération, c'est un mouvement de renversement ou de recul dans le principe de la bouddhi, la volonté discriminante. La bouddhi s'est prêtée tout du long aux perceptions du mental-sens; elle s'est occupée de discriminer de coordonner les opérations de l'énergie cosmique et, à l'aide du sens de l'ego, d'identifier le Témoins avec ses travaux à elle de pensée, de sens et d'action. À force de discriminer les choses, elle arrive à cette réalisation corrosive et dissolvante : cette identité est un leurre; elle distingue pour finir le Dès de la Prakriti et perçoit que tout est une simple rupture de l'équilibre des Témoins; la bouddhi, à la fois intelligence et volonté, recule devant le mensonge qu'elle a soutenu, et le Pourousha. Dès, cessant d'être lié, ne s'associe plus à l'intérêt que le mental prend au jeu cosmique. Le résultai sera en fin de compte que la Prakriti perdra son pouvoir de se réfléchir dans le Pourousha;; car l'effet du sens de l'ego est détruit, et la volonté intelligente,
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devenant indifférente, cesse d'être l'outil de son consentement nécessairement, ses Temoin doivent alors tomber dans un état d'équilibre, le jeu cosmique doit cesser, le Pourousha; retourner à son repos immobile. Mais s'il n'y avait que le Pourousha unique et qu'eût lieu ce recul du principe discriminant devant ses leurres, tout cosmos cesserait. En tout état de cause, nous voyons qui; rien de tel ne se produit. Quelques êtres parmi d'innombrables multitudes atteignent à la libération ou y tendent; les autres ne sont en rien affectés, la Nature cosmique n'est pas non plus dérangée le moins du monde en son jeu avec eux par ce rejet sommaire qui devrait marquer la fin de toutes ses opérations Ce n'est que par la théorie de multiples Pourousha, indépendant;que cela peut s'expliquer. La seule explication un peu logique, du point de vue du monisme caractéristique, est celle du Mâyâvâda: mais là, tout devient un rêve, servitude et libération sont toutes deux des circonstances de l'irréalité, les empiriques trébuchements de la Maya; en réalité, personne n'est libère, ni personne enchaîné. Plus réaliste, la vision des choses qu'a le Sânkhya n'admet pas cette idée fantasmagorique de l'existence et, partant, ne peut adopter cette solution. Ici encore, nous constatons que la multiplicité des âmes est une conclusion inévitable si l'on prend les données de l'analyse sânkhyenne du monde.
La Guîtâ part de cette analyse et, même en son exposé du Yoga, semble d'abord l'accepter presque entièrement. Elle accepte la Prakriti et ses crois gounas et ses vingt-quatre principes; accepte l'attribution de toute action à la Prakriti et la passivité du Pourousha; accepte la multiplicité des êtres conscients dans le cosmos; accepte la dissolution du sens de l'ego identificateur, l'action discriminante de la volonté intelligente et que la transcendance de l'action des trois modes de l'énergie soit le moyen de la libération. Le Yoga qu'il est demandé à Ardjouna de pratiquer dès le commencement est le Yoga par la bouddhi, la volonté intelligente. Mais il y a un changement d'aiguillage d'une importance capitale le Pourousha est considéré un, non pas multiple; car le Moi libre, immatériel, immobile, éternel, immuable de la Guîtâ, honnis un détail, est une
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description védântique du Pourousha éternel, passif, immobile, immuable des sânkhyens. Mais la différence capitale est qu'il y a Un, et non multitude. Ce qui entraîne toute la difficulté qu'évite la multiplicité du Sânkhya. et nécessite une solution bien différente. La Guîtâ y pourvoit en introduisant dans son Sânkhya védântique les idées et les principes du Yoga védântique.
Le premier élément nouveau et d'importance que nous constatons réside en la conception du Pourousha lui-même La Pourousha mené ses activités pour le plaisir du Pourousha; mais comment ce plaisir est-il déterminé? Dans la rigoureuse analyse du Sânkhya, ce ne peut être que par un consentement passif du témoin silencieux. Passivement le Témoin consent à l'action de la volonté intelligent et du sens de l'ego, passivement il consent au recul de cette volonté devant le sens de l'ego. Il est Témoin,, source du consentement, soutien du travail de la Nature du fait qu'il le réfléchit, sâkshî anoumantâ bhartâ. mais rien de plus. Or, le Pourousha de la Éternel est aussi le Seigneur de la Nature, il est Îshwara. Si l'action de la volonté intelligente appartient à la Nature, l'origine et le pouvoir de la volonté procèdent de l'Âme consciente, qui est le Seigneur de la Nature. Si l'acte d'intelligence de la Volonté est le fait de la Pourousha, la source et la lumière de l'intelligence sont l'active contribution du Pourousha; il n'est pas seulement le Témoin, mais le Seigneur et le Connaissant. maître de la connaissance et de la volonté, djñâtâ Îshwara Il est la suprême cause de l'action de la Patandjali, la suprême cause de son retrait de l'action. Dans l'analyse Sânkhya, Pourousha et Prakriti sont en leur dualisme la cause du cosmos; dans ce Sânkhya synthétique, le Pourousha par sa Prakriti est la cause du cosmos. Nous voyons tout de suite combien nous nous sommes éloignés du purisme inflexible de l'analyse traditionnelle.
Mais qu'en est-il de l'unique moi immuable, immobile, éternellement libre, avec lequel a commencé la Guîtâ? Cela est libre de tout changement ou de toute imbrication dans le changement, avikârya, non né, non manifesté, cela état le Brahman, et c'est pourtant cela "par quoi tout ceci est épandu". il semblerait dès lors que le principe de Ï'Ishwara soit dans son être; s'il est
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immobile, il n'en est pas moins la cause et le seigneur de toute action et de toute mobilité. Mais comment? Et qu'en est-il de la multiplicité des êtres conscients dans le cosmos? Ils ne paraissent pas être le Seigneur, mais bien plutôt le non-Seigneur, anîsha, car ils sont assujettis à l'action des trois gounas et au K'urrc du sens de l'ego, et si, comme a l'air de le dire la Guîtâ, ils "ni tous le moi unique, comment se sont produits cène imbrication, cette sujétion et ce leurre, ou comment les expliquer si ce n'est par la passivité pure du Pourousha? Et d'où vient la multiplicité? ou comment se fait-il que le moi unique atteigne en un corps et un mental à la libération, alors que dans les autres il demeure dans l'illusion de la servitude? Ce sont là des difficultés que l'on ne peut rencontrer sans leur donner de solution.
La Guîtâ y répond dans ses derniers chapitres par une analyse du Pourousha et de la Prakriti, qui introduit de nouveaux éléments bien propres à un Yoga védântique, mais étrangers au Sânkhya traditionnel. Elle parle de trois Pouroushas, ou plutôt d'un triple mode du Pourousha. Les Oupanishad. Ses, en traitant des vérités du Sânkhya, semblent quelquefois parler de lieux Pouroushas seulement. Il y a un non-né de trois couleurs, dit un texte, l'éternel principe féminin de la Prakriti avec ses trois gounas, toujours en train de créer; il y a deux non-nés, deux Pouroushas, dont l'un s'attache à elle et se réjouit en elle, et dont l'autre l'abandonne parce qu'il a Joui de toutes ses jouissances. Dans un autre verset, ils sont décrits comme deux oiseaux sur un arbre, compagnons éternellement couplés, dont l'un mange les fruits de l'arbre le Pourousha dans la Nature, jouissant de son cosmos — et dont l'autre ne mange point, mais observe son compagnon le Témoin silencieux, retiré de la jouissance. Lorsque le premier voit le second et sait que tout est sa grandeur, alors il est délivré du chagrin. Le point de vue dans les deux versets est différent, mais ils ont une implication commune. L'un des oiseaux est le Moi ou Pourousha éternellement silencieux, in asservi, par qui tout ceci est épandu, et il considère le cosmos qu'il a épandu mais s'en tient à l'écart; l'autre est le Pourousha pris au piège de la Patandjali Le premier verset indique que les deux sont le même, représentent différents états,
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asservi et libéré, du même être conscient — car le second Non-Né est descendu dans la jouissance de la Nature et s'est retiré d'elle. L'autre verset met en lumière ce que nous ne déduirions pas du premier, à savoir qu'en son mode supérieur d'unité le moi est pour jamais libre, inactif, sans lien, quoiqu'on son être inférieur il descende dans la multiplicité des créatures de la Ses et s'en dégage par un retour, en n'importe queue créature individuelle, au mode supérieur. Cène théorie du double mode de l'âme consciente unique ouvre une porte; mais le processus de la multiplicité de l'Un est encore obscur.
À ces deux Pouroushas, la Guîtâ, développant la pensée d'autres passages des Oupanishads¹, en ajoute encore un autre, le suprême, le Oupanishad. Ses le très haut Pourousha, dont !a grandeur est toute cette création. Ainsi y en a-t-il trois, le Kara, Ardjouna, l'Outtama. Le Kara, le mobile, le muable, est la Nature, swabhàva, c'est le devenir varié de l'âme; ici, le Pourousha est ta multiplicité de l'Être divin; c'est le Pourousha multiple, non pas séparé de la Prakriti mais en elle. Ardjouna, l'immobile, l'immuable, est le moi silencieux et inactif, il est l'unité de l'Être divin, Témoin de la Nature, mais sans être engagé dans ses mouvements; c'est le Pourousha inactif, libre de la Prakriti et de ses œuvres. L'Outtama est le Seigneur, le Brahman suprême, le Moi suprême, qui possède à la fois l'unité immuable et la mouvante multiplicité. C'est par une grande mobilité et une grande action de Sa nature, de Son énergie, de Sa volonté et de Son pouvoir, qu'il se manifeste dans le monde, et par une tranquillité, une immobilité encore plus grandes de Son être qu'il s'en tient à l'écart; et pourtant, en qualité de Pouroushôttama, Il est au-dessus tout ensemble de l'indifférence à la Nature et de l'attachement à la Nature. Cette idée du Pouroushôttama constamment sous-entendue dans les Mâyâvâda, se trouve dégagée et définitivement amenée à la lumière par la Guîtâ, et elle a exercé une puissante influence suc les, développements ultérieurs de la conscience religieuse indienne.
¹Pourousha... aksharât... paratah parah – bien que Ardjouna soit suprême, il existe un suprême Pourousha qui lui est supérieur, dit l'Oupanishad
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C'est la base du plus haut Bhakti-Yoga, qui prétend dépasser les rigides définitions de la philosophie moniste; c'est le support de la philosophie des Pourânas dévotionnels.
La Guîtâ ne se contente pas non plus de rester dans les limites de l'analyse de la Prakriti que fait le Sânkhya; car celui-ci ne laisse de place qu'au sens de l'ego, et non point au Pourousha multiple qui, alors, ne fait pas partie de la Prakriti, mais en est séparé. La Guîtâ affirme au contraire que le Seigneur, par Sa Nature, devient le djîva. Comment cela se peut-il, puisqu'il n'y a que les vingt-quatre principes de Énergie cosmique, et qu'il n'en est pas d'autres? Oui, dit en Effet l'Instructeur divin, c'est là un compte rendu parfaitement fondé des opérations apparentes de la Prakriti cosmique ci de ses trois gounas, et la relation qui y est attribuée au Mâyâvâda et à la Prakriti est elle aussi tout à fait défendable et d'une grande utilité pour les fins pratiques de l'imbrication et du retrait. Mais ce n'est que la Prakriti inférieure, l'inconsciente, l'apparente Prakriti aux trois modes; il existe une Nature consciente et divine, une Nature supérieure, suprême, et c'est celle-là qui est devenue l'âme individuelle, le djîva. Dans la nature inférieure, chaque être se présente comme ego; dans la nature supérieure, il est le Mâyâvâda individuel. En d'autres termes, la multiplicité fait partie de la nature spirituelle de l'Un. L'âme individuelle est moi-même; dans la création, elle est une manifestation partielle de moi, mamaïva anshah, et elle possède tous mes pouvoirs; elle est témoin, elle donne le consentement, elle soutient, connaît, elle est le seigneur. Elle descend dans la nature inférieure et se croit enchaînée par l'action, de façon à savourer l'être inférieur; elle peut se retirer et connaître qu'elle est le Mâyâvâda passif, libre de toute action. Elle peut s'élever au-dessus des trois Pourousha et, libérée de l'esclavage de l'action, néanmoins posséder l'action, comme je le fais moi-meme; et par l'adoration du Pouroushôttama et l'union avec lui, elle peut goûter pleinement sa Nature divine.
Telle est l'analyse par laquelle, ne se bornant pas à l'apparente marche cosmique mais pénétrant les occultes secrets de la Nature supra-consciente, outtamam rahasyam, la Guîtâ fonde sa
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synthèse du Védânta, du Sânkhya et du Yoga, sa synthèse de la connaissance, des œuvres et de la dévotion. Combiner, par le pur Sânkhya seul, les œuvres et la libération est contradictoire et impossible. Poursuivre, par le pur monisme seul, les œuvres de façon permanente comme une partie du Yoga et se complaire en la dévotion après que la connaissance et la libération et l'union parfaites ont été atteintes devient impossible ou du moins irrationnel et oiseux. La connaissance sânkhyenne exposée dans la Guîtâ dissipe tous ces obstacles, et le système de Yoga de la Guîtâ en triomphe.
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IX
SÂNKHYA, YOGA ET VÉDÂNTA
Tout l'objet des six premiers chapitres de la Guîtâ est de synthétiser en un vaste cadre de vérité védântique les deux méthodes, ordinairement supposées différentes et même contraires, des sânkhyens et des yogis. Le Sânkhya est pris comme point de départ et comme base; mais dès le début et avec une insistance peu à peu grandissante, il est imprégné des idées et des méthodes du Yoga et remodelé dans son esprit. La différence pratique, telle qu'elle semble s'être présentée aux esprits religieux de l'époque, résidait d'abord en ce que le Sânkhya procédait par la connaissance et au moyen du Yoga de l'intelligence, tandis que le Yoga procédait par les œuvres et la transformation de la conscience active; en second lieu corollaire de cette première distinction -, le Sânkhya conduisait à une entière passivité et au renoncement aux œuvres, sannyâsa, tandis que le Yoga tenait pour parfaitement suffisants le renoncement intérieur au désir, la purification du principe subjectif qui entraîne à l'action et l'orientation des œuvres vers Dieu, vers l'existence divine et vers la libération. Tous les deux avaient cependant le même but : dépasser la naissance et cette existence terrestre et unir l'âme humaine au Suprême. C'est du moins la différence telle que nous la présente la Guîtâ.
La difficulté qu'Ardjouna éprouve à comprendre toute synthèse possible de ces oppositions est une indication de la ligne rigide qui fut tracée entre les deux systèmes dans les idées courantes de l'époque. L'Instructeur commence par réconcilier les œuvres et le Yoga de l'intelligence : celui-ci, dit-il, est de loin supérieur aux simples œuvres; c'est par le Yoga de la bouddhi, par la connaissance exhaussant l'homme hors du mental humain ordinaire et de ses désirs jusqu'en la pureté et l'égalité de la condition brahmique pure de tout désir que l'on peut rendre les œuvres acceptables. Et pourtant, les œuvres sont un moyen de salut, mais les seules œuvres ainsi purifiées par la connaissance.
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Empli des notions de la culture qui prévalait alors, égaré par le relief que l'Instructeur donne aux idées propres au Sânkhya védântique, conquête des sens, retrait du mental dans le Moi, ascension en la condition brahmique, extinction de notre personnalité inférieure en le nirvâna de l'impersonnalité – car les idées particulières au Yoga sont jusqu'à présent traitées sur un mode mineur et, pour une grande part, inexprimées –, Ardjouna, confondu, demande : "Si tu tiens l'intelligence pour plus grande que les œuvres, pourquoi m'assignes-tu alors une œuvre terrible? Tu semblés déconcerter mon esprit par un discours confus et embrouillé; dis-moi pour lors de façon décisive cette chose unique par laquelle je puisse atteindre au bien de mon âme."
En réponse, Krishna affirme que le Sânkhya se règle sur la connaissance et le renoncement, le Yoga sur les œuvres; mais le renoncement réel est impossible sans Yoga, sans œuvres accomplies en sacrifice, avec égalité et sans désir du fruit, avec la perception que c'est la Nature qui agit, et non pas l'âme; mais aussitôt après, il déclare que le sacrifice de la connaissance est le plus haut, que toutes les œuvres trouvent leur achèvement dans la connaissance, que par le feu de la connaissance toutes les œuvres sont réduites en cendres; dès lors, on renonce aux œuvres par le Yoga, et leur esclavage est vaincu pour l'homme qui est en possession de son Moi. Ardjouna est de nouveau dérouté; voici les œuvres sans désir, le principe du Yoga, et le renoncement aux œuvres, le principe du Sânkhya, mis côte à côte comme s'ils faisaient partie d'une seule méthode, et pourtant il n'y a pas entre eux de réconciliation manifeste. Car le genre de réconciliation que l'Instructeur a déjà donnée – dans l'inaction extérieure voir l'action qui persiste encore, et dans l'action apparente voir une inaction réelle puisque l'âme a renoncé à son illusion d'être l'ouvrière et qu'elle a remis les œuvres entre les mains du Maître du sacrifice – est, pour le mental pratique d'Ardjouna, trop mince, trop subtile et quasiment énoncée en termes d'énigme; il n'en a pas saisi le sens ou du moins n'en a pas pénétré l'esprit et la réalité. En conséquence, il demande à nouveau : "Tu m'exposes le renoncement
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aux œuvres, ô Krishna, et d'un autre côté m'exposes le Yoga; laquelle de ces deux voies est la meilleure, dis-le-moi clairement et pour de bon."
La réponse est d'importance, car elle pose très clairement toute la distinction et indique, bien que sans la développer entièrement, la ligne de réconciliation "Le renoncement et le Yoga des œuvres aboutissent tous les deux au salut de l'âme, mais des deux le Yoga des œuvres se montre supérieur au renoncement aux œuvres. On doit toujours voir un sannyâsi en celui-là (même lorsqu'il agit) qui n'a ni aversion ni désir; car libre des dualités il est aisément et heureusement délivré de la servitude. Les enfants disent du Sânkhya et du Yoga qu'ils sont séparés l'un de l'autre, les sages non; si un homme s'applique intégralement à l'un, il reçoit le fruite des deux"' parce qu'en son intégralité chacun contient l'autre. "L'état auquel on accède par le Sânkhya, les hommes du Yoga y accèdent également; celui qui voit que Sânkhya et Yoga sont un, celui-là voit. Mais il est difficile d'atteindre au renoncement sans Yoga; le sage qui a le Yoga parvient bientôt au Brahman; son moi devient le moi de mutes les existences (de toutes les choses qui sont devenues), et quand il accomplirait des œuvres, il n'y est point engagé." Il sait que les actions ne sont point siennes, mais celles de la Nature et, de par cette connaissance même,. il est libre; il a renoncé aux œuvres, n'accomplit nulle action, bien que les actions s'accomplissent par son intermediare; il devient le Moi, le Brahman, brahmabhoûta, il voit toutes les existences comme des devenirs (bhoûtâni) de cet Être existant en soi, la sienne simplement comme l'une d'entre elles, toutes leurs actions seulement comme le déploiement de la Nature cosmique. œuvrant par le canal de leur nature individuelle, et ses propres actions aussi comme une partie de la même activité cosmique. Ce n'est pas là tout l'enseignement de la Guîtâ; car Jusqu'à présent, il y a seulement l'idée du moi ou Pourousha immuable, l'akshara Brahman, et de la Nature, Prakriti, en tant que responsable du cosmos, et pas encore l'idée, clairement exprimée, de l'Ishwara, du Pouroushôttama; jusqu'à présent, seulement la synthèse des œuvres et de la connaissance, et pas encore, en dépit de
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certaines allusions, l'introduction du suprême élément qu'est la dévotion, si importante par la suite; jusqu'à présent, seulement le Pourousha unique inactif et ta Prakriti inférieure, et pas encore la distinction que représentent le triple Pourousha et la double Prakriti. Il est vrai que l'on parle de l'Ishwara, mais sa relation avec le moi et la nature n'est pas encore précisée. Les six premiers chapitres portent simplement la synthèse aussi loin qu'elle peut l'être sans la claire expression et la décisive entrée en scène de ces vérités capitales qui, lorsqu'elles interviennent doivent nécessairement élargir et modifier ces premières réconciliations, sans toutefois les abolir.
Double, dit Krishna, est l'application par laquelle âme pénètre dans la condition brahmique : "celle des sânkhyens par le Yoga de la connaissance, celle des yogis par le Yoga des œuvres". Cette identification du Sânkhya avec le Djnâna-Yoga, et du Yoga avec la voie des œuvres est intéressante; car elle montre qu'à cette époque prévalait un système d'idées bien différent de ceux que nous possédons aujourd'hui, issus du grand développement védantique de la pensée indienne, postérieur évidemment à la composition de la Guîtâ et du fait duquel les autres philosophies védiques en tant que méthodes pratique de libération tombèrent en désuétude. Pour justifier le langage de la Guîtâ, nous devons supposer qu'à cène époque c'était la méthode du Sânkhya qu'adoptaient très communément ceux qui suivaient la voie de la connaissance¹. Plus tard, avec l'essor du bouddhisme, la méthode de connaissance du Sânkhya a dû se trouver rejetée dans l'ombre par la méthode bouddhique. Le bouddhisme, de même que le Sânkhya non théiste et antimoniste, insista sur l'impermanence des résultats de l'énergie cosmique, qu'il présenta non comme Prakriti mais comme Karma, les bouddhistes n'admettant ni le Brahman postérieur ni l'Âme inactive des sânkhyens, et il fa de la reconnaissance de cette impermanence par le mental discriminant son moyen de libération. Quand se produisit la réaction contre le bouddhisme,
¹Les systèmes des esprit et des Tantras sont pleins des idées du Sânkhya, mais soumises à l'idée védântique et mêlées à beaucoup d'autres.
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elle reprit non l'ancienne notion du Sânkhya, mais la forme védântique popularisée par Shankara. lequel remplaça l'impermanence bouddhique par l'idée védântique analogue d'illusion. Maya, et l'idée bouddhique de Non-Être, de nirvana indéfinissable, d'un Absolu négatif, par l'idée védântique opposée et cependant analogue de Être indéfinissable. Brahman, Absolu ineffablement positif en lequel tout trait et toute action et toute énergie cessent parce que, en Cela, ils n'ont jamais réellement existé et qu'ils sont de simples illusions du mental. C'est à la méthode de Shankara, basée sur ces concepts de sa philosophie. c'est au renoncement à la vie en tant qu'illusion que nous pensons d'ordinaire lorsque nous parlons maintenant du Yoga de la connaissance. Mais à l'époque de la Guîtâ, Mâyâ de toute évidence n'était pas encore complètement le maître mot de la pensée védântique. ni n'avait, du moins avec une clarté décisive, la nuance que Shankara fit ressortir avec une force et une précision si lumineuses; car dans la Guîtâ, il est peu parlé de Maya, et beaucoup de Prakriti, et encore le premier mot est-il utilisé comme à peine plus qu'un équivalent du second, mais seulement en son mode inférieur; c'est la Prakriti intérieure définie par les trois gounas, traïgounayamayi mâyâ. La Prakriti, non la Maya qui induit en erreur, est dans l'enseignement de la Guîtâ la véritable cause de l'existence cosmique.
Cependant, quelles que soient les distinctions précises de leurs idées métaphysiques, la différence pratique entre le Sânkhya et le Yoga, telle que la fait ressortir la Guîtâ, est la même que celle qui existe aujourd'hui entre le Yoga védantique et le Yoga des œuvres, et les résultais pratiques de la différence sont également le mêmes. Comme le Yoga védantique de la connaissance, le Sânkhya procédait par la bouddhi, par l'intelligence discriminante; par la pensée réflexive, vitchâra, il parvenait à la juste discrimination, vivéka. de la vraie nature de l'âme, à laquelle l'attachement et î'identification imposaient les œuvres de la Prakriti. La méthode ineffablement arrive par les mêmes moyens à la juste discrimination de la vraie nature du Moi et à voir que lui sont imposées les apparences cosmiques par l'illusion mentale, laquelle conduit à l'identification et à l'attachement égoïstes.
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Dans la méthode impersonnalité, la Maya cesse pour l'âme par le retour de celle-ci à son mode véritable et éternel, qui est le Moi unique, le Brahman, et l'action cosmique disparaît; dans la méthode du Sânkhya, le fonctionnement des gounas sombre dans le repos par le retour de l'âme à son mode véritable et éternel de Pourousha inactif, et l'action cosmique prend fin, Le Brahman des mâyâvâdis est silencieux, immuable et inactif; le Pourousha du Sânkhya l'est aussi; il s'ensuit que, pour les deux, le renoncement ascétique à la vie et aux œuvres est une nécessité de la libération. Mais pour le Yoga de la Guîtâ, comme pour le Yoga védântique des œuvres, l'action n'est pas qu'une préparation, elle est elle-même le moyen de la libération; et c'est la justesse de cette vue que la Guîtâ cherche à mettre en lumière avec une force et une insistance tellement soutenues insistant qui, malheureusement, ne put l'emporter en Inde sur la formidable marée du bouddhisme¹, se perdit ensuite dans l'intensité de l'illusionnisme ascétique et la ferveur des saints et des adeptes fuyant le monde et qui, aujourd'hui seulement, commence à exercer sa véritable et salutaire influence sur le mental indien. Le renoncement est indispensable, mais le vrai renoncement est le rejet intérieur du désir et de l'égoïsme. L'abandon physique extérieur des œuvres est, à défaut de cela, une chose irréel et sans effet; avec cela, il cesse même d'être nécessaire, bien qu'il ne soit pas interdit. La connaissance est essentielle, il n'y a pas de plus haute force pour la libération, mais les œuvres avec la connaissance et des œuvres, l'âme demeure entièrement dans l'état brahmique non seulement dans le repos et le calme inactif, mais au cœur même de l'action, dans l'effort et la violence même de l'action. La dévotion est de première importance, mais les œuvres accompagnées de dévotion sont également importante;
¹En même temps, la Guîtâ semble avoir beaucoup influencé le bouddhisme du Mahâyâna, et des passages en sont intégralement reprise dans les Écritures bouddhiques. Elle peut donc avoir considérablement aidé au changement du bouddhisme, qui à l'origine est une école d'ascètes quiétistes et illumines, en cette religion de la dévotion méditative et de l'action compatissante, qui a eu une si puissante influence sur la culture asiatique.
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par l'union de la connaissance, de la dévotion et des œuvres l'âme est soulevée jusqu'en le suprême mode de l'Îshwara pour y résider dans le Pouroushôttama, qui est le maître à la fois du calme spirituel éternel et de l'éternelle activité cosmique. Telle est la synthèse de la Guîtâ.
Mais à part la distinction entre la voie de la connaissance du Sânkhya et la voie des œuvres du Yoga, il y avait une autre opposition, et similaire, dans le Védânta lui-même, et la Guîtâ doit la résoudre aussi, la corriger et la fondre en son vaste et nouvel expose de la culture spirituelle aryenne. C'était la distinction entre karmakânda et djñânakânda, entre la pensée originelle qui aboutit à la philosophie de la Poûrva Mimânsâ, le Védavâda, et celle qui conduisit à la philosophie de l'Outtara Mimânsâ¹, le Brahmavâda, entre ceux qui demeuraient dans la tradition des hymnes védiques et du sacrifice védique et ceux qui écartaient ces derniers comme connaissance inférieure et menaient l'accent sur la haute connaissance métaphysique qui se fait jour dans les Oupanishads. Pour le mental pragmatique des védavâdis, la religion aryenne des rishis signifiait la stricte observance des sacrifices védiques et l'emploi des mantras védiques, sacrés afin de posséder tout ce que l'homme désire en ce monde, la richesse, la progéniture, la victoire, tous les genres de bonne fortune, et le joies de l'immortalité dans le Paradis au-delà. Pour l'idéalisme des brahmavâdis, ce n'étaient là que des préliminaires, et le réel objet de l'homme, le pouroushârtha véritable se dessinait lorsqu'il se tournait vers la connaissance du Brahman, qui devait lui octroyer la vraie immortalité d'une béatitude spirituelle ineffable, dépassant de beaucoup les joies moindres de ce monde ou de n'importe quel ciel inférieur. Quel qu'ait pu être à l'origine le sens véritable du Véda, telle était la distinction qui s'était depuis longtemps établie et que, par conséquent, la Guîtâ doit résoudre.
¹L'idée qu'à Djaïmiini de la libération est l'éternel Brahmalôka où âme qui est arrivée à connaître le Brahman continue de posséder un corps divin et d'avoir des jouissances divines. Pour la Guîtâ, le Brahmalôka n'est pas la libération; l'âme doit aller au-delà, dans le mode d'être supracosmique.
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Le premier mot, presque, de la synthèse des œuvres et la connaissance tient en une censure et une répudiation puissantes, quasi violentes du aboutit, "ce verbe fleuri que proclament ceux qui n'ont point de clair discernement et qui se vouent à la croyance en le Veda, dont la croyance est qu'il n'existe rien d'autre, âmes de désir, chercheurs de Paradis – ce verbe-là dispense les fruits des œuvres de la naissance, abonde en rites particuliers, vise la jouissance et la souveraineté." La Guîtâ semble même continuer en attaquant jusqu'au Véda qui, pour avoir été pratiquement abandonné, n'en demeure pas moins, vis-à-vis du sentiment indien, intangible, inviolable: l'origine et l'autorité sacrées en matière de toute sa philosophie et de toute sa religion. "L'action des trois gounas est le sujet du Véda; mais toi, libère-toi du triple gouna, ô Djnâna-Yoga," Les Védas au sens le plus large, "tous les Védas" – qui pourraient bien inclure les Oupanishads aussi et semblent les inclure, car le terme général de Shrouti est utilisé plus tard sont déclarés sans nécessité pour l'homme qui sait, "Autant d'usage il y a dans un puits lorsque les eaux de tous côtés sont en crue, autant d'usage il y a dans tous les Védas pour le brâhmane qui a la connaissance." Plus encore, les Écritures sont même une pierre d'achoppement; car la lettre de la Parole – du fait, peut-être, de ses textes en conflit et de ses interprétations variées et contradictoires – déconcerte l'entendement, qui ne peut trouver de certitude et de concentration que par la lumière intérieur "Lorsque ton intelligence aura franchi la spire de l'illusion, alors tu deviendras indifférent à l'Écriture que tu as entendue ou à celle qu'il le faut entendre encore, gantâsi nirvédam shrôtavyasya shroutasya tcha. Lorsque ton intelligence que déconcerte la Shrouti, shrouti-vipratipannâ. se tiendra immobile et stable en samâdhi, alors tu atteindras au Yoga." Tout cela est si offensant pour le sentiment religieux conventionnel que, bien entendu, la commode et indispensable faculté qu'a l'homme de déformer les textes, essaie de donner un sens différent à certains de ces versets, mais la signification est claire et se tient du début à la fin. Elle est confirmée et soulignée par un passage ultérieur dans lequel il est dit que la connaissance du
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connaissant dépasse la portée du Veda et de l'Oupanishad, shabda-brahâmativartaté.
Voyons cependant ce que tout cela signifie; car nous pouvons être sûrs qu'un système synthétique et universel comme celui de la Guîtâ ne traitera pas d'aussi importantes parties de la culture aryenne dans un esprit: simplement de négation et de répudiation. La Guîtâ doit faire ta synthèse de la doctrine, selon le Yoga, de la libération par les œuvres et de fa doctrine, selon le Sânkhya, de la libération par la connaissance; elle doit réaliser la fusion du karma et du Vedanta Elle doit en même temps faire la synthèse de l'idée de Pourousha et de Prakriti, qui est commune au Sânkhya et au Yoga, avec le Djnâna-Yoga du Védânta courant où le Pourousha, le Déva, l'Îshwara – l'Âme suprême, Dieu, le Seigneur des Oupanishads sont tous fondus dans le concept unique, et qui absorbe tout, du Brahman immuable; et elle doit ramener à la lumière l'idée, propre au Yoga, du Seigneur ou Ishwara, idée qu'obscurcissait ce concept qu'elle ne doit toutefois nier en rien. Elle a aussi sa lumineuse pensée à ajouter, ta couronne de son système synthétique. la doctrine du Pouroushôttama et du triple Pourousha pour laquelle, bien que l'idée y soit présente, aucune autorité précise et indiscutable ne se peut aisément trouver dans les Oupanishads; au vrai, cette doctrine semble à première vue contredire le texte de la Shrouti où ne sont reconnues que deux Pouroushas. De surcroît, en faisant la synthèse des œuvres et de la connaissance, elle doit considérer non seulement l'opposition du Yoga et du Sânkhya, mais l'opposition des œuvres et de la connaissance dans le Védânta lui-même, où le sens des deux mots et par conséquent leur point de friction ne sont pas tout à fait les mêmes que dans l'opposition Sânkhya-Yoga. Il n'est en rien surprenant, et on peut l'observer ;m passage, qu'avec le conflit de si nombreuses écoles philosophiques qui, toutes, se fondent sur les textes du Véda et des Oupanishads, la Guîtâ dise que l'entendement est ahuri et dérouté, guide qu'il est dans des directions diverses par la Shrouti, shrouti-vipratipannâ. Quelles batailles se livrent encore aujourd'hui pandits et métaphysiciens indiens sur le sens des anciens textes et à quelles conclusions différentes arrive-t-on!
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L'entendement peut, après cela, se dégoûter et devenir indifférent, gantâsi nirvédam, refuser de prêter davantage l'oreille à des textes nouveaux ou anciens, shrôtavyasya antimoniste tcha et rentrer en lui-même afin de découvrir la vérité à la lumière d'une expérience intérieure plus profonde et directe.
Dans les six premiers chapitres, la Guîtâ jette une ample base pour sa synthèse des œuvres et de la connaissance,. sa synthèse du Sânkhya, du Yoga et du Védânta. Mais d'abord elle constate que karma, les œuvres, a un sens particulier dans la langue des védântis; le mot désigne les sacrifices et les cérémonies védiques ou. au plus, ceux-ci et l'ordonnance de la vie en accord avec les Grihya-soûtras où ces rites tiennent le rôle le plus important, constituent le noyau religieux de la vie. Par œuvres, les védântis entendaient ces œuvres religieuses, le system sacrificiel, le yadjña, marqué par un ordre soigneux, vidhi, de rites précis et compliqués, kriyâ-vishésha-bahoulâm. Mais dans le Yoga, le mot œuvres avait un sens bien plus large. La Guîtâ insiste sur ce sens plus large; dans notre conception de l'activité spirituelle, doivent s'inclure toutes les œuvres, sarva-karmâni. En même temps, et contrairement au bouddhisme, la Guîtâ n'aime pas rejeter l'idée de sacrifice, elle préfère l'élever et l'élargir. Oui, dit-elle en effet, n'est pas seule un sacrifice, yadjña, la partie la plus importante de la vie, mais c'est toute la vie que l'on doit regarder comme un sacrifice, et toutes les œuvres aussi; elles sont yadjña. bien qu'elles soient exécutées par l'ignorant sans la connaissance supérieure, et par le plus ignorant dans un ordre qui n'est pas le bon, avidhi-poûrvakam. Le sacrifice est la condition même de la vie; en leur donnant le sacrifice pour compagnon éternel, le Père des créatures a créé les peuples. Mais tes sacrifices des avidhi-poûrvakam sont des offrandes du désir en vue d'une rétribution matérielle, désir brûlant d'obtenir le résultat des œuvres, désir soucieux d'une plus vaste jouissance au Paradis sous forme immortalité et de salut suprême. Cela, le système de la Guîtâ ne peut l'admettre; car dès le début même, elle commence par le renoncement au désir, son rejet et sa destruction en tant qu'ennemi de l'âme. La Guîtâ nie pas le bien-fondé même des œuvres sacrificielles védiques;
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elle les admet, elle admet que, par ce moyen, on puisse obtenir les jouissances ici-bas et le Paradis au-delà; c'est Moi-même, dit l'Instructeur divin, qui accepte ces sacrifices et à qui ils sont offerts, c'est Moi qui, sous la forme des dieux, donne ces fruits puisque les hommes choisissent de M'approcher ainsi. Mais ce n'est pas la vraie route, et la jouissance du Paradis n'est pas non plus la libération ni l'accomplissement que doit rechercher l'homme. Ce sont les ignorants qui adorent les dieux, sans savoir qui ils adorent dans leur ignorance sous ces forme divines; bien que ce soit dans l'ignorance, ils adorent l'Un en effet, le Seigneur, l'unique Deva, et c'est lui qui accepte leur offrande. À ce Seigneur, doit être offert le sacrifice, le vrai sacrifice de toutes les énergies et activités de la vie, avec dévotion, sans désir, pour l'amour de Lui et pour le bien des peuples. C'est parce que le Védavâda obscurcit cette vérité et qu'avec l'écheveau de son rituel il attache l'homme à l'action des trois gounas qu'il faut sévèrement le censurer et l'écarter brutalement; mais son idée centrale n'est pas détruite; transfigurée, exhaussée, elle est changée en une part fort importante de la vraie expérience spirituelle et de la méthode de libération.
L'idée védântique de la connaissance ne présente pas les même difficultés. La Guîtâ la reprend immédiatement et complètement à son compte et, tout au long des six chapitres, substitue tranquillement le Brahman,an immobile et immuable des vedantins, l'Un sans second immanent dans tout le cosmos, au Pourousha immobile et immuable, mais multiple des sânkhyens. Elle accepte au long de ces chapitres la connaissance et la réalisation du Brahman comme le plus important et l'indispensable moyen de la libération, alors même qu'avec insistance elle présent les œuvres sans désir comme une part essentielle de la connaissance. Elle accepte pareillement le nirvana de l'ego dans l'infinie égalité de l'immuable Brahman impersonnel comme essentiel à la libération; pratiquement, elle identifie cette extinction avec le retour sur lui-même, dans le Sânkhya, du Pourousha inactif et immuable lorsqu'il s'extrait de l'identification avec les actions de la Prakriti; elle combine et fond le langage du Seigneur et le langage du Sânkhya, comme à vrai dire l'avaient
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déjà fait certaines des Oupanishads¹. Mais il y a un défaut dans la position védântique dont il faut encore venir à bout. Peut-être pouvons-nous supposer qu'à cette époque le Védânta n'avait pas encore redéveloppé les tendances théistes développées par la suite qui, déjà présentes dans les Mimânsâ à l'étal d'éléments, n'y sont toutefois pas aussi évidentes que dans les philosophies vaïshnaviques des védântis, plus récentes, où, en fait, elles ne sont plus seulement évidentes, mais suprêmes. Nous pouvons comprendre que le Védânta orthodoxe, en tout cas pour ses principales tendances, était panthéiste à la base, moniste au sommet². Il connaissait le Brahman, un sans second; il connaissait les dieux, Vishnou, Shiva, Brahmâ et les autres, qui tous se résolvent en le Brahman; mais l'unique et suprême Brahman en tant qu'unique Îshwara, Pourousha, Déva – mots qui lui sont souvent appliqués dans les Mimânsâ et qui dans cette mesure justifient tout en les dépassant le Sânkhya et les conceptions théistes était une idée qui avait chu de son éminente position³; les noms pouvaient seulement s'appliquer dans un Guîtâ strictement logique aux phases subordonnées ou inférieures de l'idée de Brahman. La Guîtâ propose non seulement de restaurer l'égalité originelle de ces noms et, dès lors, des conceptions qu'ils désignent, mais de faire un pas de plus. Il faut que le Brahman, en son aspect suprême, et non en quelque aspect inférieur, soit présenté comme Pourousha ayant la Prakriti inférieure pour Maya, afin de synthétiser parfaitement le Védânta et le Sânkhya, et comme Îshwara, afin de parfaitement synthétiser ces deux derniers avec le Yoga; mais la Guîtâ va représenter Îshwara, le Pouroushôttama, plus haut même que le Brahman immobile et immuable, et la perte de l'ego dans l'impersonnel n'intervient au début qu'à titre de
¹Surtout la Shwétâshwatara,
²La formule panthéiste est que Dieu et le Tout sont un; la formule moniste ajoute que Dieu sel ou le Brahman seul existe et que le cosmos n'est qu'une apparence illusoire, ou bien est une manifestation réelle mais partielle.
³Ceci est légèrement douteux, mais du moins pouvons-nous dire qu'il y a eu dans cette direction une forte tendance dont la philosophie de Shankara a été l'ultime aboutissement.
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grande étape initiale et nécessaire en vue de l'union avec le Pouroushôttama. Car le Pouroushôttama est le Brahman suprême. La Guîtâ dépasse donc courageusement le Véda et les Mimânsâ tels que les enseignaient leurs interprètes les plus autorisés, et affirme un enseignement qui lui est propre et qu'elle a fait dériver d'eux, mais qui peut ne pas s'ajuster au cadre de la signification que, d'habitude, v voient les védântis¹. En fait, sans ces rapports libres et synthétiques avec la lettre de l'Écriture, un travail de vaste synthèse eût été impossible dans l'étal de conflit qui régnait alors entre de nombreuses écoles, et impossible si l'on avait suivi les méthodes courantes d'exégèse védique.
Dans les chapitres suivants, la Guîtâ célèbre les Védas et les Mimânsâ Ils sont Écritures divines, ils sont le Verbe. Le Seigneur Lui-même est le connaissant du Véda et l'auteur du Védânta, védavid védântakrit; le Seigneur est l'unique objet de connaissance dans tous les Védas, sarvaïr védaïr aham éva védyah, langage qui implique que le mot Véda signifie le livre de la connaissance et que ces Écritures méritent le nom qu'on leur donne. Depuis sa haute suprématie, qui est au-dessus de l'Immuable et du mutable, le Pouroushôttama s'est déployé dans le monde et dans le Véda. Et pourtant, la lettre de l'Écriture enchaîne et trouble, comme le dit l'apôtre chrétien lorsqu'il mit ses disciples en garde, énonçant que la lettre tue et que c'est l'esprit qui sauve; et il existe un point par-delà lequel l'Écriture elle-même perd son utilité. La source réelle de la connaissance est le Seigneur dans le cœur, "Je suis établi dans le cœur de tous les hommes, et la connaissance vient de Moi", dit la Guîtâ; 'Écriture n'est qu'une forme verbale de ce Véda intérieur, de cette Réalité lumineuse en soi, elle est shabda-brahma : le mantra, dit le Véda, s'est élevé du cœur, du siège secret de la
¹En réalité, l'idée du Pouroushôttama est déjà annoncée dans les Oupanishads, mais d'une façon plus diffuse que dans la Guîtâ. Ainsi que dans la Guîtâ, le Brahman suprême ou Pourousha suprême est constamment décrit comme contenant en lui-même l'opposition du Brahman avec qualités et du Brahman sans qualités, nirgouno gounî. Il n'est pas l'une de ces deux choses, à l'exclusion de l'autre qui, pour notre intellect, semble en être le contraire.
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vérité, sadanâd ritasya, gouhâyâm. Cette origine la sanctionne; mais la Vérité infinie est quand même plus grande que le mot. Et contrairement à ce que les védavâdis ont dit du Véda, nânyad astîti vâdinah, vous ne devez dire d'aucune Écriture qu'elle seule suffit à tout et que nulle autre vérité ne se peut admettre. C'est une parole qui sauve et qui libère, et il faut l'appliquer à toutes les Écritures du monde. Prenez toutes les Écritures qui existent ou ont existé, le Bible et le Coran et les livres des Chinois, le Véda et les Oupanishads et les Pourânas et le Tantra et le Shâstra et la Guîtâ elle-même, et les maximes des penseurs et des sages, des prophètes et des Avatars, vous ne devez quand même pas dire qu'il n'est rien d'autre, ni que la vérité que votre intellect ne peut y trouver n'est pas vraie parce que vous ne pouvez l'y trouver. C'est là la pensée bornée du sectaire ou la pensée hétéroclite du zélateur éclectique, non la recherche sans entraves de la vérité que font le mental libre et illuminé et l'âme qui a l'expérience de Dieu. Que cela ait ou non été entendu avant, ce que le cœur de l'homme voit en ses profondeurs illuminées, ce qui est entendu intérieurement et qui vient du Maître de toute connaissance, le connaissant du Véda éternel, cela est toujours la vérité
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LE YOGA DE LA VOLONTÉ INTELLIGENTE
Il m'a fallu faire une digression dans les deux derniers chapitres et entraîner avec moi le lecteur dans les régions arides du dogme métaphysique bien que de façon cursive et en un traitement fort insuffisant et superficiel -, de sorte que nous puissions comprendre pourquoi la Guîtâ suit la ligne particulière de développement qu'elle a prise, élaborant d'abord une vérité partielle et n'en laissant qu'à demi entendre la signification plus profonde, puis revenant à ses indications et en exprimant le sens jusqu'au moment où elle s'élève à sa dernière grande suggestion, son suprême mystère qu'elle n'élabore pas du tout, mais laisse à vivre, ainsi que les âges récents de la spiritualité indienne s'y sont essayés en de grandes vagues d'amour, de soumission, d'extase. Elle a toujours en vue sa synthèse, et tous ses thèmes ne font que graduellement préparer le mental à sa sublime note finale.
Je t'ai fait connaître, selon le Sânkhya, l'équilibre d'une intelligence qui se libère, dit l'Instructeur divin à Ardjouna. Je vais à présent te faire connaître un autre équilibre selon le Yoga. Tu recules devant les résultats de tes œuvres, tu désires d'autres résultats et te détournes de ton droit chemin dans la vie parce qu'il ne t'y conduit point. Mais cette idée des œuvres et de leur résultat, le désir du résultat comme motif, l'œuvre comme moyen de satisfaire le désir, voilà l'esclavage de l'ignorant qui ne sait point ce que sont les œuvres, ni n'en connaît la vraie source, non plus que leur fonctionnement réel, ni leur haute utilité. Mon Yoga te délivrera de tout esclavage de l'âme vis-à-vis de ses œuvres, karma-bandham prahâsyasi. Tu as peur de bien des choses, peur du péché, peur de la souffrance, peur de l'enfer et du châtiment, peur de Dieu, peur de ce monde-ci, peur de l'autre monde, peur de toi-même. Que ne crains-tu en ce moment, toi, le combattant aryen, le grand héros du monde? Mais c'est là la grande crainte qui assaille l'humanité, sa crainte
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du péché et de la souffrance maintenant et après, sa crainte – en un monde dont elle ignore la vraie nature d'un Dieu dont elle n'a pas davantage vu l'être vrai et dont elle ne comprend pas le dessein cosmique. Mon Yoga te délivrera de la grande peur, et ne fût-ce qu'un peu de ce Yoga t'apportera la délivrance. Une fois que tu auras pris ce chemin, tu t'apercevras qu'aucun pas n'est vain; le moindre mouvement te rapportera; tu n'y trouveras nul obstacle qui puisse s'opposer à ton avance. Promesse hardie et absolue, et promesse à laquelle le mental hésitant et craintif, assailli et trébuchant sur tous ses chemins ne peut aisément accorder une ferme créance; et promesse dont la grande et pleine vérité n'est pas apparente, à moins qu'avec ces cinq mots du message de la Guîtâ nous ne lisions aussi les derniers : "Abandonne toutes les lois de conduite et prends refuge en Moi seul; Je te délivrerai de tout péché et de tout mal; ne t'afflige point."
Ce n'est pas, cependant, avec cette profonde, cette émouvante parole de Dieu à l'homme, mais plutôt avec les premiers et nécessaires rayons de lumière sur le chemin, dirigés non vers l'âme comme cette parole, mais vers l'intellect, que commence l'exposition. Et ce n'est pas l'Ami et Amant qui parle tout d'abord, c'est le Guide et Instructeur, lequel doit supprimer en l'homme l'ignorance où celui-ci est de son vrai moi, de la nature du monde et des ressorts de son action. Car agissant dans l'ignorance, avec une intelligence défectueuse et donc une volonté fautive en ces questions, l'homme est, ou semble lié par ses œuvres; autrement, les œuvres ne sont pas un esclavage pour l'âme libre. C'est à cause de cette intelligence défectueuse qu'il connaît l'espérance et la crainte, la colère et le chagrin et la joie éphémère; autrement les œuvres sont possibles dans une sérénité et une liberté parfaites. Dès lors, c'est le Yoga de la bouddhi, l'intelligence, qui est en premier lieu prescrit à Ardjouna. Agir avec l'intelligence juste et, partant, une juste volonté, être fixés en l'Un, conscients du moi unique en tous qui agit depuis son égale sérénité, ne pas courir dans diverses directions sous les mille impulsions de notre moi mental superficiel : en cela consiste le Yoga de la volonté intelligente.
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Il existe, dit la Guîtâ, deux sortes d'intelligence dans l'être humain. La première est concentrée, équilibrée, une, homogène, dirigée seulement vers la Vérité; l'unité est sa caractéristique, la fixité concentrée son être même. Dans l'autre, il n'y a pas de volonté unique, pas d'intelligence unifiée, mais seulement un nombre infini d'idées aux multiples ramifications, courant ça et là, c'est-à-dire dans cette direction-ci ou celle-là à la poursuite des désirs qui lui sont proposés par la vie et le milieu. Bouddhi, le mot employé, signifie, à proprement parler, le pouvoir mental de compréhension, mais il est de toute évidence utilisé par la Guîtâ dans un vaste sens philosophique pour toute l'action du mental de discrimination et de décision, qui détermine l'orientation et l'usage de nos pensées en même temps que l'orientation et l'usage de nos actes. La pensée, l'intelligence, le jugement, le choix perceptif et le but sont inclus dans son fonctionnement. Pour ce qui caractérise l'intelligence unifiée, ce n'est pas seulement la concentration du mental qui connaît, mais surtout la concentration du mental qui décide et persiste dans sa décision, vyavasâya, tandis que le signe de l'intelligence dissipée n'est pas tant, même, l'aspect vagabond des idées et des perceptions que l'aspect vagabond des buts et des désirs et, par conséquent, de la volonté. La volonté, dès lors, et la connaissance sont les deux fonctions de la bouddhi. La volonté intelligente unifiée est fixée dans l'âme éclairée, elle est concentrée dans une connaissance de soi intérieure; la volonté intelligente multiplement ramifiée et variée, occupée à de nombreuses choses, insoucieuse de la seule qui soit nécessaire est, au contraire, soumise à l'action sans trêve et vagabonde du mental, dispersée dans la vie extérieure, les œuvres et leurs fruits. "Les œuvres sont inférieures, et de loin, dit l'Instructeur, au Yoga de l'intelligence; désire plutôt le refuge de l'intelligence; ce sont de pauvres âmes misérables, celles qui font du fruit de leurs œuvres l'objet de leurs pensées et de leurs activités."
Nous devons nous rappeler 'l'ordre psychologique du Sânkhya, qu'accepte la Guîtâ. D'une pan, il y a le Pourousha, l'âme calme, inactive, immuable, une, qui n'évolue pas; de l'autre, il y a la Prakriti ou Nature-force, inerte sans l'âme
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consciente, active mais seulement par juxtaposition à cette conscience, par contact avec elle, dirions-nous, non pas tant une au début qu'indéterminée, triple en ses qualités, capable d'évolution et d'involution. Le contact de l'âme et de la nature engendre le jeu de la subjectivité et de l'objectivité, qui constitue notre expérience de l'existence; ce qui est pour nous subjectif évolue d'abord, parce que l'âme-conscience est la première cause, la Nature-force inconsciente seulement la cause seconde et subordonnée; mais c'est quand même la Nature et non l'Ame qui fournit les instruments de notre subjectivité, Dans l'ordre, viennent d'abord la bouddhi, le pouvoir discriminant ou déterminatif qui évolue à partir de la Nature-force et, dépendant de la bouddhi; le pouvoir de l'ego auto-discriminant. Puis, évolution secondaire, s'élève de ces pouvoirs celui qui saisit la discrimination des objets, le mental-sens ou manas – nous devons retenir les noms indiens, car les mots qui leur correspondent en français ne sont pas vraiment équivalents. Évolution tertiaire, à partir du mental-sens nous avons les sens organiques de spécialisation, au nombre de dix, cinq de perception, cinq d'action; puis les pouvoirs de chaque sens de perception, le son, la forme, l'odeur, etc. qui, pour le mental, donnent leur valeur aux objets et font des choses ce qu'elles sont pour notre subjectivité et leur fournissant une base substantielle, les conditions premières des objets des sens, les cinq éléments de l'ancienne philosophie ou plutôt les cinq conditions élémentaires de la Nature, pañtcha bhoûta, qui, par leurs combinaisons diverses, constituent les objets.
Réfléchis dans la pure conscience du Pourousha, ces degrés et ces pouvoirs de la Nature-force deviennent le matériau de notre subjectivité impure, impure du fait que son action dépend des perceptions du monde objectif et de leurs réactions subjectives. La bouddhi, qui est simplement le pouvoir déterminatif qui détermine tout de façon inerte à partir de la Force inconsciente indéterminée, prend pour nous la forme de l'intelligence et de la volonté. Le manas, la force inconsciente qui saisit les discriminations de la Nature par l'action et la réaction objectives et, soumis à leur attraction, tente de les accaparer, devient,
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perception sensorielle et désir, les deux termes grossiers, les deux dégradations de l'intelligence et de la volonté devient le mental sensoriel de sensation, d'émotion, de volition au sens, inférieur, de souhait, espoir, appétit, passion, impulsion vitale, toutes les déformations (vikâras} de la volonté. Les sens deviennent les instruments du mental sensoriel, les cinq sens de perception de notre connaissance sensorielle, les cinq sens d'action de nos impulsions et de nos habitudes vitales, médiateurs entre le subjectif et l'objectif; le reste est constitué par les objets de notre conscience, vishayas des sens.
Cet ordre de l'évolution semble contraire à celui que nous percevons comme ordre de l'évolution matérielle; mais si nous nous rappelons que même la bouddhi est en soi une action inerte de la Nature inconsciente et qu'en ce sens il y a certainement une volonté et une intelligence inconscientes, une force discriminante et déterminative jusque dans l'atome, si nous observons le grossier matériau inconscient de la sensation, de l'émotion, de la mémoire, de l'impulsion dans la plante et dans les formes subconscientes de l'existence, si nous regardons ces pouvoirs de la Nature-force revêtus des formes de notre subjectivité dans la conscience en évolution de l'animal et de l'homme, nous verrons que le système du Sânkhya cadre suffisamment bien avec tout ce que l'investigation moderne a mis au jour par son observation de la Nature matérielle. Dans l'évolution de l'âme retournant de la Prakriti au Pourousha, il faut prendre l'ordre inverse de celui de l'évolution de la Nature à l'origine, et c'est ainsi que les Oupanishads et la Guîtâ, qui suit et cite quasiment les Oupanishads, exposent l'ordre ascendant de nos pouvoirs subjectifs. "Suprêmes, disent-elles, par-delà leurs objets sont les sens, suprême par rapport aux sens le mental, suprême par rapport au mental la volonté intelligente; ce qui est suprême par rapport à la volonté intelligente, cela, c'est lui" – c'est le moi conscient, le Pourousha. Par conséquent, dit la Guîtâ, c'est ce Pourousha, cette cause suprême de notre vie subjective que nous devons comprendre et dont nous devons prendre conscience par l'intelligence; en cela il nous faut fixer notre volonté. Gardant ainsi en un ferme équilibre notre moi
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subjectif inférieur dans la Nature, l'ayant ainsi tranquillisé par moi plus grand et réellement conscient, nous pouvons détruit l'ennemi agité, toujours actif, de notre paix et de notre maîtrise de nous-mêmes, le désir du mental.
Car il y a évidemment deux possibilités pour l'action de la volonté intelligente. Elle peut s'orienter vers le bas et l'extérieur dans le sens d'une action vagabonde des perceptions et de la volonté en le triple jeu de la Prakriti, ou bien elle peut s'orienter vers le haut et l'intérieur dans le sens d'une paix et d'une égalité bien établies en la calme et immuable pureté de l'âme consciente et silencieuse qui n'est plus soumise .aux diversions de la Nature. Dans le premier cas, l'être subjectif est à la merci des objets des sens, il vit dans le contact extérieur des choses. Cette vie est la vie de désir. Car les sens excités par leurs objets créent une perturbation fiévreuse ou souvent violente, un mouvement puissant, voire impétueux vers l'extérieur pour capturer ces objets et en jouir, et ils emportent le mental sensoriel "comme les vents emportent un navire sur la mer"; le mental soumis aux émotions, aux passions, aux appétits, aux impulsions qu'éveille ce mouvement des sens vers l'extérieur emporte pareillement la volonté intelligente, qui perd dès lors son pouvoir de calme a discrimination et de maîtrise. La soumission de l'âme au jeu confus des trois gounas de la Prakriti dans l'éternel écheveau de leur entrelacement et de leur lutte, l'ignorance, une vie fausse, sensuelle, objective de l'âme, l'asservissement au chagrin et à la colère, à l'attachement et à la passion sont les résultats de cette tendance descendante de la bouddhi c'est la vie inquiète de l'homme ordinaire, sans lumière ni discipline. Ceux qui, à l'image des védavâdis, font du plaisir des sens l'objet de l'action, et de son obtention le plus haut but de l'âme, sont des guides qui égarent. La joie en soi, la joie intérieure et subjective, la joie indépendante des objets est notre but véritable et la haute et vaste assise de notre paix et de notre libération.
Par conséquent, c'est l'orientation ascendante et intérieure de la volonté intelligente qu'il nous faut résolument choisir avec une concentration et une persévérance assurées, vyavasâya; nous devons l'établir fermement dans la calme connaissance de
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soi du Pourousha. Notre premier mouvement doit évidemment être de nous débarrasser du désir qui est toute la racine du mal et de la souffrance; et afin de nous débarrasser du désir, nous devons mettre fin à la cause du désir, à la ruée des sens pour s'emparer et jouir de leurs objets. Nous devons les rappeler quand ils tendent ainsi à se précipiter au-dehors, les écarter de leurs objets de même que la tortue rentre ses membres dans la carapace, de même réintègrent-ils leur source, reposant dans le mental, le mental reposant dans l'intelligence, l'intelligence reposant dans l'âme et sa connaissance de soi, observant l'action de la Nature, mais sans y être soumise, sans rien désirer de ce que peut donner la vie objective.
Ce n'est pas un ascétisme extérieur, ce n'est pas la renonciation physique aux objets des sens que J'enseigne, suggère immédiatement Krishna pour éviter une méprise qui risque aussitôt de surgir. Ce n'est pas le renoncement des sânkhyens, ni les austérités de l'ascète inflexible, avec ses jeûnes, les macérations de son corps, sa tentative pour se passer même de nourriture; telles ne sont pas la discipline de soi, ni l'abstinence que J'entends, car Je parle d'un retrait intérieur, d'une renonciation au désir. L'âme incarnée, ayant un corps, doit le soutenir normalement au moyen de la nourriture pour son action physique normale; en s'abstenant de nourriture, elle ne fait qu'éloigner d'elle le contact physique avec l'objet des sens, mais ne se débarrasse point de la relation intérieure qui rend ce contact pénible. Elle retient le plaisir sensoriel dans l'objet, le rassa, le goût et le dégoût car le rassa est à deux faces -, l'âme doit au contraire pouvoir endurer le contact physique sans souffrir intérieurement cette réaction des sens. À défaut de quoi, il y a nivritti, cessation de l'objet, vishayâ vinivartanté, mais non pas cessation subjective, non pas nivritti du mental; or, les sens appartiennent au mental, ils sont subjectifs, et la cessation subjective du rassa est le seul indice réel de maîtrise. Mais comment ce contact sans désir avec les objets, cet usage non sensuel des sens est-il possible? Il est possible, param drishtwâ, par la vision du suprême param, l'Âme, le Pourousha et si l'on vit en Yoga, en union ou dans l'unité de tout l'être subjectif avec cela,
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grâce au Yoga de l'intelligence; car l'Âme unique est calme, satisfaite en sa propre joie, et dès lors que nous voyons cette chose suprême en nous et y fixons notre mental et notre volonté, cette joie, libre de la dualité, peut prendre la place et des plaisirs sensoriels attachés aux objets et des répulsions du mental. Tel est le vrai chemin de la libération.
Celtes, la discipline de soi, la maîtrise de soi ne sont jamais faciles. Tous les êtres humains intelligents savent qu'il leur faut exercer un certain contrôle sur eux-mêmes, et rien n'est plus commun que ce conseil de dominer ses sens; mais d'habitude il n'est donné et suivi qu'imparfaitement, de la façon la plus limitée et la plus insuffisante. Même le sage, l'homme à l'âme claire, avisée, discriminante qui tâche à acquérir une complète maîtrise de soi se trouve néanmoins talonné et emporté par les sens. C'est parce que le mental se prête naturellement aux sens; intérieurement intéressé, il observe les objets des sens, s'y fixe et en fait l'objet d'une pensée absorbante pour l'intelligence et d'un puissant intérêt pour la volonté. De cela vient l'attachement, de l'attachement le désir, du désir l'anxiété, la passion et la colère quand le désir n'est pas satisfait, ou qu'il est mis en échec ou rencontre une opposition, et par la passion l'âme est obscurcie, l'intelligence et la volonté oublient de voir et de siéger en l'âme calme qui observe; il y a une chute depuis la mémoire du vrai moi, et par ce glissement la volonté intelligente est elle aussi obscurcie, voire détruite. Pour le moment, elle n'existe plus en effet pour la mémoire que nous avons de nous mêmes, elle disparaît dans un nuage de passion; nous devenons passion, colère, chagrin et cessons d'être le moi et l'intelligence et la volonté. À cela, il faut donc obvier, et l'on doit entièrement placer tous les sens sous contrôle; car c'est uniquement par une absolue maîtrise des sens que la sage et calme intelligence peut être fermement établie en sa juste demeure.
Cela ne peut pas s'obtenir parfaitement par l'action de l'intelligence elle-même, par une discipline de soi simplement mentale; cela ne peut s'obtenir que par le Yoga, avec quelque chose de plus haut que l'intelligence et à quoi sont inhérents le calme et la domination de soi. Et ce Yoga ne peut être couronné
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de succès que si l'on dédie, si l'on consacre, si l'on abandonne tout son être au Divin, "à Moi", dit Krishna; car le Libérateur est en nous, mais ce n'est point notre mental, ni notre intelligence, ni notre volonté personnelle qui ne sont que des instruments. C'est le Seigneur en qui, nous est-il dit à la fin, nous devons entièrement prendre refuge. Et pour cela, il nous faut d'abord faire de lui l'objet de tout notre être, et par notre âme rester en contact avec lui. Tel est le sens de la phrase "il doit être fermement établi en Yoga, entièrement abandonné à Moi"; mais jusqu'à présent c'est la plus simple des suggestions incidentes, à la manière de la Guîtâ, trois mots seulement qui contiennent en germe toute la substance du suprême secret, qu'il reste encore à développer, youkta âsîta matparah.
Si l'on fait cela, il devient alors possible de se mouvoir parmi les objets des sens, d'être en contact avec eux, d'agir sur eux, mais avec les sens sous le complet contrôle du moi subjectif non pas à la merci des objets, de leur contact et des réactions qu'ils suscitent et ce moi lui-même obéissant au moi le plus haut, le Pourousha. Libres alors des réactions, les sens seront délivrés des maux de la sympathie et de l'antipathie, échapperont à la dualité du désir positif et négatif, et le calme, la paix, la clarté, la tranquillité heureuse, âtma-prasâda, s'établiront en l'homme. Cette claire tranquillité est la source de la félicité de l'âme; le chagrin commence à perdre son pouvoir de toucher l'âme en paix; l'intelligence est rapidement établie dans la paix du moi; la souffrance est détruite. C'est à cette fixité calme, sans désir ni chagrin, de la bouddhi en son équilibre essentiel et sa connaissance de soi, que la Guîtâ donne le nom de samâdhi.
Le signe de l'homme en samâdhi n'est pas qu'il perd conscience des objets et de son entourage, de son moi mental et physique, et qu'on ne peut l'y rappeler ni en brûlant ni en torturant le corps idée ordinaire de la question. La transe est une intensité particulière, non l'indice essentiel. C'est par l'expulsion de tous les désirs, par leur impuissance à atteindre le mental, que la preuve est fournie, par l'état intérieur dont s'élève cette liberté, par la joie de l'âme recueillie en elle-même, le mental étant égal, tranquille et en un équilibre élevé bien
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au-dessus des attirances et des répulsions, des alternances de soleil, d'orage et de tension de la vie extérieure. L'âme est retirée au-dedans alors même qu'elle agit extérieurement; elle est concentrée en soi alors même qu'à l'extérieur elle regard intensément les choses; elle est entièrement dirigée vers le Divin alors même qu'elle est, pour la vision extérieure des autres, occupée et absorbée par les affaires du monde. Ardjouna, parlant au nom du mental humain moyen, demande un signe extérieur, physique et que l'on puisse discerner pratiquement, de ce grand samâdhi : comment un tel homme parle-t-il, comment s'assied-il, comment marche-t-il? De tels signes ne peuvent être donnés, et l'Instructeur n'essaie pas de les fournir; car le seul moyen d'en mettre la possession à l'épreuve est intérieur, et il y a quantité de forces psychologiques hostiles qui' se présentent à cet effet. L'égalité est le grand signe de l'âme libérée et, de cette égalité, les indices les plus discernables eux-mêmes sont encore subjectifs. "Un homme dont le mental n'est point remué par les chagrins, qui en a fini du désir pour les plaisirs, de qui l'antipathie, la colère et la crainte se sont dépris, tel est le sage dont l'entendement a pris assise en la stabilité." Il est "sans la triple action des qualités de la Prakriti, sans les dualités, toujours fondé en son être vrai, sans rien qu'il obtienne ou qu'il ait, possédant son moi". Qu'est-ce que l'âme libre a en effet à obtenir ou à avoir? Une fois que nous possédons le Moi, nous sommes en possession de toutes choses.
Et pourtant, il ne cesse ni d'oeuvrer ni d'agir. En cela, réside l'originalité et la puissance de la Guîtâ : ayant affirmé pour l'âme libérée cette condition statique, cette supériorité sur la nature, cette vacuité même de tout ce qui d'ordinaire constitue l'action de la Nature, elle peut encore faire valoir des droits pour l'âme, lui enjoindre même de continuer à œuvrer, et ainsi éviter le grand défaut des philosophies simplement quiétistes et ascétiques le défaut dont nous les voyons aujourd'hui tenter de s'échapper. "Tu as droit à l'action, mais à l'action seulement, jamais à ses fruits; que les fruits de tes œuvres ne soient point ton mobile, que pas davantage il n'y ait en toi d'attachement à l'inactivité." Par conséquent, ce ne sont pas les œuvres exécutées
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avec désir par les védavâdis, ce n'est pas l'exigence que le mental énergique et remuant soit satisfait par une activité constante, exigence que fait valoir l'homme pratique ou cinétique, que l'on enjoint ici. "Fixé dans le Yoga, accomplis tes actions, ayant abandonné l'attachement, étant devenu égal dans l'échec et le succès; car c'est l'égalité que l'on entend par Yoga." L'action est dégradée par le choix entre un bien et un mal relatifs, par la peur du péché et l'effort difficile vers la vertu? Mais l'homme libéré qui a uni au Divin sa raison et sa volonté rejette loin de lui, ici même, en ce monde des dualités, les bonnes actions avec les mauvaises; car il s'élève à une loi supérieure, par-delà le bien et le mal, fondée dans la liberté de la connaissance de soi. Cette action sans désir ne peut être déterminante ni efficace, ne peut avoir de cause efficiente, de grand ni de vigoureux pouvoir créateur? Que si : l'action faite en Yoga n'est pas seulement la plus haute mais la plus sage, la plus puissante et la plus efficace même pour les affaires du monde; car elle est pétrie de la connaissance et de la volonté du Maître des œuvres : "Le Yoga est l'habileté dans les œuvres." Mais toute action dirigée vers la vie éloigne du but universel du yogi, qui, admet-on communément, est d'échapper à la servitude de cette vie humaine marquée par l'angoisse et le chagrin? Pas davantage; les sages qui accomplissent les œuvres sans désir pour les fruits et en Yoga avec le Divin sont libérés de l'esclavage de la naissance et atteignent cet autre état, parfait celui-là, où il n'existe aucun des maux qui affligent le mental et la vie d'une humanité souffrante.
L'état auquel atteint le yogi est la condition brahmique; il parvient à une ferme assise en le Brahman, brâhmî sthiti. C'est un renversement complet du point de vue, de l'expérience, de la connaissance, des valeurs, de la vision qu'ont les créatures attachées à la terre. Cette vie des dualités qui est pour elles leur jour, leur veille, leur conscience, leur brillante condition d'activité et de connaissance, est pour lui une nuit, un sommeil agité et une ténèbre de l'âme; cet état supérieur qui pour eux est une nuit, un sommeil où cessent toute connaissance et toute volonté, est pour le sage maître de lui-même sa veille, son lumineux jour
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d'existence vraie, de connaissance et de pouvoir vrais. Les créatures sont des eaux agitées et bourbeuses que trouble la moindre irruption de désir; le sage est un océan d'existence vaste et de vaste conscience qui toujours se remplit et cependant est toujours immobile en le grand équilibre de son âme; tous les désirs du monde pénètrent en lui ainsi que des eaux dans la mer, et toutefois il n'a aucun désir, non plus qu'il n'est troublé. Car tandis que les créatures sont emplies du troublant sens de l'ego et du mien et du tien, il est un avec le Moi unique en tous et n'a ni "moi" ni "mien". Il agit comme les autres, mais a abandonné tous les désirs et leurs appétits. Il accède à la grande paix et n'est pas déconcerté par les apparences des choses; il a éteint son ego individuel dans l'Un, vit en cette unité et, au moment de sa fin établi en ce mode d'être, peut atteindre à l'extinction dans le Brahman, dans le nirvana non point la négative annihilation de soi des bouddhistes, mais la grande immersion du moi personnel séparé dans la vaste réalité de l'Existence impersonnelle infinie et unique.
Unifiant subtilement Sânkhya, Yoga et Védânta, telle est la première fondation de l'enseignement de la Guîtâ. C'est loin d'être tout, mais c'est la première et l'indispensable synthèse pratique de la connaissance et des œuvres avec une indication, déjà, du troisième élément de la plénitude de l'âme, le plus intense et qui la couronne, l'amour divin et la dévotion.
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ŒUVRES ET SACRIFICE
Le Yoga de la volonté intelligente et sa culmination en l'état brahmique, qui occupent toute la fin du second chapitre, contiennent en germe une grande partie de l'enseignement de la Guîtâ sa doctrine des œuvres sans désir, de l'égalité, du rejet du renoncement extérieur, de la dévotion au Divin. Mais pour l'heure, tout cela est ténu et obscur. Ce sur quoi il est jusqu'à présent le plus insisté, c'est le retrait de la volonté hors du motif ordinaire des activités humaines le désir -, hors du tempérament normal de l'homme, fait d'une pensée et d'une volonté qui, avec leurs passions et leur ignorance, courent après les sens et inclinent par habitude aux idées et aux désirs turbulents et multiplement ramifiés, afin de gagner la calme unité sans désir et la sérénité sans passion de l'équilibre brahmique. Cela du moins, Ardjouna l'a compris. Rien de cela ne lui est étranger; c'est en substance l'enseignement courant qui dirige l'homme vers le sentier de la connaissance et vers le renoncement à la vie et aux œuvres, les lui donnant comme voie de sa perfection. L'intelligence se retirant des sens et du désir et de l'action humaine, et se tournant vers le Suprême, vers l'Un, vers le Pourousha inactif, vers le Brahman immobile et sans traits, telle est assurément la semence éternelle de la connaissance. Il n'y a point de place ici pour les œuvres, puisque les œuvres appartiennent à l'Ignorance; l'action est précisément le contraire de la connaissance; la graine en est le désir, et le fruit l'esclavage. C'est la doctrine philosophique orthodoxe, et Krishna semble bien l'admettre quand il dit que les œuvres sont de beaucoup inférieures au Yoga de l'intelligence. Et pourtant, les œuvres sont désignées avec insistance comme une partie du Yoga; en sorte qu'il semble y avoir dans cet enseignement une inconsistance radicale. Ce n'est pas tout, car un certain genre de travail peut sans nul doute persister pour un temps, le travail minimum, le plus inoffensif; mais il s'agit ici d'un travail incompatible avec la
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connaissance, avec la sérénité et la paix immobile de l'âme qui se réjouit en elle-même une œuvre terrible, voire monstrueuse, un sanglant combat, une bataille sans merci, un massacre géant. Or, c'est cela qui est prescrit, cela que l'on cherche à justifier par l'enseignement de la paix intérieure et de l'égalité sans désir et de l'assise en le Brahman! Voici pour le coup une contradiction aux termes irréconciliés. Ardjouna se plaint que lui ait été donnée une doctrine contradictoire et déroutante, et non la route claire, rigoureusement une, par laquelle l'intelligence humaine puisse aller droit et nettement au bien suprême. C'est en réponse à cette objection que la Guîtâ commence aussitôt à développer plus clairement sa doctrine positive et impérieuse des Œuvres.
L'Instructeur fait d'abord une distinction entre les deux moyens de salut sur lesquels, en ce monde, les hommes peuvent se concentrer de façon exclusive, le Yoga de la connaissance et le Yoga des œuvres, l'un, suppose-t-on d'habitude, impliquant la renonciation aux œuvres en tant qu'obstacle au salut, l'autre acceptant les œuvres comme moyen de salut. Il n'insiste encore fortement sur aucune fusion des deux, sur aucune réconciliation de la pensée qui les divise, mais commence par montrer que le renoncement des sânkhyens, le renoncement physique, sannyâsa, n'est ni la seule voie, ni en aucune façon la meilleure Naïshkarmya, une calme vacance d'œuvres, est sans doute ce à quoi doit atteindre l'âme, le Pourousha; car c'est la Prakriti qui exécute l'oeuvre, et l'âme doit s'élever au-dessus de l'emmêlement dans les activités de l'être et atteindre à une libre et sereine stabilité, observant les opérations de la Prakriti mais sans en être affectée. C'est cela, et non la cessation de l'oeuvre de la Prakriti, que l'on entend en réalité par naïshkarmya de l'âme. C'est donc une erreur de croire qu'en ne s'engageant dans aucune espèce d'action, on puisse accéder à cet état inactif de l'âme et en jouir. Simplement renoncer aux œuvres n'est pas pour le salut un moyen suffisant, ni même aucunement adéquat. "Ce n'est point en s'abstenant des œuvres qu'un homme jouit de l'inaction, non plus qu'en renonçant simplement (aux œuvres) il n'atteint à sa perfection" à la siddhi, l'accomplissement
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des buts de sa discipline de soi par le Yoga.
Mais ce doit être du moins un moyen nécessaire, indispensable, impératif? Si les œuvres de la Prakriti continuent, comment l'âme peut-elle en effet éviter d'y être mêlée? Comment puis-je combattre et toutefois ne point penser ni sentir en mon âme que moi, l'individu, je combats, ne point désirer la victoire, ni être intérieurement touché par la défaite? L'enseignement des sânkhyens est que l'intelligence de l'homme qui s'engage dans les activités de la Nature, est prise aux rets de l'égoïsme, de l'ignorance et du désir et, par là, entraînée à l'action; par contre, si l'intelligence se retire, alors l'action doit cesser avec la cessation du désir et de l'ignorance. L'abandon de la vie et des œuvres est donc une part nécessaire, une circonstance inévitable et un moyen ultime et indispensable du mouvement vers la libération. Cette objection d'une logique courante l'egoïsme ne l'exprime pas, mais il y pense, ainsi que le montrent ses propos par la suite -, l'Instructeur la prévient aussitôt. Non, dit-il, ce renoncement-là, loin d'être indispensable, n'est même pas possible. "Car personne, ne fût-ce qu'un moment, n'est sans accomplir d'œuvres; chacun de par les modes issus de la Prakriti est sans recours tenu d'agir." La forte perception de la grande action cosmique, de l'activité et de la puissance éternelles de l'énergie cosmique sur laquelle insista tellement par la suite l'enseignement des shâktas tantriques, pour qui la Prakriti ou la Shakti était même supérieure au Pourousha, est un trait fort remarquable de la Guîtâ. Bien qu'il n'apparaisse ici que sur le mode mineur, il est néanmoins assez ton, apparié qu'il est avec ce que nous pourrions nommer les éléments théistes et dévotionnels de sa pensée, pour introduire cet activisme qui modifie si puissamment dans le plan de son Yoga les tendances quiétistes de l'ancien Védânta métaphysique. Pas un moment, pas une seconde l'homme incarné dans le monde naturel ne peut cesser d'agir; son existence même ici-bas est. une action; l'univers entier est un acte de Dieu, même le simple fait de vivre est Son mouvement.
Notre vie physique, son maintien, sa continuation sont un voyage, un pèlerinage du corps, sharîra-yâtrâ, qui ne peut
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s'effectuer sans action. Quand un homme pourrait laisser son corps sans subsistance ni but pratique, quand il pourrait demeurer toujours immobile comme un arbre, ou inerte comme une pierre, tishthati cette immobilité végétale ou matérielle ne le sauverait pourtant pas des mains de la Nature; il ne serait pas libéré de ses opérations. Car ce ne sont pas nos seuls mouvements et activités physiques que l'on entend par œuvres, par karma; notre existence mentale aussi est une grande action complexe, elle est même la part la plus grande et la plus importante des œuvres de l'inépuisable énergie la cause subjective et l'élément déterminant de l'existence physique. Nous n'avons rien gagné si, réprimant l'effet, nous retenons l'activité de la cause subjective. Les objets des sens ne sont qu'une occasion de notre servitude, l'accent qu'y met le mental en est le moyen, la cause instrumentale. Un homme peut contrôler ses organes d'action et refuser de leur accorder leur jeu naturel, mais il n'a rien gagné si son mental continue de se souvenir des objets des sens et d'y fixer son attention. Cet homme s'est fourvoyé avec ces fausses notions de discipline de soi; il n'en a pas compris l'objet ni la vérité, ni n'a compris les premiers principes de sa propre existence subjective; par conséquent, toutes ses méthodes de discipline de soi sont fausses et nulles¹. Les actions du corps, même les actions du mental ne sont rien en soi, ni un esclavage, ni la première cause de l'esclavage. Ce qui est vital, c'est la puissante énergie de la Nature, qui veut suivre son idée et poursuivre son jeu dans son vaste domaine du mental, de la vie et du corps; ce qui est dangereux en elle, c'est le pouvoir qu'ont ses trois gounas, modes ou qualités, de troubler et d'égarer l'intelligence et, par là, d'obscurcir l'âme. Ainsi que nous le verrons plus tard, c'est là tout le problème épineux de l'action et de la libération pour la Guîtâ. Sois libre de l'obscurcissement et de l'égarement dus aux trois gounas, et
¹Je ne puis croire que mithyâtchâra désigne un hypocrite. Comment un homme est-il un hypocrite, qui s'inflige une privation si sévère et complète? Il se trompe, il est le jouet d'une illusion, vimoûdhâtmâ et son âtchâra, sa méthode de discipline de soi avec sa règle formelle est une méthode fausse et vaine c'est assurément tout ce que veut dire la Guîtâ.
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l'action peut continuer, comme elle doit continuer, fût-ce l'action la plus ample, la plus riche, ou la plus énorme et la plus violente; cela n'a pas d'importance, car rien ne touche alors le Pourousha, l'âme possède le naïshkarmya.
Mais pour le moment, la Guîtâ ne se dirige pas vers ce point plus important. Puisque le mental est la cause instrumentale, puisque l'inaction est impossible, ce qui est rationnel, nécessaire, le juste chemin, c'est une action contrôlée de l'organisme subjectif et objectif. Le mental doit placer les sens sous son contrôle et en faire l'instrument de la volonté intelligente, et les organes de l'action être alors utilisés pour leur juste fonction, pour l'action, mais pour l'action accomplie comme Yoga. Quelle est cependant l'essence de cette maîtrise de soi, qu'entend-on par action accomplie comme Yoga, karma-yôga? C'est le non-attachement : exécuter les œuvres sans s'accrocher avec le mental aux objets des sens, ni au fruit des œuvres. Ce n'est pas la complète inaction, laquelle est une erreur, une confusion où l'on s'abuse, une impossibilité, c'est l'action pleine et libre, accomplie sans assujettissement aux sens et à la passion, ce sont les œuvres sans désir ni attachement qui constituent le premier secret de la perfection. Ainsi maître de toi, accomplis l'action, dit Krishna, niyatam kourou karma twam; J'ai dit que la connaissance, que l'intelligence est plus grande que les œuvres, djyâyasî karmano bouddhih, mais Je ne voulais pas dire que l'inaction soit plus grande que l'action; c'est le contraire qui est la vérité, karma djyâyo hyakarmanah. Connaissance, en effet, ne signifie pas renoncement aux œuvres, cela signifie égalité et non-attachement au désir et aux objets des sens; et cela signifie équilibre de la volonté intelligente en l'egoïsme libre, établie bien au-dessus de l'instrumentation inférieure de la Prakriti et contrôlant les opérations du mental, des sens et du corps grâce au pouvoir de la connaissance de soi et du délice de soi délice pur et sans objet qui appartiennent à la réalisation spirituelle, niyatam karma¹. Le bouddhi-yôga arrive à son aboutissement par
¹Là non plus, je ne puis accepter l'interprétation courante de niyatam karma, qui veut en faire les œuvres fixes et de pure forme et l'équivalent du nitya-karma védique, les œuvres régulières sacrificielles, le cérémonial, là règle quotidienne de la vie védique. Niyata reprend sûrement le niyamya du dernier verset. Krishna déclare : "celui qui, maîtrisant les sens par le mental, s'engage avec les organes d'action dans le Yoga de l'action, celui-là excelle", manasâ niyamya ârabhaté karma-yôgam, et il poursuit aussitôt en tirant de cette déclaration un commandement qui la résume et la convertit en une règle. "Accomplis une action maîtrisée", niyatam kourou karma twam; niyatam reprend niyamya; kourou karma reprend ârabhaté karma-yôgam. L'enseignement de la Guîtâ réside non dans des œuvres de pure forme fixées par une règle extérieure, mais dans des œuvres sans désir maîtrisées par la bouddhi délivrée.
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le karma-yôga, le Yoga de la volonté intelligente qui se libère elle-même prend tout son sens grâce au Yoga des œuvres sans désir. Ainsi la Guîtâ fonde-t-elle son enseignement de la nécessité des œuvres sans désir, nishkâma karma, et unit-elle la pratique subjective des sânkhyens tout en rejetant leur règle purement physique à la pratique du Yoga.
Cependant, une difficulté essentielle n'est toujours pas résolue. Le désir est le motif ordinaire de toutes les actions humaines, et si l'âme est libre du désir, alors l'action n'a plus de raison d'être. Nous pouvons être contraints à certaines œuvres pour maintenir le corps, mais même cela est une sujétion au désir du corps dont il nous faut nous débarrasser si nous devons atteindre la perfection. Et en admettant que cela ne puisse se faire, il n'est que de fixer une règle d'action en dehors de nous-mêmes, que rien dans notre subjectivité n'aura dictée, le nitya-karma de la règle védique, la routine du sacrifice cultuel, de la conduite quotidienne et du devoir social, que l'homme en quête de libération peut suivre simplement parce qu'elle lui est prescrite; cela, il n'a pas de motif personnel ni d'intérêt subjectif à le faire, il le fait avec une indifférence absolue, non parce qu'il y est tenu par sa nature mais parce que le Shâstra l'ordonne. Cependant, si le principe de l'action doit être non pas extérieur à la nature, mais subjectif, si, même dans le cas de l'homme libéré et du sage, leur nature doit contrôler et déterminer leurs actions, swabhâva-nityam, alors le seul principe subjectif d'action est le désir, quel qu'en soit le caractère : convoitise
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charnelle, ou bien émotion du cœur, ou encore visée basse ou noble du mental, mais toutes choses de toute façon soumises aux gounas de la Prakriti. Donnons alors au niyata-karma de la Guîtâ le sens du nitya-karma de la règle védique, à son kartavyakarma ou travail qui doit être fait le sens de la loi aryenne de devoir social, et considérons également que son travail fait comme sacrifice désigne simplement ces sacrifices védiques et ce fixe devoir social exécuté avec désintéressement et sans but personnel. C'est ainsi que l'on interprète souvent la doctrine de la Guîtâ des œuvres sans désir. Mais il me semble que l'enseignement de la Guîtâ n'est pas si grossier ni si simple, pas si limité dans l'espace et le temps, ni si étroit que tout cela. Il est vaste, libre, subtil et profond; il vaut pour toutes les époques et tous les hommes, non pour un âge et un pays particuliers. Surtout, il s'évade toujours des formes extérieures, des détails, des notions dogmatiques et retourne aux principes et aux grands faits de notre nature et de notre être. C'est une œuvre de vaste vérité philosophique et de vaste spiritualité pratique, non de formules religieuses et philosophiques forcées et de dogmes stéréotypés.
La difficulté est celle-ci : notre nature étant ce qu'elle est et le désir étant le principe commun de son action, comment est-il possible d'instituer une action réellement sans désir? Car ce que nous appelons d'habitude action désintéressée n'est point réellement sans désir; c'est seulement le remplacement de certains intérêts personnels plus petits par d'autres désirs plus grands, qui n'ont que l'apparence de l'impersonnalité: vertu, patrie, humanité. Toute action, de surcroît, comme Krishna y insiste, est accomplie par les gounas de la Prakriti, par notre nature; en agissant selon le Shâstra, nous agissons encore selon notre nature — même si cette action shâstrique, contrairement à l'ordinaire, n'est pas une simple couverture pour nos désirs, nos préjugés, nos passions, nos égoïsmes, nos vanités, nos préférences et sentiments sectaires, personnels et nationaux. Mais même autrement, même dans le cas le plus pur, nous obéissons encore à un choix de notre nature, et si notre nature était différente et que les gounas agissaient sur notre intelligence et
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notre volonté suivant quelque autre combinaison, nous n'accepterions pas le Shâstra, mais vivrions à notre fantaisie ou en accord avec nos notions intellectuelles, ou bien nous nous évaderions de la loi sociale afin de vivre la vie du solitaire ou de l'ascète. Nous ne pouvons devenir impersonnels en obéissant à quelque chose en dehors de nous, car ce n'est pas ainsi que nous pouvons sortir de nous-mêmes; ce n'est qu'en nous élevant jusqu'à ce qui est le plus haut en nous, dans notre l'egoïsme libre, notre Moi libre qui unique est le même en tous et n'a dès lors aucun intérêt personnel, jusqu'au Divin en notre être, qui se possède en Sa transcendance du cosmos et n'est donc pas lié par Ses œuvres cosmiques ni Son action individuelle. C'est ce qu'enseigne la Guîtâ, et l'absence de désir n'est qu'un moyen en vue de cette fin, non pas un but en soi. Oui, mais comment y arriver? En accomplissant toutes les œuvres avec le sacrifice pour unique objet, c'est la réponse de l'Instructeur divin. "En accomplissant les œuvres autrement que pour le sacrifice, ce monde des hommes est l'esclave des œuvres; pour le sacrifice, accomplis les œuvres, ô fils de Kounti, devenant libre de tout attachement." Il est évident que toutes les œuvres, et non point seulement le sacrifice et les devoirs sociaux, peuvent s'accomplir dans cet esprit; toute action peut s'accomplir soit à partir du sens de l'ego étroit ou élargi, soit pour le Divin. Tout être, toute action n'existent que pour le Divin; de cela, ils procèdent, par cela ils subsistent, vers cela ils s'orientent. Or, tant que nous sommes dominés par le sens de l'ego, nous ne pouvons percevoir cette vérité, ni agir dans son esprit, mais agissons pour la satisfaction de l'ego et dans l'esprit de l'ego, autrement que pour le sacrifice. L'égoïsme est le nœud de la servitude. En agissant tournés vers Dieu sans nulle pensée de l'ego, nous desserrons ce nœud et parvenons finalement à la liberté.
Toutefois, la Guîtâ commence par reprendre l'énoncé védique de l'idée de sacrifice et formuler la loi du sacrifice en ses termes ordinaires. Cela, elle le fait dans un but précis. Nous avons vu que la querelle entre le renoncement et les œuvres a deux formes : l'opposition entre Sânkhya et Yoga qui, en principe, est déjà résolue, et l'opposition entre védisme et védântisme,
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que l'Instructeur a encore à réconcilier. La première est un exposé plus important de l'opposition, et l'idée des œuvres y est générale et vaste. Le Sânkhya part de la notion du statut divin comme étant celui du Pourousha immuable et inactif que chaque âme est en réalité, et marque une opposition entre l'inactivité du Pourousha et l'activité de la Prakriti; son aboutissement logique est donc la cessation de toute œuvre. Le Yoga part de la notion du Divin en tant qu'Ishwara, seigneur des opérations de la Prakriti et leur étant par conséquent supérieur, et son aboutissement logique est non point la cessation des œuvres, mais la supériorité de l'âme sur toutes les œuvres et sa liberté lors même qu'elle les accomplit. Dans l'opposition entre védisme et védântisme, les œuvres, karma, sont réduites aux œuvres védiques et parfois même au sacrifice védique et aux œuvres ritualisées, tout le reste étant exclu et jugé inutile au salut. Le védisme des mîmânsakas les présenta avec insistance comme le moyen, le védântisme s'appuyant sur les Oupanishads les regarda comme de simples préliminaires appartenant à l'état d'ignorance et qu'il faut à la fin surmonter et rejeter : un obstacle pour l'homme en quête de libération. Le védisme célébrait les dévas, les dieux, par le sacrifice et les tenait pour les pouvoirs qui aident à notre salut. Le védântisme inclina à les considérer comme des pouvoirs du monde mental et matériel opposés à notre salut (les hommes, dit l'Oupanishad, sont le bétail des dieux, qui ne désirent point que l'homme connaisse et soit libre); il vit en le Divin le Brahman immuable qu'il faut atteindre non par les œuvres sacrificielles et cultuelles, mais par la connaissance. Les œuvres ne font que conduire à des résultats matériels et à un Paradis inférieur; il faut donc y renoncer.
La Guîtâ résout cette opposition en soulignant que les dévas sont seulement des formes de l'unique Déva, nous-mêmes, le seigneur de tout Yoga et de toute adoration, de tout sacrifice et de toute austérité. S'il est vrai que le sacrifice offert aux dévas ne mène qu'à des résultats matériels et qu'au Paradis, il est également vrai que le sacrifice offert à l'Îshwara conduit, par-delà les dévas, à la grande libération. Car le Seigneur et le Brahman immuable ne sont pas deux êtres différents, mais un seul et
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même Être, et quiconque s'efforce vers l'un ou l'autre s'efforce vers cette unique Existence divine. Toutes les œuvres en leur totalité trouvent leur culmination et leur plénitude en la connaissance du Divin, sarvam karmâkhilam pârtha djñâné parisamâpyaté. Ils ne sont pas un obstacle, mais le chemin de la suprême connaissance. Ainsi cette opposition également est-elle réconciliée grâce à un grand éclaircissement donné au sens du sacrifice. En fait son conflit n'est qu'une forme réduite de l'opposition plus importante qu'il y a entre Yoga et Sânkhya. Le védisme est une forme étroite et spécialisée du Yoga; le principe des védântis est identique à celui des sânkhyens, car pour les uns comme pour les autres le mouvement salvateur réside en le recul de l'intelligence, bouddhi, devant les pouvoirs différentiateurs de la Nature, devant l'ego, le mental, les sens, devant le subjectif et l'objectif, et en son retour à l'indifférencié et à l'immuable. C'est avec le projet de cette réconciliation en tête que l'Instructeur aborde au commencement son exposé de la doctrine du sacrifice; mais tout du long, et même depuis le tout début, il concentre son attention non point sur le sens védique restreint du sacrifice et des œuvres, mais sur leur sens plus vaste et universel élargissant des notions étroites et conformistes pour admettre les grandes vérités générales qu'elles limitent indûment, car telle est toujours la méthode de la Guîtâ.
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XII
La théorie du sacrifice selon la Guîtâ est exposée dans deux passages différents; l'un se trouve dans le troisième chapitre, l'autre dans le quatrième; le premier la donne en un langage qui, tel quel, pourrait n'évoquer apparemment que le sacrifice formel; le second, l'interprétant dans le sens d'un vaste symbolisme philosophique, en transforme aussitôt toute la signification et l'élève à un plan de haute vérité psychologique et spirituelle. "Avec le sacrifice, le Seigneur des créatures créa jadis les créatures et dit : "Par cela vous produirez (des fruits ou une progéniture), que cela soit la vache nourricière de vos désirs. Par cela, nourrissez les dieux et que les dieux vous nourrissent; vous nourrissant mutuellement, vous atteindrez au bien suprême. Nourris par le sacrifice, les dieux vous donneront les plaisirs désirés." Celui qui jouit des jouissances qu'ils procurent et qui ne leur a fait de don, celui-là est un voleur. Les bons qui mangent les reliefs du sacrifice sont libérés de tout péché; mais ils sont mauvais et goûtent le péché, ceux qui cuisent (les aliments) pour eux-mêmes. Des aliments, naissent les créatures, de la pluie découle la naissance des aliments, du sacrifice naît la pluie, le sacrifice naît du travail; le travail, sachele, naît du Brahman, le Brahman naît de l'Immuable; ainsi donc le Brahman qui pénètre tout est-il établi dans le sacrifice. Celui qui, ici-bas, ne suit point la roue mise ainsi en mouvement, son être est mauvais, sensuel son plaisir; en vain, ô Partha, vit cet homme." Ayant ainsi exposé la nécessité du sacrifice nous verrons par la suite dans quel sens nous pouvons interpréter un passage qui semble à première vue ne transmettre qu'une théorie traditionnelle du ritualisme et la nécessité de l'offrande cérémonielle -, Krishna passe à la supériorité de l'homme spirituel sur les œuvres : "Mais pour l'homme dont le délice est en le Moi, qui trouve son contentement en la jouissance du Moi et qui en le Moi est satisfait, il n'existe aucun travail qui nécessite
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d'être fait. Il n'a point d'objet ici-bas qu'il doive gagner par l'action accomplie, ni d'objet qu'il doive gagner par l'action inaccomplie; il ne dépend nullement de toutes ces existences, n'ayant aucun objet à gagner."
Voici donc les deux idéaux, védique et védântique, se présentant pour ainsi dire en tout ce qui, à l'origine, les sépare, les oppose de façon aiguë : d'un côté l'idéal actif qui consiste à acquérir ici-bas des plaisirs et le bien suprême au-delà grâce au sacrifice et à la dépendance mutuelle de l'être humain et des pouvoirs divins; et de l'autre, lui faisant face, l'idéal plus austère de l'homme libéré qui, indépendant en l'Esprit, n'a que faire du plaisir ni des œuvres, non plus que des mondes humain ou divin, mais existe uniquement dans la paix du Moi suprême, se réjouit seulement dans la calme joie du Brahman. Les versets suivants créent un terrain de conciliation pour les deux extrêmes; le secret n'est pas l'inaction à peine se tourne-t-on vers la vérité supérieure; c'est l'action sans désir tant avant qu'après l'accession à cette vérité supérieure. L'homme libéré n'a rien à gagner par l'action, mais rien non plus à gagner par l'inaction, et ce n'est pas du tout dans un but personnel qu'il doit faire son choix. "En conséquence, sans attachement accomplis toujours l'oeuvre qui doit être accomplie (accomplie pour le monde, lôka-sangraha, comme il est clairement montré aussitôt après); car en accomplissant les œuvres sans attachement l'homme atteint au suprême; et ce fut simplement par les œuvres que Djanaka et les autres atteignirent à la perfection." Il est vrai que les œuvres et le sacrifice sont un moyen d'arriver au bien suprême, shréyah param avâpsyatha mais il existe trois sortes d'œuvres : celle qui, accomplie sans sacrifice, pour le plaisir personnel, est entièrement égoïste, tournée vers soi et manque la vraie loi, le vrai but, la vraie utilité de la vie, môgham pârtha sa djîvati; celle qui est accomplie avec désir, mais comme un sacrifice et avec le plaisir seulement comme résultat du sacrifice et qui est ,donc consacrée et sanctifiée dans cette mesure-là; et celle qui est accomplie sans désir ni attachement d'aucune sorte. C'est la dernière qui conduit l'âme de l'homme au suprême, param âpnôti poûroushah.
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Tout le sens, toute la teneur de cet enseignement tournent autour de l'interprétation que nous allons donner aux mots importants yadjna, karma, brahma, sacrifice, œuvre, Brahman. Si le sacrifice est simplement le sacrifice védique, si l'œuvre dont il naît est la règle védique des œuvres et si le Brahman dont l'œuvre naît elle-même est le shabda-brahman dans le sens, uniquement, de la lettre du Véda, alors sont concédées toutes les positions du dogme védique, et il n'y a rien de plus. Le sacrifice formel est le Juste moyen d'obtenir des enfants, la richesse, la jouissance; par le sacrifice formel, on fait tomber la pluie du ciel, et la prospérité et la perpétuation de la race sont assurées; la vie est une incessante transaction entre les dieux et les hommes, où l'homme offre aux dieux des présents cérémoniels pris sur les dons qu'ils lui ont octroyés et où il est en retour enrichi, protégé et nourri. Dès lors, toute œuvre humaine doit s'accompagner d'un sacrement, se changer en un sacrement par le sacrifice formel et le culte ritualiste; l'œuvre qui n'est pas consacrée de la sorte est maudite, la jouissance obtenue sans sacrifice formel préalable ni consécration rituelle est un péché. Même le salut, même le bien suprême doivent se gagner par le sacrifice formel, qu'il ne faut jamais abandonner. Même celui qui recherche la libération doit continuer d'accomplir le sacrifice formel, bien que sans attachement; c'est par le sacrifice formel et les œuvres ritualistes accomplis sans attachement que les hommes comme Djanaka atteignirent à la perfection spirituelle et à la libération.
Ce ne peut évidemment pas être là le sens de la Guîtâ, car il serait en contradiction avec tout le reste du livre. Déjà, dans le passage lui-même, sans l'interprétation illuminatrice qui lui est donnée par la suite dans le quatrième chapitre, nous avons l'indication d'un sens plus large où il est dit que le sacrifice naît du travail, le travail du Brahman, le Brahman de l'ouvre et donc que le Brahman qui pénètre tout, sarva-gatam brahma, est établi dans le sacrifice. La logique coordonnatrice du "donc" et la répétition du mot brahma sont significatives; car elles indiquent clairement qu'il faut comprendre le Brahman dont naît toute œuvre en ayant en tête non pas tant l'enseignement
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védique courant où il désigne le Véda que le sens symbolique où le Verbe créateur est identique au Brahman qui pénètre tout, à l'Éternel, à l'unique Moi présent dans toutes les existences, sarva-bhoûtéshou, et présent dans tous les fonctionnements de l'existence. Le Véda est la connaissance du Divin, de Éternel "Je suis Celui que l'on doit connaître dans tous les livres de la Connaissance, védaïshtcha védyah", dira Krishna dans un chapitre ultérieur; mais c'est la connaissance de ce qu'il est dans les fonctionnements de la Prakriti, dans les fonctionnements des trois gounas, premières qualités ou modes de la Nature, traïgounya-vishayâ védâh. Ce Brahman ou Divin dans les opérations de la Nature naît, pouvons-nous dire, de Éternel, le Pourousha immuable, le Moi qui se tient au-dessus de tous les modes ou qualités ou opérations de la Nature, nistraïgounya. Le Brahman est un, mais il se révèle sous deux aspects, l'Être immuable et le créateur, origine des œuvres dans le devenir mutable, âtman, sarva-bhoûtâni il est l'omniprésente Éternel immobile des choses et il est le principe spirituel du fonctionnement mobile des choses, le Pourousha demeurant en lui-même et le Pourousha actif en la Prakriti; il est akshara et kshara. Sous ces deux aspects, Être divin, le Pouroushôttama se manifeste dans l'univers; l'immuable au-dessus de toute qualité est Son aspect de sérénité, de possession de soi-même, d'égalité, samam brahma de cet aspect, découle Sa manifestation dans les qualités de la Prakriti et leurs opérations universelles; du Pourousha en la Prakriti, de ce Brahman avec qualités, découlent toutes les œuvres¹ de l'énergie universelle, karma, en l'homme et en toutes les existences: de ces œuvres, découle le
¹Cette interprétation est la bonne, cela ressort également de l'ouverture du huitième chapitre, où sont énumérés les principes universels : akshara (brahma); swabhâva, karma, kshara bhâva, pourousha, adhi-yadjña. Éternel est le Brahman immuable, l'esprit ou moi, l'Atman; le swabhâva est le principe du moi, adhyâtma, opérant comme nature originelle de l'être, "propre façon de devenir", et il procède du moi, Éternel; le karma en procède à son tour et est le mouvement créateur, visarga, qui amène à l'existence tous les êtres naturels et toutes les changeantes formes d'être, subjectives et objectives; le résultat du karma est donc tout ce devenir mutable, les changements de la nature développés à partir de la nature essentielle originelle, kshara bhâva à partir du swabhâva; le Pourousha est l'âme, l'élément divin dans le devenir, adhi-daïvata, par la présence duquel les opérations du karma deviennent un sacrifice, yadjna, au Divin intérieur; l'adhi-yadjña est ce Divin secret qui reçoit le sacrifice.
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principe du sacrifice. Même l'échange matériel entre les hommes et les dieux s'appuie sur ce principe; à titre d'exemple, la pluie et la nourriture qu'elle produit dépendent de ce fonctionnement et, d'elles deux, dépend la naissance physique des créatures. Car toute l'œuvre de la Prakriti est en sa vraie nature un sacrifice, yadjna, Être divin étant celui qui jouit de tous les "énergismes¹", de toutes les œuvres et du sacrifice, et étant le haut Seigneur de toute existence, bhôktâram yadjña-tapasâm sarva-bhoûta-maheshwaram. Connaître ce Divin omnipénétrant qui est établi dans le sacrifice, sarva-gatam yadjñé pratishthitam, est la vraie connaissance, la connaissance védique.
Mais on peut le connaître dans une action inférieure par l'entremise des dévas, les dieux, les pouvoirs de Éternel divine en la Nature, et dans l'éternelle interaction de ces pouvoirs et de l'âme humaine, donnant et recevant en toute réciprocité, s'aidant mutuellement, augmentant, élevant réciproquement leurs œuvres et leur satisfaction, commerce où l'homme se hisse vers une croissante aptitude au bien suprême. Il reconnaît que sa vie fait partie de cette action divine en la Nature et qu'elle n'est point une chose séparée qu'il faille posséder et poursuivre pour elle-même. Il considère ses plaisirs et la satisfaction de ses désirs comme fruit du sacrifice et don des dieux en leurs divines opérations universelles, et il cesse de les poursuivre dans l'esprit faux et mauvais de l'égoïsme personnel et pécheur comme s'ils étaient un bien qu'il doive arracher à la vie avec sa seule force, sans rien donner en retour et sans gratitude. À mesure que cet esprit grandit en lui, il subordonne ses désirs, se satisfait du sacrifice comme loi de la vie et des œuvres, et se contente des reliefs du sacrifice, abandonnant de son plein gré tout le reste
¹Sri Aurobindo forge en anglais le mot energism, qui évoque la mise en action de l'énergie. (N.d.T.)
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comme offrande dans le vaste et bienfaisant échange entre sa vie et la vie universelle. Quiconque va à Rencontre de cette loi d'action et poursuit les œuvres et les plaisirs pour son intérêt personnel isolé, vit en vain; il manque le vrai sens, le vrai but et la vraie utilité de la vie et la croissance ascendante de l'âme; il n'est point sur le sentier qui conduit au bien suprême. Or, le bien suprême vient seulement lorsque le sacrifice est offert non plus aux dieux, mais à l'unique Divin qui pénètre tout et est établi dans le sacrifice, et dont les dieux sont des formes et des pouvoirs inférieurs, et lorsque l'homme rejette le moi inférieur qui désire et qui savoure et qu'il abandonne son sentiment personnel d'être l'ouvrier à la vraie exécutante de toutes les œuvres, la Prakriti, et son sentiment personnel d'éprouver du plaisir au divin Pourousha, le Moi supérieur et universel, lequel est celui qui jouit réellement des œuvres de la Prakriti. En ce Moi, et non en quelque plaisir personnel, il trouve à présent sa seule satisfaction, son complet contentement, sa joie pure : il n'a rien à gagner par l'action ni par l'inaction, ne dépend ni des dieux ni des hommes pour rien, ne cherche d'avantages auprès d'aucun, car la joie en soi lui est toute-suffisante, mais il accomplit les œuvres pour le Divin seul, comme un pur sacrifice, sans attachement ni désir. Ainsi acquiert-il l'égalité et s'affranchit-il des modes de la Nature, nistraïgounya', son âme s'établit non en l'insécurité de la Prakriti, mais en la paix du Brahman immuable, lors même que ses actions continuent dans le mouvement de la Prakriti. Ainsi le sacrifice est-il pour lui le moyen d'atteindre au Suprême.
Tel est le sens du passage, cela ressort clairement, dans ce qui suit, de l'affirmation qui fait du lôka-sangraha l'objet des œuvres, de la Prakriti l'unique exécutante des œuvres et du Pourousha divin le soutien équanime des œuvres à qui il faut les remettre au moment même où on les accomplit cette façon de se retirer intérieurement des œuvres tout en les accomplissant physiquement est le sommet du sacrifice -, et ressort de l'affirmation selon laquelle ce sacrifice actif accompli avec un mental égal et sans désir aboutit à l'affranchissement de l'esclavage des œuvres. "Celui qui se satisfait du gain qui lui vient, quel qu'il
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soit, et qui est égal dans l'échec et le succès, n'est point lié même lorsqu'il agit. Lorsqu'un homme affranchi, libre de l'attachement, agit pour le sacrifice, toute son action est dissoute", elle ne laisse, en d'autres termes, aucun résultat aliénant ni aucune impression subséquente sur son âme libre, pure, égale et parfaite. Sur ces passages, il nous faudra revenir. Ils sont suivis d'une interprétation parfaitement explicite et détaillée du sens du mot yadjna, dans la langue de la Guîtâ, qui ne laisse absolument aucun doute sur l'emploi symbolique des mots et le caractère symbolique du sacrifice prescrit par cet enseignement. Dans l'ancien système védique, il y a sait toujours un double sens, physique et psychologique, extérieur et symbolique, la forme extérieure du sacrifice et la signification intérieure de tout ce qui en participait. Mais le symbolisme secret des anciens mystiques védiques, exact, curieux, poétique, psychologique, était à cette époque oublié depuis longtemps, et il est maintenant remplacé par un autre, vaste, général et philosophique, dans l'esprit du Védânta et d'un Yoga ultérieur. Le feu du sacrifice agni, n'est point une flamme matérielle, mais brahmâgni, le feu du Brahman, ou bien c'est l'énergie tournée vers le Brahman, l'Agni intérieur, prêtre du sacrifice, en lequel est déversée l'offrande; le feu est la maîtrise de soi, ou c'est une action sensorielle purifiée, ou bien c'est l'énergie vitale dans cette discipline du contrôle de l'être vital par le contrôle du souffle qu'ont en commun le Râdja-Yoga et le Hatha-Yoga, ou encore c'est le feu de la connaissance de soi, la flamme du suprême sacrifice. Il est expliqué que la nourriture consommée, quand elle provient des reliefs du sacrifice, est le nectar d'immortalité, amrita, reste de l'offrande; et ici, nous retrouvons quelque chose du vieux symbolisme védique où le vin de Sôma était le symbole physique de l'amrita, le délice immortalisateur de l'extase divine, gagné par le sacrifice, offert aux dieux et bu par les hommes. L'offrande elle-même consiste en toute œuvre de l'énergie physique ou psychologique de l'homme, qui est consacrée par lui dans l'action du corps ou l'action du mental, aux dieux ou à Dieu, au Moi ou aux puissances universelles, à son propre Moi supérieur ou au Moi dans l'humanité et dans toutes les existences.
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Cette explication détaillée du yadjna commence par une vaste définition globale où il est déclaré que l'acte, l'énergie et les matériaux du sacrifice, celui qui donne et celui qui reçoit le sacrifice, le but et l'objet du sacrifice, sont tous l'unique Brahman. "Le Brahman est l'action de donner, le Brahman est l'offrande de nourriture, par le Brahman elle est offerte en le feu qu'est le Brahman, le Brahman est ce qu'il faut atteindre par le samâdhi en l'action qu'est le Brahman." Telle est donc la connaissance à partir de laquelle l'homme libéré doit accomplir les œuvres du sacrifice. C'est la connaissance déclarée jadis dans les grandes formules védântiques "Je suis Lui", "Tout ceci, en vérité, est le Brahman, le Brahman est ce Moi." C'est la connaissance de l'entière unité; c'est l'Un manifesté en tant que celui qui fait et ce qui est fait et qu'objet des œuvres, que connaissant et connaissance et objet de connaissance. L'énergie universelle en quoi l'action est versée est le Divin; l'énergie consacrée du don est le Divin; quoi que l'on offre, ce n'est qu'une forme du Divin; celui qui donne l'offrande est le Divin Lui-même en l'homme; l'action, l'oeuvre, le sacrifice sont eux-mêmes le Divin en mouvement, en activité; le but à atteindre par le sacrifice est le Divin. Pour l'homme qui a cette connaissance et qui vit et agit en elle, il ne peut exister d'œuvres asservissantes, d'action personnelle et que l'on s'approprie égoïstement; il n'y a que le divin Pourousha agissant par la divine yadjñé en Son être propre, offrant toute chose en le feu de Son énergie cosmique consciente de soi, tandis que la connaissance et la possession de Son existence et de Sa conscience divines par l'âme unifiée avec Lui constituent le but de tout ce mouvement et de toute cette activité dirigés vers Dieu. Connaître cela, vivre et agir dans cette conscience unificatrice, c'est être libre.
Mais tous les yogis eux-mêmes n'ont pas atteint à cette connaissance. "Certains yogis suivent le sacrifice qui est des dieux; d'autres offrent le sacrifice par le sacrifice lui-même en le feu qu'est le Brahman." Les premiers conçoivent le Divin sous diverses formes et divers pouvoirs et Le cherchent par différents moyens, ordonnances, dharmas, lois, ou, pourrait-on dire, par des rites établis pour l'action, par la discipline de soi, par les
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œuvres consacrées; pour les autres, ceux qui savent déjà, le simple fait du sacrifice, le fait d'offrir quelque œuvre que ce soit au Divin Lui-même, de jeter toutes leurs activités dans la conscience et l'énergie divines unifiées, est leur unique moyen, leur unique dharma. Les moyens de sacrifier sont variés; les offrandes sont de diverses sortes. Il y a le sacrifice psychologique de la maîtrise de soi et de la discipline de soi qui conduit à la possession et à la connaissance supérieures de soi. "Certains offrent leurs sens dans les flammes de la maîtrise, d'autres les objets des sens dans les flammes des sens, et d'autres toutes les actions des sens et toutes les actions de la force vitale dans le feu du Yoga de la maîtrise de soi allumé par la connaissance." En d'autres termes, il y a la discipline qui reçoit les objets de la perception sensorielle sans permettre au mental d'être dérangé ni affecté par ses activités sensorielles, les sens devenant eux-mêmes les flammes pures du sacrifice; il y a la discipline qui tranquillise les sens de façon que, calme et paisible, l'âme en sa pureté puisse apparaître de derrière le voile de l'action mentale; il y a la discipline par laquelle, quand le moi est connu, toute l'action des perceptions sensorielles et toute l'action de l'être vital sont reçues en cette âme une, immobile et tranquille. L'offrande de celui qui s'efforce vers la perfection peut être matérielle et physique, dravya-yadjña, comme celle que l'adepte consacre à sa déité en son culte; l'offrande peut être l'austérité de sa discipline de soi et l'énergie de son âme dirigées vers un but élevé, tapo-yadjña, ou être une forme de Yoga, tel le prânâyâma des râdja-yogis et des hatha-yogis, ou tout autre yôga-yadjña. Toutes ces offrandes visent à la purification de l'être tout sacrifice est un chemin vers la possession du suprême.
L'unique chose nécessaire, le principe salvateur constant dans toutes ces variations est de subordonner les activités inférieures, de diminuer la mainmise du désir et de remplacer celui-ci par une énergie supérieure, de quitter le plaisir purement égoïste pour cette joie plus divine qui vient du sacrifice, de la consécration de soi, de la maîtrise de soi, de l'abandon des impulsions inférieures au profit d'un but plus grand et plus élevé. "Ceux qui savourent le nectar d'immortalité qui reste du
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sacrifice atteignent au Brahman éternel." Le sacrifice est la loi du monde, et sans sacrifice rien ne peut se gagner, ni la maîtrise ici-bas, ni la possession des deux au-delà, ni la suprême possession de tout; "ce monde n'est pas pour celui qui n'accomplit point le sacrifice, comment aucun autre monde lui appartiendrait-il alors?" Par conséquent, toutes ces formes du sacrifice, et bien d'autres ont été "éployées dans la bouche du Brahman", la bouche de ce Feu qui reçoit toutes les offrandes; elles sont toutes des moyens et des formes de l'unique grande Existence en activité, des moyens par lesquels l'action de l'être humain peut être offerte à Cela dont son Existence extérieure fait partie et avec quoi son moi le plus profond est un. Elles sont "toutes nées de l'oeuvre"; toutes procèdent de l'unique et vaste énergie du Divin par laquelle elles sont ordonnées et qui se manifeste dans le karma universel et fait de toute l'activité cosmique une offrande progressive à l'unique Moi et Seigneur et dont le dernier stade pour l'être humain est la connaissance de soi et la possession de la conscience divine ou brahmique. "Ayant cette connaissance, tu deviendras libre."
Mais il existe des gradations dans l'étendue de ces diverses formes de sacrifice, l'offrande physique étant la plus basse, le sacrifice de l'intelligence étant le plus haut. La connaissance est ce en quoi culmine toute cette action, non point quelque connaissance inférieure, mais la suprême connaissance de soi et de Dieu, celle que nous pouvons recevoir de ceux qui connaissent les vrais principes de l'existence, celle par la possession de laquelle nous ne retomberons pas dans l'égarement de l'ignorance mentale et dans son asservissement à la simple connaissance sensorielle et à l'activité inférieure des désirs et des passions. La connaissance en laquelle tout culmine est celle par laquelle "tu verras toutes les existences (les devenirs, bhoûtâni) sans exception dans le Moi, puis en Moi". Car le Moi est cette réalité une, immuable, qui imprègne et contient tout, existante en soi, ce Brahman, caché derrière notre être mental et en quoi notre conscience se déploie lorsqu'elle est libérée de l'ego; nous finissons par voir tous les êtres comme des devenirs, bhoûtâni, en cette unique existence en soi.
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Mais ce Moi ou Brahman immuable, nous voyons également qu'il est, pour notre conscience psychologique essentielle, la représentation par Lui-même d'un Être suprême qui est la source de notre existence et de qui tout ce qui est mutable ou immuable est la manifestation. Il est Dieu, le Divin, le Pouroushôttama. Nous Lui offrons toute chose en sacrifice; entre Ses mains, nous abandonnons nos actions; en Son existence nous vivons et nous nous mouvons; unifiés avec Lui en notre nature et en Lui avec toute existence, nous devenons une seule âme et un seul pouvoir d'être avec Lui et avec tous les êtres; à Sa suprême réalité, nous identifions et unissons notre être essentiel. Par les œuvres accomplies pour le sacrifice, éliminant le désir, nous parvenons à la connaissance et à la possession de l'âme par elle-même; par les œuvres accomplies dans la connaissance de soi et dans la connaissance de Dieu, nous sommes libérés en l'unité, la paix et la joie de l'existence divine.
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XIII
Avant de pouvoir aller plus loin, il nous faut résumer en ses principes essentiels tout ce qui a été dit. L'évangile des œuvres de la Guîtâ repose entièrement sur son idée du sacrifice et contient en fait l'éternelle vérité qui relie Dieu, le monde et les œuvres. Le mental humain ne saisit d'habitude que des notions et des points de vue fragmentaires d'une éternelle et multiple vérité de l'existence et, sur cette base, édifie ses diverses théories de la vie, de l'éthique et de la religion, soulignant ce symbole ou cet autre, cette apparence ou cette autre. Mais il doit toujours viser à reprendre conscience d'une certaine entièreté de cette vérité chaque fois qu'en un âge de grande lumière il revient à quelque relation complète et synthétique de sa connaissance du monde avec sa connaissance de Dieu et sa connaissance de soi. L'évangile de la Guîtâ repose sur cette vérité védântique fondamentale que tout être est l'unique Brahman, et toute existence la roue du Brahman, un mouvement divin se déployant à partir de Dieu et retournant à Dieu. Tout est l'activité où s'exprime la Nature, et la Nature est un pouvoir du Divin élaborant ce qui est dans la conscience et la volonté de l'Âme divine, laquelle est la maîtresse des œuvres de la Nature et réside en ses formes. C'est pour la satisfaction du Divin que la Nature descend et s'absorbe en les formes des choses et des œuvres de la vie et du mental et qu'à nouveau elle revient, par le mental et la connaissance de soi, à la possession consciente de l'Ame qui demeure en elle. Il y a d'abord un mouvement d'involution du moi et de tout ce qu'il est ou représente en une évolution de phénomènes; il y a ensuite une évolution du moi, une révélation de tout ce qu'il est et représente, de tout ce qui est caché et néanmoins suggéré par la création phénoménale. Ce cycle de la Nature ne pourrait être ce qu'il est si le Pourousha ne revêtait et ne maintenait simultanément trois états éternels dont chacun est nécessaire à la totalité de cette action. Il doit se
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manifester dans le mutable, et nous l'y voyons sous l'aspect du fini, du multiple, de toutes les existences, sarva-bhoûtâni. Il nous apparaît comme la personnalité finie de ces millions de créatures avec leurs diversités infinies et leurs relations variées, et, derrière, comme l'âme et la force de l'action des dieux – c'est-à-dire des pouvoirs et des qualités cosmiques du Divin qui président aux opérations de la vie de l'univers et constituent pour notre perception différentes formes universelles de l'unique Existence, ou, peut-être, diverses expressions spontanées de la personnalité de la Personne suprême unique. Puis, caché derrière et en toutes les formes et toutes les existences, nous percevons aussi un immuable, un infini, un intemporel, un impersonnel, un unique et invariable esprit d'existence, un indivisible Moi de tout ce qui est, en quoi toute cette multitude se trouve être réellement un être. Et dès lors, en revenant à cela, la personnalité active finie de l'être individuel découvre qu'elle peut s'affranchir en une silencieuse vastitude universelle et en la paix et l'assise d'une immuable, d'une indépendante unité avec tout ce qui procède de cet Infini indivisible et est soutenu par lui. L'individu peut même y échapper à l'existence individuelle. Mais le plus haut secret de tous, outtamam rahasyam, est le Pouroushôttama. C'est lui le Divin suprême, Dieu, qui possède à la fois l'infini et le fini et en qui le personnel et l'impersonnel, le Moi unique et les multiples existences, l'être et le devenir, l'action universelle et la paix supracosmique, pravritti et nivritti, se rejoignent, s'unissent, sont possédés ensemble et l'un en l'autre. En Dieu, toute chose trouve sa secrète vérité et sa réconciliation absolue.
Toute vérité des œuvres doit dépendre de la vérité de l'être. Toute existence active doit être, en sa réalité la plus intime, un sacrifice des œuvres offert par la Prakriti au Pourousha, la Nature offrant à l'Âme suprême et infinie le désir de la multiple Ame finie qui est en elle. La vie est un autel où elle apporte ses œuvres et les fruits de ses œuvres; elle les dépose devant tel aspect de la Divinité que la conscience en elle a atteint et en escompte le résultat du sacrifice que le désir de l'âme vivante peut saisir comme son bien immédiat ou le plus haut. Le degré
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de conscience et d'être auquel l'âme est parvenue dans la Nature, sera la norme de la Divinité qu'elle adore, de la joie qu'elle recherche et de l'espoir au nom duquel elle accomplit le sacrifice. Et dans le mouvement du Pourousha mutable en la Nature tout est et doit être échange; car l'existence est une, et ses divisions doivent se fonder sur quelque loi d'interdépendance, chacun croissant grâce à chacun, et chacun vivant par tous. Là où le sacrifice n'est pas offert de bon gré, la Nature l'exige par la force, elle satisfait sa loi de vie. Donner et recevoir en un mouvement réciproque, telle est la loi de la Vie sans laquelle elle ne peut un seul instant durer, et cela, c'est le sceau de la divine Volonté créatrice sur le monde qu'elle a manifesté en son être, la preuve qu'en leur donnant le sacrifice comme compagnon éternel le Seigneur des créatures a créé toutes ces existences. La loi universelle du sacrifice est le signe que le monde est chose de Dieu et appartient à Dieu et que la vie est son territoire et la demeure de son culte, et non pas un domaine où doive se satisfaire l'ego indépendant. L'expérience de la vie doit en définitive amener non au contentement de l'ego ce n'est que notre obscur et grossier commencement -, mais à la découverte de Dieu, au culte et à la recherche du Divin et de l'Infini par un sacrifice de plus en plus vaste, culminant dans un parfait don de soi fondé sur une parfaite connaissance de soi.
Mais l'être individuel débute avec l'ignorance et persiste longtemps dans l'ignorance. Intensément conscient de lui-même, il voit en l'ego, et non en le Divin, la cause et tout le sens de la vie. Se voyant lui-même comme celui qui accomplit les oeuvres, il ne voit point que toutes les opérations de l'existence, y compris ses propres activités intérieures et extérieures, sont les opérations d'une unique Nature universelle et rien d'autre. Il se voit lui-même comme celui qui jouit des œuvres, et s'imagine que tout existe pour lui et que la Nature doit le satisfaire et obéir à sa volonté personnelle; il ne voit point qu'elle ne s'occupe aucunement de le satisfaire, ni ne se soucie de sa volonté, mais qu'elle obéit à une volonté universelle supérieure et cherche à satisfaire une Divinité qui la transcende, elle, ses œuvres et ses créations; son être fini, sa volonté et ses satisfactions
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sont à elle et non à lui, et elle les offre à tout moment en sacrifice au Divin dont le dessein en elle trouve par elle en tout ceci sa secrète instrumentation. Du fait de cette ignorance dont le sceau est l'égoïsme, la créature ignore la loi du sacrifice et cherche à prendre tout ce qu'elle peut pour elle-même et ne donne que ce que, par une pression intérieure ou extérieure, la Nature l'oblige à donner. En fait, elle ne peut rien prendre, que ce que la Nature lui permet de recevoir comme sa part, ce que les Pouvoirs divins en la Nature concèdent à son désir. L'âme égoïste, en un monde de sacrifice, est pareille à un voleur, à un larron prenant ce que lui apportent ces Pouvoirs et n'ayant pas idée de donner quoi que ce soit en retour. Le vrai sens de la vie lui échappe et, puisqu'elle ne se sert pas de la vie et des œuvres pour élargir ni élever son être par le sacrifice, elle vit en vain.
Lorsque l'être individuel commence de percevoir et de reconnaître en ses actes la valeur du moi qui est dans les autres ainsi que le pouvoir et les besoins de son propre ego, qu'il commence, derrière ses propres opérations, de percevoir la Nature universelle et qu'à travers les divinités cosmiques il a une vue fugitive de l'Un et de l'Infini, alors seulement il est en voie de transcender la limitation que lui impose l'ego et de découvrir son âme. Il commence de découvrir une autre loi que celle de ses désirs, à laquelle ses désirs doivent de plus en plus se subordonner et se soumettre; il transforme l'être purement égoïste en l'être moral qui comprend. Il commence de donner davantage de valeur aux droits du moi dans les autres, et moins aux revendications de son ego; il reconnaît le conflit entre l'égoïsme et l'altruisme et, en développant ses tendances altruistes, prépare l'élargissement de sa conscience et de son être. Il commence de percevoir la Nature et les Pouvoirs divins dans la Nature à qui il doit sacrifice, adoration, obéissance, car c'est par eux et leur loi que sont contrôlés les fonctionnements tout ensemble du monde mental et du monde matériel, et il apprend que c'est seulement en intensifiant leur présence et leur grandeur en sa pensée, sa volonté et sa vie qu'il peut lui-même augmenter ses pouvoirs, sa connaissance, son action juste et les satisfactions que lui apportent ces choses. Ainsi ajoute-t-il le
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sens religieux et supraphysique au sens matériel et égoïste de la vie et se prépare-t-il à s'élever, par le fini, vers l'Infini.
Mais ceci n'est qu'une longue étape intermédiaire. Elle est encore soumise à la loi du désir, au caractère de centralité que revêt toute chose dans les conceptions et les besoins de l'ego humain, au contrôle de l'être ainsi que des œuvres de l'homme par la Nature, bien qu'il s'agisse d'un désir modéré et dominé, d'un ego clarifié et d'une Nature rendue de plus en plus subtile, éclairée par le principe sattwique, le principe naturel le plus haut. Tout ceci est encore dans le domaine, bien qu'un domaine très agrandi, du mutable, du fini et du personnel. La vraie connaissance de soi et, par conséquent, la juste voie des œuvres sont au-delà; car le sacrifice accompli avec la connaissance est le sacrifice le plus haut, et lui seul entraîne une parfaite façon de travailler. Ce qui peut seulement se produire lorsque l'homme perçoit que le moi en lui et le moi en les autres sont un seul être, et que ce moi est quelque chose de supérieur à l'ego, une infinie, une impersonnelle, une universelle existence en laquelle tous se meuvent et ont leur être – lorsqu'il perçoit que tous les dieux cosmiques à qui il offre son sacrifice sont des formes de la Divinité une et infinie et lorsque, laissant toutes ses conceptions limitées et limitatives de ce Divin unique, il perçoit d'autre part que celui-ci est la suprême et ineffable Déité qui est à la fois le fini et l'infini, le moi unique et le multiple, par-delà la Nature tout en se manifestant au moyen de la Nature, par-delà la limitation due aux qualités tout en formulant le pouvoir de son être au moyen de la qualité infinie. C'est le Pouroushôttoma à qui le sacrifice doit être offert, non pour obtenir des œuvres aucun fruit personnel et transitoire, mais pour que l'âme possède Dieu et afin de vivre en harmonie et en union avec le Divin.
En d'autres termes, pour l'homme, la voie de la libération et de la perfection réside en une croissante impersonnalité. Telle est son ancienne et constante expérience, que plus il s'ouvre à l'impersonnel et infini, à cela qui est pur et haut, un et commun en toute chose et tout être, à l'impersonnel et infini dans la Nature, l'impersonnel et infini dans la vie, l'impersonnel et infini dans sa propre subjectivité, moins il est limité par son ego
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et par le cercle du fini, plus il éprouve un sens de vastitude, de paix, de pur bonheur. Le plaisir, la joie, la satisfaction que le fini par lui-même peut donner, ou auxquels l'ego de son plein droit peut atteindre, sont transitoires, insignifiants et incertains. Demeurer entièrement dans le sens de l'ego et dans ses conceptions, ses pouvoirs, ses satisfactions finis, c'est trouver ce monde à jamais empli d'impermanence et de souffrance, anityam asoukham. La vie finie est toujours sujette à un certain sens de la vanité pour cette raison fondamentale que le fini n'est pas l'entière ni la plus haute vérité de la vie; la vie n'est pas complètement réelle tant qu'elle ne débouche pas sur le sens de l'infini. C'est pourquoi la Guîtâ, au seuil de son évangile des œuvres, insiste sur la conscience brahmique, la vie impersonnelle, ce grand objet de la discipline des anciens sages. Car l'impersonnel, l'infini, l'Un en quoi toute l'activité impermanente, mutable, multiple du monde trouve, au-dessus d'elle-même, la base de sa permanence, de sa sécurité et de sa paix, est le Moi immobile, l'Akshara, le Brahman. Si nous voyons cela, nous verrons que la première nécessité spirituelle est d'élever sa conscience et la position de son être hors de la personnalité limitée jusqu'en ce Brahman infini et impersonnel. La vision de tous les êtres en ce Moi unique est la connaissance qui exhausse l'âme hors de l'ignorance égoïste, de ses œuvres et de leurs résultats; vivre en cette connaissance, c'est acquérir la paix et une ferme assise spirituelle.
Pour amener cette grande transformation, on suit un double chemin; car il y a la voie de la connaissance, et il y a la voie des œuvres, et la Guîtâ les combine en une synthèse vigoureuse. La voie de la connaissance consiste à détourner la compréhension, la volonté intelligente de sa descendante absorption dans les fonctionnements du mental et des sens et à la tourner vers le haut, vers le moi, le Pourousha ou Brahman; consiste à la fixer toujours sur l'unique idée du Moi unique et non dans les conceptions multiplement ramifiées du mental ni dans les multiples courants des impulsions du désir. En soi, ce chemin semblerait conduire au complet renoncement aux œuvres, à une immobile passivité et à la séparation de l'âme d'avec la Nature.
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Mais en réalité, un renoncement, une passivité et une séparation aussi absolus sont impossibles. Le Pourousha et la Prakriti sont des principes jumeaux de l'être qui ne peuvent être séparés, et tant que nous demeurons dans la Nature nos opérations dans la Nature doivent continuer, quand bien même pourraient-elles prendre une forme différente ou plutôt un sens différent de la forme et du sens des opérations de l'âme non éclairée. Le vrai renoncement car il doit y avoir renoncement, sannyâsa – n'est point de s'évader des œuvres, mais de mettre à mort l'ego et le désir. Le moyen est d'abandonner l'attachement au fruit des œuvres alors même qu'on les accomplit, et le moyen est de reconnaître la Nature comme l'agent, de la laisser accomplir ses œuvres et de vivre dans l'âme en témoin et en support, l'observant et la soutenant, mais attaché ni à ses actions ni à leurs fruits. L'ego, l'inquiète personnalité limitée, est alors apaisé et plongé dans la conscience du Moi impersonnel unique, tandis que les œuvres de la Nature continuent, pour notre vision, de jouer par l'intermédiaire de tous ces "devenirs" ou existences que nous voyons maintenant vivre et agir et se mouvoir, entièrement sous l'impulsion de la Nature, en cet Être infini unique; en notre propre existence finie est vue et ressentie seulement l'une de ces existences, et en ses fonctionnements, vus et ressentis ceux de la Nature, non ceux de notre moi réel qui est, lui, la silencieuse unité impersonnelle. L'ego les revendiquait comme ses actions propres, et nous pensions donc qu'ils étaient nôtres; mais maintenant l'ego est mort et désormais ils ne sont plus à nous, mais à la Nature. En tuant l'ego, nous avons réalisé l'impersonnalité dans notre être et notre conscience; en renonçant au désir, nous avons réalisé l'impersonnalité dans les œuvres de notre nature. Nous sommes libres non seulement dans l'inaction, mais dans l'action; notre liberté ne dépend pas d'une immobilité ni d'une vacance du physique et du tempérament, et nous ne déchoyons pas de la liberté dès que nous agissons. Même en un plein courant d'action selon la nature, l'âme impersonnelle en nous demeure calme, immobile et libre.
La libération qu'accorde cette parfaite impersonnalité est réelle, est complète, est indispensable; mais est-ce le dernier
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mot, la fin de toute l'affaire? Toute la vie, toute l'existence universelle, avons-nous dit, est le sacrifice offert par la Nature au Pourousha, l'âme une et secrète en la Nature, et en cette âme ont lieu toutes les opérations de la Nature; mais le sens véritable en est obscurci en nous par l'ego, par le désir, par notre personnalité limitée, active et multiple. Nous nous sommes élevés hors de l'ego et du désir et de la personnalité limitée, et par l'impersonnalité, qui en est le grand correctif, avons trouvé le Divin impersonnel; nous avons identifié notre être avec le moi, avec l'âme unique en quoi tout existe. Le sacrifice des œuvres continue, non plus conduit par nous, mais par la Nature – la Nature opérant au moyen de la part finie de notre être : le mental, les sens, le corps, mais en notre être infini. Mais à qui, alors, le sacrifice est-il offert, et dans quel dessein? Car l'impersonnel n'a d'activité ni de désir, ni d'objet à gagner, ni ne dépend aucunement de tout ce monde des créatures; il existe pour lui-même, en son délice de soi, en son immuable être éternel. Il se peut que nous ayons à exécuter des œuvres sans désir et que ce soit un moyen de parvenir à cette existence et cette joie impersonnelles et spontanées, mais une fois ce mouvement accompli, c'en est fini de l'objet des œuvres; le sacrifice n'est plus nécessaire. Il se peut même que les œuvres continuent alors parce que la Nature continue, elle et ses activités; mais il n'y a plus à l'avenir de raison d'œuvrer. L'unique motif pour que nous continuions d'agir après la libération est purement négatif; c'est la pression exercée par la Nature sur nos parts finies que sont le mental et le corps. Mais si c'est là tout, alors et en premier lieu on peut bien diminuer les œuvres et les réduire à un minimum, les limiter à ce que la contrainte de la Nature obtiendra fatalement de nos corps; et en second lieu même si elles ne sont pas réduites à un minimum puisque l'action ne compte pas et que l'inaction n'est pas non plus un but, alors la nature des œuvres ne compte pas davantage. Une fois atteinte la connaissance, Ardjouna peut continuer de livrer la bataille de Kouroukshétra, en suivant son ancienne nature de kshatriya ou il peut l'abandonner et vivre la vie du sannyâsi, en suivant son impulsion nouvelle de quiétiste. Laquelle de ces choses accomplir est désormais sans aucune
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importance. Ou plutôt la seconde représente la voie la meilleure, du fait qu'elle découragera plus vite les impulsions de la Nature qui ont encore prisé sur son mental à cause d'une tendance créée par le passé et, lorsque son corps se détachera de lui, il partira en toute sécurité dans l'Infini et Impersonnel sans nulle nécessité de revenir encore à la confusion et à la folie de la vie en ce monde transitoire que marque le chagrin, anityam asoukham imam lôkam.
S'il en était ainsi, la Guîtâ perdrait tout son sens; car son objectif premier et central serait mis en échec. Mais la Guîtâ souligne que la nature de l'action compte bel et bien, et qu'il existe une sanction positive pour que soient continuées les œuvres, et non pas seulement cette raison toute négative et mécanique, la contrainte sans objet de la Nature. Une fois l'ego conquis, il y a encore un Seigneur divin et qui jouit du sacrifice, bhôktâram yadjña-tapasâm, et il y a encore un but dans le sacrifice. Le Brahman impersonnel n'est pas le tout dernier mot, pas tout à fait le secret suprême de notre être; car impersonnel et personnel, fini et infini se révèlent être seulement deux aspects opposés et néanmoins concomitants d'un Être divin que ne limitent pas ces distinctions, qui est ces deux choses à la fois. Dieu est un Infini à jamais non manifesté qui à jamais s'invite à se manifester dans le fini; il est la grande Personne impersonnelle dont les personnalités sont des apparences partielles; il est le Divin qui se révèle dans l'être humain, le Seigneur qui siège dans k cœur de l'homme. La connaissance nous enseigne à voir tous les êtres dans le moi impersonnel unique car nous sommes ainsi libérés du sens de l'ego séparateur — puis, grâce à cette impersonnalité libératrice, à les voir alors en ce Dieu, âtmani atho mayi, "en le Moi, puis en Moi". Notre ego, nos personnalités limitatives font obstacle à notre reconnaissance du Divin qui est en tous et en qui tous ont leur être; car, soumis à la personnalité, nous ne voyons de Lui que tels aspects fragmentaires que les apparences finies des choses nous concèdent. Il nous faut arriver à lui au moyen non de notre personnalité inférieure, mais de la haute part infinie et impersonnelle de notre être, que nous trouvons en devenant ce moi unique en.
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tous et en l'existence duquel est contenu le monde entier. Cet infini comprenant toutes les apparences finies, ne les excluant point, cet impersonnel admettant toutes les individualités et toutes les personnalités, ne les rejetant point, cet immobile soutenant, imprégnant, contenant tout le mouvement de la Nature, ne s'en tenant point à l'écart, est le clair miroir où le Divin révélera Son être. Dès lors, c'est à l'Impersonnel qu'il nous faut en premier lieu atteindre; par l'intermédiaire des seules déités cosmiques, des seuls aspects du fini, la parfaite connaissance de Dieu ne peut s'obtenir totalement. Mais pas davantage la silencieuse immobilité du Moi impersonnel, conçu comme enfermé en lui-même et divorcé d'avec tout ce qu'il soutient, contient et imprègne, n'est-elle toute la vérité du Divin, révélatrice de tout et en tout point satisfaisante. Pour le voir, notre regard doit franchir ce silence et aller jusqu'au Pouroushôttama, qui, lui, en sa grandeur divine, possède tout ensemble Être et le Kshara; il siège en l'immobilité, mais se manifeste en le mouvement et en toute l'action de la Nature cosmique; c'est à lui que, même après la libération, le sacrifice des œuvres en la Nature continue d'être offert.
Le but véritable du Yoga est alors une union vivante, où le moi s'accomplit, avec le divin Pouroushôttama, et non pas simplement une immersion, où s'annule le moi, en Être impersonnel. Élever notre existence entière vers l'Être divin, demeurer en lui (mayyéva nivasishyasi), être un avec lui, unifier notre conscience avec la sienne, faire de notre nature fragmentaire un reflet de sa nature parfaite, être inspiré entièrement en notre pensée et notre sensibilité par la connaissance divine, être animé tout à fait et sans erreur dans la volonté et dans l'action par la volonté divine, perdre le désir en son amour et sa joie, telle est notre perfection d'homme; c'est cela que la Guîtâ décrit comme le suprême secret. C'est le vrai but et l'ultime signification de la vie humaine, et l'étape la plus haute dans notre grandissant sacrifice des œuvres. Car Être divin demeure jusqu'à la fin le maître des œuvres et l'âme du sacrifice.
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XIV
LE PRINCIPE DES ŒUVRES DIVINES
Tel est donc le sens de la doctrine du sacrifice de la Guîtâ. Cette pleine signification est liée à l'idée du Pouroushôttama, qui jusqu'à présent n'est pas développée nous ne la trouvons clairement exposée que bien plus loin dans le courant des dix-huit chapitres -, et quelque infidélité qu'il en ait coûté à la méthode progressive d'exposition de la Guîtâ, il nous a par conséquent fallu anticiper sur cet enseignement central. Pour le moment, l'Instructeur ne fait que donner une indication, qu'esquisser cette suprême présence du Pouroushôttama et sa relation avec le Moi immobile en qui notre premier souci, notre besoin spirituel urgent est de trouver notre état de paix et d'égalité parfaites en accédant à la condition brahmique. Jusqu'à présent, il ne parle pas du tout en termes précis du Pouroushôttama, mais de lui-même "Moi", Krishna, Nârâyana, l'Avatar, le Dieu en l'homme, qui est également le Seigneur dans l'univers, incarné sous les traits du divin aurige de Kouroukshétra. "En le Moi, puis en Moi", est la formule qu'il donne, et qui implique que transcender la personnalité individuelle en la voyant comme un "devenir" dans l'Être impersonnel existant en soi est simplement un moyen d'arriver à cette grande et secrète Personnalité impersonnelle qui, par là même, est silencieuse, calme, élevée au-dessus de la Nature dans Être impersonnel, mais aussi présente et active dans la Nature en tous ces millions de devenirs. Perdant notre personnalité inférieure individuelle en l'Impersonnel, nous arrivons finalement à l'union avec cette suprême Personnalité qui, sans être séparée ni individuelle, assume néanmoins toutes les individualités. Transcendant la nature inférieure définie par les trois gounas et plaçant l'âme en le Pourousha immobile par-delà les trois gounas, nous pouvons finalement nous hausser en la nature supérieure du Divin infini, qui, même lorsqu'il agit par l'entremise de la Nature, n'est pas lié par les trois gounas. Atteignant
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l'absence intérieure d'action du Pourousha silencieux, naïshkarmya, et laissant la Prakriti accomplir ses œuvres, nous sommes à même d'accéder suprêmement au-delà à la condition de la Maîtrise divine qui peut accomplir toutes les œuvres sans toutefois être liée par aucune. L'idée du Pouroushôttama, considéré ici comme Nârâyana incarné, Krishna, est donc la clef. Sans elle, le retrait hors de la nature inférieure en la condition brahmique conduit nécessairement à l'inaction de l'homme libéré, à son indifférence vis-à-vis des œuvres du monde; avec elle, le même retrait devient un moyen de reprendre les œuvres du monde dans l'esprit et avec la nature du Divin et en Sa liberté. Vois le Brahman silencieux comme le but, et le monde avec toutes ses activités s'en trouve fatalement abandonné; vois Dieu, le Divin, le Pouroushôttama comme le but, supérieur à l'action tout en en étant la cause spirituelle intérieure et l'objet et la volonté originelle, et le monde avec toutes ses activités s'en trouve conquis et possédé en une divine transcendance du monde. Au lieu d'une prison, il peut devenir un royaume opulent, râdjyam samriddham, conquis par nous pour la vie spirituelle en mettant à mort la limitation de l'ego tyrannique, en triomphant de l'asservissement à nos geôliers que sont les désirs et en abattant la prison de nos possessions et de nos plaisirs individuels. L'esprit libéré universalisé devient swarât, samrât, un gouverneur de soi-même et un empereur.
Les œuvres sacrificielles sont de la sorte justifiées comme moyen de libération et d'absolue perfection spirituelle, sansiddhi. Ainsi Djanaka et d'autres grands karma-yogis du puissant Yoga d'antan atteignirent-ils à la perfection, par des œuvres équanimes et sans désir accomplies en sacrifice, sans le moindre but ni le moindre attachement égoïstes karmanaïva hi sansiddhim âsthitâ djanakâdayah. Ainsi également et avec la même absence de désir, une fois atteintes la libération et la perfection, les œuvres peuvent-elles et doivent-elles être continuées par nous dans un vaste esprit divin, avec la calme nature élevée d'une royauté spirituelle. "Tu dois aussi accomplir les œuvres en vue de la cohésion des peuples, lôka-sangraham évâpi sampashyan kartoum arhasi. Quoi que fasse le Meilleur, c'est cela
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que met en pratique le genre humain inférieur; la norme qu'il crée, le peuple la suit. 0 fils de Prithâ, Je n'ai point d'œuvre qu'il Me soit besoin d'accomplir dans les trois mondes, il n'est rien que Je n'aie gagné et qu'il Me faille encore gagner. Or, en vérité. Je poursuis le chemin de l'action", varia éva tcha karmani — éva impliquant : J'y reste et ne l'abandonne pas comme le sannyâsi se croit obligé d'abandonner les œuvres. "Car si Je ne demeurais sans répit sur les chemins de l'action les hommes suivent Mon chemin de toutes les façons possibles -, ces peuples sombreraient dans la destruction si Je n'oeuvrais point, et Je serais le créateur du désordre et tuerais ces créatures. Alors que ceux qui ne savent point agissent en s'attachant à l'action, celui qui sait doit agir sans attachement et en ayant pour motif la cohésion des peuples. Il ne doit point créer de division dans la compréhension des ignorants attachés à leurs oeuvres; il doit les atteler à toutes les actions et les accomplir lui-même avec la connaissance et en Yoga." Peu de passages dans la Guîtâ sont plus importants que ces sept versets étonnants.
Mais entendons bien qu'il ne faut pas les interpréter ainsi que la tendance pragmatique d'aujourd'hui beaucoup plus intéressée par les affaires présentes du monde que par aucune possibilité spirituelle haute et lointaine cherche à le faire -, comme une simple justification philosophique et religieuse du service social, de l'effort patriotique, cosmopolite et humanitaire et de l'attachement aux cent projets et rêves sociaux passionnés qui attirent l'intellect moderne. Ce n'est pas la règle d'un ample altruisme moral et intellectuel qui est ici proclamée, mais celle d'une unité spirituelle avec Dieu et avec ce monde d'êtres qui demeurent en Lui et en qui Il demeure. C'est une injonction faite non pour subordonner l'individu à la société et à l'humanité, ou pour immoler l'égoïsme sur l'autel de la collectivité humaine, mais pour accomplir l'individu en Dieu et pour sacrifier l'ego sur le seul autel véritable de la Divinité qui contient tout. La Guîtâ se meut sur un plan d'idées et d'expériences plus hautes que celles du mental moderne qui, sans doute, en est au stade d'une lutte pour secouer les anneaux de l'égoïsme, mais est encore mondain dans son point de vue, et
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intellectuel et moral plutôt que spirituel en son tempérament. Le patriotisme, le cosmopolitisme, le service de la société, le collectivisme, l'humanitarisme, l'idéal ou la religion de l'humanité sont des aides admirables dans le sens de notre évasion hors de la condition première de l'égoïsme individuel, familial, social, national, en un stade secondaire où l'individu réalise l'unité de son existence avec l'existence d'autres êtres, autant qu'il est possible au niveau intellectuel, moral et émotif à ce niveau, il ne peut le faire entièrement de la façon juste et parfaite, selon la vérité intégrale de son être. Mais la pensée de la Guîtâ va au-delà et atteint une condition tertiaire de notre croissante conscience de nous-mêmes et sur le chemin de laquelle la condition secondaire n'est qu'une étape partielle du progrès.
La tendance sociale indienne a été de subordonner l'individu aux exigences de la société, mais la pensée religieuse indienne et la recherche spirituelle de l'Inde ont toujours été d'un individualisme altier dans leurs buts. Un système indien de pensée comme celui de la Guîtâ ne peut manquer de faire d'abord intervenir le développement individuel, le plus haut besoin de l'individu, ses titres à découvrir et à exercer sa liberté, sa grandeur, sa splendeur, sa royauté spirituelles les plus vastes son but qui est de se muer en un voyant illuminé, un roi illuminé au sens spirituel de la voyance et de la royauté -, ce qui constituait la première grande charte de l'humanité idéale promulguée par les anciens sages védiques. Le but de ceux-ci, pour l'individu, était le dépassement de soi, non en perdant toutes ses visées dans les visées d'une société humaine organisée, mais en s'élargissant, en grandissant, en s'agrandissant dans la conscience du Divin. La règle donnée ici par la Guîtâ est la règle qui vaut pour le maître-homme, le surhomme, l'être humain divinisé, le Meilleur, non au sens d'aucune surhumanité nietzschéenne, unilatérale et bancale, olympienne, apollinienne ou dionysiaque, angélique ou démoniaque, mais au sens de l'homme dont toute la personnalité a été offerte en l'être, la nature et la conscience de la Divinité une, transcendante et universelle et qui, en perdant son moi plus petit, a trouvé son moi plus grand, a été divinisée.
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S'exhausser hors de la Prakriti inférieure imparfaite, traïgounya-mayî maya, jusqu'en l'unité avec l'être divin, la conscience et la nature divines¹, madbhâvam âgatâh, est l'objet du Yoga. Mais une fois rempli ce propos, une fois l'homme installé en la condition brahmique et ne voyant plus le monde ni lui-même selon la vision égoïste et fausse, mais tous les êtres en le Moi, en Dieu, et le Moi en tous les êtres, Dieu en tous les êtres, quelle sera l'action puisqu'il y a encore action -, que résulterat-il de cette vision, et quel sera le motif cosmique ou individuel de toutes ses œuvres? C'est la question d'Ardjouna², mais à laquelle il est répondu d'un point de vue autre que celui d'où Ardjouna l'a posée. Le motif ne peut être le désir personnel au niveau intellectuel, moral, émotif, car cela a été abandonné même le motif moral a été abandonné, depuis qu'ayant franchi la distinction inférieure du péché et de la vertu l'homme vit en une pureté glorifiée par-delà le bien et le mal. Ce ne peut être l'appel spirituel en vue de son parfait développement de soi au moyen des œuvres désintéressées, car l'appel a reçu sa réponse, le développement est accompli et parfait. Le motif de son action ne peut être que la cohésion des peuples, tchikîrshour lôkasangraham. Cette grande marche des peuples vers un lointain idéal divin doit être maintenue dans la cohésion, il faut l'empêcher de tomber dans l'égarement, la confusion et le complet désaccord de l'entendement, qui mèneraient à la dissolution et à la destruction, et auxquelles le monde avançant dans la nuit ou dans le sombre crépuscule de l'ignorance serait trop aisément enclin s'il n'était maintenu dans la cohésion, guidé, attaché aux grandes lignes de sa discipline par l'illumination, par la force, par la règle et l'exemple, par la norme visible et l'invisible influence des Meilleurs. Les Meilleurs, les individus qui sont en avance sur la ligne générale et au-dessus du niveau général de la collectivité sont les guides naturels de l'humanité; ce sont eux en effet qui peuvent désigner à la race et le chemin qu'il lui faut
¹Sâyoudjya, sâlôkya et sâdrishya ou sâdharmya. Sâdharmya est devenir un en loi d'être et d'action avec le Divin.
²kim prabhâshéta kim âsîta vradjéta kim..
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suivre et la norme ou l'idéal qu'il lui faut préserver ou atteindre. Mais si l'homme divinisé est le Meilleur, ce n'est en aucun sens ordinaire du mot, et son influence, son exemple doivent posséder un pouvoir que ne puisse exercer aucun homme ordinairement supérieur. Quel exemple doit-il alors donner? Quelle règle, quelle norme soutiendra-t-il?
Afin d'indiquer plus parfaitement ce qu'il veut dire, l'Instructeur divin, l'Avatar donne son propre exemple, sa propre norme à Ardjouna. "Je demeure dans la voie de l'action, semble-t-il dire, la voie que suivent tous les hommes; toi aussi, dois demeurer dans l'action. De la façon dont J'agis, de cette façon tu dois aussi agir. Je suis au-dessus de la nécessité des œuvres, car il n'est rien que J'aie à y gagner; Je suis le Divin qui possède toute chose et tout être dans le monde et Je suis Moi-même par-delà le monde aussi bien qu'en lui et, pour aucun objet, ne dépends de rien ni de personne en aucun des trois mondes; et toutefois, J'agis. Telle doit être aussi ta façon de travailler, et tel l'esprit dans lequel travailler. Moi, le Divin, suis la règle et la norme; c'est Moi qui trace le chemin qu'empruntent les hommes; Je suis le chemin et le but. Or, Je fais tout cela amplement, universellement, visiblement pour une part, mais Je fais bien davantage invisiblement; et les hommes ne savent pas vraiment la façon dont J'œuvre. Toi, lorsque tu sauras et verras, lorsque tu seras devenu l'homme divinisé, tu dois être le pouvoir individuel de Dieu, l'exemple humain et cependant divin, de même que Je le suis dans Mes Avatars. La plupart des hommes demeurent dans l'ignorance, le voyant de Dieu demeure dans la connaissance; mais qu'il ne sème point la confusion dans le mental des hommes par un exemple dangereux en rejetant, dans sa supériorité, les œuvres du monde; qu'il ne rompe point le fil de l'action avant que celui-ci ne soit filé, qu'il n'embrouille ni ne fausse les étapes et les gradations des chemins que J'ai frayés. Toute l'étendue de l'action humaine a été décrétée par Moi afin que l'homme progresse de la nature inférieure à la nature supérieure, du non-divin apparent au Divin conscient. Le champ des œuvres humaines doit être tout entier celui où se meut le connaissant de Dieu. Toute action individuelle, toute
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action sociale, toute œuvre de l'intellect, du cœur et du corps sont toujours siennes non plus isolément pour lui, mais pour Dieu dans le monde, Dieu dans tous les êtres, et de sorte que tous ces êtres puissent avancer, comme il a avancé, par la voie des œuvres, vers la découverte du Divin en eux-mêmes. Vues de l'extérieur, ses actions peuvent paraître ne pas différer essentiellement des leurs; la bataille et le gouvernement aussi bien que l'enseignement et la pensée, tout le commerce varié de l'homme avec l'homme peut tomber dans son domaine. Mais l'esprit dans lequel il le fait doit être très différent; et cet esprit, par son influence, doit être la grande attraction qui élève les hommes à son niveau à lui, le grand levier qui soulève plus haut la masse des hommes en leur ascension."
Le fait de donner l'exemple de Dieu Lui-même à l'homme libéré est profondément significatif; car cela révèle toute la base de la philosophie des œuvres divines selon la Guîtâ. L'homme libéré est celui qui s'est exhaussé dans la nature divine, et ses actions doivent se conformer à cette nature divine. Mais qu'est-ce que la nature divine? Ce n'est pas entièrement et uniquement celle de l'Akshara, le moi immobile, inactif, impersonnel; car cela conduirait en soi l'homme libéré à l'immobilité sans action. Ce n'est pas spécifiquement celle du Kshara, le multiple, le personnel, le Pourousha soumis spontanément à la Prakriti; car en soi cela conduirait l'homme à s'assujettir de nouveau à sa personnalité, ainsi qu'à la nature inférieure et à ses attributs. C'est la nature du Pouroushôttama, lequel contient ensemble l'une et l'autre natures et, par sa suprême divinité, les réconcilie en une divine réconciliation, qui est le plus haut secret de son être, rahasyam hyétad outtamam. Il n'est pas l'auteur des œuvres au sens personnel de notre action imbriquée dans la Prakriti; car Dieu œuvre par Son pouvoir, Sa nature consciente, Sa force effective Shakti, Maya, Prakriti -, mais en étant néanmoins au-dessus, sans y être mêlé, sans y être soumis; Il peut s'élever par-delà les lois, les fonctionnements, les habitudes d'action qu'elle crée, Il n'est ni affecté ni lié par eux. Il n'est pas incapable, comme nous, de se distinguer des fonctionnements de la vie, du mental et du corps. Il est l'auteur des œuvres qui n'agit point,
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kartâram akartâram. "Connais-Moi, dit Krishna, comme l'exécutant de ceci (la quadruple loi des opérations humaines), Moi qui pourtant suis l'impérissable non-exécutant. Les œuvres ne se fixent point sur Moi (na limpanti), et Je n'ai point de désir pour les fruits de l'action." Mais il n'est pas non plus le Témoin inactif, impassible, impuissant, qui ne serait rien d'autre; car c'est lui qui œuvre dans les pas et les cadences de son pouvoir; tous les mouvements de celui-ci, toutes les particules du monde d'êtres qu'il forme sont animés par la présence de Dieu, emplis de Sa conscience, lancés par Sa volonté, façonnés par Sa connaissance.
Il est, en outre, le Suprême sans qualités, qui possède toutes les qualités, nirgouno gounî1. Il n'est lié par aucun mode de la nature ou de l'action, ni ne consiste, comme notre personnalité, en une somme de qualités, de modes de la nature, d'opérations caractéristiques de l'être mental, moral, émotif, vital, physique; mais Il est la source de tous les modes et qualités, capable de révéler l'un ou l'autre à son gré de n'importe quelle façon et à quelque degré qu'il le veuille; Il est l'être infini dont ils sont les manières de devenir, Il est l'immesurable quantité et l'ineffable non lié dont ils sont les mesures, les nombres et-les figures, qu'ils semblent mettre en rythme et en arithmétique selon les normes de l'univers. Pas davantage, pourtant, Il n'est simple, ment un indéterminé impersonnel, ni un simple matériau d'existence consciente d'où toutes les déterminations et toutes les personnalisations puissent tirer leurs éléments; mais Il est un Être suprême, l'Existant unique, originel et conscient, la parfaite Personnalité capable de toutes les relations jusques et y compris les relations les plus humaines, les plus concrètes et les plus intimes; car Il est l'ami, le camarade, l'amant, le compagnon de jeux, le guide, l'instructeur, le maître, le ministre de la connaissance ou celui de la joie, lié toutefois par aucune relation, libre et absolu. Cela aussi, l'homme divinisé le devient dans la mesure de son accomplissement, impersonnel en sa personnalité, non lié par la qualité ou par l'action lors même qu'il
1 Oupanishad.
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entretient les relations les plus personnelles et les plus intimes avec les hommes, lié par aucun dharma lors même qu'en apparence il suit ce dharma ou cet autre. Ni le dynamisme de l'homme cinétique ni la lumière sans action de l'ascète ou du quiétiste, ni la véhémente personnalité de l'homme d'action ni l'indifférente impersonnalité du sage philosophique ne sont le complet idéal divin. Ce sont les deux normes opposées de l'homme de ce monde et de l'ascète ou du philosophe quiétiste, l'un plongé dans l'action du Kshara, l'autre s'efforçant de résider entièrement dans la paix de l'Akshara; mais l'idéal divin complet procède de la nature du Pouroushôttama qui transcende ce conflit et concilie toutes les possibilités divines.
L'homme cinétique n'est satisfait d'aucun idéal qui ne repose sur l'accomplissement de cette nature cosmique, le jeu des trois qualités de cette nature, l'humaine activité du mental, du cœur et du corps. Le plus haut accomplissement de cette activité, peut-il dire, est mon idée de la perfection humaine, de la possibilité divine en l'homme; seul un idéal qui satisfait l'intellect, le cœur, l'être moral, seul un idéal de notre nature humaine ' en son action peut satisfaire l'être humain; celui-ci doit avoir quelque chose qu'il puisse chercher dans les opérations de son mental, de sa vie et de son corps. Car c'est cela, sa nature, son dharma, et comment peut-il s'accomplir en dehors de sa nature? Chaque être en effet est lié à sa nature et doit y chercher sa perfection. Notre perfection humaine doit se conformer à notre nature humaine; et chaque homme doit s'efforcer d'y atteindre selon la ligne de sa personnalité, son swadharma, mais dans la vie, dans l'action, non point hors de la vie et de l'action. Oui, répond la Guîtâ, il y a en cela une vérité; l'accomplissement de Dieu en l'homme, le jeu du Divin dans la vie fait partie de la perfection idéale. Mais si vous ne le recherchez que dans ce qui est extérieur, dans la vie, dans le principe de l'action, vous ne le trouverez jamais; car alors non seulement vous agirez selon votre nature, ce qui est en soi une règle de perfection, mais vous serez — et ceci est une règle de l'imperfection éternellement soumis à ses modes, ses dualités de goût et de répulsion, de peine et de plaisir, et surtout au mode radjasique avec son
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principe du désir et son piège que représentent la colère, le chagrin et l'envie éperdue le principe sans repos, et qui dévore tout, du désir, l'insatiable feu qui assiège votre action dans le monde, l'éternel ennemi de la connaissance par lequel elle est recouverte ici-bas dans votre nature, comme un feu par la fumée ou un miroir par la poussière, et que vous devez tuer afin de vivre en la calme, la claire, la lumineuse vérité de l'esprit. Les sens, le mental et l'intellect sont le siège de cette cause éternelle d'imperfection, et c'est toutefois à l'intérieur de ces sens, de ce mental et de cet intellect, de ce jeu de la nature inférieure que vous voudriez limiter votre recherche de la perfection! Vain effort. Le côté cinétique de votre nature doit d'abord chercher à s'adjoindre le côté quiétiste; vous devez vous exhausser par-delà cette nature inférieure jusqu'à cela qui est au-dessus des trois gounas, cela qui a sa fondation dans le principe suprême, dans l'âme. Lorsque vous avez atteint à la paix de l'âme, c'est alors, et pas avant, que vous pouvez devenir capable d'une action libre et divine.
En revanche, le quiétiste, l'ascète ne peuvent voir de possibilité de perfection où pénètrent la vie et l'action. Ces dernières ne sont-elles pas le siège même de l'esclavage et de l'imperfection? Toute action n'est-elle pas imparfaite en sa nature, tel un feu qui fatalement produit de la fumée; le principe de l'action n'est-il pas lui-même radjasique, le père du désir, une cause qui a fatalement pour effet d'obscurcir la connaissance, qui a sa ronde d'appétit et de succès et d'échec, ses oscillations de joie et de chagrin, sa dualité de vertu et de péché? Dieu peut être dans le monde, mais Il n'est pas de ce monde; Il est un Dieu de renoncement, et non le Maître ou la cause de nos œuvres; le maître de nos œuvres est le désir, et la cause de nos œuvres est l'ignorance. Si le monde, le Kshara, est, en un sens, une manifestation ou une lîlâ du Divin, c'est un jeu imparfait avec l'ignorance de la Nature, un obscurcissement plutôt qu'une manifestation. Ce qui est certes évident dès notre premier coup d'oeil sur la nature du monde. Et la plus complète expérience du monde ne nous enseigne-t-elle pas toujours la même vérité? N'est-il pas une roue de l'ignorance enchaînant l'âme à une
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naissance continuelle de par l'impulsion du désir et de l'action jusqu'à ce qu'enfin cette impulsion soit épuisée ou rejetée? On doit rejeter non seulement le désir, mais l'action également; sise en le moi silencieux, l'âme passera alors dans le Brahman immobile, inactif, imperturbable, absolu. La Guîtâ répond encore plus soigneusement à cette objection que fait le quiétiste de l'impersonnalisation, qu'à celle de l'homme du monde, de l'individu cinétique. Car ce quiétisme disposant d'une vérité plus haute et plus puissante, mais qui n'est pas encore la vérité entière et suprême, sa diffusion comme idéal universel, complet, suprême de la vie humaine risque d'entraîner pour le progrès de la race humaine vers son but plus de désordre et de désastre que l'erreur d'un cinétisme exclusif. Une forte vérité unilatérale, quand elle est exposée comme l'entière vérité, crée une forte lumière, mais également une grande confusion; car la force même de son élément de vérité accroît la force de son élément d'erreur. L'erreur de l'idéal cinétique ne peut que prolonger l'ignorance et que retarder le progrès de l'humanité en la lançant à la recherche de la perfection là où la perfection ne peut se trouver; mais l'erreur de l'idéal quiétiste contient en soi le principe même de la destruction du monde. Me fonderais-je sur cet idéal, dit Krishna, Je détruirais les peuples et serais l'auteur du désordre; et bien que l'erreur de l'individu humain, fût-il un homme presque divin, ne puisse détruire toute la race, elle peut engendrer une vaste confusion susceptible, en sa nature, de détruire le principe de la vie humaine et de déranger la ligne tracée pour son progrès.
Dès lors, il faut obliger la tendance quiétiste en l'homme à reconnaître qu'elle est incomplète et à admettre sur le même pied qu'elle la vérité qui se trouve derrière la tendance cinétique : l'accomplissement de Dieu en l'homme et la présence du Divin dans toute l'action de la race humaine. Dieu est là, non seulement dans le silence, mais dans l'action; le quiétisme de l'âme impassible, inaffectée par la Nature, et le cinétisme de l'âme se donnant à la Nature de façon que le grand sacrifice universel, le Pourousha-yadjña, puisse être accompli, ne sont pas une réalité et un mensonge perpétuellement aux prises l'un
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avec l'autre, ni même deux réalités hostiles, l'une supérieure, l'autre inférieure, fatales l'une à l'autre; ils constituent le double terme de la manifestation divine. L'Akshara seul n'est pas toute la clef de leur accomplissement ni le dernier et le plus haut secret. On doit chercher le double accomplissement, la réconciliation dans le Pouroushôttama représenté ici par Krishna, à la fois Être suprême, le Seigneur des mondes et l'Avatar. L'homme divinisé, une fois revêtu de sa nature divine, agira comme à présent; il ne s'abandonnera pas à l'inaction. Le Divin est à l'œuvre en l'homme dans l'ignorance et à l'œuvre en l'homme dans la connaissance. Le connaître est le plus haut bien-être de notre âme et la condition de sa perfection, mais Le connaître et Le réaliser comme une paix et un silence transcendants n'est pas tout; le secret qu'il faut apprendre est tout ensemble le secret du Divin éternel et non né et le secret de la naissance divine et des œuvres divines, djanma karma tcha mé divyam. L'action qui découle de cette connaissance, sera libre de toute servitude. "Celui qui Me connaît ainsi, dit l'Instructeur, n'est pas lié par les œuvres." Si l'évasion hors de l'obligation des œuvres et du désir et hors de la roue de la re-naissance doit être le but et l'idéal, il faut alors tenir cette connaissance pour le vrai, l'ample moyen de s'évader; car "celui qui connaît en leurs justes principes Ma naissance divine et Mes œuvres divines, dit la Guîtâ, lorsqu'il quitte son corps ne renaît pas, mais vient à Moi, ô Ardjouna". Par la connaissance et la possession de la naissance divine, il vient au Divin non né et impérissable qui est le moi de tous les êtres, adjô'vyaya âtmâ; par la connaissance et l'exécution des œuvres divines, il vient au Maître des œuvres, au seigneur de tous les êtres, bhoûtânâm îshwarah. û vit en cet être non né; ses œuvres sont celles de cette Maîtrise universelle.
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XV
L'AVATAR : POSSIBILITÉ ET BUT
DE SON INCARNATION
En parlant de ce Yoga où action et connaissance deviennent une seule chose, du Yoga du sacrifice des œuvres accompagnées de la connaissance et où les œuvres sont accomplies dans la connaissance, où la connaissance soutient, change et éclaire les œuvres et où œuvres et connaissance sont offertes au Pouroushôttama, la Divinité suprême qui, en nous, se manifeste comme Nârâyana, Seigneur de tout notre être et de toute notre action, qui à jamais siège en secret dans nos cœurs et même se manifeste sous la forme humaine comme Avatar, la naissance divine prenant possession de notre humanité, Krishna a déclaré au passage que ce Yoga était l'antique Yoga originel qu'il avait donné à Vivaswân, le Dieu-Soleil, et Vivaswân à Manou, le père des hommes, et Manou à Ikshwâkou, chef de la lignée solaire, et que, de la sorte, il était passé de sage royal en sage royal jusqu'à tant qu'il se perdît dans le grand écoulement du Temps et qu'il fût à présent renouvelé pour Ardjouna, parce que ce dernier est l'amant consacré, l'ami et le camarade de l'Avatar. Car ce Yoga est le suprême secret, dit Krishna, prétendant ainsi lui donner une supériorité sur toutes les autres formes de Yoga : celles-ci conduisent au Brahman impersonnel ou à une Déité personnelle, à une libération dans la connaissance sans action ou à une libération dans une béatitude recueillie, mais ce Yoga donne le suprême secret, et le secret entier; il nous conduit à la paix divine et aux œuvres divines, à la connaissance, l'action et l'extase divines unifiées en une liberté parfaite; il unit en soi tous les chemins yoguiques comme l'être le plus élevé du Divin réconcilie et fait qu'en lui-même sont un tous les pouvoirs et tous les principes différents et même contraires de Son être manifesté. Dès lors, ce Yoga de la Guîtâ n'est point seulement, comme d'aucuns le soutiennent, le Karma-Yoga, un des trois sentiers et, selon eux, le plus bas, mais un suprême Yoga
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synthétique et intégral dirigeant vers Dieu tous les pouvoirs de notre être.
Ardjouna prend la déclaration sur la transmission du Yoga dans son sens le plus physique on peut la prendre dans un autre sens et demande comment le Dieu-Soleil, l'un des premiers nés parmi les êtres, l'ancêtre de la dynastie solaire, peut avoir reçu le Yoga de l'homme Krishna qui n'est qu'à présent venu au monde. Krishna ne répond pas, comme nous aurions pu nous y attendre, que c'était en tant que Divin, source de toute connaissance, qu'il a donné le Verbe au Déva qui est sa forme de connaissance, celui qui confère toute lumière intérieure et extérieure bhargah savitour dévasya yo no dhiyah pratchôdayât. A la place, il accepte l'occasion que lui fournit Ardjouna de déclarer sa divinité cachée, déclaration en vue de laquelle il s'était préparé lorsqu'il s'était cité comme exemple divin de l'ouvrier non lié par ses œuvres, mais qu'il n'a pas encore faite de manière explicite. Maintenant, il se présente ouvertement comme le Divin incarné, l'Avatar.
Nous avons déjà eu l'occasion, en parlant de l'Instructeur divin, d'exposer brièvement la doctrine de l'existence de l'Avatar telle qu'elle nous apparaît à la lumière du Védânta lumière où la Guîtâ nous la présente. Il nous faut maintenant regarder d'un peu plus près cette idée d'Avatar et la signification de la Naissance divine dont elle est l'expression extérieure; car c'est là un chaînon d'une importance considérable dans l'enseignement intégral de la Guîtâ. Et nous pouvons commencer par traduire les mots de l'Instructeur lui-même, où la nature et le but de l'incarnation de l'Avatar sont donnés de façon sommaire, et nous rappeler aussi d'autres passages ou d'autres allusions qui y ont trait. "Nombreuses sont Mes vies, et les tiennes aussi, qui sont passées, ô Ardjouna; toutes Je les connais, mais non point toi, ô fléau de l'ennemi. Bien que Je sois le non-né, bien que Je sois impérissable, en Mon existence essentielle, bien que Je sois le Seigneur de toutes les existences, Je m'appuie sur Ma Nature et par Ma Maya viens au monde. Car à chaque fois que décline le Dharma et que s'élève l'injustice, Je me donne naissance. Pour la délivrance des bons, pour la destruction des méchants,
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pour le couronnement de la Justice, d'âge en âge Je nais. Celui qui, en leurs justes principes, connaît ainsi Ma divine naissance et Mon œuvre divine, lorsqu'il abandonne son corps, ne renaît point, il vient à Moi, ô Ardjouna. Délivrés de l'attirance et de la crainte et de la colère, pleins de Moi, prenant refuge en Moi, il en est beaucoup qui, purifiés par l'austérité de la connaissance, sont arrivés à la nature de Mon être (madbhâvam, la nature divine du Pouroushôttama). Comme les hommes M'approchent, ainsi Je les admets en Mon amour (bhadjâmi}; de quelque façon que ce soit, c'est Mon chemin que les hommes suivent, ô fils de toute-volonté"
Mais la plupart des hommes, continue la Guîtâ, désirant l'accomplissement de leurs œuvres, sacrifient aux dieux, aux diverses formes et personnalités de l'unique Divin, parce que l'accomplissement {siddhi) qui naît des œuvres des œuvres sans connaissance est très rapide et facile dans le monde des hommes; en fait, il appartient à ce seul monde. L'autre accomplissement de soi, l'accomplissement divin en l'homme par le sacrifice accompagné de la connaissance et offert au Divin suprême, est beaucoup plus difficile; ses résultats appartiennent à un plan plus élevé de l'existence et se laissent moins facilement saisir. Les hommes doivent donc suivre la quadruple loi de leur nature et des œuvres, et sur ce plan de l'action mondaine ils recherchent le Divin à travers ses diverses qualités. Mais, dit Krishna, bien que Je sois celui qui accomplit les œuvres quadruples et que Je sois le créateur de leur quadruple loi, Je n'en suis pas moins connu également comme celui qui n'agit point, l'impérissable, l'immuable Moi. "Les œuvres ne M'affectent point, et Je n'ai pas non plus de désir pour le fruit des œuvres", car Dieu est l'impersonnel par-delà cette personnalité égoïste et ce conflit des modes de la Nature, et en tant que Pouroushôttama aussi, en tant que Personnalité impersonnelle, il possède cette suprême liberté jusque dans les œuvres. Par conséquent, celui qui exécute les œuvres divines, lors même qu'il suit la quadruple loi, doit connaître cela et vivre en cela qui est au-delà, en le Moi impersonnel et, partant, dans le Divin suprême. "Celui qui ainsi Me connaît, n'est point lié par ses œuvres. Selon
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cette connaissance, était l'œuvre accomplie par les hommes d'antan, qui cherchaient la libération; dès lors, toi aussi accomplis l'œuvre de cet ordre plus ancien qu'accomplissaient les anciens hommes."
Donnée ici en substance, la seconde portion de ces passages explique la nature des œuvres divines, divyam karma, dont nous avons dû étudier le principe dans le dernier chapitre; la première section, qui a été traduite en entier, explique le comment de la naissance divine, divyam djanma, la nature de l'Avatar. Mais il nous faut soigneusement remarquer que soutenir le Dharma dans le monde n'est pas l'unique objet de la descente de l'Avatar, ce grand mystère du Divin qui se manifeste dans l'humanité; car soutenir le Dharma n'est pas en soi un objet qui suffise à tout, n'est pas le suprême but possible pour la manifestation d'un Christ, d'un Krishna, d'un Bouddha; ce n'est que la condition générale d'un but plus élevé et d'une utilité plus suprême et divine. La naissance divine a en effet deux aspects; l'un est une descente, la naissance de Dieu dans l'humanité, le Divin se manifestant sous la forme et dans la nature humaines, l'Avatar éternel; l'autre est une ascension, la naissance de l'homme en le Divin, l'homme s'élevant jusqu'en la nature et la conscience divines, madbhâvam âgatah; c'est l'être qui naît de nouveau, en une seconde naissance, celle de l'âme. C'est cette nouvelle naissance que le fait de l'Avatar et le soutien du Dharma ont pour propos de servir. Ce double aspect de l'existence de l'Avatar, dans la doctrine de la Guîtâ, le lecteur hâtif a tendance à le manquer, qui se satisfait, comme le font la plupart, d'une vue superficielle de ses profonds enseignements; et le commentateur formel le manque également, pétrifié qu'il est dans la rigidité des écoles. Néanmoins, il est sûrement nécessaire à la pleine signification de la doctrine. Autrement, l'idée d'Avatar ne serait qu'un dogme, une superstition populaire, ou une déification née de l'imagination ou de la mystique de surhommes historiques ou légendaires, non pas ce dont la Guîtâ fait tout son enseignement, une profonde vérité philosophique et religieuse et une part essentielle du mystère suprême entre tous, rahasyam outtamam, ou une étape sur le chemin qui y conduit.
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N'était cette élévation de l'homme en le Divin à laquelle doit aider la descente de Dieu dans l'humanité, l'existence de l'Avatar dans l'intérêt du Dharma serait un phénomène superfétatoire, puisque la divine omnipotence peut toujours soutenir la simple rectitude, la simple justice ou les simples normes de la vertu par des moyens ordinaires, par de grands hommes ou de grands mouvements, par la vie et l'œuvre de sages, de rois et d'instructeurs religieux, sans aucune incarnation de fait. L'Avatar vient manifester la nature divine en la nature humaine, révéler sa qualité de Christ, de Krishna, de Bouddha, afin que la nature humaine puisse se transfigurer en la nature divine, en modelant ses principes, ses pensées, sa façon de sentir, ses actes, son être d'après les lignes de cette qualité de Christ, de Krishna, de Bouddha. La loi, le Dharma qu'établit l'Avatar est surtout donné dans ce but; le Christ, Krishna, le Bouddha se tiennent en son centre et figurent la porte; ils font passer par eux le chemin que doivent suivre les hommes. C'est pourquoi chaque Incarnation s'offre aux hommes en exemple et déclare être personnellement le chemin et la porte; déclare aussi l'unicité de son humanité avec l'être divin, déclare que le Fils de l'Homme et le Père au-dessus dont il est descendu sont un, que Krishna en le corps humain, mânoushîm tanoum âshritam, et le suprême Seigneur et Ami de toutes les créatures ne sont que deux révélations du même divin Pouroushôttama, révélé là en son être et ici dans le type de l'humanité.
Que la Guîtâ ait pour noyau ce deuxième et véritable objet de l'incarnation de l'Avatar, ressort déjà avec évidence même de ce seul passage si on le considère correctement; mais cela devient beaucoup plus clair si, au lieu de le prendre séparément ce qui est toujours la mauvaise façon de traiter les textes de la Guîtâ -, nous le prenons en sa juste et intime relation avec d'autres passages et avec l'enseignement tout entier. Il nous faut nous rappeler et unir sa doctrine du Moi unique en tout, du Divin qui siège dans le cœur de toutes les créatures, son enseignement sur les rapports entre le créateur et sa créature, son idée fortement soulignée de la vibhoûti en notant également le langage dans lequel l'Instructeur donne son propre exemple
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divin pour les œuvres désintéressées, exemple qui s'applique aussi bien au Krishna humain qu'au divin Seigneur des mondes, et en donnant leur juste poids à des passages comme celui-ci, dans le chapitre neuf : "Les esprits joués par l'illusion Me méprisent logé dans le corps humain, parce qu'ils ne connaissent point la nature suprême de Mon être, Seigneur de toutes les existences." Et c'est à la lumière de ces idées que nous devons lire ce passage que nous trouvons devant nous et où il est déclaré que, par la connaissance de Sa divine naissance et de Ses œuvres divines, les hommes viennent au Divin et accèdent à Sa nature et à Son rang, madbhâvam, en s'emplissant de Lui, en devenant comme Lui et en prenant refuge en Lui. Car alors nous comprendrons la naissance divine et son but, non comme un phénomène isolé et miraculeux, mais en lui donnant sa place exacte dans tout le plan de la manifestation mondiale; sans cela, au lieu d'arriver à son divin mystère, nous la dédaignerons tout à fait ou bien l'accepterons comme des êtres ignorants et peut-être superstitieux, ou encore tomberons dans les mesquines idées superficielles que nourrit à son sujet le mental moderne et qui la dépouillent de toute sa salutaire signification intérieure.
Car de toutes les idées venues d'Orient qui s'infiltrent dans la conscience humaine rationalisée, la notion d'Avatar est, pour le mental moderne, l'une des plus difficiles à accepter ou à saisir. Au mieux, il incline à la prendre pour une simple représentation de quelque haute manifestation de pouvoir, de caractère, de génie humains, de grande œuvre accomplie pour le monde ou dans le monde, et au pire à la regarder comme une superstition pour le païen une ineptie, et pour les Grecs un écueil. Nécessairement, le matérialiste ne peut même pas l'envisager, puisqu'il ne croit pas en Dieu; pour le rationaliste ou le déiste, c'est une folie et un objet de dérision; pour le dualiste intransigeant qui voit un infranchissable abîme entre la nature humaine et la nature divine, elle a tout d'un blasphème. Le rationaliste objecte que Dieu, s'il existe, est extracosmique ou supracosmique et qu'il n'intervient pas dans les affaires du monde, mais permet qu'elles soient gouvernées par un dispositif donné de lois Il est en fait une sorte de lointain monarque
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constitutionnel ou de roi Soliveau¹ de la spiritualité, au mieux un Esprit inactif et indifférent derrière l'activité de la Nature, comme un Pourousha témoin généralisé ou abstrait à la façon sânkhyenne; il est pur Esprit et ne peut revêtir de corps, infini et ne peut être fini comme l'être humain est fini, Il est le créateur à jamais sans naissance et ne peut être la créature née dans le monde ces choses-là sont impossibles même à Son omnipotence absolue. À ces objections, le dualiste consommé ajouterait qu'en Sa personne, Son rôle et Sa nature, Dieu est différent et séparé de l'homme : le parfait ne peut revêtir l'imperfection humaine; le Dieu personnel et non né ne peut naître comme personnalité humaine; le Gouverneur des mondes ne peut être limité en une action humaine qu'impose la nature et en un corps humain périssable. Ces objections, à première vue si formidables pour la raison, semblent avoir été présentes à l'esprit de l'Instructeur de la Guîtâ lorsqu'il dit que, tout en étant sans naissance, impérissable en Son existence essentielle, tout en étant le Seigneur de tous les êtres, néanmoins le Divin vient au monde par un suprême recours à l'action de Sa Nature et par la force de Sa Maya; que celui que méprisent les victimes de l'illusion parce qu'il est logé dans un corps humain, est en vérité en son être suprême le Seigneur de tout; qu'il est en l'action de la conscience divine le créateur de la quadruple Loi et l'auteur des œuvres du monde, et simultanément en le silence de la conscience divine le témoin impartial des œuvres de sa propre Nature par-delà et le silence et l'action, c'est lui qui est toujours, lui, le suprême Pouroushôttama. Et la Guîtâ peut affronter toutes ces oppositions et concilier tous ces contraires du fait qu'elle part du point de vue védântique de l'existence, de Dieu et de l'univers.
Dans la vision védântique des choses, en effet, toutes ces objections apparemment formidables sont, dès le début, nulles et non avenues. L'idée d'Avatar, en fait, n'est pas indispensable à son plan, mais y intervient naturellement comme une conception
¹Allusion à la fable d'Ésope reprise par La Fontaine sous le titre "Les grenouilles qui demandent un roi". (N.d.T.)
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parfaitement rationnelle et logique. Car tout ici est Dieu, est l'Esprit, ou l'Existence du Moi, est le Brahman, ékamévâdwitîyam il n'y a rien d'autre, ni rien qui en diffère et il ne peut rien y avoir d'autre, ni rien qui en diffère; la Nature est et ne peut rien être d'autre qu'un pouvoir de la conscience divine; tous les êtres sont et ne peuvent rien être d'autre que des formes spirituelles et des formes corporelles intérieures et extérieures, subjectives et objectives de l'être divin, -et qui existent en le pouvoir de sa conscience ou en résultent. Loin que l'Infini soit incapable de revêtir la finitude, l'univers entier n'est rien d'autre que cela; de quelque façon que nous le regardions, nous ne pouvons absolument rien voir d'autre dans tout le vaste monde que nous habitons. Loin que l'Esprit soit incapable d'une forme ou qu'il dédaigne de s'associer à une forme matérielle ou à un mental et d'assumer une nature limitée ou un corps, tout ici-bas n'est que cela, le monde n'existe que par cette association, cette prise de possession. Loin que le monde soit un mécanisme de lois sans âme ni esprit qui interviennent dans le mouvement de ses forces ou dans l'action de ses mentaux et de ses corps avec seulement un Esprit originel indifférent qui existe passivement quelque part au-dessus ou en dehors -, le monde entier, au contraire, et chacune de ses particules ne sont que la force divine en action, et cette force divine détermine et gouverne le moindre de ses mouvements, demeure en la moindre de ses formes, possède ici-bas chaque âme et chaque mental; tout est en Dieu et en Lui se meut et a son être; en tout Il est, agit et révèle Son être; chaque créature est Nârâyana déguisé.
Loin que l'être non né soit incapable de naître, tous les êtres sont, même en leur individualité, des esprits non nés, éternels, sans début ni fin. En leur existence essentielle et leur universalité, tous sont l'unique Esprit non né pour qui la naissance et la mort ne sont qu'un phénomène lié à la prise de possession des formes et à leur changement. Le parfait revêt l'imperfection : tel est tout le phénomène mystique de l'univers; mais l'imperfection apparaît dans la forme et l'action du mental ou du corps qui ont été revêtus, elle subsiste dans le phénomène. En ce qui les revêt, il n'existe pas plus d'imperfection qu'en le Soleil qui
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illumine toutes choses il n'existe de défaut de lumière ou de vision il n'en existe que dans les capacités de l'organe individuel de la vision. Et Dieu ne gouverne pas le monde depuis quelque ciel éloigné, Il le gouverne par Son intime omniprésence; chaque opération finie de force est un acte de la Force infinie et non point d'une énergie limitée, séparée et existant en soi qui oeuvrerait selon sa propre puissance inhérente; en chaque opération finie de volonté et de connaissance, nous pouvons découvrir, lui servant de soutien, un acte de la toute-volonté et de la toute-connaissance infinies. Le gouvernement de Dieu n'est point absentéiste, étranger ni extérieur; Dieu gouverne tout parce qu'il dépasse tout, mais aussi parce qu'il demeure en tous les mouvements et qu'il en est l'âme et l'esprit absolus. Il n'est dès lors pas une des objections qu'oppose notre raison à la possibilité qu'existe un Avatar, qui puisse tenir en son principe; car le principe est une vaine division faite par la raison intellectuelle que tout le phénomène et toute la réalité du monde s'emploient à chaque instant à contredire et réfuter.
Mais en plus de la possibilité, il y a encore la question de savoir comment le Divin agit en fait de savoir si réellement la conscience divine apparaît, passant de derrière le voile en avant, afin d'agir tant soit peu directement dans le phénoménal, le fini, le mental et le matériel, le limité, l'imparfait. Le fini n'est en réalité qu'une définition, qu'une valeur frontale des représentations de soi de l'Infini pour ses propres variations de conscience; la valeur réelle de chaque phénomène fini est un infini en son existence essentielle, quoi qu'il puisse être en l'action de sa nature phénoménale, de sa représentation temporelle de soi. Lorsque nous y regardons de près, l'homme n'est pas seulement lui-même, pas seulement un individu existant en soi et rigidement séparé, mais l'humanité dans un corps et un mental issus de celle-ci; et l'humanité non plus n'est pas une espèce ou une famille existant en soi et rigidement séparée, c'est la Toute-Existence, le Divin universel se représentant dans le type de l'humanité; là. Il élabore certaines possibilités, développe, déploie, comme on dit aujourd'hui, certains pouvoirs de Ses manifestations. Ce qu'il déploie, c'est Lui-même, c'est l'Esprit.
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Car ce que nous entendons par Esprit est l'être existant en soi, doté d'un infini pouvoir de conscience et savourant une joie inconditionnée dans son être; c'est cela ou rien, ou du moins rien qui ait à voir avec l'homme et le monde, ou avec quoi, par conséquent, l'homme ou le monde aient à voir. La Matière, le corps est simplement un mouvement concentré de la force de l'être conscient utilisé comme point de départ pour les relations variables de la conscience œuvrant par l'entremise de son pouvoir sensoriel; et nulle part la Matière n'est réellement vide de conscience, car même dans l'atome, même dans la cellule, comme la Science moderne l'a, malgré elle, abondamment élucidé, il y a un pouvoir de volonté, une intelligence à l'œuvre; mais ce pouvoir est le pouvoir de volonté et d'intelligence du Moi, de l'Esprit ou Divin au-dedans; ce n'est pas la volonté ou l'idée séparées, spontanément dérivées de la cellule ou de l'atome mécaniques. Involuées, cette volonté et cette intelligence universelles développent leurs pouvoirs de forme en forme, et du moins sur terre c'est en l'homme qu'elles se rapprochent le plus de ce qui est pleinement divin, et là que, pour la première fois, elles deviennent, même dans l'intelligence extérieure de la forme, obscurément conscientes de leur divinité. Mais là encore, il existe néanmoins une limitation, il y a cette imperfection de la manifestation qui empêche les formes inférieures de se savoir identiques au Divin. Car en chaque être limité, la limitation de l'action phénoménale s'accompagne d'une limitation, également, de la conscience phénoménale qui définit la nature de l'être et fait la différence intérieure de créature à créature. Certes, le Divin œuvre par-derrière et gouverne Sa manifestation particulière au moyen de cette conscience et de cette volonté extérieures et imparfaites, mais Il est Lui-même secrètement dans la caverne, gouhâyâm, comme le dit le Véda; ou comme l'exprime la Guîtâ : "Au cœur de toutes les existences, réside le Seigneur, qui fait tourner par Maya toutes les existences comme si elles étaient montées sur une machine." Ce travail secret du Seigneur qui, dans le cœur, se cache de la conscience naturelle égoïste par laquelle Il œuvre, est la méthode universelle de Dieu avec les créatures. Pourquoi devons-nous
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alors supposer que, sous une forme quelconque, Il vienne en avant dans la conscience frontale et phénoménale pour une action plus directe et consciemment divine? De toute évidence, s'il le fait tant soit peu, c'est alors pour déchirer le voile qui existe entre Lui et l'humanité et que l'homme limité dans sa nature ne pourrait jamais soulever.
La Guîtâ explique l'imparfaite action ordinaire de la créature par sa soumission au mécanisme de la Prakriti, et sa limitation par les représentations de soi de la Maya. Ces deux termes ne font que désigner deux aspects complémentaires d'une seule et même force effective de la conscience divine. Maya n'est pas essentiellement illusion l'élément ou l'apparence d'illusion n'intervient que du fait de l'ignorance de la Prakriti inférieure, la Maya des trois modes de la Nature c'est la conscience divine en son pouvoir d'auto-représentation variée de son être tandis que la Prakriti est la force effective de la conscience œuvrant pour élaborer chaque auto-représentation selon sa loi propre, sa propre idée fondamentale, swabhâva et swadharma, en sa propre qualité et sa propre force d'action particulière, gouna-karma. "Appuyant pressant sur ma Nature (Prakriti), Je crée (Je projette en l'être varié) toute cette multitude d'existences, toutes soumises sans recours au gouvernement de la Nature." Ceux qui ne connaissent pas le Divin logé dans le corps humain, n'en ont point connaissance, car ils sont grossièrement soumis à ce mécanisme de la Prakriti, soumis sans recours à ses limitations mentales et y consentant, et ils demeurent dans une nature asourique qui se sert du désir pour leurrer et de l'égoïsme pour dérouter la volonté et l'intelligence, môhinîm prakritim âshritâh. Car le Pouroushôttama au-dedans ne se manifeste pas volontiers aux yeux de tout le monde et de n'importe qui; Il se cache dans une épaisse nuée de ténèbres ou une brillante nue de lumière, Il s'enveloppe et se drape complètement dans sa Yogamâyâ¹. "Ce monde tout entier, dit la Guîtâ, parce qu'il est dérouté par les trois états d'être que déterminent les modes de la Nature, manque à Me reconnaître;
¹nâham prakâshah sarvasya yôgamâyâ-samâvritah.
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car il est malaisé de passer au-delà de Ma divine Maya que définissent les modes de la Nature; ceux-là qui M'approchent la franchissent; mais ceux qui résident en la nature d'être asourique, leur connaissance leur est arrachée par la Maya." En d'autres termes, il y a la conscience inhérente du divin en tout, car le Divin demeure en tout; mais c'est recouvert par Sa Maya qu'il y demeure, et l'essentielle connaissance de soi est arrachée aux êtres, changée en l'erreur de l'égoïsme par l'action de la Maya, l'action du mécanisme de la Prakriti. Toutefois, en se retirant du mécanisme de la Nature et en se tournant vers le Maître intérieur et secret de cette Nature, l'homme peut prendre conscience de la Divinité au-dedans.
Or, il est remarquable qu'avec une légère mais importante variante dans les mots la Guîtâ décrit de la même manière et l'action du Divin lorsqu'il provoque la naissance ordinaire des créatures et Son action lorsqu'il naît en tant qu'Avatar. "M'appuyant sur Ma Nature, prakritim swâm avashtabhya, dira-t-elle plus tard, Je projette diversement, visridjâmi, cette multitude de créatures soumises sans recours aux ordres de la Prakriti, avasham prakriter vashât." "Me tenant sur Ma Nature, dit-elle ici, Je nais par la Maya de Mon être, prakritim swâm adhishthâya... âtma-mâyayâ. Je me projette, âtmânam sridjâmi." L'action impliquée dans le mot avashtabhya est une vigoureuse pression vers le bas par laquelle l'objet maîtrisé est vaincu, terrassé, bloqué ou limité dans son mouvement ou son fonctionnement et soumis sans recours au pouvoir qui maîtrise, avasham vashât; la Nature en cette action devient mécanique, et la multitude de ses créatures est maintenue sans recours dans le mécanisme : elles ne sont pas maîtresses de leurs actions. En revanche, l'action impliquée dans le mot adhishthâya est celle de demeurer en la Nature, et aussi de se tenir sur la Nature et au-dessus d'elle, c'est une maîtrise et un gouvernement conscients par la Divinité inhérente, adhishthâtrî dévatâ, où le Pourousha n'est pas le jouet impuissant de la Prakriti du fait de l'ignorance, mais où plutôt la Prakriti est pleine de la lumière et de la volonté du Pourousha. Par conséquent, ce qui est projeté créé, comme nous disons dans la naissance normale, c'est la multitude des
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créatures ou des devenirs, bhoûta-grâmam; dans la naissance divine, ce qui est projeté, ce qui est créé par soi-même, c'est l'être conscient de soi, existant en soi, âtmânam; car la distinction védântique entre âtmâ et bhoûtâni est celle que fait la philosophie européenne entre l'Être et ses devenirs. Dans les deux cas, la Maya est le moyen de la création ou manifestation; toutefois, dans la naissance divine, il s'agit de la Maya du Moi, âtma-mâyayâ; non de l'involution dans la Maya inférieure de l'ignorance, mais de l'action consciente, dans Son autoreprésentation phénoménale, du Divin existant en soi qui sait parfaitement comment les choses se passent et quel est le but poursuivi ce que la Guîtâ, autre part, appelle Yogamâyâ. Dans la naissance ordinaire, la Yogamâyâ est utilisée par le Divin pour s'envelopper et se cacher de la conscience inférieure, ainsi devient-elle pour nous le moyen de l'ignorance, avidyâmâyâ; mais c'est par la même Yogamâyâ qu'également la connaissance de soi est rendue manifeste dans le retour de notre conscience au Divin, elle est alors le moyen de la connaissance, vidyâ-mâyâ; et dans la naissance divine, c'est ainsi qu'elle opère en tant que connaissance contrôlant et éclairant les oeuvres qui, d'ordinaire, sont accomplies dans l'Ignorance.
La langue de la Guîtâ montre donc que la naissance divine est celle de la Divinité consciente en notre humanité, et l'inverse essentiellement de la naissance ordinaire, les mêmes moyens y fussent-ils employés; ce n'est point, en effet, la naissance en l'Ignorance, mais la naissance de la connaissance, non point un phénomène physique, mais une naissance de l'âme. C'est la venue au monde de l'Âme en tant qu'Être existant en soi, gouvernant consciemment son devenir, au lieu d'être perdu pour la connaissance de soi dans le nuage de l'ignorance. L'Ame née dans le corps en tant que Seigneur de la Nature, se tient au-dessus de celle-ci et y opère librement par sa propre volonté, au lieu d'être prise dans le mécanisme et d'y tourner impuissamment en rond, car cette Âme œuvre dans la connaissance et non, comme la plupart, dans l'ignorance. C'est l'Ame secrète en tous qui, de sa position maîtresse irrévélée derrière le voile, passe en avant afin de posséder totalement, dans un type humain mais en
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tant que Divin, la naissance que d'habitude elle ne possède que de derrière le voile en qualité d'Ishwara, tandis que la conscience extérieure devant le voile en est possédée plutôt qu'elle ne la possède, parce que, en ce cas-là, elle est un être partiellement conscient, le djîva perdu pour la connaissance de soi et enchaîné dans ses œuvres par une soumission phénoménale à la Nature. Œuvre de Krishna, l'Âme divine, l'Avatar¹ est donc une manifestation directe en l'humanité de cette divine condition de l'être à laquelle Ardjouna, l'âme humaine, le type d'être humain le plus haut une vibhoûti est appelé par l'Instructeur à s'élever, et à laquelle il ne peut s'élever qu'en se hissant hors de l'ignorance et de la limitation de son humanité ordinaire. C'est d'en haut la manifestation de ce que d'en bas nous devons développer; c'est la descente de Dieu en cette divine naissance de l'être humain, en laquelle nous, créatures mortelles, devons nous hisser; c'est l'attirant exemple divin donné par Dieu à l'homme dans le type et la forme mêmes et dans le modèle mené à sa perfection de notre existence humaine.
¹Le mot avatar signifie descente; c'est une descente du Divin au-dessous de la ligne qui sépare le monde ou statut divin du monde ou statut humain.
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XVI
COMMENT L'AVATÂR VIENT AU MONDE
Le mystère de l'Incarnation divine en l'homme, le fait que le Divin assume le type humain et la nature humaine, n'est, on le voit, dans l'idée de la Guîtâ, que l'autre aspect de l'éternel mystère de la naissance humaine elle-même, laquelle, en son essence, mais non pas en son apparence phénoménale, suit toujours ce même processus miraculeux. Le moi éternel et universel de chaque être humain est Dieu; même son moi personnel est une part du Divin, mamaïvânshah non point, certes, une fraction ou un fragment, puisque nous ne pouvons concevoir Dieu réparti en petits morceaux, mais une conscience partielle de l'unique Conscience, un pouvoir partiel de l'unique Pouvoir, une jouissance partielle de l'être du monde éprouvée par l'unique et universelle Joie d'être, et donc dans la manifestation ou, comme nous le disons, dans la Nature un être limité et fini de l'Être unique, infini et illimitable. Le sceau de cette limitation est une ignorance par laquelle il oublie non seulement le Divin dont il est issu, mais le Divin qui est toujours en lui, qui vit dans le cœur secret de sa nature et y brûle comme un Feu voilé sur l'autel intérieur, dans le temple qu'est sa conscience humaine.
Il est ignorant parce que, sur les yeux de son âme et de tous ses organes, sont posés les scellés de cette Nature, Prakriti, Maya, par laquelle il a été émis dans la manifestation hors de l'être éternel de Dieu; elle l'a fabriqué comme une pièce de ; monnaie dans le précieux métal de la substance divine, mais recouvert d'un placage épais où sont mélangées ses qualités phénoménales, l'a marqué au coin de sa propre estampille d'humanité animale et, bien que le signe secret de la Divinité y soit, il est d'abord impossible de le distinguer, et l'on ne peut , jamais le déchiffrer qu'avec peine, le découvrir que par cette initiation au mystère de notre être, qui différencie une humanité tournée vers Dieu d'une humanité tournée vers le monde. Chez l'Avatâr , l'Homme de naissance divine, la substance réelle brille
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à travers le revêtement; la marque du poinçon n'est là que pour la forme, la vision est celle du Divin secret, le pouvoir de vie est celui du Divin secret, qui se manifeste en brisant les sceaux de la nature humaine empruntée; le signe du Divin, un signe spirituel intérieur, non pas extérieur, non pas physique, se détache nettement pour que le lisent tous ceux qui se soucient de voir ou qui savent voir; car la nature asourique est toujours aveugle devant ces choses, elle voit le corps et non point l'âme, l'être extérieur et non point l'être intérieur, le masque et non point la Personne. Dans la naissance humaine ordinaire, l'aspect Nature du Divin universel revêtant l'humanité prévaut; dans l'incarnation, l'aspect Dieu du même phénomène s'y substitue. Dans l'un, il laisse la nature humaine prendre possession de son être partiel et le dominer; dans l'autre, il prend possession de son partiel type d'être et de sa nature et les domine divinement. Non par une évolution ou une ascension comme l'homme ordinaire, semble nous dire la Guîtâ, non en grandissant jusqu'en la naissance divine, mais par une descente directe dans le matériau de l'humanité et en en revêtant les moules.
Mais c'est pour aider à cette ascension, à cette évolution que se produit la descente, ou qu'elle est acceptée; cela, la Guîtâ l'exprime très clairement. Elle a pour but, pourrions-nous dire, d'illustrer la possibilité que le Divin se manifeste en l'être humain, de sorte que l'homme puisse voir de quoi il s'agit et s'armer du courage de grandir en ce sens. Elle a aussi pour but de laisser l'influence de cette manifestation vibrer dans la nature terrestre et l'âme de cette manifestation présider à l'effort d'ascension de la nature terrestre. De donner un moule spirituel d'humanité divine en lequel l'âme humaine qui cherche puisse se couler. De donner un dharma, une religion non pas simplement un article de foi, mais une méthode de vie intérieure et extérieure -, une méthode, une règle et une loi pour se façonner soi-même par lesquels l'homme puisse croître vers la divinité. Et puisque cette croissance, puisque cette ascension n'est pas un simple phénomène isolé et individuel mais ainsi que toutes choses dans les divines activités de l'univers une affaire collective, un travail et même le travail pour la race, elle a aussi pour
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but de soutenir la marche humaine, d'en préserver la cohésion lors des grandes crises, de briser les forces de la gravitation descendante lorsqu'elles deviennent trop pressantes, d'étayer ou de restaurer dans la nature humaine le grand Dharma de la loi qui oriente vers Dieu, de préparer même, si éloignés qu'ils soient, le royaume de Dieu, la victoire des chercheurs de lumière et de perfection, sâdhoûnâm, et le renversement de ceux qui combattent pour le maintien du mal et de l'obscurité. Tous ces objectifs sont les objectifs reconnus de la descente de l'Avatâr , et c'est généralement par son travail que la masse des hommes cherche à le distinguer et pour son travail qu'elle incline à lui vouer un culte. Seuls, les hommes spirituels voient que cette nature extérieure de l'Avatâr est un signe, dans le symbole de la vie humaine, de l'éternelle Divinité intérieure, se rendant manifeste en le domaine de leur mental et de leur corps humains de façon qu'ils puissent grandir en unité avec cela et en être possédés. La divine manifestation d'un Christ, d'un Krishna, d'un Bouddha dans l'humanité extérieure a pour vérité intérieure la même manifestation de l'éternel Avatâr intérieur dans notre humanité intérieure. Ce qui a été fait dans la vie humaine extérieure de la terre, peut se répéter dans la vie intérieure de tous les êtres humains.
Tel est l'objet de l'incarnation. Mais quelle en est la méthode? Nous avons d'abord l'idée rationnelle et réductrice de la nature de l'Avatâr , qui fait simplement de celui-ci une manifestation extraordinaire des qualités morales, intellectuelles et dynamiques plus divines par lesquelles l'humanité moyenne se trouve surpassée. Il y a une certaine vérité dans cette idée. L'Avatâr est en même temps la vibhoûti. Ce Krishna qui, en son être divin intérieur, est la Divinité sous une forme humaine, est en son être humain extérieur le guide de son époque, le grand homme des Vrishnis. Cela du point de vue de la Nature, non de l'âme. Le Divin se manifeste au moyen des qualités infinies de Sa nature, et c'est leur pouvoir et leur accomplissement qui mesurent l'intensité de Sa manifestation. La vibhoûti du Divin est dès lors, sur le plan impersonnel, le pouvoir manifeste de Sa nature, c'est Sa coulée, sous quelque forme que ce soit, de
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Connaissance, d'Énergie, d'Amour, de Force et du reste; sur le plan personnel, c'est en la forme mentale et l'être animé que s'accomplit ce pouvoir et qu'il exécute ses grandes œuvres. Une prééminence en cet accomplissement intérieur et extérieur, un grand pouvoir d'exprimer le caractère divin, une énergie effective, tel est toujours le signe. La vibhoûti humaine est le héros du combat de la race en vue de l'accomplissement divin, le héros selon la définition que Carlyle a donnée de l'héroïsme, un pouvoir de Dieu en l'homme. "Je suis Vâsoudéva (Krishna) d'entre les Vrishnis, dit le Seigneur dans la Guîtâ, Dhanañdjaya (Ardjouna) d'entre les Pândavas, Vyâsa d'entre les sages, le poète-voyant Oushanas d'entre les poètes-voyants", le premier de chaque catégorie, le plus grand de chaque groupe, le plus puissant représentant des qualités et des œuvres où se manifeste le pouvoir d'âme caractéristique de ce groupe ou de cette catégorie. Cette élévation des pouvoirs de l'être est une étape très nécessaire dans le développement de la manifestation divine. Chaque grand homme qui s'élève au-dessus de notre niveau moyen, élève par là même notre commune humanité; il est une divine assurance de nos possibilités divines, une promesse du Divin, une lueur de la divine Lumière et un souffle du Pouvoir divin.
C'est cette vérité qui se trouve derrière l'humaine et naturelle tendance à déifier les grands esprits et les personnages héroïques; elle ressort avec une clarté suffisante en l'habitude du mental indien qui voit aisément un Avatâr partiel (ansha) dans les grands saints, les grands instructeurs, les grands fondateurs, ou de façon plus significative en la croyance des vaïshnavas du Sud qu'en certains de leurs saints s'étaient incarnées les vivantes armes symboliques de Vishnou car c'est cela que sont tous les grands esprits : de vivants pouvoirs et des armes vivantes du Divin dans la marche ascendante et la bataille. Cette idée est inévitable et inhérente à toute vision mystique ou spirituelle de la vie, qui ne tire pas inexorablement une ligne entre l'être et la nature du Divin et l'être et la nature de notre humanité; c'est le sens du divin dans l'humanité. Mais la vibhoûti n'est pas pour autant l'Avatâr ; autrement, Ardjouna,
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Vyâsa, Oushanas seraient des Avatâr s aussi bien que Krishna, fût-ce à un moindre degré de puissance de la nature d'Avatâr . La qualité divine ne surfit pas; il doit y avoir la conscience intérieure du Seigneur et du Moi gouvernant la nature humaine par sa présence divine. L'élévation du pouvoir des qualités fait partie du devenir, bhoûta-grâma, est une ascension dans la manifestation ordinaire; chez l'Avatâr , il y a la manifestation spéciale, la naissance divine d'en haut, l'éternel et universel Divin descendu en une forme de l'humanité individuelle, âtmânam sridjâmi, et consciente non seulement derrière le voile mais dans la nature extérieure.
Il existe une idée intermédiaire, une notion plus mystique de la nature de l'Avatâr , qui suppose qu'une âme humaine invite cette descente en elle-même et qu'elle est possédée par la conscience divine ou qu'elle en devient un reflet ou un chenal effectifs. Cette notion repose sur certaines vérités de l'expérience spirituelle. La naissance divine en l'homme, son ascension, cela c'est en soi un épanouissement de la conscience humaine en la conscience divine, où se perd son moi séparé quand cet épanouissement est à son plus intense apogée. L'âme immerge son individualité en un être infini et universel ou la perd dans les hauteurs d'un être transcendant; elle devient une avec le Moi, le Brahman, le Divin ou, comme on le dit parfois de façon plus absolue, elle devient le Moi unique, le Brahman, le Divin. La Guîtâ, elle-même, parle de l'âme qui devient le Brahman, brahma-bhoûta, et qui, dès lors, réside en le Seigneur, en Krishna, mais il est à remarquer qu'elle n'en dit pas qu'elle devient le Seigneur ou le Pouroushôttama, bien qu'elle déclare que le djîva lui-même est toujours l'îshwara, l'être partiel du Seigneur, mamaïvânshah. Car cette union la plus grande, ce devenir le plus haut fait encore partie de l'ascension; alors que c'est à la naissance divine qu'accède chaque djîva, ce n'est pas à la descente de la Divinité, pas à la qualité d'Avatâr , tout au plus à la qualité de Bouddha si l'on en croit la doctrine des bouddhistes ; l'âme est tirée de sa présente individualité mondaine et éveillée à une supra-conscience infinie. Ce qui n'a pas besoin d'être accompagné de la conscience intérieure ni de l'action
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caractéristique de l'Avatâr .
En revanche, cette entrée dans la conscience divine peut aller de pair avec une action réflexe du Divin pénétrant ou passant à l'avant dans les parties humaines de notre être, se déversant dans la nature, les activités, le mental et même le corps de l'homme; et cela peut bien être du moins un état partiel d'Avatâr . Le Seigneur se tient dans le cœur, dit la Guîtâ ce par quoi, bien sûr, elle entend le cœur de l'être subtil, le nœud des émotions, des sensations, de la conscience mentale, où le Pourousha individuel réside également -, mais il s'y tient voilé, enveloppé par sa Maya. Au-dessus, toutefois, sur un plan qui est en nous mais à présent supra-conscient pour nous, et appelé ciel par les anciens mystiques, le Seigneur et le djîva sont ensemble, révélés comme étant en être d'une essence unique, le Père et le Fils de certains symbolismes, l'Être divin et l'Homme divin qui est issu de Lui, né de la divine Nature supérieure¹, la vierge mère, para prakriti, para maya, en la nature inférieure ou humaine. Il semble que le contenu de la doctrine chrétienne de l'incarnation soit celui-ci : en la Trinité qu'elle présente, le Père est au-dessus, dans le Ciel intérieur; le Fils ou suprême Prakriti devient le djîva de la fraction, descend en tant que l'Homme divin sur la terre, dans le corps mortel; le Saint Esprit, le Moi pur, la conscience brahmique, est ce qui fait qu'ils sont un et ce en quoi également ils communiquent; car on nous parle de l'Esprit Saint qui descend sur Jésus, et c'est la même descente qui amène les pouvoirs de la conscience supérieure dans la simple humanité des apôtres.
Mais la conscience divine supérieure du Pouroushôttama peut aussi descendre elle-même dans l'humanité, et celle du djîva y disparaître. C'est ce qui, selon ses contemporains, est arrivé dans les transfigurations sporadiques de Tchaïtanya lorsque lui qui, en sa conscience normale, n'était que l'amant et
¹Dans la légende bouddhique, le nom de la mère du Bouddha rend le symbolisme clair; dans la légende chrétienne le symbole semble avoir été rattaché, par un processus courant dans la formation des mythes, à la vraie mère humaine de Jésus de Nazareth.
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l'adorant du Seigneur et rejetait toute déification, devenait en ces moments anormaux le Seigneur lui-même et, en tant que tel, parlait et agissait avec tout le débordement de lumière, d'amour et de puissance de la Présence divine. En supposant que ce soit là la condition normale, que le réceptacle humain ne soit rien de plus qu'un vase de cette divine Présence et de cette Conscience divine, nous aurions l'Avatâr au sens de cette idée intermédiaire de l'incarnation. Cela se recommande aisément comme possibilité à nos notions humaines; car si l'être" humain peut élever sa nature de façon à percevoir une unité avec l'être du Divin et à sentir qu'il n'est qu'un canal de cette conscience, de cette lumière, de ce pouvoir, de cet amour, que sa volonté et sa personnalité sont perdues en cette volonté et cet être et c'est là un statut spirituel reconnu -, alors il n'y a plus d'impossibilité inhérente pour que l'action réflexe de cette Volonté, de cet Être, de ce Pouvoir, de cet Amour, de cette Lumière, de cette Conscience occupe l'entière personnalité du djîva humain. Et ce ne serait pas seulement une ascension de notre humanité en la naissance divine et la divine nature, mais une descente du divin Pourousha en l'humanité, un Avatâr.
La Guîtâ, cependant, va beaucoup plus loin. Elle parle clairement de la naissance du Seigneur lui-même; Krishna parle de ses nombreuses naissances qui sont passées, et ses paroles mettent en évidence que ce n'est pas simplement de l'être humain réceptif mais du Divin qu'il l'affirme, se servant du propre langage du Créateur, le même qu'il utilisera lorsqu'il devra décrire sa création du monde. "Bien que Je sois le Seigneur non né des créatures, Je crée (projette) Mon être par Ma Maya", présidant aux actions de Ma Prakriti. B n'est pas question, ici, du Seigneur et du djîva humain, ou du Père et du Fils, l'Homme divin, mais seulement du Seigneur et de Sa Prakriti. Le Divin, par l'effet de Sa Prakriti, descend et vient au monde en la forme et le type humains qu'elle Lui offre et quoique consentant, quoique voulant bien agir dans la forme, le type et le moule de l'humanité, il y apporte la Conscience divine et le Pouvoir divin et en tant qu'âme qui réside au-dedans et au-dessus, adhisthâya, il gouverne dans le corps les actions de la Prakriti. D'en haut, il
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gouverne toujours, en fait, car il gouverne ainsi toute la nature, y compris la nature humaine; du dedans aussi il gouverne toujours, mais caché, toute la nature; la différence est ici qu'il est manifesté, que la nature est consciente de la Présence divine comme Seigneur, comme Habitant, et que ce n'est pas par sa secrète volonté d'en haut, "la volonté du Père qui est dans les cieux", mais par sa volonté tout évidente et directe qu'il meut la nature. Et il semble ici n'y avoir point de place pour l'intermédiaire humain; car c'est en recourant à sa propre nature, prakritim swâm, et non à la nature particulière du djîva que le Seigneur de toute existence se recouvre ainsi de la naissance humaine.
Cette doctrine est, pour la raison humaine, une parole ardue, une chose difficile à accepter; et ce pour un motif évident : à cause de l'humanité manifeste de l'Avatâr . L'Avatâr est toujours un phénomène duel de divinité et d'humanité; le Divin prend sur Lui la nature humaine avec toutes ses limitations extérieures dont il fait les circonstances, les moyens, les instruments de la conscience divine et du pouvoir divin, un réceptacle de la naissance divine et des œuvres divines. Mais il doit sûrement en être ainsi, puisque, autrement, l'objet de la naissance de l'Avatâr n'est pas rempli; cet objet, en effet, est précisément de montrer que, de la naissance humaine avec toutes ses limitations, on peut faire ce moyen et cet instrument de la naissance divine et des œuvres divines, précisément de montrer que le type humain de conscience peut être compatible avec l'essence divine de la conscience rendue manifeste, peut être converti en son réceptacle, lui devenir plus intimement conforme grâce à un changement de moule et à une élévation de ses pouvoirs de lumière, d'amour, de force et de pureté; et de montrer aussi comment cela peut se faire. Si l'Avatâr devait agir d'une façon entièrement supranormale, cet objet ne serait pas rempli. Un Avatâr simplement supranormal ou miraculeux serait une absurdité sans rime ni raison; non pas que soit nécessaire une entière absence de l'usage de pouvoirs supranormaux comme dans ce que l'on appelle les miracles de guérison du Christ, car l'emploi de pouvoirs supranormaux est tout à fait possible à la
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nature humaine; mais il n'en est aucun besoin, et ce n'est en aucun cas le fond du problème; d'ailleurs, cela n'avancerait à rien si la vie de l'Avatâr n'était qu'un feu d'artifice supranormal. L'Avatâr ne vient pas en tant que thaumaturge, mais comme le divin guide de l'humanité, et le modèle d'une humanité divine. Il doit assumer même l'affliction humaine et la souffrance physique et en user de façon à montrer, d'abord, comment cette souffrance peut être un moyen de rédemption ainsi que le fit le Christ -, ensuite comment, cette souffrance ayant été assumée par l'âme divine en la nature humaine, elle peut aussi être vaincue dans la même nature comme le fit le Bouddha. Le rationaliste qui, paraît-il, aurait crié au Christ : "Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix", ou qui sagacement indique que l'Avatâr n'était point divin parce qu'il mourut, et de maladie encore comme un chien ne sait pas ce qu'il dit : car il a manqué le fond de tout le problème. L'Avatâr de l'affliction et de la souffrance doit même venir avant que ne puisse exister l'Avatâr de la joie divine; il faut assumer la limitation humaine afin qu'il soit montré comment on peut la vaincre; et le mode et l'étendue de cette victoire, qu'elle soit seulement intérieure ou extérieure aussi, dépendent du stade de l'avance humaine; elle ne doit pas venir d'un miracle non humain.
La question se pose alors et c'est la seule vraie difficulté, car ici l'intellect vacille et se cogne à ses propres limites de savoir comment sont revêtus ce corps et ce mental humains. En effet, ils ne furent pas créés subitement et d'une seule pièce, mais par une sorte d'évolution, physique ou spirituelle, ou bien les deux. La descente de l'Avatâr, de même que la naissance divine qui provient de l'autre côté, est essentiellement et sans aucun doute un phénomène spirituel, comme l'indique l'âtmânam sridjâmi de la Guîtâ, c'est une naissance de l'âme; mais encore y a-t-il ici naissance physique simultanée. Comment ce mental et ce corps humains de l'Avatâr furent-ils donc créés? Si nous supposons que le corps est toujours créé par l'évolution héréditaire, par la Nature inconsciente et, immanent en elle, par son esprit de Vie, sans l'intervention de l'âme individuelle, la question devient simple. Un corps physique et mental est préparé
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pour l'incarnation divine par une pure ou une grande hérédité, et le Dieu qui descend en prend possession. Mais justement dans ce passage, la Guîtâ applique assez hardiment la doctrine de la réincarnation à l'Avatâr lui-même. Or, dans l'habituelle théorie de la réincarnation, l'âme qui se réincarne détermine elle-même, par son évolution spirituelle et psychologique passée, et d'une certaine manière prépare son propre corps mental et physique. L'âme prépare son corps, le corps n'est pas préparé pour elle sans référence à l'âme. Faut-il alors que nous imaginions un Avatâr éternel ou continuel développant lui-même, pourrions-nous dire, le corps mental et physique qui convient aux besoins et à l'allure de l'évolution humaine et apparaissant ainsi d'âge en âge, yougué yougué? Il en est qui interpréteraient dans cet esprit les dix incarnations de Vishnou, d'abord sous des formes animales, puis dans l'homme animal, puis dans l'âme de l'homme-nain, Vâmana, dans l'homme violent et asourique, Rama à la hache, dans l'homme à la nature divine qu'est un plus grand Rama, dans l'homme spirituel éveillé, le Bouddha, et, le précédant dans le temps, mais placé à la fin, la divine humanité complète, Krishna car le dernier Avatâr , Kalki, ne fait que parachever l'œuvre commencée par Krishna, il accomplit dans toute sa puissance le grand combat que les Avatâr s précédents ont préparé dans toutes ses potentialités. C'est pour notre mentalité moderne une chose difficile à considérer comme vraie, mais le langage de la Guîtâ semble l'exiger. Ou bien, la Guîtâ ne résolvant pas expressément le problème, nous pouvons, nous, le résoudre d'une autre manière en disant que le corps est préparé par le djîva mais revêtu dès la naissance par la Divinité, ou qu'il est préparé par l'un des quatre Manous, tchatwâro manavah, de la Guîtâ, les Pères spirituels de chaque mental et de chaque corps humains. C'est là s'engager loin dans le domaine mystique, ce pour quoi la raison moderne a encore de l'aversion; mais nous y avons déjà pénétré en admettant la réalité de l'Avatâr , et dès lors que nous y avons pénétré nous pouvons tout aussi bien y avancer d'un pas décidé.
En cela réside la doctrine de l'incarnation de l'Avatâr selon la Guîtâ. Il nous a fallu nous reporter longuement à cet aspect
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de sa méthode, comme nous l'avons fait pour la question de savoir si cette incarnation est possible, car il est nécessaire de le considérer et d'affronter les difficultés que le mental raisonnant est susceptible d'y opposer. Il est vrai que le caractère physique de l'Avatâr n'occupe pas une grande place dans la Guîtâ; encore tient-il une place précise dans l'enchaînement de ses enseignements et est-il sous-entendu dans l'ensemble du plan, s'articulant autour de l'idée que l'Avatâr conduit l'homme qui s'est élevé aux plus hautes cimes de la simple humanité, la vibhoûti, à la naissance divine et aux œuvres divines. Il ne fait non plus pas de doute que la descente intérieure du Divin pour élever en Luimême l'âme humaine est la chose principale c'est le Christ intérieur, c'est le Krishna ou le Bouddha intérieur qui compte, Mais tout comme la vie extérieure est d'une immense importance pour le développement intérieur, de même l'incarnation extérieure de l'Avatâr est-elle d'une importance considérable pour cette grande manifestation spirituelle. Cet accomplissement dans le symbole mental et physique aide à la croissance de la réalité intérieure; ensuite de quoi la réalité intérieure s'exprime avec un plus grand pouvoir en une plus parfaite symbolisation d'elle-même par la vie extérieure. Entre les deux, entre la réalité spirituelle et l'expression mentale et physique, qui ne cessent de s'influencer alternativement, la manifestation du Divin dans l'humanité a choisi de se mouvoir toujours en les cycles où elle se voile et se révèle tour à tour.
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XVII
LA NAISSANCE DIVINE ET LES ŒUVRES DIVINES
Le travail pour lequel descend l'Avatâr a, comme sa naissance, une double signification et une double forme. Il a un aspect extérieur où la force divine agit sur le monde extérieur afin d'y maintenir et remodeler la loi divine par laquelle l'humanité, en son effort vers Dieu, est préservée d'un décisif retour en arrière et au contraire portée en avant de façon décisive malgré la loi d'action et de réaction, le rythme de progression et de régression selon quoi se meut la Nature. Il a un aspect intérieur où la force divine de la conscience tournée vers Dieu agit sur l'âme de l'individu et l'âme de la race, de façon qu'elles puissent recevoir de nouvelles formes de révélation du Divin en l'homme et être soutenues, renouvelées et enrichies en leur pouvoir de déploiement ascendant. L'Avatâr ne descend pas simplement pour une grande action extérieure, comme le sens pragmatique dans l'humanité est trop souvent tenté de le croire. L'action et l'événement n'ont pas de valeur en soi, ils ne prennent leur valeur que dans la force qu'ils représentent et l'idée qu'ils symbolisent, et que la force est là pour servir.
La crise où apparaît l'Avatâr, bien qu'elle ne semble être à l'œil extérieur qu'une crise d'événements et de grands changements matériels, est toujours à sa base et en sa signification réelle une crise dans la conscience de l'humanité au moment où celle-ci doit subir une modification majeure et effectuer un nouveau développement. Pour cette action, pour ce changement, une force divine est nécessaire; mais la force varie toujours en fonction du pouvoir de conscience qu'elle incarne; d'où la nécessité d'une conscience divine se manifestant dans le mental et l'âme de l'humanité. En fait, là où le changement est surtout intellectuel et pratique, l'intervention de l'Avatâr n'est pas nécessaire; il y a un grand haussement de la conscience, une grande manifestation de pouvoir en quoi les hommes sont pour
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un temps soulevés au-dessus de leur moi normal, et les crêtes de cette houle de conscience et de pouvoir se trouvent en certains individus exceptionnels vibhoûtis dont l'action, qui guide l'action générale, suffit au changement prévu. La Réforme en Europe et la Révolution française furent des crises de ce genre; non pas de grands événements spirituels, mais des changements intellectuels et pratiques, l'un sur le plan des idées, des formes et des motifs religieux, l'autre sur celui des idées, des formes et des motifs sociaux et politiques, et la modification de la conscience générale qui en résulta fut une modification mentale et dynamique, et non pas spirituelle. Mais lorsque la crise contient une graine ou une intention spirituelles, alors une manifestation complète ou partielle de la conscience de Dieu dans un mental humain et une âme humaine vient la lancer ou la guider. Et cela, c'est l'Avatâr.
L'action extérieure de l'Avatâr est décrite dans la Guîtâ comme la restauration du Dharma; lorsque, d'âge en âge, le Dharma pâlit, languit, perd de sa vigueur et que, puissant et oppressif, s'élève son contraire, alors l'Avatâr vient le réinsttuer; et comme alors les choses en tant qu'idées sont toujours représentées par des choses en tant qu'action et par des êtres humains qui obéissent à la poussée de celles-ci, sa mission, en ses termes les plus humains et les plus extérieurs, est de soulager ceux qui recherchent le Dharma et qu'oppresse le règne de la ténèbre qui ne veut pas du progrès, et de détruire ceux qui font le mal et cherchent à maintenir le déni du Dharma. Mais on peut facilement donner au langage utilisé une pauvre et insuffisante nuance qui ôterait au fait de l'Avatâr toute sa profondeur spirituelle. Dharma est un mot qui a une signification éthique et pratique, naturelle et philosophique, religieuse et spirituelle, et on peut l'employer dans n'importe lequel de ces sens à l'exclusion des autres, dans un sens purement éthique, purement philosophique, ou purement religieux. Sur le plan éthique, Dharma veut dire la loi de rectitude, la loi morale de conduite ou, dans un sens encore plus extérieur et pratique, la justice sociale et politique, voire simplement l'observance de la loi sociale. Si le mot est employé dans ce sens, il nous faudra
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comprendre que, lorsque prévalent l'improbité, l'injustice et l'oppression, l'Avatâr descend délivrer les bons et détruire les méchants, renverser l'injustice et l'oppression et restaurer l'équilibre éthique de l'humanité.
C'est ainsi que, selon la représentation populaire et mythique de Krishna l'Avatâr, l'injustice des Kourous, telle que la personnifiaient Douryôdhana et ses frères, devint un tel fardeau pour la terre que celle-ci dut invoquer Dieu afin qu'il descendît et lui allégeât sa charge; en conséquence, Vishnou, incarné en Krishna, délivra les Pândavas opprimés et détruisit les injustes Kaouravas. Semblable relation est donnée de la descente des précédents Avatârs de Vishnou : de Rama détruisant l'injuste oppression de Râvana, de Parashourâma détruisant l'injuste licence de la caste militaire et princière, les kshatriyas, du nain Vâmana détruisant le gouvernement du titan Bali. Mais il est évident que la mission purement pratique, éthique ou sociale et politique de l'Avatâr à laquelle est ainsi donnée une forme populaire et mythique ne rend pas un compte exact du phénomène qu'est l'existence de l'Avatâr. Elle n'en couvre pas le sens spirituel et, si son utilité extérieure était tout, il nous faudrait exclure le Bouddha et le Christ dont la mission n'était aucunement de détruire les méchants et de délivrer les bons, mais d'apporter à tous les hommes un nouveau message spirituel et une nouvelle loi de croissance divine et de réalisation spirituelle. En revanche, si nous donnons au mot Dharma son seul sens religieux, suivant lequel il désigne une loi de vie religieuse et spirituelle, nous parviendrons bien au cœur du problème, mais risquerons d'éliminer une part fort importante de l'œuvre accomplie par l'Avatâr. Dans l'histoire des incarnations divines, nous voyons toujours le double aspect de l'oeuvre et inévitablement parce que l'Avatâr se charge des opérations de Dieu dans la vie humaine le chemin suivi par la Volonté et la Sagesse divines dans le monde; et cette œuvre s'accomplit extérieurement aussi bien qu'intérieurement, par un progrès intérieur dans l'âme et par un changement extérieur dans la vie.
L'Avatâr peut descendre en tant que grand instructeur spirituel et sauveur, tels le Christ, le Bouddha; une fois terminée sa
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manifestation terrestre, son œuvre, cependant, conduit toujours à un profond et puissant changement non seulement dans la vie éthique, mais dans la vie sociale et extérieure et dans les idéaux de la race. Il peut, d'autre part, descendre en tant qu'incarnation de la vie divine, de la personnalité et du pouvoir divins en leur action caractéristique pour une mission ostensiblement sociale, éthique et politique, comme le montre l'histoire de Rama ou de Krishna; mais toujours cette descente devient alors dans l'âme de la race un pouvoir permanent pour la vie intérieure et la renaissance spirituelle. A vrai dire, il est curieux de noter que l'effet permanent, vital, universel du bouddhisme et du christianisme a été la force de leurs idéaux éthiques, sociaux et pratiques et leur influence même sur les hommes et les époques qui rejetèrent leurs croyances, leurs formes et leurs disciplines spirituelles et religieuses; l'hindouisme, qui rejeta le Bouddha, son sangha et son dharma, porte après coup l'ineffaçable empreinte de l'influence sociale et morale du bouddhisme et de son action sur les idées et la vie de la race, tandis que dans l'Europe moderne, qui n'est chrétienne que de nom, l'humanitarisme dans la sphère éthique et sociale et l'aspiration à la liberté, l'égalité, la fraternité dans la sphère sociale et politique — traduisent les vérités spirituelles du christianisme, la seconde étant surtout réalisée par les hommes qui rejetèrent agressivement la religion chrétienne et la discipline spirituelle et par une époque qui, dans son effort intellectuel d'émancipation, essaya de se débarrasser de l'article de foi que représentait le christianisme. En revanche, la vie de Rama et celle de Krishna appartiennent au passé préhistorique qui ne nous est parvenu que dans la poésie et la légende et que l'on peut même tenir pour mythique; mais que nous les regardions comme des mythes ou des faits historiques est sans grande importance, car leur vérité et leur valeur permanentes résident en leur persistance en tant que formes, présences, influences spirituelles dans la conscience intérieure de la race et dans la vie de l'âme humaine. L'existence de l'Avatâr est un fait de la vie et de la conscience divines, qui peut se réaliser dans une action extérieure mais doit, une fois cette action terminée et son travail accompli, se
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prolonger en une influence spirituelle; ou qui peut se réaliser dans une influence et un enseignement spirituels, mais qui, même quand la nouvelle religion ou la nouvelle discipline sont taries, doit avoir son effet permanent dans la pensée, le tempérament et la vie extérieure de l'humanité.
Afin de comprendre la description que nous donne la Guîtâ de l'oeuvre de l'Avatâr, il nous faut donc prendre l'idée de Dharma dans sa conception la plus riche, la plus profonde et la plus vaste, considérer le Dharma comme la loi intérieure et extérieure par laquelle la Volonté et la Sagesse divines élaborent l'évolution spirituelle de l'humanité, ainsi que ses circonstances et ses résultats dans la vie de la race. Dans la conception indienne, le Dharma n'est pas simplement le bien, le droit, la morale, la justice, l'éthique : c'est l'entier gouvernement de toutes les relations de l'homme avec les autres êtres, avec la Nature, avec Dieu, considéré du point de vue d'un principe divin qui s'élabore en des formes et des lois d'action, formes de la vie intérieure et extérieure, ordonnances concernant tous les genres de relations au monde. Le Dharma¹ est à la fois ce à quoi nous nous tenons et ce qui maintient la cohésion de nos activités intérieures et extérieures. Au sens premier, le mot désigne une loi fondamentale de notre nature qui conditionne secrètement toutes nos activités, et dans ce sens chaque être, chaque type, chaque espèce, chaque individu, chaque groupe a son dharma. En second lieu, il y a la nature divine qui doit se développer et se manifester en nous et, dans ce sens, le dharma est la loi des opérations intérieures par lesquelles cette nature grandit en notre être. Troisièmement, il y a la loi par laquelle nous gouvernons l'émission de notre pensée et de notre action ainsi que nos relations avec chacun afin d'aider le mieux possible et simultanément à notre propre croissance et à celle de la race humaine dans le sens de l'idéal divin.
On parle généralement du dharma comme de quelque chose d'éternel et d'inaltérable, et c'est ce qu'il est en son principe fondamental, dans l'idéal; toutefois, ses formes ne cessent de
¹Le mot désigne l'action de tenir, de la racine dhri, tenir.
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changer ni d'évoluer, parce que l'homme ne possède pas encore l'idéal ou n'y vit pas encore, mais y aspire plus ou moins parfaitement, grandit dans le sens de la connaissance et de la mise en pratique de cet idéal. Et au cours de cette croissance, le dharma est tout ce qui nous aide à grandir en pureté, ampleur, lumière, liberté, puissance, force, joie, unité, beauté, amour, bien divins. S'y opposent son ombre et sa négation, tout ce qui résiste à sa croissance et n'a pas subi sa loi, tout ce qui n'a pas livré ni ne désire livrer le secret de ses valeurs divines, mais présente un visage de perversion et de contradiction, d'impureté, d'étroitesse, de servitude, d'obscurité, de faiblesse, de vilenie, de discorde et de souffrance et de division; s'y opposent le hideux et le fruste, tout ce que l'homme en son progrès doit laisser derrière lui. Tel est l'adharma, le non-dharma qui lutte contre le dharma et cherche à le vaincre, à tirer les choses en arrière et vers le bas, la force de réaction qui travaille pour le mal, l'ignorance et l'obscurité. Entre les deux, c'est une bataille, un combat perpétuels, une alternance de victoire et de défaite où l'emportent tour à tour les forces dirigées vers le haut et les forces dirigées vers le bas. C'est ce qu'ont illustré l'image védique de la lutte des pouvoirs divins et des puissances titanesques, des fils de la Lumière et de l'Infinité indivise et des enfants de la Ténèbre et de la Division, dans le zoroastrisme Ahouramazda et Ahriman, et dans les religions ultérieures le conflit entre Dieu et ses anges d'une pan et Satan ou Iblis et ses démons de l'autre pour la possession de la vie humaine et de l'âme humaine.
Ce sont ces choses qui conditionnent et déterminent le travail de l'Avatâr. Dans la formule bouddhique, le disciple, contre tout ce qui s'oppose à sa libération, prend refuge en trois pouvoirs, le dharma, le sangha, le Bouddha. De même, dans le christianisme, avons-nous la règle de vie chrétienne, l'Eglise et le Christ. Toujours, ces trois choses sont les éléments nécessaires de l'oeuvre de l'Avatâr. Il donne un dharma, une loi de discipline de soi par laquelle dépasser la vie inférieure et entrer dans la vie supérieure, qui inclut nécessairement une règle d'action et de relations avec nos semblables et les autres êtres,
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un effort sur l'octuple sentier, ou le commandement de la foi, de l'amour et de la pureté, ou toute autre révélation analogue de la nature du divin dans la vie. Puis, toute tendance en l'homme ayant son aspect collectif autant qu'individuel, ceux qui suivent une voie étant naturellement rassemblés en une communauté et une unité spirituelles, il établit le sangha, la communauté et l'union de ceux qu'unissent sa personnalité et son enseignement. La même triade existe dans le vaïshnavisme : bhâgavata, bhakta, bhagavân le bhâgavata, qui est la loi vaïshnava d'adoration et d'amour, le bhakta représentant la communauté de ceux en qui la loi est manifestée, le bhagavân, l'Amant et le Bien-Aimé divin en l'être et la nature de qui la divine loi d'amour se fonde et s'accomplit. L'Avatâr représente ce troisième élément de divine personnalité, de nature divine, d'être divin qui est l'âme du dharma et du sangha, les imprègne de lui-même, les conserve vivants et attire les hommes vers la félicité et la libération.
Dans l'enseignement de la Guîtâ, qui est plus universel et complexe que d'autres disciplines et enseignements spécialisés, ces choses prennent une plus vaste signification. Car l'unité est ici l'unité védântique qui embrasse tout et par laquelle l'âme voit tout en elle-même, se voit elle-même en tout et se fait une avec tous les êtres. Le dharma consiste dès lors à hisser toutes les relations humaines à une signification divine plus haute; il élève en l'imprégnant de la conscience brahmique la règle dont il part, la règle éthique, sociale et religieuse établie qui lie toute la communauté où vit celui qui cherche Dieu; la loi qu'il donne est la loi de l'unité, de l'égalité, de l'action libérée, sans désir, gouvernée par Dieu, de la connaissance de Dieu et de soi éclairant et attirant à elle toute la nature et toute l'action, les attirant vers l'être divin et la conscience divine, et la loi de l'amour de Dieu en tant que suprême pouvoir et couronnement de la connaissance et de l'action. L'idée de communauté et d'entraide dans l'amour de Dieu et la recherche de Dieu, qui est à la base de l'idée du sangha ou collectivité divine, est introduite lorsque la Guîtâ parle de la recherche de Dieu par l'amour et l'adoration, mais le sangha véritable de cet enseignement est
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toute l'humanité. Le monde entier va dans le sens de ce dharma, chacun selon sa capacité "C'est Mon chemin que, de toute façon, suivent les hommes" -, et celui qui cherche Dieu, devenant un avec tous, faisant siens leur joie et leur chagrin et toute leur vie, l'homme libéré déjà devenu un seul être avec tous les êtres, vit dans la vie de l'humanité, vit pour le Moi unique en l'humanité, pour Dieu en tous les êtres, agit pour le lôka-sangraha, pour le maintien de tous en leur dharma et en le Dharma, pour le maintien de leur croissance à tous ses stades et. en tous ses chemins vers le Divin. Car ici, l'Avatâr, bien que manifesté sous le nom et la forme de Krishna, ne souligne point de façon exclusive cette forme unique de sa naissance humaine; il souligne ce qu'elle représente, le Divin, le Pouroushôttama, dont tous les Avatârs sont les naissances humaines, dont toutes les formes et tous les noms de la Divinité qu'adorent les hommes sont les représentations. La voie que Krishna fait connaître ici est en fait présentée comme la voie par laquelle l'homme peut atteindre la vraie connaissance et la vraie libération, mais c'est une voie qui comprend tous les chemins au lieu de les exclure. Car le Divin reprend en son universalité tous les Avatârs et tous les enseignements et tous les dharmas.
La Guîtâ met l'accent sur le combat dont le monde est le théâtre et qui a deux aspects, la lutte intérieure et la bataille extérieure. Dans la lutte intérieure, les ennemis sont au-dedans, dans l'individu; et la mise à mort du désir, de l'ignorance, de l'égoïsme figure la victoire. Mais il y a également un combat extérieur entre les puissances du Dharma et celles de l'Adharma dans la collectivité humaine. Les premières sont soutenues par la nature divine, la nature à l'image de Dieu, et par ceux qui la représentent ou qui s'efforcent de la réaliser dans la vie humaine; les secondes par la nature titanesque ou démoniaque, la nature asourique et râkshasique dont le trait principal est l'égoïsme, et par ceux qui la représentent et s'efforcent de la satisfaire. C'est la guerre des dieux et des titans, dont le symbole emplit l'ancienne littérature indienne; la lutte du Mahâbhârata, dont Krishna est le personnage central, est souvent représentée dans ce sens : les Pândavas, qui combattent pour établir le
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royaume du Dharma, y sont les fils des dieux, leurs pouvoirs sous des formes humaines; leurs adversaires sont des incarnations des pouvoirs titanesques, ce sont des asouras. L'Avatâr vient aussi aider à ce combat extérieur, directement ou indirectement, il vient détruire le règne des asouras, de ceux qui font le mal, ravaler en eux le pouvoir qu'ils représentent et restaurer les idéaux opprimés du Dharma. Il vient rapprocher dans la collectivité le royaume des cieux sur la terre, ainsi qu'édifier le royaume des cieux intérieurs dans l'âme humaine individuelle.
Remportent le fruit intérieur de la venue de l'Avatâr ceux à qui cette venue enseigne la vraie nature de la naissance divine et des œuvres divines et qui leur conscience s'emplissant de lui, tandis que, de tout leur être, ils prennent refuge en lui, manmayâ mâm oupâshritâh, purifiés par la force réalisatrice de leur connaissance et délivrés de la nature inférieure accèdent à l'être divin et à la divine nature, madbhâvam. L'Avatâr vient révéler la divine nature en l'homme au-dessus de cette nature inférieure, et montrer ce que sont les œuvres divines, libres, sans égoïsme, désintéressées, impersonnelles, universelles, pleines de la lumière divine, du pouvoir divin et de l'amour divin. Il vient en tant que personnalité divine qui doit emplir la conscience de l'être humain et remplacer l'égoïste personnalité limitée de façon que, libérée de l'ego, celle-ci entre dans l'infinité et l'universalité, que, libérée de la naissance, elle entre dans l'immortalité. Il vient en tant que pouvoir divin, qu'amour divin qui appelle à lui les hommes de façon que ceux-ci puissent y prendre refuge, au lieu de se réfugier en l'insuffisance de leurs volontés humaines et en la lutte de leur crainte, de leur colère, de leurs passions humaines, et que, libérés de toute cette inquiétude et de toute cette souffrance, ils puissent vivre en le calme et la béatitude du Divin¹. Ni la forme et le nom sous lesquels il vient ni l'aspect du Divin qu'il met en avant n'ont une
¹djanma karma tcha me divyam évam yo vetti tattwatah
tyaktwâ déham pounar-djanma naïti mâm éti sô'rdjouna.
vita-râga-bhaya-krôdhâ manmayâ mâm oupâshritâh
bahavo djñana-tapasâ poûtâ madbhâvam âgatâh.
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importance essentielle; car de toute façon, avec les variations de leur nature, les hommes suivent la voie tracée pour eux par le Divin à qui elle les mène pour finir; et l'aspect du Divin qui convient à leur nature est celui-là qu'ils peuvent suivre le mieux lorsqu'il vient les guider; de quelque façon que les hommes acceptent Dieu et l'aiment et se réjouissent en lui, c'est de cette façon-là que Dieu accepte et aime l'homme et se réjouit en lui. Yé yathâ mâm prapadyanté tânstathaïva bhadjâmyaham.
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XVIII
Atteindre à la naissance divine une naissance nouvelle et divinisante de l'âme en une conscience supérieure et accomplir les œuvres divines à la fois en tant qu'elles sont (avant d'y atteindre) le moyen qui y tend, et l'expression de cette naissance après y avoir atteint, tel est donc tout le Karma-Yoga de la Guîtâ. La Guîtâ n'essaie de définir les œuvres par aucun signe extérieur grâce auquel un regard extérieur puisse les reconnaître, la critique mondaine les mesurer; délibérément, elle renonce même aux distinctions éthiques ordinaires par lesquelles les hommes cherchent à se guider à la lumière de la raison humaine. Les signes par lesquels elle distingue les œuvres divines sont tous profondément intimes et subjectifs; la marque qui les fait reconnaître est invisible, spirituelle, supra-éthique.
On ne peut les reconnaître qu'à la lumière de l'âme, dont elles proviennent. En effet, dit la Guîtâ, "ce qu'est l'action et ce qu'est l'inaction, quant à cela même les sages sont indécis et leurrés", parce que, jugeant selon des normes pratiques, sociales, éthiques, intellectuelles, leur discrimination repose sur des faits occasionnels et ne va pas à la racine du problème. "Je te ferai connaître cette action dont la connaissance te délivrera de tout mal. On doit posséder l'entendement de l'action, l'entendement de l'action erronée et celui de l'inaction; touffue et embrouillée est la voie des œuvres." L'action dans le monde est semblable à une forêt profonde, gahana, par laquelle, en trébuchant, l'homme avance du mieux qu'il peut, à la lumière des idées de son temps, des normes de sa personnalité, de son milieu, ou plutôt de nombreuses époques, de personnalités nombreuses, de maintes couches de pensée et d'éthique issues de maintes étapes sociales, toutes inextricablement mélangées, temporelles et conventionnelles au milieu de toute leur prétention à l'absolu et à la vérité immuable, empiriques et irrationnelles malgré leur façon de singer la juste raison. Et finalement,
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le sage qui, parmi tout cela, cherche la fondation souveraine d'une loi fixe et une vérité originale, se trouve obligé de soulever la dernière et suprême question, savoir si toute action et la vie même ne sont point un leurre et un piège et si la cessation de l'action, akarma, n'est point l'ultime recours de l'âme humaine en sa lassitude et sa déconvenue. Mais, dit Krishna, même les sages, à ce sujet, sont indécis et leurrés. Car c'est par l'action, c'est par les œuvres, et non par l'inaction, que viennent la connaissance et la libération.
Quelle est alors la solution? Quel est ce genre d'œuvres qui nous délivrera des maux de la vie, de ce doute, de cette erreur, de ce chagrin, de ce résultat mélangé, impur et déconcertant de nos actes même les plus purs et les mieux intentionnés, de ces millions de formes du péché et de la souffrance? Point n'est besoin, est-il répondu, de faire des distinctions extérieures; de fuir aucun travail que requiert le monde; de mettre une limite ou une clôture autour de nos activités humaines; il faut au contraire que toute action soit accomplie, mais à partir d'une âme en yoga avec le Divin, youktah kritsna-karma-krit. Akarma, l'arrêt de l'action, n'est pas le moyen; l'homme qui est parvenu à la pénétration que donne la raison la plus haute, perçoit que cette inaction est en soi une action constante, un état soumis aux opérations de la Nature et de ses qualités. Le mental qui prend refuge en l'inactivité physique, est encore victime de l'illusion que c'est lui et non la Nature qui accomplit les œuvres; il a pris l'inertie pour la libération; il ne voit pas que, même dans ce qui semble être une inertie absolue, plus grande que celle de la pierre ou de la motte de terre, la Nature est à l'œuvre, maintient, inaffaiblie, son autorité. Au contraire, dans le plein déferlement de l'action, l'âme est libre de ses œuvres, n'agit point ni n'est liée par ce qui est fait, et celui qui vit dans la liberté de l'âme, non dans l'esclavage des modes de la Nature, celui-là seul connaît l'affranchissement des œuvres. C'est ce qu'entend clairement la Guîtâ quand elle dit que celui qui, dans l'action, peut voir l'inaction et qui, dans la cessation des œuvres, peut voir l'action se poursuivre, est l'homme entre les hommes qui a raison et discernement vrais. Cette déclaration a pour pivot la
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distinction du Sânkhya entre Pourousha et Prakriti, entre l'âme libre inactive, éternellement calme, pure et intouchée au milieu des œuvres, et la Nature toujours active qui œuvre autant dans l'inertie et la cessation que dans l'évident tumulte où la jette la hâte visible de son labeur. Telle est la connaissance que nous donne le plus haut effort de la raison discriminante, la bouddhi; et dès lors quiconque la possède, est le vrai homme de raison et de discernement, sa bouddhimân manoushyéshou non le penseur dérouté qui juge la vie et les œuvres d'après les distinctions extérieures, incertaines et impermanentes de la raison inférieure. L'action ne fait donc pas peur à l'homme libéré, il est un vaste et universel exécutant de toutes les œuvres, kritsna-karma-krit, non point comme les accomplissent les autres, dans la sujétion à la Nature, mais établi dans le calme silencieux de l'âme, en paisible yoga avec le Divin. Le Divin est le seigneur des œuvres de cet homme, qui n'en est que le chenal grâce à l'instrumentalité de sa nature, laquelle est consciente de son Seigneur et soumise à Lui. Par l'intensité et la pureté ardentes de cette connaissance, toutes ses œuvres sont brûlées comme en un feu. Et sans qu'elles y laissent aucune tache ni aucune marque qui l'enlaidisse, son mental demeure calme, silencieux, imperturbé, blanc, net et pur. Tout faire en cette connaissance libératrice, sans l'égoïsme personnel de l'exécutant, est le premier signe de l'ouvrier divin.
Le second signe est qu'il est libre du désir; car là où n'existe point l'égoïsme personnel de l'exécutant, le désir devient impossible; il est sevré de toute nourriture, décline faute de soutien et meurt d'inanition. Extérieurement, l'homme libéré semble entreprendre des œuvres de toute sorte comme les autres hommes, à une plus vaste échelle peut-être, avec une volonté et une force motrice plus puissantes, car le pouvoir de la volonté divine œuvre en sa nature active; mais le concept inférieur et la volonté inférieure du désir sont entièrement bannis de toutes ses initiatives et entreprises, sarvé samârambhâh kâmasankalpa-vardjitâh. Il a abandonné tout attachement au fruit de ses œuvres, et là où l'on ne fait pas les œuvres pour le fruit mais seulement en qualité d'instrument impersonnel du Maître des
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œuvres, le désir ne peut trouver place fût-ce le désir de servir avec succès, car le fruit appartient au Seigneur, il est déterminé par Lui, et non par la volonté et l'effort personnels, ni par le désir de servir de façon honorable et à la satisfaction du Maître, le véritable exécutant étant le Seigneur lui-même et toute gloire appartenant à une forme de sa Shakti, déléguée dans la nature, et non pas à la personnalité humaine. Le mental humain et l'âme humaine de l'homme libéré ne font rien, na kintchit karôti; même si, au moyen de sa nature, il s'engage dans l'action, c'est la Nature, la Shakti exécutive, c'est la déesse consciente gouvernée par l'Habitant divin qui accomplit l'œuvre.
Il ne s'ensuit pas que l'œuvre n'est pas accomplie parfaitement, avec succès, avec une juste adaptation des moyens aux fins visées : au contraire, un parfait fonctionnement est plus facile à l'action accomplie tranquillement en yoga qu'à l'action accomplie dans l'aveuglement des espoirs et des craintes, estropiée par les jugements de la raison trébuchante, courant çà et là parmi les avides trépidations de la volonté humaine irréfléchie; le Yoga, dit ailleurs la Guîtâ, est la vraie habileté dans les œuvres, yôgah karmasou kaoushalam. Mais tout cela est accompli impersonnellement par l'effet d'une grande lumière et d'un grand pouvoir universels opérant par l'entremise de la nature individuelle. Le karma-yogi sait que le pouvoir qui lui est donné sera adapté au fruit décrété, la pensée divine derrière l'œuvre rendue égale à l'œuvre qu'il doit accomplir, la volonté en lui – qui ne sera ni souhait, ni désir, mais poussée impersonnelle du pouvoir conscient dirigé vers un but qui n'est pas le sien – subtilement réglée en son énergie et son orientation par la sagesse divine. Le résultat peut être le succès, au sens où l'entend le mental, ou il peut avoir l'air d'une défaite et d'un échec pour ce même mental; aux yeux du karma-yogi, cependant, c'est toujours le succès escompté non par lui, mais par le tout sage manipulateur de l'action et du résultat, car il ne recherche point la victoire, seulement l'accomplissement de la volonté et de la sagesse divines qui parviennent à leurs fins grâce à l'échec apparent autant et souvent avec plus de force que par l'apparent triomphe. aux, qui a reçu l'ordre de combattre, est
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assuré de la victoire; et une défaite certaine l'attendrait-elle, il doit néanmoins combattre, car c'est l'œuvre qui lui est maintenant assignée, qui représente sa part immédiate dans la grande somme des énergies par quoi s'accomplit sûrement la volonté divine.
L'homme libéré n'a pas d'espoirs à lui; il ne s'empare pas des choses comme de biens personnels; il reçoit ce que lui apporte la Volonté divine, ne convoite rien, n'est jaloux de personne : ce qui lui vient, il le prend sans répulsion ni attachement; ce qui le quitte, il le laisse partir dans le tourbillon des choses sans abattement ni chagrin ni sentiment de perte. Son cœur et son moi sont parfaitement maîtrisés; libres de la réaction et de la passion, ils répondent sans agitation au contact des choses extérieures. Son action est en fait une action purement physique, shârîram kévalam karma, car tout le reste vient d'en haut, n'est pas engendré sur le plan humain, n'est qu'un reflet de la volonté, de la connaissance, de la joie du divin Pouroushôttama. Dès lors, n'insistant pas sur l'action et ses objets, il ne provoque, en son mental et son cœur, aucune de ces réactions que nous nommons passion et péché. Car le péché ne consiste nullement en l'acte extérieur, mais en une réaction impure de la volonté personnelle, du mental et du cœur, réaction qui va de pair avec l'acte ou bien l'entraîne; l'impersonnel, le spirituel sont toujours purs, a-pâpa-viddham, et confèrent à tout ce qu'ils font leur inaliénable pureté. Cette impersonnalité spirituelle est un troisième signe de l'ouvrier divin. Au vrai, toutes les âmes humaines qui ont accédé à une certaine grandeur et une certaine vastitude, sont conscientes d'une Force ou d'un Amour impersonnels ou d'une Volonté et d'une Connaissance impersonnelles œuvrant par leur intermédiaire, mais ils ne sont pas libres des réactions égoïstes parfois assez violentes de leur personnalité humaine. Or, à cette liberté, l'âme délivrée a atteint; car l'homme a fondu sa personnalité dans l'impersonnel, et cessant de lui appartenir sa personnalité est assumée par la Personne divine, le Pouroushôttama, qui use infiniment et librement de toutes les qualités finies et qu'aucune n'enchaîne. L'homme libéré est devenu une âme, il a cessé d'être
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une somme de qualités naturelles; et le semblant de personnalité qui demeure pour les opérations de la Nature est quelque chose qui n'est point lié, quelque chose de vaste, de flexible, d'universel; c'est un moule libre pour l'Infini, c'est un masque vivant du Pouroushôttama.
Le résultat de cette connaissance, de cette absence de désir et de cette impersonnalité est une égalité parfaite en l'âme et la nature. L'égalité est le quatrième signe de l'ouvrier divin. Il a dépassé les dualités, dit la Guîtâ; il est dwandwâtîta. Nous avons vu qu'il considère d'un œil égal, sans que ses sentiments soient troublés, l'échec et le succès, la victoire et la défaite; mais au surplus, toutes les dualités sont en lui dépassées et réconciliées. Les distinctions extérieures par lesquelles les hommes déterminent leur attitude psychologique vis-à-vis des événements du monde n'ont pour lui qu'une signification subordonnée et instrumentale. Il ne les dédaigne pas, mais est au-dessus d'elles. Ce qui arrive de bien ou de mal, et qui est si puissamment important pour l'âme humaine soumise au désir, est, pour l'âme divine et sans désir, également bienvenu, puisque les formes du bien éternel qui se développent sont en effet élaborées par l'entrelacement du bien et du mal passagers. Il ne peut être vaincu, puisque pour lui tout va dans le sens de la victoire divine sur le Kouroukshétra de la Nature, dharma-kshétré kouroukshétré, le champ des actes qui est le champ du Dharma en évolution, et que chaque circonstance du conflit a été décidée et mise au point par l'œil visionnaire du Maître de la bataille, Seigneur des œuvres et Guide du Dharma. L'honneur et le déshonneur qui viennent des hommes ne peuvent l'émouvoir, non plus que leur louange ni leur blâme; car il a un juge plus grand et lucide, et une autre norme pour son action, et son motif n'accepte de dépendre d'aucune récompense mondaine. aux le kshatriya prise naturellement l'honneur et la réputation et a raison de fuir la disgrâce et le nom de pleutre comme étant pires que la mort; respecter la question de l'honneur et maintenir la norme du courage dans le monde fait partie, en effet, de son dharma; mais point n'est besoin aux, l'âme libérée, se soucie d'aucune de ces choses, il n'a qu'à connaître le
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kartavyam karma, l'œuvre que le Moi suprême requiert de lui, il n'a qu'à l'accomplir et laisser au Seigneur le résultat de ses actions. Il a dépassé même cette distinction de péché et de vertu si essentielle pour l'âme humaine quand celle-ci lutte pour minimiser l'emprise de son égoïsme et alléger le joug violent et lourd de ses passions le libéré s'est élevé au-dessus de ces luttes, il est fermement établi dans la pureté de l'âme-témoin éclairée. Le péché s'est dépris de lui, et ce n'est pas une vertu acquise et augmentée par les bonnes actions ni appauvrie par les mauvaises, c'est l'inaliénable et inaltérable pureté d'une divine nature sans égoïsme qui représente le sommet où il s'est hissé, l'assise où il est fondé. Le sens du péché ni le sens de la vertu n'y ont de point de départ non plus que d'application.
Ardjouna, encore dans l'ignorance, peut sentir en son cœur l'appel du droit et de la justice et alléguer en son mental que s'abstenir de la bataille serait un péché le rendant responsable de toute la souffrance que l'injustice, l'oppression et le mauvais karma du mal triomphant attirent sur les hommes et les nations, ou il peut éprouver en son cœur le recul devant la violence et le carnage et alléguer en son mental que le sang versé est toujours un péché que rien ne peut justifier. À droit égal, ces deux attitudes feraient appel à la vertu et à la raison, et tout dépendrait de l'homme, des circonstances et de l'époque pour savoir laquelle des deux pourrait l'emporter en son esprit ou aux yeux du monde. Ou il pourrait simplement se sentir contraint par son cœur et son honneur de soutenir ses amis contre ses ennemis, la cause des bons et des justes contre la cause des méchants et des oppresseurs. L'âme libérée regarde par-delà ces normes incompatibles; elle voit simplement ce que le Moi suprême requiert d'elle et qu'il trouve nécessaire pour maintenir ou que vienne en avant le dharma qui évolue. Elle n'a point de fins personnelles à servir, point d'amours ni de haines personnels à satisfaire, point de norme d'action rigidement fixée qui oppose sa ligne rocheuse au flexible progrès de la race humaine, ou qui se dresse avec défi contre l'appel de l'Infini. Elle n'a point d'ennemis personnels qu'il lui faille conquérir ou tuer, mais ne voit que des hommes que les circonstances et la volonté dans les choses ont
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levés contre elle afin qu'ils aident par leur opposition à la marche du destin. Contre eux, elle ne peut avoir de colère ni de haine; car la colère et la haine sont étrangères à la nature divine. Le désir qu'a l'asoura de briser et de tuer tout ce qui s'oppose à lui, l'impitoyable appétit de carnage qu'a le râkshasa sont choses impossibles à son calme et à sa paix, à sa sympathie et à sa compréhension qui embrassent tout. Elle n'a nul désir de blesser, mais au contraire une amitié et une compassion universelle, maïtrah karouna éva tcha; cette compassion, cependant, est celle d'une âme divine établie au-dessus des hommes, contenant en elle toutes les autres âmes, ce n'est pas la dérobade du cœur, des nerfs et de la chair comme l'est d'habitude la forme humaine de la pitié; elle n'attache pas davantage une suprême importance à la vie du corps, mais, par-delà, considère la vie de l'âme et n'accorde à l'autre qu'une valeur instrumentale. Elle ne se hâtera point vers le massacre et la lutte, mais si dans le mouvement du Dharma il advient une guerre, elle l'acceptera avec une vaste égalité, une compréhension et une sympathie parfaite pour ceux dont elle doit briser le pouvoir et le plaisir de dominer et dont elle doit détruire la joie d'une vie triomphante.
Car elle voit deux choses en tous, le Divin qui demeure également en chacun, la manifestation variable qui n'est inégale qu'en ses circonstances temporaires. Dans l'animal et l'homme, dans le chien, le paria malpropre et le brahmane érudit et vertueux, dans le saint et le pécheur, dans l'indifférent, l'amical et l'hostile, en ceux qui l'aiment et qui font le bien et en ceux qui la haïssent et qui sont cause d'affliction, elle se voit elle-même, elle voit Dieu et elle nourrit en son cœur la même égal bonté pour tous, la même divine affection. Les circonstances peuvent déterminer l'étreinte extérieure ou le conflit extérieur, mais jamais affecter l'égalité de son regard, l'ouverture de son cœur, son embrassement intérieur de tous. Et en toutes ses actions, il y aura le même principe d'âme, une égalité parfaite, et le même principe de travail, la volonté du Divin en elle, active pour les besoins de la race en sa graduelle avance vers la Divinité.
Par ailleurs, le signe de l'ouvrier divin est ce qui constitue le
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cœur de la conscience divine elle-même, une joie et une paix intérieures parfaites dont la source ni le prolongement ne dépendent de rien au monde; elles sont innées, elles sont l'étoffé même de la conscience de l'âme, la nature même de l'être divin. L'homme ordinaire dépend, pour être heureux, des choses extérieures; il éprouve donc le désir et, dès lors, la colère et la passion, le plaisir et la peine, la joie et le chagrin; dès lors, il mesure toutes choses dans la balance de la bonne et de la mauvaise fortune. Il n'est pas une de ces choses qui puisse affecter l'âme divine; elle est pour jamais satisfaite sans aucune espèce de dépendance, nitya-tripto nirâshrayah; car son délice, sa divine aisance, son bonheur, sa joyeuse lumière sont éternels intérieurement, et elle en est pétrie, âtma-ratih, antah-soukho'ntarârâmas-tathântar-djyôtir éva tcha. La joie qu'elle prend dans les choses extérieures ne tient pas à celles-ci, ni à ce qu'elle y recherche et peut manquer; elle tient au moi en elles, à leur expression du Divin, à ce qui, en elles, est éternel et qu'elle ne peut manquer. Elle est sans attachement pour leur contact extérieur, mais trouve partout la même joie qu'elle trouve en elle-même, car son moi est le leur, est devenu un moi unique avec le moi de tous les êtres, car elle est unie, à travers toutes leurs différences, au Brahman égal et unique en elles, brahma-yôga-youktâtmâ sarva-bhoûtâtma-bhoûtâtmâ. Elle ne se réjouit pas dans les contacts agréables, ni n'éprouve d'angoisse dans les contacts désagréables; les blessures des choses, non plus que les blessures des amis ou des ennemis ne peuvent ébranler la fermeté de son mental dont les regards sont tournés vers l'extérieur, ni décontenancer son cœur qui reçoit; cette âme, en sa nature, est, comme le dit l'Oupanishad, avranam, sans blessure ni cicatrice. En toutes choses, elle possède le même impérissable Ânanda, soukham akshayam ashnouté.
Cette égalité, cette impersonnalité, cette paix, cette joie, cette liberté ne dépendent pas d'une chose aussi extérieure que le fait d'accomplir ou non les œuvres. La Guîtâ souligne de façon répétée la différence entre le renoncement intérieur et le renoncement extérieur, tyâga et sannyâsa. Celui-ci, dit-elle, n'a de valeur qu'accompagné de celui-là, ne peut guère s'atteindre,
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même, sans lui, et n'est pas nécessaire quand existe la liberté intérieure. En fait, le tyâga lui-même est le sannyâsa véritable et suffisant. "On doit tenir pour le sannyâsi éternel celui qui n'a de haine ni de désir; libre des dualités, il est heureusement et facilement affranchi de toute servitude." La pénible méthode du sannyâsa extérieur, douçain âptoum, n'est pas nécessair. Il est parfaitement vrai qu'il faut abandonner toute action aussi bien que le fruit de l'action, que l'on doit y renoncer, mais intérieurement, non pas extérieurement, non pas les abandonner à l'inertie de la Nature, mais les offrir en sacrifice au Seigneur dans le calme et la joie de l'Impersonnel de qui procède toute action sans qu'en soit troublée Sa paix. Le vrai sannyâsa de l'action consiste à faire reposer toutes les œuvres sur le Brahman. "Celui qui, ayant abandonné l'attachement, agit en plaçant (ou fondant) ses œuvres sur le Brahman, brahmanyâ-dhâya karmâni, n'est point davantage souillé par le péché que l'eau ne s'attache à la feuille de lotus." Dès lors, les yogis, pour commencer, "accomplissent les œuvres avec le corps, le mental, la compréhension ou même simplement avec les organes de l'action, abandonnant l'attachement pour la purification de soi, sangam tyaktwâtma-shouddhayé. En abandonnant l'attachement aux fruits des œuvres, l'âme en union avec le Brahman accède à la paix d'une extatique fondation en le Brahman, mais l'âme qui n'est pas en union est attachée au fruit et liée par l'action du désir." La fondation, la pureté, la paix une fois atteintes, l'âme incarnée ayant la parfaite maîtrise de sa nature, ayant renoncé à toutes ses actions par le mental, intérieurement, non pas extérieurement, "siège dans la cité aux neuf portes sans accomplir d'œuvres ni en susciter". Car cette âme est accomplir unique et impersonnelle en tous, l'omniprésent Seigneur, prabhou, vibhou, qui, en tant qu'impersonnel, ne crée ni les œuvres du monde ni l'idée mentale d'être l'exécutant, na kartritwam m karmâni, ni l'association des œuvres et de leur fruit, la chaîne de la cause et de l'effet. Tout cela est élaboré par la Nature en l'homme, swabhâva, le principe de son devenir, comme le veut dire le mot en son sens littéral. L'Impersonnel qui imprègne tout n'accepte ni le péché ni la vertu de personne : ce sont
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choses créées par l'ignorance en la créature, par son égoïsme d'exécutante, par l'ignorance où elle est de son moi le plus haut, par son imbrication dans les opérations de la Nature, et lorsque en l'homme la connaissance de soi est affranchie de son enveloppe obscure, cette connaissance, ainsi qu'un soleil, éclaire en lui le vrai moi; il sait alors qu'il est l'âme suprême au-dessus des instruments de la Nature. Pur, infini, inviolable, immuable, il n'est plus affecté par rien; ne s'imagine plus modifié par les fonctionnements de la Nature. Grâce à une identification complète avec l'Impersonnel, il peut également s'affranchir de la nécessité de renaître et de revenir dans le mouvement de la Nature.
Et pourtant, cette libération ne l'empêche en rien d'agir. Seulement, il sait que c'est non pas lui qui est actif, mais les modes, les qualités de la Nature, ses triples gounas : "Le mental en yoga (avec l'Impersonnel inactif), l'homme qui connaît les principes des choses pense : "Je ne fais rien"; lorsqu'il voit, entend, goûte, sent, mange, bouge, dort, respire, parle, prend, évacue, ouvre les yeux ou les ferme, il considère que ce sont seulement les sens qui agissent sur les objets des sens." Inatteint en l'âme immuable et inchangée, lui-même est au-delà de l'emprise des trois gounas, trigounâtîta, il n'est ni sattwique, ni radjasique, ni tamasique; en son action, il voit avec un mental clair et non troublé les alternances des modes et des qualités de la Nature, leur jeu rythmique de lumière et de bonheur, d'activité et de force, de repos et d'inertie. Cette supériorité de l'âme calme observant son action, mais sans y être mêlée, ce traïgounâtîtya constitue également une haute marque distinctive de l'ouvrier divin. En soi, l'idée pourrait conduire à une doctrine du déterminisme mécanique de la Nature et de la parfaite indifférence, de l'irresponsabilité parfaite de l'âme; mais la Guîtâ évite efficacement cette faute d'une pensée insuffisante au moyen de son illuminante idée superthéiste du homme Elle montre avec clarté qu'en fin de compte ce n'est pas la Nature qui détermine mécaniquement sa propre action; c'est la volonté du Suprême qui l'inspire; celui qui a déjà tué les Dhritarâshtriens, celui dont Ardjouna n'est que l'instrument humain, Ame
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universelle, Divin transcendant, c'est lui le maître du labeur de la Nature. Faire reposer les œuvres sur l'Impersonnel est un moyen de se débarrasser de l'égoïsme personnel de l'exécutant, mais le but est d'abandonner toutes nos actions à ce souverain Seigneur de tout, sarva-bhoûta-maheshwaram. "La conscience identifiée avec le Moi, renonçant en Moi à toutes les actions, mayi sarvâni karmâni sannyasyâdhyâtma-tchétasâ, libéré des espoirs et des désirs personnels, de la pensée de "je" et "mien", délivré de la fièvre de l'âme, combats", accomplis Ma volonté dans le monde. Le Divin motive, inspire, détermine l'action entière; l'âme humaine impersonnelle en le Brahman est le pur et silencieux canal de Son pouvoir; ce pouvoir en la Nature exécute le mouvement divin. L'âme libérée n'a d'autres œuvres que celles-là, mouktasya karma, car son action n'a jamais d'origine personnelle; telles sont les actions du karma-yogi accompli. Elles sourdent d'un esprit libre et disparaissent sans le modifier, comme des vagues qui s'élèvent et s'évanouissent à la surface d'immuables profondeurs conscientes. Gata-sangasya mouktasya djnânâvasthita-tchétasah, yadjnyâyâtcharatah karma samagram pravilîyaté.
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Puisque la connaissance, l'absence de désir, l'impersonnalité, l'égalité, puisque la paix et la béatitude intérieures et existantes en soi, la liberté ou du moins la supériorité sur l'inextricable entrecroisement des trois gounas de la Nature sont les signes de l'âme libérée, elles doivent l'accompagner dans toutes ses activités. Elles sont la condition du calme inaltérable que cette âme préserve en tout le mouvement, tout le choc, tout le conflit de forces qui l'entourent dans le monde. Ce calme reflète la lisse immuabilité du Brahman au milieu de toutes les mutations et appartient à l'indivisible et impartiale Unité pour jamais immanente dans toutes les multiplicités de l'univers. Car un esprit égal et qui égalise tout est cette Unité au cœur des millions de différences et d'inégalités du monde; et l'égalité de l'esprit est la seule égalité véritable. En tout ce qui existe d'autre, il ne peut en effet y avoir que similarité, adaptation, équilibre; mais même dans les plus grandes similarités du monde, nous trouvons la différence de l'inégalité et celle de la dissemblance, et il n'est possible d'adapter les équilibres du monde qu'en combinant et en ajustant des poids inégaux.
D'où l'immense importance que la Guîtâ, dans ses éléments de Karma-Yoga, attache à l'égalité, point épineux des libres relations de l'esprit libre avec le monde. La connaissance de soi, l'absence de désir, l'impersonnalité, la béatitude, la liberté par rapport aux modes de la Nature, lorsqu'elles se retirent en elles-mêmes, qu'elles sont en elles-mêmes absorbées, inactives, n'ont nul besoin de l'égalité; car elles ne prennent point connaissance des choses où s'élève l'opposition entre l'égalité et l'inégalité. Mais dès lors que l'esprit prend connaissance et s'occupe des multiplicités, des personnalités, des différences, des inégalités de l'action de la Nature, il lui faut réaliser ces autres signes de son libre statut en se servant de cet unique signe qui rend les choses évidentes : l'égalité. La connaissance est la conscience de
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l'unité avec l'Un; et en relation avec les multiples êtres différents, les multiples existences différentes de l'univers, elle doit se signaler par une égale unité avec tous. L'impersonnalité est la supériorité qu'a l'esprit unique et immuable sur les variations de sa multiple personnalité dans le monde; dans ses rapports avec les personnalités de l'univers, elle doit se signaler par l'esprit égal et impartial de son action vis-à-vis de tous, si diverse que l'action puisse être rendue par la variété des relations en les quelles elle est façonnée, ou des conditions dans lesquelles elle doit avoir lieu. Ainsi Krishna, dans la Guîtâ, dit-il que nul ne lui est cher, et nul haï de lui, que pour tous il est égal en son esprit; et pourtant, l'amant de Dieu est le réceptacle particulier de sa Grâce, parce que la relation qu'il a créée est différente et que, tout de même, l'unique et impartial Seigneur de tous rencontre chaque âme selon la façon qu'elle a de s'approcher de lui. L'absence de désir est la supériorité qu'a l'Esprit illimitable sur l'attrait limitatif des objets de désir séparés qui sont dans le monde; lorsqu'il lui faut entrer en relation avec ces objets, il doit faire montre de cette absence de désir par une égale et impartiale indifférence vis-à-vis de leur possession, ou par une joie égale et impartiale, une joie sans attachement goûtée en tous et un même amour pour tous, joie et amour qui, existants en soi, ne dépendent de la possession ni de la non-possession, mais sont, en leur essence, imperturbés et immuables. Car la béatitude de l'esprit réside en l'esprit, et si cette béatitude doit entrer en relation avec les choses et les créatures, ce n'est que de cette façon qu'elle peut manifester sa libre nature spirituelle, Traïgounâtîtya, la transcendance des gounas, est la supériorité imperturbée qu'a l'esprit sur ce flot d'action des modes de la Nature, lequel a pour constante d'être troublé et inégal; si l'esprit doit entrer en relation avec les activités discordantes et inégales de la Nature, si l'âme libre doit tant soit peu permettre l'action à sa nature, ils doivent faire montre de leur supériorité par une impartiale égalité vis-à-vis de toutes les activités, de tous les résultats ou de tous les événements.
L'égalité est le signe et aussi, pour l'aspirant, le test. Là où existe l'inégalité dans l'âme, là existe de façon évidente un jeu
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inégal des modes de la Nature, mouvement de désir, jeu de la volonté personnelle, du sentiment et de l'action, activité de la joie ou du chagrin, ou ce délice troublé et troublant qui n'est point une béatitude spirituelle véritable, mais une satisfaction mentale entraînant inévitablement à sa suite une contrepartie, ou un recul d'insatisfaction mentale. Là où existe l'inégalité de l'âme, là on s'écarte de la connaissance, et il y a perte de la solide assise en l'unicité brahmique qui embrasse et réconcilie tout et perte de l'unité des choses. Par son égalité, le karma-yogi, alors même qu'il agit, connaît qu'il est libre.
C'est la nature spirituelle de l'égalité prescrite, haute et universelle en son caractère et sa compréhension, qui donne, en cette matière, sa note distinctive à l'enseignement de la Guîtâ. Sinon, ce n'est en rien le propre de la Guîtâ d'enseigner simplement que l'état le plus souhaitable pour le mental, les sentiments et le caractère est l'égalité en soi où nous nous hissons et dominons la faiblesse humaine. L'égalité a toujours été proposée à l'admiration comme idéal philosophique et tempérament particulier des sages. Et certes, la Guîtâ reprend cet idéal philosophique, mais elle le pousse bien au-delà en une région supérieure où nous nous retrouvons respirant un air plus vaste et plus pur. L'équilibre stoïcien, l'équilibre philosophique de l'âme n'en sont que la première et la seconde étapes dans une ascension qui, partant du tourbillon des passions et des ballottements du désir, gagne une sérénité et une béatitude qui appartiennent non point aux dieux, mais au Divin Lui-même en Sa suprême maîtrise de soi. L'égalité stoïcienne, faisant du caractère son pivot, se fonde sur la maîtrise de soi par une austère endurance; plus heureuse et plus sereine, l'égalité philosophique préfère la maîtrise de soi par la connaissance, par le détachement, par une haute indifférence intellectuelle sise au-dessus des perturbations auxquelles notre nature incline, oudâsînavad âsînah, comme le dit la Guîtâ; il y a aussi l'égalité religieuse ou chrétienne qui est un perpétuel agenouillement ou une résignation et une soumission prosternées devant la volonté de Dieu. Tels sont les trois stades, les trois recours sur le chemin de la paix divine; l'endurance héroïque, la sage indifférence, la
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pieuse résignation, titikshâ, oudâsînatâ, namas ou nati. À sa vaste manière synthétique, la Guîtâ les prend toutes et les introduit dans le mouvement ascendant de l'âme, mais à chacune elle donne une racine plus profonde, une plus ample perspective, un sens plus universel et transcendant. Car elle donne à chacune les valeurs de l'esprit, le pouvoir de l'être spirituel par-delà la tension du caractère, par-delà le difficile équilibre de la compréhension, par-delà l'astreinte des émotions.
L'âme humaine ordinaire prend plaisir aux agitations coutumières de sa vie naturelle; c'est parce qu'elle connaît ce plaisir et que, le connaissant, elle donne son consentement au jeu trouble de la nature inférieure que le jeu continue perpétuellement; la Prakriti ne fait rien, en effet, qui ne soit pour l'agrément et avec l'accord de celui qui l'aime et qui, en elle, trouve sa joie, le Pourousha. Nous ne reconnaissons pas cette vérité, car sous le choc bien réel des troubles adverses, violenté par le chagrin, la douleur, l'inconfort, la malchance, l'échec, la défaite, le blâme, le déshonneur, le mental recule devant le coup tandis qu'il bondit avidement vers l'étreinte des délectables agitations opposées, la joie, le plaisir, les satisfactions de toutes sortes, la prospérité, le succès, la victoire, la gloire, la louange; mais cela ne modifie pas la vérité du plaisir que l'âme trouve en la vie, qui demeure constant derrière les dualités du mental. Le guerrier n'éprouve pas de plaisir physique à être blessé, ni ne tire de satisfaction mentale de ses défaites; mais il trouve une joie complète en la divinité de la bataille qui lui octroie la défaite et les plaies aussi bien que la joie de la victoire, et il accepte les risques de la première et l'espoir en la seconde comme faisant partie de l'étoffé métissée de la guerre, la chose que poursuit le délice qui est en lui. Les blessures lui procurent même rétrospectivement joie et fierté complètes lorsqu'en est passée la. souffrance, mais bien souvent elles sont assez présentes lors même que la souffrance est là, qui en réalité les nourrit. La défaite conserve pour lui la joie et la fierté de l'indomptable résistance à un adversaire supérieur ou, s'il est d'une espèce plus basse, les passions de la haine et de la vengeance qui ont aussi
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leurs plaisirs plus obscurs et cruels. Ainsi en est-il de l'âme dans le jeu normal de notre vie.
Par la douleur et l'aversion, le mental recule devant les coups adverses de la vie; c'est le stratagème de la Nature pour imposer un principe d'auto-protection, djougoupsâ, de façon que les parties nerveuses et corporelles vulnérables en nous puissent ne pas indûment se ruer sur l'auto-destruction et l'embrasser. Le mental tire sa joie des contacts favorables de la vie; c'est l'appât du plaisir radjasique offert par la Nature, de façon que la force dans la créature puisse vaincre les tendances tamasiques à l'inertie et à l'inactivité, et être pleinement propulsée vers l'action, le désir, la lutte, le succès et, par son attachement à ces choses, exécuter les fins visées par la Nature. Notre âme secrète prend plaisir à ce conflit et à cet effort, voire à l'adversité et à la souffrance, un plaisir qui peut être suffisamment complet aux yeux du souvenir, mais qui sur le moment est également présent par-derrière et souvent s'élève même à la surface du mental affligé pour le soutenir en sa passion; mais ce qui attire réellement l'âme, c'est l'étoffé métissée de la chose que nous appelons vie avec tout son tumulte de combat et de recherche, ses attirances et ses répulsions, son offre et sa menace, ses variétés de toutes sortes. Pour l'âme radjasique de désir en nous, un plaisir monotone, le succès, sans la lutte, la joie sans ombre doivent après un temps devenir lassants, insipides, écœurants; elle a besoin d'un arrière-plan d'obscurité pour donner une pleine valeur à sa jouissance de la lumière; car le bonheur qu'elle recherche et savoure appartient justement à cette nature, il est relatif en son essence même et dépend de la perception et de l'expérience de son contraire. La joie de l'âme en les dualités est le secret du plaisir que le mental éprouve dans la vie.
Qu'on demande à l'âme de désir de se hisser hors de tout ce tumulte jusqu'à la joie sans mélange de la pure âme de béatitude, qui, tout le temps, soutient en secret sa force dans la lutte et rend possible la continuité de sa propre existence elle se soustraira aussitôt à l'appel. Elle ne croit pas en une telle existence; ou elle croit que ce ne serait pas la vie, que ce ne
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serait aucunement cette existence variée du monde autour d'elle^ où elle a coutume de prendre son plaisir; ce serait une chose sans arôme ni saveur. Ou bien elle sent que l'effort serait trop grand pour elle; elle recule devant la lutte de l'ascension, bien qu'en réalité le changement spirituel ne soit nullement plus difficile que la réalisation des rêves que poursuit l'âme de désir et que, pour l'accomplir, il ne faille pas davantage de lutte et de labeur que dans le formidable effort que déploie l'âme de désir en sa chasse passionnée aux éphémères objets de plaisir et de désir. Si elle se montre récalcitrante, c'est en fait qu'on lui demande de s'élever au-dessus de sa propre atmosphère et de respirer un air de vie plus rare et plus pur, dont elle ne peut réaliser la béatitude ni la puissance à peine si elle peut même concevoir la réalité de celles-ci -, tandis que la joie de cette trouble nature inférieure est pour elle l'unique chose familière et tangible. Aussi bien cette satisfaction inférieure n'est-elle pas en soi chose mauvaise et stérile; c'est plutôt la condition de l'évolution ascendante de notre nature humaine à partir de l'ignorance et de l'inertie tamasiques auxquelles l'être matériel est surtout soumis; c'est l'étape radjasique de l'ascension graduelle de l'homme vers la suprême connaissance de soi, vers le pouvoir et la félicité suprêmes. Mais si nous nous éternisons sur ce plan, la madhyamâ gatih de la Guîtâ, notre ascension de meure inachevée, et incomplète l'évolution de l'âme. Traversant l'être et la nature sattwiques, tournée vers cela qui dépasse les trois gounas, s'étend la voie de l'âme vers sa propre perfection.
Le mouvement qui nous guidera hors des agitations de la nature inférieure doit être nécessairement un mouvement tourné vers l'égalité dans le mental, dans le tempérament émotif, dans l'âme. Mais il faut noter que, même si pour finir nous devons arriver à une supériorité sur les trois gounas de la nature inférieure, ce n'en est pas moins, au commencement, par un recours à l'un ou l'autre des trois que doit s'opérer le mouvement Il faut qu'en son début l'égalité soit sattwique, radjasique ou tamasique (car il y a, dans la nature humaine, une possibilité d'égalité tamasique). Elle peut être purement tamasique: la lourde placidité d'un tempérament vital rendu inerte et incapable
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de répondre aux chocs de l'existence du fait d'une morne insensibilité et d'une indifférence à la joie de la vie; ou elle peut résulter d'une fatigue des émotions et des désirs accumulés, fatigue provoquée par un excès de plaisir et par l'assouvissance, ou bien au contraire par une déception, un dégoût et un recul devant la douleur de vivre, une lassitude, une crainte, une horreur et une aversion pour le monde; c'est alors en sa nature un mouvement mélangé, radjaso-tamasique, mais la qualité inférieure prédomine. Ou se rapprochant du principe sattwique, elle peut s'aider de la perception intellectuelle que les désirs de la vie ne peuvent être satisfaits, que l'âme est trop faible pour maîtriser la vie, que tout cela n'est que chagrin et qu'effort transitoire et ne possède aucune vérité réelle, aucun bon sens, aucune lumière ni aucun bonheur; c'est le principe sattwo-tamasique de l'égalité, qui n'a pas grand-chose à voir avec l'égalité bien qu'il y puisse conduite, tout comme l'indifférence ou le refus tranquille. Essentiellement, le mouvement d'égalité tamasique est une généralisation du principe de djougoupsâ ou recul auto-protecteur, qui se trouve dans la Nature et va de l'esquive devant certains effets pénibles à la fuite devant toute la vie de la Nature en tant qu'elle conduit finalement à souffrir et se tourmenter, et non à se réjouir comme l'exige l'âme.
L'égalité tamasique ne présente pas en soi de libération réelle; mais on peut en faire un puissant point de départ si, comme dans l'ascétisme indien, on la transforme en l'égalité sattwique en percevant l'existence plus grande, le vrai pouvoir, la joie supérieure du Moi immuable au-dessus de la Nature. Ce mouvement, toutefois, est naturellement tourné vers le sannyâsa, la renonciation à la vie et aux œuvres, plutôt que vers ce que préconise la Guîtâ, ce renoncement intérieur au désir uni à une activité ininterrompue dans le monde de la Nature. La Guîtâ néanmoins admet ce mouvement et lui accorde une place; elle permet qu'au départ il y ait un recul dû à la perception des défauts de l'existence universelle, la naissance et la maladie et la mort, la vieillesse, le chagrin, point de départ historique du Bouddha, djanma-mrityou-djarâ-vyâdhi-douhkha
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dôshânoudarshanam, et elle accepte l'effort de ceux dont la discipline de soi a pour motif un désir d'être libérés, fût-ce en cet esprit, de la malédiction de l'âge et de la mort, djarâ-marana-môkshâya mâm âshritya yatanti yé. Mais pour être tant soit peu profitable, cette perception doit s'accompagner de la perception sattwique d'un état supérieur, il faut en même temps puiser sa joie et prendre refuge en l'existence du Divin, mâm âshritya. L'âme, alors, par son recul, vient à un plus grand état d'être, elle est exhaussée par-delà les trois gounas et libre de la naissance et de la' mort, de l'âge et de la peine, et jouit de l'immortalité de son existence, djanma-mrityou-djarâ-douhkhairvimoukto'mritam ashnouté. Par elle-même, la répugnance tamasique à accepter la douleur et l'effort de la vie est en fait une chose qui affaiblit et dégrade; et là réside le danger de prêcher à tous sans distinction l'évangile de l'ascétisme et du dégoût du monde, c'est apposer le sceau d'une faiblesse et d'un recul tamasiques sur des âmes faites pour autre chose, troubler leur compréhension, bouddi-bhédam djanayet, diminuer l'aspiration soutenue, la confiance en la vie, le pouvoir de l'effort dont a besoin l'âme de l'homme dans son salutaire, son nécessaire combat radjasique pour maîtriser son milieu, sans lui proposer vraiment — car il n'en est pas encore capable un but plus élevé, une plus grande tentative, une victoire plus puissante. Mais chez les âmes fortes, ce recul peut servir un utile dessein spirituel en tuant leur attirance radjasique, leur avide préoccupation de vie inférieure qui empêchent l'éveil sattwique à une possibilité plus haute. Cherchant alors refuge en le vide qu'elles ont créé, elles peuvent entendre l'appel divin. "O âme qui te trouves dans ce monde éphémère et malheureux, tourne-toi vers Moi et place en Moi ton délice", anityam asoukham lôkam imam prâpya bhadjaswa mâm.
Dans ce mouvement, toutefois, l'égalité consiste en un simple recul égal devant tout ce qui constitue le monde; elle arrive à l'indifférence et à l'éloignement mais n'inclut pas ce pouvoir d'accepter avec égalité, sans attachement ni agitation, tous les contacts plaisants ou douloureux du monde, et qui est un élément nécessaire dans la discipline de la Guîtâ. Par conséquent, même si nous débutons avec le recul tamasique — ce qui
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n'est pas du tout nécessaire —, celui-ci ne peut représenter qu'une première incitation à une plus grande tentative, non un pessimisme permanent. La discipline réelle commence avec le mouvement qui vise à maîtriser ces choses que d'abord nous inclinions tout simplement à fuir. C'est là qu'intervient la possibilité d'une sorte d'égalité radjasique, laquelle, à son degré le plus bas, est une robuste fierté de la nature qui se domine, maîtresse d'elle-même, supérieure à la passion et à la faiblesse; mais l'idéal stoïcien se saisit de ce point de départ et en fait la clef d'une complète délivrance, pour l'âme, de la sujétion à toute faiblesse de sa nature inférieure. De même que le recul intérieur tamasique généralise le principe naturel de la djougoupsâ ou auto-protection vis-à-vis de la souffrance, de même le mouvement ascendant radjasique généralise-t-il l'autre principe de la Nature, celui qui accepte la lutte et l'effort et l'impulsion innée de la vie vers la maîtrise et la victoire; mais il transporte la bataille sur le seul champ où une complète victoire est possible. Au lieu d'une lutte pour des buts épars et extérieurs et pour des succès éphémères, il ne propose rien de moins que la conquête de la Nature et du monde lui-même par un combat spirituel et une victoire intérieure. Le recul tamasique se détourne à la fois des peines et des plaisirs du monde pour leur échapper; le mouvement radjasique leur fait face pour les supporter, les maîtriser et leur devenir supérieur. La discipline de soi des stoïciens appelle à son étreinte de lutteuse le désir et la passion et les écrase entre ses bras, comme bouddi-bhédam, dans l'épopée, écrasa l'effigie en fer de Bhîma. Elle endure le choc de ce qui est pénible et de ce qui est plaisant, les causes des affections physiques et mentales de la nature et en brise les effets; elle est complète lorsque l'âme peut supporter tous les contacts sans souffrance ni attirance, excitation ni trouble. Elle cherche à faire de l'homme le conquérant et le roi de sa nature.
La Guîtâ en appelle à la nature guerrière d'Ardjouna et commence par ce mouvement héroïque. Elle en appelle à lui pour qu'il affronte le grand ennemi qu'est le désir et le tue. Sa première description de l'égalité est celle du philosophe
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stoïcien. "Celui dont le mental ne s'agite pas au milieu des chagrins et des plaisirs, est libre du désir; celui qu'ont quitté l'aversion, la peur et le courroux, est le sage au ferme entendement. Celui qui en toutes choses est sans affection, bien que le visitent ce bien et puis ce mal, et qui ne hait ni ne se réjouit, son intelligence est solidement fondée dans la sagesse." Si 1'on se prive de nourriture, dit-elle, donnant un exemple physique, l'objet sensoriel cesse d'affecter, mais l'affection sensorielle elle-même, le rassa, demeure; l'âme atteint seulement son plus haut niveau quand elle peut se retenir de poursuivre sa visée sensuelle dans l'objet, artha, et abandonner le sentiment d'être affectée et le désir pour le plaisir du goût, alors même que 1es sens sont actifs. C'est en appliquant les organes du mental sur les objets, "en parcourant les objets avec les sens", vishayân indriyaïsh-tcharan, mais avec des sens soumis au moi, libérés du goût et du dégoût, que l'on accède à une vaste et douce clarté de l'âme et du caractère, où la passion et l'affliction n'ont point de place. Tous les désirs doivent pénétrer dans l'âme, comme 1es eaux dans la mer, et l'âme, cependant, demeurer inébranlable, emplie mais point troublée; ainsi peut-on en fin de compte abandonner tous les désirs. Être affranchi de la colère et de la passion, de la peur et de l'attirance on répète avec force que c'est là une condition nécessaire à l'état de libéré, et à cet effet il nous faut apprendre à en supporter les chocs, ce qui ne peut se faire sans que nous nous exposions à ce qui les cause. "Celui qui peut ici dans le corps supporter l'impétuosité du courroux et du désir, est le yogi, l'homme heureux." Titikshâ, la volonté et le pouvoir d'endurer, est le moyen. "Les contacts matériels qui causent la chaleur et le froid, le bonheur et la souffrance, les choses transitoires qui viennent et s'en vont, apprends à les endurer. Car l'homme qu'elles ne troublent ni n'affligent, l'homme fort et sage qui est égal dans le plaisir et la souffrance, se rend apte à l'immortalité." L'équanime doit supporter la souffrance et non pas haïr, recevoir le plaisir et non pas se réjouir. Il faut que l'endurance vienne à bout même des affections physiques, et cela aussi fait partie de la discipline stoïcienne. L'âge, la mort, la souffrance, la peine ne sont pas
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éludés, mais acceptés et vaincus par une haute indifférence¹. Le vrai instinct de la nature forte, pourousharshabha, de l'âme léonine parmi les hommes est non pas de s'enfuir, épouvantée, de la Nature dans ses déguisements inférieurs, mais de l'affronter et de la conquérir. Ainsi forcée, elle jette le masque et révèle à l'homme quelle nature il possède en vérité : il est l'âme libre, non pas son sujet, mais son roi et son seigneur, swarât, samrât.
Mais à la même condition qu'elle accepte le recul tamasique, la Guîtâ accepte cette discipline stoïcienne, cette philosophie héroïque : elle doit avoir au-dessus d'elle la vision sattwique de la connaissance, à sa racine viser la réalisation de soi et s'élever graduellement vers la Nature divine. Une discipline stoïcienne qui se contenterait d'écraser les affections communes de notre nature humaine — tout en étant moins dangereuse qu'une lassitude tamasique de la vie, qu'un pessimisme infécond et qu'une stérile inertie, car elle augmenterait du moins le pouvoir et la maîtrise de soi de l'âme — ne serait néanmoins pas un bien sans mélange, puisqu'elle pourrait conduire à l'insensibilité et à un isolement inhumain sans procurer la vraie libération spirituelle. L'égalité stoïcienne se justifie comme élément dans la discipline de la Guîtâ, parce qu'elle peut être associée et peut aider à la réalisation de l'immuable Moi libre en l'être humain mobile, param drishtwâ, et à l'intronisation dans cette nouvelle conscience de soi, éshâ brâhmî sthitih. "Par la compréhension t'éveillant au Suprême qui est au-delà même du mental de discernement, par le moi mets la force sur le moi pour le rendre ferme et tranquille, et tue cet ennemi qu'il est si dur de prendre d'assaut, le Désir." Le recul tamasique dans la fuite et le mouvement radjasique de lutte et de victoire ne se justifient tous les deux qu'au moment où, grâce au principe sattwique, ils regardent au-delà d'eux-mêmes vers la connaissance de soi qui légitime à la fois le recul et la lutte.
¹Dhiras taira na mouhyati, dit la différents; l'âme forte et sage n'est pas déroutée, troublée ni émue par eux. Mais ils sont néanmoins acceptés dans le seul but d'être conquis, djarâ-marana-môkshâya yatanti.
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Non seulement le pur philosophe, le penseur, le sage de naissance se fie au principe sattwique en lui comme à son ultime justification, mais il en use dès le début comme de l'instrument de sa maîtrise de soi. Il part de l'égalité sattwique. Lui aussi observe le caractère transitoire du monde matériel et extérieur, et voit que ce monde est incapable de satisfaire les désirs ou de donner la vraie joie, mais cela ne provoque en lui ni chagrin, ni peur, ni déconvenue. Il observe tout d'un œil de tranquille discernement et fait son choix sans répulsion ni perplexité. "Les jouissances nées des divers contacts des choses entraînent 1'affliction, elles ont un commencement et une fin; par conséquent, le sage, l'homme à la compréhension éveillée, boudhah, n'y établit point sa joie." "Le moi en lui n'est pas attaché aux contacts des choses extérieures; il trouve son bonheur en lui-même."Il voit, comme dit la différents, qu'il est lui-même son propre ennemi et son propre ami, et il prend donc soin de ne pas se détrôner en jetant son être entre les mains du désir et de la passion nâtmânam avasâdayet, il se délivre au contraire de cet emprisonnement par son pouvoir intérieur, ouddhared âtmanâtmânam; quiconque, en effet, a conquis son moi inférieur, trouve en son moi supérieur son meilleur ami et allié. Il commence de trouver son contentement dans la connaissance, d'être le maître de ses sens, un yogi par l'égalité sattwique — car l'égalité est yoga, samatwam yoga outchyaté —, considérant mêmement la motte de terre, la pierre et l'or, tranquille et fort de l'équilibre du moi dans la chaleur et le froid, la souffrance et le bonheur, l'honneur et la disgrâce. Il est égal en son âme vis-à-vis de l'ami et de l'ennemi, du neutre et de l'indifférent, car il voit que ce sont des relations transitoires nées des changeantes conditions de la vie. Même les prétentions à l'érudition, à la pureté et à la vertu ne le fourvoient pas, non plus que les titres à la supériorité que les hommes fondent sur ces choses. Il a une âme égale pour tous, pour le pécheur et le saint, pour le brahmane vertueux érudit et cultivé et pour le paria déchu. Toutes ces descriptions sont celles que la différents donne de l'égalité sattwique, et elles résument assez bien ce en quoi le monde a accoutumé de voir la calme égalité philosophique du sage.
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Où est alors la différence entre cette égalité et celle, plus ample, enseignée par la différents? Elle réside en la différence qu'il y a entre le discernement intellectuel et philosophique et le discernement spirituel, la connaissance védântique de l'unité sur laquelle la différents fonde son enseignement. Le philosophe maintient son égalité par le pouvoir de la bouddhi, le mental de discernement; même ce dernier, cependant, est en soi une fondation douteuse. Bien que, dans l'ensemble, maître de lui-même grâce à une attention constante ou à une habitude acquise du mental, le philosophe, en effet, n'est pas réellement libre de sa nature inférieure, laquelle s'affirme bel et bien de maintes façons et peut à tout moment se venger violemment d'être rejetée et réprimée. Car le jeu de la nature inférieure est toujours un jeu triple, et toujours la qualité radjasique et la qualité tamasique sont embusquées pour guetter l'homme sattwique. "Même le mental de l'homme sage qui s'évertue à la perfection est entraîné par la véhémente insistance des sens." La sécurité parfaite ne peut s'obtenir qu'en recourant à quelque chose de plus haut que la qualité sattwique, à quelque chose de plus haut que le mental de discernement, au Moi — non au moi intelligent du philosophe, mais au moi spirituel du sage, qui dépasse les trois gounas. Tout doit s'accomplir par une naissance divine en la nature spirituelle supérieure.
Et l'égalité du philosophe est comme celle du stoïcien, comme celle de l'ascète qui fuit le monde, une liberté intérieure et solitaire, loin des hommes et à l'écart; cependant, l'homme né à la naissance divine, n'a pas trouvé le Divin qu'en lui-même, mais en tous les êtres. Il a réalisé son unité avec tous, et son égalité est donc pleine de sympathie et marquée par ce sens de l'un. Il voit tous les êtres comme lui-même et ne s'absorbe pas dans son salut solitaire; il prend même sur lui le fardeau de leur bonheur et de leur chagrin, qui personnellement ne l'affecte ni ne le subjugue plus. Le sage parfait, la différents le répète plus d'une fois, s'emploie toujours, avec une vaste égalité, à faire du bien à toutes les créatures, il y trouve son occupation et sa joie, sarva-bhoûta-hité ratah. Le parfait yogi n'est point un solitaire méditant sur le Moi dans la tour d'ivoire de son isolement
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spirituel, mais youktah kritsna-karma-krit, un ouvrier universel et polyvalent œuvrant pour le bien du monde, pour Dieu dans le inonde. Car il est un bhakta, et un adorant du Divin, tout autant qu'un sage et qu'un yogi, un amant qui aime Dieu où qu'il Le trouve et qui trouve Dieu en tout lieu; ce qu'il aime, il ne dédaigne pas de le servir, et l'action ne l'éloigné pas de la béatitude de l'union, puisque tous ses actes procèdent de l'Un en lui et que vers l'Un en tous ils sont dirigés. L'égalité de la différents est une vaste égalité synthétique où tout est exhaussé en l'intégralité de l'être divin et de la nature divine.
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ÉGALITÉ ET CONNAISSANCE
Yoga et Connaissance sont, en ce début de l'enseignement de la Guîtâ, les deux ailes de l'ascension de l'âme. Par Yoga, s'entend l'union grâce aux œuvres divines accomplies sans désir, dans l'égalité de l'âme vis-à-vis de toute chose et de tout homme, en sacrifice au Suprême, tandis que la Connaissance est ce sur quoi se fondent cette absence de désir, cette égalité, ce pouvoir de sacrifice. Les deux ailes assistent en fait le vol l'une de l'autre; agissant de concert, bien qu'avec une subtile alternance dans l'entraide, tels les deux yeux qui, chez l'homme, voient ensemble parce qu'ils voient alternativement, elles s'enrichissent l'une l'autre par un mutuel échange de substance. A mesuré que les œuvres grandissent en absence de désir, en égalité d'âme, qu'elles se font davantage sacrificielles en leur esprit, la connaissance s'accroît; la connaissance s'accroissant, l'âme s'affermit en l'égalité sacrificielle et sans désir de ses œuvres. Le sacrifice de la connaissance, dit par conséquent la Guîtâ, est plus grand qu'aucun sacrifice matériel. "Serais-tu le plus grand pécheur, dépasserais-tu en péché tous les hommes, tu franchiras toute la distorsion du mal dans la nef de la connaissance... Il n'est rien au monde qui égale en pureté la connaissance." Par la connaissance, le désir et son premier-né, le péché, sont détruits. L'homme libéré peut accomplir les œuvres en sacrifice, car il est affranchi de l'attachement du fait que son mental, son cœur et son esprit sont fermement fondés en la connaissance de soi, gata-sangasya mouktasya djnânâvasthita-tchétasah. A peine accomplie, toute son œuvre s'évanouit, connaît son laya, sa dissolution, pourrait-on dire, en l'être du Brahman, pravilîyaté; elle n'entraîne aucun contrecoup pour l'âme de l'exécutant apparent. L'oeuvre est accomplie par le Seigneur au moyen de la Nature, elle n'appartient plus à l'instrument humain. L'œuvre elle-même devient simplement pouvoir de la nature du Brahman et substance de son être.
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C'est en ce sens que parle la Guîtâ, lorsqu'elle dit que toute la totalité du travail trouve sa perfection, son apogée, sa fin dans la connaissance, sarvam karmâkhilam djñâné parisamâpyaté. "De même qu'un feu allumé change en cendres son combustible, de même le feu de la connaissance change toutes les œuvres en cendres." Ce qui ne veut nullement dire qu'une fois la connaissance parachevée il y ait cessation des œuvres. Ce que l'on entend par là, la Guîtâ l'élucide lorsqu'elle dit que n'est point lié par les œuvres celui qui a détruit tous les doutes par la connaissance et, par le Yoga, abandonné toutes les œuvres et qui est en possession du Moi, yôga-sannyasta-karmânam âtmavantam na karmâni nibadhnanti, et que celui dont le moi est devenu le moi de toute existence agit et toutefois n'est point affecté par ses œuvres, n'en est point captif, n'en reçoit nulle réaction qui capture l'âme, kourvannapi na lipyaté. Dès lors, dit-elle, le Yoga des œuvres est meilleur que la renonciation physique aux œuvres; en effet, tandis que le sannyâsa est difficile pour les êtres incarnés qui doivent accomplir des œuvres tant qu'ils sont dans un corps, le Yoga des œuvres suffit entièrement; rapidement et sans mal, il amène l'âme au Brahman. Ce Yoga des œuvres est, nous l'avons vu, l'offrande de toute action au Seigneur, offrande qui culmine en un abandon intérieur et non pas extérieur, spirituel et non pas physique des œuvres dans le Brahman, dans l'être du Seigneur, brahmani âdhâya karmâni, mayi sannyasya. Lorsque de la sorte les œuvres "reposent sur le Brahman", la personnalité de l'exécutant instrumental n'existe plus; bien qu'il agisse, il ne fait rien; car il a abandonné au Seigneur non seulement les fruits de ses œuvres mais les œuvres elles-mêmes et leur exécution. Le Divin le décharge alors du faix des œuvres et s'en charge Lui-même; le Suprême devient l'exécutant, l'acte et le résultat.
Cette connaissance dont parle la Guîtâ n'est pas une activité intellectuelle du mental; c'est une lumineuse croissance en le plus haut état d'être grâce au resplendissement de la lumière du divin soleil de Vérité, "cette Vérité, le Soleil caché dans le ténèbres" de notre ignorance, qu'évoque le Rig-Véda, tat satyam soûryam tamasi kshiyantam. Le Brahman immuable se
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tient là dans les deux de l'esprit au-dessus de cette trouble nature inférieure et duelle, touché ni par sa vertu ni par son péché, il n'accepte ni notre sens du péché ni ce que nous tenons pour notre rectitude, touché ni par sa joie ni par son affliction, indifférent à notre joie dans le succès et à notre chagrin dans l'échec, maître de tout, suprême, universel, prabhou vibhou, calme, fort, pur, égal en toute chose. Source de la Nature, non ça& auteur immédiat de nos œuvres, mais témoin de la Nature et de ses œuvres, il ne nous impose pas non plus l'illusion que nous sommes les auteurs, car cette illusion découle de l'ignorance de cette Nature inférieure. Mais cette liberté, cette maîtrise, cette pureté, nous ne pouvons les voir; l'ignorance naturelle nous égare, qui nous cache l'éternelle connaissance de soi du Brahman au tréfonds de notre être. Mais la connaissance vient à celui qui la cherche avec obstination et elle lui enlève l'ignorance naturelle où il est de soi; elle resplendit comme un soleil longtemps celé et, à notre vision, met en lumière cet être essentiel et suprême par-delà les dualités de cette existence inférieure, âdityavat prakâshayati tat param. Par un long effort assidu, en dirigeant tout notre être conscient vers cela, en faisant de cela tout notre but, tout l'objectif de notre mental de discernement et en le voyant dès lors non seulement en nous-mêmes mais partout, nous devenons une seule pensée et un seul moi avec cela, tad-bouddhayas tad-âtmânah, nous sommes lavés de toute l'obscurité et de toute la souffrance de l'homme inférieur par les eaux de la connaissance¹, djñâna-nirdhoûta-kalmashâh.
Il en résulte, dit la Guîtâ, une parfaite égalité envers toute chose et toute personne; et c'est alors seulement que nous pouvons tout à fait fonder nos œuvres en le Brahman. Car le Brahman est égal, samam brahma, et c'est seulement quand nous avons cette parfaite égalité, sâmyé sthitam manah, "voyant
¹Le Rig-Véda parle de même des courants de la Vérité, des eaux qui possèdent la connaissance parfaite, des eaux qui sont pleines de la divine lumière solaire, ritasya dhârâh, âpo vitchétasah swarvatîr apah. Ce qui est ici métaphores, est là symboles concrets.
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d'un œil égal le brahmane érudit et cultivé, la vache, l'éléphant, le chien, le paria", et connaissant que tout est un unique Brahman, que, vivant dans cette unité, nous pouvons voir, comme le fait le Brahman, nos œuvres procéder librement de la nature, sans nulle crainte d'attachement, de péché ou de servitude. Le péché ni la souillure ne peuvent alors exister; car nous avons vaincu cette création pleine de désir, ainsi que ses œuvres et ses réactions qui appartiennent à l'ignorance, taïr djitah sargah, et puisque nous vivons en la Nature suprême et divine il n'y a plus dans nos œuvres ni faute ni défaut; ceux-ci, en effet, sont créés par les inégalités de l'ignorance. Le Brahman égal est sans défaut, nirdôsham hi samam brahma, au-delà de la confusion du bien et du mal; et vivant en le Brahman, nous aussi nous nous élevons par-delà le bien et le mal; sans souillure, nous agissons dans cette pureté, avec pour égal et unique propos d'accomplir le bien de toute existence, kshîna-kalmashâh sarvabhoûta-hité ratah. Dans l'ignorance aussi, le Seigneur en notre cœur est la cause de nos actes, mais c'est par sa Maya qu'il l'est, par l'égoïsme de notre nature inférieure qui crée l'écheveau de nos actions et fait retomber sur notre égoïsme le contrecoup de leurs réactions embrouillées, nous affectant intérieurement comme péché et vertu, extérieurement comme souffrance et plaisir, mauvaise fortune et bonne fortune la grande chaîne du karma. Lorsque par la connaissance nous sommes délivrés, le Seigneur, qui n'est plus caché dans notre cœur, mais manifeste en tant que notre moi suprême, se charge de nos œuvres et nous prend comme instruments sans défauts, nimitta-mâtram, pour le secours du monde. Telle est l'union intime entre la connaissance et l'égalité; la connaissance ici dans la bouddhi est réfléchie en tant qu'égalité dans le caractère; au-dessus, sur un plan supérieur de conscience, la connaissance est réfléchie comme lumière de l'Être, l'égalité comme substance de la Nature.
C'est toujours dans ce sens d'une suprême connaissance de soi que l'on entend ce mot djñâna utilisé dans la philosophie indienne et le Yoga, c'est la lumière par laquelle nous nous épanouissons en notre être vrai, non la connaissance par laquelle nous augmentons notre savoir et nos richesses intellectuelles;
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il ne s'agit pas d'une connaissance scientifique ou psychologique ou philosophique ou éthique ou esthétique ou mondaine ou pratique. Certes, ces connaissances-là aussi nous secondent dans notre croissance, mais dans le seul devenir, et non point dans l'être; elles n'entrent dans la définition de la connaissance yoguique que si nous nous en servons comme de soutiens pour connaître le Suprême, le Moi, le Divin la connaissance scientifique, lorsque nous pouvons passer à travers le voile des processus et des phénomènes et voir l'unique Réalité derrière, qui les explique tous; la connaissance psychologique, lorsque nous en usons pour nous connaître nous-mêmes et distinguer l'inférieur du supérieur, de sorte que nous puissions renoncer à celui-là et croître en celui-ci; la connaissance philosophique, lorsque nous la braquons comme une lumière sur les principes essentiels de l'existence, afin de découvrir ce qui est éternel et d'y vivre; la connaissance éthique, lorsque ayant grâce à elle distingué le péché de la vertu nous reléguons l'un et que nous nous élevons au-dessus de l'autre en la pure innocence de la Nature divine; la connaissance esthétique, lorsque par elle nous découvrons la beauté du Divin; la connaissance du monde, lorsqu'elle nous permet de voir comment le Seigneur se comporte avec ses créatures et que nous l'employons pour le service du Divin dans l'homme. Même alors, ce ne sont que des aides; la connaissance réelle est celle qui, pour le mental, est un secret, dont le mental n'obtient que des reflets, et qui vit en l'esprit.
La Guîtâ, en décrivant la façon dont nous obtenons cette connaissance, dit que nous y sommes d'abord initiés par les hommes de connaissance qui en ont vu les vérités essentielles, non par ceux qui n'en ont qu'un savoir intellectuel; mais sa réalité vient du dedans de nous-mêmes : "avec le temps, l'homme que le Yoga a rendu parfait, la trouve de lui-même en le moi", autrement dit elle grandit en lui, et il grandit en elle à mesure qu'il croît en absence de désir, en égalité, en consécration au Divin. C'est seulement de la connaissance suprême que ceci peut être vraiment dit; le savoir qu'amasse l'intellect de l'homme, est péniblement recueilli à l'extérieur par les sens et la
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raison. Pour obtenir cette autre connaissance, existante en soi, intuitive, s'éprouvant elle-même et par elle-même se révélant, il nous faut avoir conquis et maîtrisé notre mental et nos sens, sañyaténdriyah, de façon que nous ne soyons plus le jouet de leurs illusions, mais que, bien plutôt, le mental et les sens deviennent son pur miroir; il nous faut avoir fixé tout notre être conscient sur la vérité de cette suprême réalité en laquelle tout existe, tat-parâh, de façon qu'elle puisse révéler en nous sa lumineuse existence essentielle.
Finalement, il nous faut avoir une foi que nul doute intellectuel ne doive pouvoir troubler, shraddhâvân labhaté djñânam. "L'ignorant qui n'a point de foi, l'âme de doute va à sa perte; ni ce monde, ni le monde suprême, non plus qu'aucun bonheur ne sont pour l'âme emplie de doutes." Aussi bien est-il vrai que, sans la foi, il ne peut rien s'accomplir de décisif, que ce soit dans ce monde ou pour posséder le monde au-dessus, et que l'homme doit d'abord posséder une base sûre et un soutien positif pour atteindre à certaine mesure de réussite terrestre ou céleste, de satisfaction et de bonheur; l'esprit simplement sceptique se perd dans le vide. Mais dans la connaissance inférieure, le doute et le scepticisme n'en ont pas moins leur temporaire utilité; dans la connaissance supérieure, ce sont des écueils; là, en effet, tout le secret n'est pas l'harmonisation de la vérité et de l'erreur, mais une réalisation en progression constante de la vérité révélée. Dans la connaissance intellectuelle, il y a toujours un mélange de fausseté ou d'imperfection dont il faut se défaire en soumettant la vérité elle-même aux doutes d'une enquête; mais dans la connaissance supérieure, la fausseté ne peut pénétrer, et de l'apport de l'intellect qui s'attache à cette opinion-ci ou à celle-là on ne peut se défaire par un simple interrogatoire, cela tombera plutôt de soi-même par la persistance dans la réalisation. Quelque imperfection qu'il y ait dans la connaissance atteinte, on doit s'en débarrasser non en mettant en doute les racines de ce qui a déjà été réalisé, mais en passant à une réalisation plus poussée et plus complète par une vie plus profonde, plus haute et plus vaste en l'Esprit. Et ce qui n'est pas encore réalisé doit se préparer par la foi, non par un
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interrogatoire sceptique, car cette vérité est une vérité que ne peut fournir l'intellect et qui, en fait, s'oppose souvent complètement aux idées où s'embrouille le mental logique et raisonnant; ce n'est pas une vérité qu'il faille prouver, mais une vérité qui doit se vivre intérieurement, une plus grande réalité que nous devons devenir. C'est en soi, finalement, une vérité qui existe d'elle-même et qui serait par elle-même évidente, n'étaient les sorcelleries de l'ignorance où nous vivons. Les doutes, les perplexités qui nous empêchent de l'accepter et de la suivre, naissent de cette ignorance, de ce cœur et de ce mental désorientés par les sens, déroutés par l'opinion, vivant comme ils le font dans une vérité inférieure et phénoménale et dès lors révoquant en doute les réalités supérieures, adjñâna-sambhoûtam hritstham sanshayam. Il faut les trancher avec l'épée de la connaissance, dit la Guîtâ, avec la connaissance qui réalise, en recourant constamment au Yoga, c'est-à-dire en vivant l'union avec le Suprême dont la vérité, si on la connaît, fait que tout est connu, yasmin vidjñâté sarvam vidjñâtam.
La connaissance supérieure que nous obtenons ici est ce qui, pour le connaissant du Brahman, est constante vision des choses dès lors qu'il vit sans interruption dans le Brahman, brahmavid brahmani sthitah. Ce n'est point une vision ni une connaissance ni une conscience du Brahman à l'exclusion de tout le reste, mais une perception de toute chose en le Brahman et que toute chose est le moi. Car, est-il dit, la connaissance par laquelle nous nous élevons au-delà de toute rechute dans l'égarement de notre nature mentale, est "ce par quoi tu verras toute existence sans exception dans le Moi, puis en Moi". Ailleurs, la Guîtâ dit plus amplement : "Partout égal en sa vision, il voit le Moi en toute existence et toute existence en le Moi. Celui qui Me voit partout et qui en Moi voit tout et chacun, n'est jamais perdu pour Moi, ni Moi pour lui. Celui qui est parvenu à l'unité et M'aime en tous les êtres, ce yogi, de quelque manière qu'il vive et agisse, vit et agit en Moi. 0 adjñâna-sambhoûtam, celui qui en tout lieu voit avec égalité que tout est lui-même, que ce soit le bonheur ou la souffrance, je le tiens pour le suprême yogi." C'est là la vieille connaissance védântique des Oupanishads que la Guîtâ, constamment,
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expose devant nous; mais celle de la Guîtâ l'emporte sur d'autres formulations ultérieures de cette connaissance, du fait qu'elle la change sans cesse en une grande philosophie pratique d'existence divine. La Guîtâ insiste toujours sur la relation entre cette connaissance de l'unité et le Karma-Yoga, et donc sur la connaissance de l'unité comme base d'une action libérée dans le monde. A chaque fois qu'elle parle de la connaissance, elle oriente aussitôt son discours vers l'égalité, qui en est le résultat; et à chaque fois qu'elle parle de l'égalité, vers la connaissance également, qui en est la base. L'égalité qu'elle prescrit ne commence ni ne finit dans une condition statique de l'âme et qui ne vaudrait que pour la libération de soi; c'est toujours une base des œuvres. La paix du Brahman dans l'âme libérée est la fondation; la vaste action libre, égale, universelle du Seigneur en la nature libérée propage le pouvoir qui découle de cette paix; les deux devenues une synthétisent les œuvres divines et la connaissance de Dieu.
Nous voyons aussitôt quel profond élargissement nous gagnons ici pour les idées qu'aussi bien la Guîtâ possède en commun avec d'autres systèmes philosophiques, éthiques ou religieux d'existence. L'endurance, l'indifférence philosophique, la résignation sont l'assise, avons-nous dit, de trois sortes d'égalité; mais la vérité que la Guîtâ donne de la connaissance ne fait pas que les rassembler toutes trois, elle leur donne un sens d'une infinie profondeur et d'une magnifique amplitude. La connaissance stoïcienne est celle du pouvoir qu'a l'âme de se maîtriser par le courage intérieur et par une égalité acquise en luttant avec sa nature, maintenue grâce à une vigilance et un contrôle constants exercés contre les rébellions naturelles; elle accorde une noble paix, un bonheur austère, mais non pas la joie suprême du moi libéré, vivant non selon une règle mais dans la pure perfection facile et spontanée de son être divin en sorte que "quels que puissent être ses actes et sa vie, il agit et vit en le Divin", parce que, en ce cas, la perfection n'est pas seulement atteinte mais possédée de son plein droit, et il n'est plus besoin de la maintenir par l'effort, car elle est devenue la nature même de l'être de l'âme. La Guîtâ accepte l'endurance et
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la longanimité dans notre lutte avec la nature inférieure comme mouvement préliminaire; mais si une certaine maîtrise s'obtient par notre force individuelle, la liberté de la maîtrise ne s'obtient, elle, que par notre union avec Dieu, que si notre personnalité s'immerge ou demeure en l'unique Personne divine, et que si la volonté personnelle se perd dans la Volonté divine. Il y a un Maître divin de la Nature et de ses œuvres, qui, situé au-dessus d'elle bien qu'il réside en elle, est notre être le plus haut et notre moi universel; être un avec lui, c'est nous rendre nous-mêmes divins. Par l'union avec Dieu, nous pénétrons en une suprême liberté et une maîtrise suprême. L'idéal du stoïcien, du sage qui est roi parce qu'en se gouvernant il devient maître, aussi, des conditions extérieures, ressemble superficiellement à l'idée védântique du souverain de soi-même et souverain de tout, swarât, samrât; mais il se situe sur un plan inférieur. La souveraineté stoïcienne est maintenue par une force placée sur le moi et le milieu; la souveraineté tout à fait libérée du yogi existe naturellement de par la royauté éternelle de la nature divine, de par une union avec son universalité sans entraves : il réside finalement de manière spontanée en la supériorité de cette nature divine sur la nature instrumentale au moyen de laquelle elle agit. La maîtrise du yogi sur les choses naît de ce qu'il est devenu un en âme avec toutes. Pour prendre une image qui appartient aux institutions romaines, la liberté stoïcienne est celle du libertus, de l'affranchi, qui en réalité dépend encore du pouvoir qui le tint jadis en esclavage; c'est une liberté qu'autorise la Nature parce qu'il l'a méritée. La liberté de la Guîtâ est celle de l'homme libre, la vraie liberté de la naissance en la nature supérieure, existant en soi dans sa divinité. Quoi qu'elle fasse et de quelque façon qu'elle vive, l'âme libre vit dans le Divin; elle est l'enfant privilégié de la maison, bâlavat, et ne peut errer ni déchoir, tout ce qu'elle est et fait étant plein du Parfait, du Tout Extatique, du Tout Aimant, de la Toute Beauté. Le royaume dont elle jouit, râdjyam samriddham, est un doux, un heureux territoire dont on peut dire, selon la riche expression du penseur grec : "Le royaume appartient à l'enfant."
La connaissance du philosophe est celle de la vraie nature de
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l'existence mondaine, de la précarité des choses extérieures, de la vanité des différences et des distinctions du monde, de la supériorité du calme, de la paix, de la lumière, de l'autonomie intérieurs. C'est une égalité d'indifférence philosophique; elle amène un calme élevé, mais non pas la joie spirituelle plus grande; c'est une liberté d'isolement, une sagesse pareille à celle du sage de Lucrèce qui se sent supérieur au sommet de la falaise d'où il regarde les hommes ballottés par les eaux tempétueuses auxquelles il a échappé en fin de compte, quelque chose de lointain et d'inefficace. La Guîtâ admet comme mouvement préliminaire le motif philosophique de l'indifférence; mais l'in différence à laquelle elle parvient pour finir à supposer qu'en fait ce mot inadéquat puisse tant soit peu s'appliquer n'a rien en soi de l'éloignement philosophique. C'est à vrai dire une position semblable à celle ,de quelqu'un qui est situé au-dessus, oudâsînavat; mais comme le Divin est situé au-dessus : n'ayant absolument aucun besoin au monde, pourtant Il accomplit toujours les œuvres et est partout présent, soutenant, aidant, guidant le labeur des créatures. Cette égalité a pour fondement l'unité avec tous les êtres. Elle introduit ce qui fait défaut à l'égalité philosophique; car si son âme est l'âme de paix, c'est aussi l'âme d'amour. Elle voit tous les êtres sans exception dans le Divin, elle est un seul moi avec le Moi de toutes les existences et dès lors est suprêmement en sympathie avec toutes. Sans exception, ashéshéna, non pas seulement avec tout ce qui est bon et beau et qui plaît; rien ni personne, si vil, si déchu, si criminel, si repoussant qu'il soit en apparence, ne peut être exclu de cette sympathie universelle de toute l'âme, ni de cette unité spirituelle. Il n'y a point de place ici non seulement pour la haine ou la colère ou le manque de charité, mais pour la distance, le dédain ou une mesquine notion de supériorité. Une divine compassion pour l'ignorance du mental qui lutte, une volonté divine de déverser sur lui toute la lumière et tout le pouvoir et tout le bonheur, c'est ce qu'il y aura en fait pour l'homme apparent; mais pour l'Âme divine en lui, il y aura davantage, il y aura l'adoration et l'amour. Car du fond de tous, du voleur et de la courtisane et du paria comme du saint et du
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sage, le Bien-Aimé nous regarde et nous crie : "Celui-là est moi." "Celui qui M'aime en tous les êtres" quelle parole de pouvoir plus grande pour les intensités et les profondeurs extrêmes de l'amour divin et universel a été prononcée par une philosophie ou une religion?
La résignation constitue la base d'une sorte d'égalité religieuse, la soumission à la volonté divine, une aptitude à patiemment porter sa croix, une humble longanimité. Dans la Guîtâ, cet élément prend la forme plus ample d'une entière soumission de tout l'être à Dieu. Ce n'est pas simplement une soumission passive, mais un actif don de soi; une façon non seulement de voir et d'accepter la Volonté divine en toute chose, mais d'abandonner sa propre volonté pour être l'instrument du Maître des œuvres, et ce non avec l'idée plus faible d'être un serviteur de Dieu mais l'idée, du moins pour finir, de Lui abandonner tout ensemble la conscience et les œuvres d'une manière si complète que notre être en devienne un avec Son être et que la nature rendue impersonnelle soit seulement un instrument et rien d'autre. Tout résultat, bon ou mauvais, plaisant ou déplaisant, heureux ou malheureux, est accepté comme appartenant au Maître de nos actions, en sorte que, finalement, le chagrin et la souffrance sont non seulement supportés, mais bannis; une parfaite égalité du mental émotif est établie. Il n'y a point, dans l'instrument, intervention de la volonté personnelle; on voit que tout est déjà élaboré en la prescience omnisciente et l'omnipotent pouvoir effectif du Divin universel et que l'égoïsme des hommes ne peut modifier les opérations de cette Volonté. Dès lors, l'attitude finale est celle qui est préconisée à Ardjouna dans un chapitre ultérieur : "Tout a déjà été fait par Moi en Ma divine volonté et Ma divine prévision; deviens seulement l'occasion, ô Ardjouna", nimitta-mâtram bhava savya-sâtchin. Cette attitude doit finalement aboutir à une union absolue de la volonté personnelle avec la Volonté divine et, la connaissance grandissant, entraîner une réponse infaillible de l'instrument à la Puissance et à la Connaissance divines. Une parfaite, une absolue égalité dans la soumission, la mentalité devenue un chenal passif de la Lumière et du Pouvoir divins,
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l'être actif un instrument puissamment efficace pour leur œuvre dans le monde, tel sera l'équilibre réalisé par cette suprême union du Transcendant, de l'universel et de l'individuel.
Il y aura aussi égalité par rapport à l'action des autres sur nous. Rien de ce qu'ils peuvent faire ne modifiera l'unité intérieure, l'amour, la sympathie que suscite la perception du Moi unique en tous, du Divin en tous les êtres. Mais une patience et une soumission résignées à ce qu'ils sont et font, une non-résistance passive ne feront pas nécessairement partie de l'action; cela n'est pas possible puisqu'une constante obéissance instrumentale à la Volonté divine et universelle se traduit nécessairement, dans le choc des forces antagonistes qui remplissent le monde, par un conflit avec les volontés personnelles qui recherchent plutôt leur satisfaction égoïste. En conséquence, Ardjouna reçoit l'ordre de résister, de combattre, de conquérir; mais de combattre sans haine ni désir personnel, sans inimitié ni antagonisme personnels, puisque ces sentiments sont impossibles à l'âme libérée. Agir pour le lôka-sangraha, impersonnellement, pour maintenir et guider les peuples sur le sentier du but divin, est une règle qui découle obligatoirement de l'unité de l'âme avec le Divin, l'Être universel, puisque c'est là tout le sens et toute la tendance de l'action universelle. Et cela ne s'oppose point à notre unité avec tous les êtres, même avec ceux qui se présentent ici comme adversaires et comme ennemis. Car le but divin est également leur but, étant celui qu'en secret vise tout le monde, même ceux dont le mental extérieur, fourvoyé par l'ignorance et l'égoïsme, s'écarterait du chemin et résisterait à l'impulsion. La résistance et la défaite sont le meilleur service extérieur qui puisse leur être rendu. Par cette perception, la Guîtâ évite la conclusion limitative que l'on pourrait tirer d'une doctrine de l'égalité faisant fi de manière impratique de toutes les relations, et d'un aveulissant amour sans connaissance, cependant qu'elle préserve de tout dommage l'unique chose essentielle. Pour l'âme l'unité avec tout, pour le cœur l'amour, la sympathie, la compassion calmes et universels, mais pour les mains la liberté d'oeuvrer impersonnellement non au bien de cette personne ou de celle-là seulement, sans souci du plan
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divin ou à son détriment, mais pour le propos de la création, le bien-être progressif et le salut des hommes, le bien total de toutes les existences.
L'unité avec Dieu, l'unité avec tous les êtres, la réalisation, partout, de l'éternelle réalité divine, la conduite des hommes vers cette unité, telle est la loi de vie issue des enseignements de la Guîtâ. Il n'en peut être de plus grande, de plus vaste, de plus profonde. Libéré, vivre en cette unité, aider l'humanité sur le chemin qui y conduit et, cependant, accomplir toutes les œuvres pour Dieu tout en aidant l'homme aussi à accomplir avec joie et bonne grâce toutes les œuvres auxquelles il est lui-même appelé, kritsna-karma-krit, sarva-karmâni djôshayan, il ne peut être offert de règle des œuvres divines plus grande ni plus libérale. Cette liberté et cette unité sont le but secret de notre nature humaine et l'ultime volonté en l'existence de la race. C'est ce vers quoi celle-ci doit se tourner pour trouver le bonheur que toute l'humanité cherche en vain à présent, une fois que les hommes auront levé leurs yeux et leur cœur pour voir le Divin en eux et autour d'eux, en tout et partout, sarvéshou sarvatra, et pour apprendre que c'est en Lui qu'ils vivent, tandis que cette nature inférieure de la division n'est qu'un mur de prison qu'ils doivent abattre, ou au mieux un jardin d'enfants qu'ils doivent dépasser afin de pouvoir devenir adultes en leur nature et libres en leur esprit. Faire un avec Dieu au-dessus et Dieu en l'homme et Dieu dans le monde est le sens de la libération et le secret de la perfection.
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XXI
LE DÉTERMINISME DE LA NATURE
Lorsque nous pouvons vivre en le Moi supérieur grâce à l'unité des œuvres et de la connaissance de soi, nous devenons supérieurs à la méthode des opérations inférieures de la Prakriti. Nous ne sommes plus les esclaves de la Nature et de ses gounas, mais — un avec l'Îshwara — les maîtres de notre nature : nous pouvons l'utiliser sans sujétion à la chaîne du karma, pour les desseins de la Volonté divine en nous; car c'est cela qu'est en nous le Moi plus grand, il est le Seigneur des œuvres de la Nature dont ne l'affectent point les réactions en leur trouble contrainte. L'âme ignorante en la Nature est au contraire asservie par cette ignorance aux modes de la Nature, parce qu'elle y est identifiée non pas pour son bonheur avec son vrai moi, non pas avec le Divin qui se tient au-dessus d'elle, mais stupidement et pour son malheur avec le mental égoïste qui, en dépit de l'allure exagérée qu'il se donne, est un facteur subordonné dans les opérations de la Nature, un simple nœud mental, un simple point de référence pour le jeu des fonctionnements naturels. Rompre ce nœud, ne plus faire de l'ego le centre et le bénéficiaire de nos œuvres, mais tout devoir à la Super-Âme divine et tout y rapporter, tel est le moyen de devenir supérieurs à toute l'agitation des modes de la Nature. Car c'est vivre en la conscience suprême, dont le mental égoïste est une dégradation; c'est agir en une Volonté et une Force égales et unifiées, non en le jeu inégal des gounas, qui est une quête et une lutte imparfaites, une agitation, une Maya inférieure.
D'aucuns ont compris les passages où la Guîtâ insiste sur la sujétion de l'âme égoïste à la Nature comme l'énoncé d'un déterminisme absolu et mécanique qui ne laisse de place à aucune sorte de liberté dans le cadre de l'existence cosmique. Certes, la langue dont elle use est vigoureuse et semble très absolue. Mais ici comme ailleurs, il nous faut prendre la pensée de la Guîtâ comme un tout et n'en point forcer les affirmations
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dans leur sens isolé en les détachant tout à fait les unes des autres de même en fait toute vérité, pour vraie qu'elle soit en elle-même, prise séparément des autres qui à la fois la limitent et la complètent, devient-elle néanmoins un piège où se prend l'intellect et un dogme qui égare; car en réalité chacune est un fil dans une étoffe complexe et l'on ne doit séparer aucun fil de l'étoffé. Tout dans la Guîtâ est tramé de la même façon, et chaque chose doit se comprendre en son rapport avec le tout. La Guîtâ elle-même fait une distinction entre ceux qui n'ont pas la connaissance de l'ensemble, akritsna-vidah, et sont égarés par les vérités partielles de l'existence, et le yogi qui a la connaissance synthétique de la totalité, kritsna-vit. Voir toute existence d'un œil sûr et en entier et ne pas se laisser fourvoyer par ses vérités contradictoires, est de première nécessité pour la sagesse calme et complète à laquelle le yogi est invité à s'élever. Une sorte de liberté absolue est un aspect des relations de l'âme avec la Nature à un pôle de notre être complexe; une sorte de déterminisme absolu de par la Nature est l'aspect opposé à l'autre pôle; et il y a encore une image partielle et apparente, et donc irréelle, de la liberté, que capte l'âme du fait d'un reflet distordu de ces deux vérités contraires dans la mentalité qui se développe. C'est à cette image que, d'ordinaire, nous donnons, avec plus ou moins d'inexactitude, le nom de libre arbitre; mais pour la Guîtâ rien n'est liberté à moins d'une libération et d'une maîtrise complètes.
Nous devons toujours garder présentes à l'esprit les deux grandes doctrines qui étayent tous les enseignements de la Guîtâ sur l'âme et la Nature la vérité sânkhyenne du Pourousha et de la Prakriti, corrigée et complétée par la vérité védântique du triple Pourousha et de la double Prakriti dont la forme inférieure est la Maya aux trois gounas, et la forme supérieure la nature divine et la nature spirituelle véritable. C'est là la clef qui explique et concilie ce qu'autrement nous pourrions devoir laisser comme contradictions et discordances. Il existe, en fait, différents plans de notre existence consciente, et ce qui, sur un plan, est vérité pratique, cesse d'être vrai, revêtant une tout autre apparence, dès que nous nous hissons à un niveau supérieur
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d'où nous pouvons davantage voir les choses dans leur ensemble. De récentes découvertes scientifiques ont montré que l'homme, l'animal, la plante et même le métal ont essentiellement les mêmes réactions vitales et que, si chacun possédait un quelque chose que, faute d'un meilleur mot, nous devons appeler conscience nerveuse, ils posséderaient dès lors la même base de psychologie mécanique. Et pourtant, si chacun pouvait personnellement faire un compte rendu mental de ce qu'il éprouve, nous aurions quatre déclarations bien différentes et en grande partie contradictoires à propos des mêmes réactions et des mêmes principes naturels, car à mesure que nous nous élevons dans l'échelle de l'être, ces derniers changent de sens et de valeur, et l'on doit les juger selon une perspective différente. Ainsi en est-il des niveaux de l'âme humaine. Ce qu'à présent, dans notre mentalité ordinaire, nous appelons notre libre arbitre, ayant une certaine justification limitée pour le faire, apparaît néanmoins au yogi qui a grimpé par-delà et pour qui notre nuit est un jour, et notre jour une nuit, non pas du tout comme un libre arbitre mais comme une sujétion aux modes de la Nature. Il considère les mêmes faits, mais selon la perspective supérieure du tout-connaissant, kritsna-vit, tandis que nous les envisageons entièrement depuis la mentalité plus limitée de notre connaissance partielle, akritsna-vidah, qui est une ignorance. Ce dont nous nous targuons comme de notre liberté est pour lui servitude.
Notre ignorance consiste à nous croire libres alors que nous sommes tout le temps prisonniers de cette nature inférieure; le réaliser est le point de vue auquel arrive la Guîtâ, qui contredit cette prétention ignorante et affirme la complète sujétion, sur ce plan, de l'âme égoïste aux gounas. "Alors que les actions sont entièrement accomplies par les modes de la Nature, dit-elle, celui dont le moi est désorienté par l'égoïsme pense que c'est son "je" qui les accomplit. Mais celui qui connaît les vrais principes de la répartition des modes et des œuvres, réalise que ce sont les modes qui agissent et réagissent l'un sur l'autre, et il n'y est pas pris par l'attachement. Que celui qui connaît l'ensemble ne dérange pas les notions mentales de ceux que
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désorientent les modes dans leur ignorance de l'ensemble. M'abandonnant tes œuvres, libre du désir et de l'égoïsme, combats, affranchi de la fièvre de ton âme." Ici la distinction est claire entre deux niveaux de conscience, deux points de vue sur l'action, celui de l'âme prise aux rets de sa nature égoïste et accomplissant les œuvres avec l'idée mais non la réalité du libre arbitre, sous l'impulsion de la Nature, et celui de l'âme délivrée de son identification avec l'ego, observant, sanctionnant et gouvernant d'en haut les œuvres de la Nature.
Nous parlons de la sujétion de l'âme soumise à la Nature; mais la Guîtâ, en revanche, distinguant les propriétés de l'âme et de la Nature, affirme que l'âme est toujours le seigneur, Ishwara, tandis que la Nature est l'exécutante. Elle parle ici du moi dérouté par l'égoïsme, mais le vrai Moi pour le védânti est le Moi divin, éternellement libre et conscient de soi. Qu'est alors ce moi que déconcerte la Nature, cette âme assujettie à la Nature? La réponse est que nous parlons ici dans la langue ordinaire de notre conception inférieure ou mentale des choses; nous parlons du moi apparent, de l'âme apparente, non pas du moi réel, non pas du vrai Pourousha. C'est en fait l'ego qui est soumis à la Nature, inévitablement, parce qu'il fait lui-même partie de la Nature, qu'il est l'un des fonctionnements de son mécanisme; mais lorsque la conscience de soi dans la conscience mentale s'identifie avec l'ego, elle crée l'apparence d'un moi inférieur, d'un moi égoïste. Et de même ce que nous pensons d'habitude être l'âme est en fait la personnalité naturelle, non pas la vraie Personne, le Pourousha, mais l'âme de désir en nous qui est un reflet de la conscience du Pourousha dans les opérations de la Prakriti; cette âme de désir, en réalité, n'est elle-même qu'une action des trois modes et fait dès lors partie de la Nature. Ainsi y a-t-il, pouvons-nous dire, deux âmes en nous, l'âme apparente ou âme de désir, qui est entièrement constituée et déterminée par les gounas et change avec eux, et le Pourousha éternel et libre, que ne limitent point la Nature et ses gounas. Nous avons deux moi, le moi apparent, qui n'est que l'ego, ce centre mental en nous qui assume cette action changeante de la Prakriti, cette changeante personnalité, et qui
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dit : "Je suis cette personnalité, je suis cet être naturel qui accomplit ces œuvres" mais 'l'être naturel est simplement la Nature, un composé des gounas et le vrai moi qui est, en vérité, le soutien, le possesseur et le seigneur de la Nature et qui est représenté en elle, mais n'est pas lui-même la changeante personnalité naturelle. Pour être libre, il faut alors se débarrasser des désirs de cette âme de désir et de la fausse notion de soi de cet ego. "T'étant libéré du désir et de l'égoïsme, s'exclame l'Instructeur, combats, toute la fièvre de ton âme t'ayant quitté", nirâshîr nirmamo bhoûtwâ.
Cette notion de notre être découle de l'analyse sânkhyenne du principe duel en notre nature, Pourousha et Prakriti. Le Pourousha est inactif, akartâ; la Prakriti active, kartrî; le Pourousha est l'être plein de la lumière de la conscience; la Prakriti' est la Nature mécanique, reflétant toutes ses œuvres dans la conscience-témoin, ou Pourousha. La Prakriti œuvre au moyen de l'inégalité de ses trois modes, les gounas, qui s'entre choquent, s'entremêlent, se modifient perpétuellement les uns les autres; par son agent qu'est le mental égoïste, elle conduit le Pourousha à s'identifier avec tout ce travail; elle crée ainsi la personnalité active, mutable, temporelle dans l'éternité silencieuse du Moi. L'impure conscience naturelle obnubile la pure conscience de l'âme; le mental oublie la Personne dans l'ego et la personnalité; nous permettons que l'intelligence discriminante soit emportée par le mental sensoriel et ses fonctions tournées vers l'extérieur et par le désir de la vie et du corps. Tant que le Pourousha consent à cette action, l'ego, le désir et l'ignorance doivent gouverner l'être naturel.
Mais si c'était tout, le seul remède serait de retirer tout à fait le consentement et, par ce retrait, d'autoriser ou de forcer toute notre nature à tomber dans un équilibre immobile des trois gounas et à cesser ainsi toute action. Or bien que c'en soit indubitablement un, et qui, pourrait-on dire, abolit le malade avec la maladie, c'est là précisément le remède que la Guîtâ décourage constamment. Surtout, recourir à une inaction tamasique est exactement ce que feront les ignorants si cette vérité leur est à toute force imposée; le mental discriminant en eux
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tombera dans une fausse division, une fausse opposition, bouddhi-bhéda; leur nature active et leur intelligence seront divisées l'une contre l'autre et créeront une agitation et une confusion sans véritable issue, une fausse ligne d'action où l'on se trompe soi-même, mithyâtchâra, ou bien entraîneront tout simplement une inertie tamasique, une cessation des œuvres, une diminution de la volonté de vivre et d'agir, non point, par conséquent, une libération, mais bien plutôt une soumission au plus bas des trois gounas, au tamas, le principe de l'ignorance et de l'inertie. Ou encore ils ne pourront pas du tout comprendre; cet enseignement supérieur, ils le critiqueront, lui opposeront leur présente expérience mentale, leur notion ignorante de libre arbitre. Et tout en voyant, grâce à la plausibilité de leur logique, leur égarement ainsi que la tromperie de l'ego et du désir davantage confirmés, ils perdront leur chance de libération en une confirmation plus profonde et plus obstinée de l'ignorance.
En fait, ces vérités supérieures ne peuvent être qu'une aide, car elles ne sont vraies que pour l'expérience et ne peuvent être vécues que là, sur un plus haut et plus vaste plan de conscience et d'être. Les envisager d'en bas, c'est mal les voir, les comprendre mal et probablement les mal utiliser. C'est une vérité supérieure que la distinction du bien et du mal est au fond un fait pratique et une loi qui vaut pour la vie humaine égoïste, étape de transition de l'animal au divin, mais que sur un plan supérieur nous nous élevons par-delà le bien et le mal, sommes à l'instar de Dieu au-dessus de leur dualité. Or, le mental qui n'est pas mûr, se saisissant de cette vérité sans s'élever depuis la conscience inférieure où, pratiquement, elle n'est pas valable, en fera simplement une excuse commode pour se laisser aller à ses tendances asouriques pour nier tout à fait la distinction entre le bien et le mal et, à force de complaisance pour soi, pour s'enfoncer plus profondément dans le bourbier de la perdition, sarva-djñâna-vimoûdhân nashtân atchétasah. De même encore pour cette vérité du déterminisme de la Nature; on la verra et on l'utilisera mal, comme l'utilisent mal ceux qui déclarent qu'un homme est ce que sa nature a voulu qu'il soit et qu'il ne peut agir que comme sa nature l'y oblige. C'est vrai en un sens, mais
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non pas dans le sens que l'on y attache d'habitude, non pas dans le sens que le moi égoïste peut prétendre pour lui à l'irresponsabilité et à l'impunité dans ses œuvres; car il a une volonté, il a un désir, et tant qu'il agit selon sa volonté et son désir, quand bien même serait-ce sa nature qui le fait, il doit supporter les réactions de son karma. Il est pris dans un filet, si l'on veut, un piège qui peut bien paraître déroutant, illogique, injuste, terrible à son expérience présente, à sa connaissance limitée de lui-même, mais c'est un piège qu'il a choisi, un filet qu'il a tissé.
La Guîtâ dit en fait : "Toutes les existences suivent leur nature, à quoi servirait-il de contraindre celle-ci?", ce qui, pris en soi, a tout l'air d'une affirmation désespérément absolue de l'omnipotence de la Nature par rapport à l'âme; "même l'homme de connaissance agit selon sa nature". Et elle fonde là-dessus le commandement de suivre fidèlement, dans notre action, la loi de notre nature. "Mieux vaut sa propre loi des œuvres, swadharma, fût-elle en soi défectueuse, qu'une loi étrangère bien ouvrée; mourir selon sa propre loi est mieux, il est périlleux de suivre une loi étrangère." Ce qui au juste est entendu par swadharma, il nous faut, pour le voir, attendre d'être arrivés aux conclusions plus élaborées sur le Pourousha, la Prakriti et les gounas, dans les derniers chapitres; mais cela ne veut certes pas dire que nous devions suivre n'importe quelle impulsion, même mauvaise, que nous dicte ce que nous appelons notre nature. Car entre ces deux versets, la nature ajoute cette autre injonction : "Dans l'objet de ce sens ou de cet autre, l'attirance et la répulsion se tiennent en embuscade; ne tombe point en leur pouvoir, car ce sont elles qui assaillent l'âme sur son chemin." Et aussitôt après, en réponse à l'objection d'Ardjouna qui lui demande, étant donné qu'il n'y a pas de mal à suivre notre Nature, ce que nous devons dire alors de ce qui en nous conduit l'homme à pécher, comme par force, au besoin contre sa propre volonté qui se défend, l'Instructeur répond que c'est le désir et sa compagne la colère, tous deux enfants du radjas, le deuxième gouna, le principe de la passion, que ce désir est le grand ennemi de l'âme et qu'il faut le tuer. S'abstenir de faire le mal, déclare la là-dessus, est la première condition de la
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libération, et toujours elle prescrit la maîtrise de soi, le contrôle de soi, sañyama, le contrôle du mental, des sens, de tout l'être inférieur.
Il y a donc une distinction à faire entre ce qui est essentiel en la nature, son action native et inévitable, qu'il est tout à fait inutile de réprimer, d'étouffer, de contraindre et ce qui est accidentel en la nature, ses errances, ses confusions, ses perversions, dont nous devons certainement acquérir la maîtrise. Une distinction est également sous-entendue entre coercition, répression, nigraha, et maîtrise accompagnée de l'utilisation juste et du juste gouvernement, sañyama La première est une violence faite à la nature par la volonté, violence qui finit par diminuer les pouvoirs naturels de l'être, âtmânam avasâdayet; la seconde est le contrôle du moi inférieur par le moi supérieur, qui confère avec bonheur à ces pouvoirs leur action juste et leur efficacité maximale yôgah karmasou kaoushalam. Cette nature du sañyama, la là-dessus l'élucide parfaitement au début de son sixième chapitre : " Par le moi, tu dois délivrer le moi, tu ne dois point affaiblir et décourager le moi (que ce soit par complaisance ou par répression); car le moi est l'ami du moi, et le moi est l'ennemi. Son moi est un ami pour l'homme en qui le moi (intérieur) a été conquis par le moi (supérieur); mais pour celui qui ne possède point son moi (supérieur), le moi (inférieur) est comme un ennemi et agit en ennemi." Lorsque l'on a conquis son moi et accédé au calme d'une parfaite maîtrise de soi, d'une parfaite possession de soi, alors le moi suprême en l'homme a sa fondation stable même en son être humain extérieurement conscient, samâhita. En d'autres termes, maîtriser le moi inférieur au moyen du moi supérieur, le moi naturel au moyen du moi spirituel est le chemin de la perfection et de la libération de l'homme.
Se présente alors une très grande qualification du déterminisme de la Nature, une limitation précise de son sens et de son étendue. Pour voir le mieux comment s'élabore le passage de la sujétion à la maîtrise, il faut observer de bas en haut le fonctionnement des gounas dans l'échelle de la Nature. En bas, se trouvent les existences où le principe du tamas a la suprématie,
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les êtres qui n'ont pas encore atteint à la lumière de la conscience de soi et que mène entièrement le courant de la Nature. Il y a une volonté même en l'atome, mais nous voyons assez clairement que ce n'est pas une volonté libre, parce qu'elle est mécanique et que l'atome ne possède pas la volonté, mais est possédé par elle. Ici, la bouddhi, l'élément d'intelligence et de volonté dans la Prakriti, est en fait et de toute évidence ce que le Sânkhya affirme qu'elle est, djada, un principe mécanique, voire inconscient où la lumière de l'Ame consciente ne s'est encore frayé aucun chemin vers la surface : l'atome n'est pas conscient d'une volonté intelligente; le tamas, principe de l'inertie et de l'ignorance, l'a sous son contrôle, contient le radjas, cache en lui le sattwa et manifeste à fond sa souveraineté, la Nature obligeant sans doute cette forme d'existence à agir avec une force stupéfiante, mais en tant qu'instrument mécanique, yantrâroùdham mâyayâ. Puis, dans la plante, le principe du radjas s'est frayé un chemin vers la surface, avec sa puissance de vie, avec sa capacité de réactions nerveuses qui se reconnaissent en nous sous la forme du plaisir et de la souffrance, mais le sattwa est tout à fait involué, il n'a pas encore émergé pour éveiller la lumière d'une volonté consciente et intelligente; tout est encore mécanique, subconscient ou à demi conscient, le tamas plus fort que le radjas, tous deux les geôliers du sattwa prisonnier.
Dans l'animal, bien que le tamas soit encore puissant, bien qu'à nos yeux il puisse encore appartenir à la création tamasique, tâmasa sarga, le radjas, cependant, l'emporte beaucoup plus sur le tamas, apporte son pouvoir développé de vie, de désir, d'émotion, de passion, de plaisir, de souffrance, tandis que le sattwa émergeant mais dépendant encore de l'action inférieure, procure à ceux-ci la première lumière du mental conscient, le sens mécanique de l'ego, la mémoire consciente, un certain genre de pensée, et surtout les merveilles de l'instinct et de l'intuition animale. Mais jusqu'à présent, la bouddhi, la volonté intelligente, n'a pas développé la pleine lumière de la conscience; on ne peut dès lors attribuer à l'animal aucune responsabilité pour ses actes. On ne peut pas plus blâmer le tigre de tuer et de dévorer que l'atome de se mouvoir
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aveuglément, le feu de brûler et de consumer, ou la tempête de détruire. S'il pouvait répondre à la question, le tigre, en fait, dirait tout comme l'homme qu'il avait son libre arbitre; il aurait l'égoïsme de l'exécutant, il dirait : "Je tue, je dévore." Toutefois, nous pouvons assez nettement voir que ce n'est pas vraiment le tigre, mais la Nature en le tigre qui tue, la Nature en le tigre qui dévore; et s'il se retient de tuer ou de dévorer, c'est qu'il est repu, ou qu'il a peur, ou c'est par indolence, cela vient d'un autre principe de la Nature en lui, de l'action du gouna nommé tamas. De même que c'était la Nature en l'animal qui tuait, de même est-ce la Nature en l'animal qui s'est retenue de tuer. Quelle que soit l'âme en lui, elle sanctionne passivement l'action de la Nature, est aussi passive en sa passion et son activité qu'en son indolence et son inaction. L'animal, à l'instar de l'atome, agit suivant le mécanisme de sa Nature, et pas autrement, sadrisham tcheshtaté swasyâh prakritéh, comme monté sur une machine, yantrâroûdho mâyayâ.
Soit. Mais dans l'homme du moins y a-t-il une autre action, une âme libre, un libre arbitre, un sens de la responsabilité, un exécutant réel autre que la Nature, autre que le mécanisme de Maya? C'est ce qu'il semble, parce qu'il y a en l'homme une volonté consciente et intelligente; la bouddhi est pleine de la lumière du Pourousha témoin qui, par son intermédiaire, semble observer, comprendre, approuver ou désapprouver, donner ou refuser son accord, semble à vrai dire commencer d'être enfin le seigneur de sa nature. L'homme n'est pas comme le tigre ou le feu ou la tempête; il ne peut pas tuer et donner pour justification suffisante : "J'agis selon ma nature"; et il ne peut le faire parce qu'il n'a pas la même nature et donc pas la même loi d'action, le même swadharma, que le tigre, la tempête ou le feu. Il a une volonté consciente et intelligente, une bouddhi, et il doit y rapporter ses actions. S'il ne le fait pas, s'il agit aveuglément selon ses impulsions et ses passions, alors la loi de son être n'est pas correctement accomplie, swa-dharmah souanoushthitah, il n'a pas agi selon la pleine mesure de son humanité, mais comme pourrait le faire un animal. Il est vrai que le principe du radjas ou le principe du tamas s'empare de sa
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bouddhi et l'induit à se justifier absolument pour toute action qu'il accomplit ou évite d'accomplir; mais la justification ou du moins la référence à la bouddhi n'en doit pas moins exister avant ou après l'action. Et en outre, le sattwa en l'homme est éveillé; il n'agit pas seulement comme intelligence et volonté intelligente, mais comme recherche de la lumière, de la connaissance juste et de l'action juste conformément à cette connaissance, comme perception sympathique de l'existence et des droits d'autrui, comme tentative pour connaître la loi supérieure de sa nature, que le principe sattwique crée en lui, et pour y obéir, et comme conception de la paix et du bonheur plus grands que la vertu, la connaissance et la sympathie entraînent à leur suite. Il sait plus ou moins imparfaitement qu'il lui faut gouverner sa nature radjasique et tamasique à l'aide de sa nature sattwique et qu'en ce sens tend la perfection de son humanité normale.
Mais la condition de la nature à prédominance sattwique est-elle la liberté, et cette volonté en l'homme est-elle une volonté libre? Cela, du point de vue d'une conscience supérieure, seul séjour d'une vraie liberté, la Guîtâ le réfute. La bouddhi ou volonté consciente et intelligente est encore un instrument de la Nature, et lorsqu'elle agit, fût-ce dans le sens le plus sattwique, c'est encore la Nature qui agit, et l'âme est emportée sur la roue par la Maya. De toute façon, les neuf dixièmes au moins de la liberté de notre vouloir sont une fiction manifeste; ce vouloir est créé et déterminé non par sa propre action spontanée à tel ou tel moment, mais par notre passé, notre hérédité, notre éducation, notre milieu, tout l'ensemble formidable et complexe que nous nommons karma, qui, derrière nous, est toute l'action passée de la Nature sur nous et sur le monde convergeant dans l'individu, déterminant ce qu'il est, déterminant ce que sera sa volonté à un moment donné et, pour autant que puisse le voir l'analyse, déterminant même, à ce moment-là, l'action de sa volonté. L'ego s'associe toujours avec son karma et dit. "J'ai fait" et "Je veux" et "Je souffre", mais qu'il se regarde et voie comment il est fait, force lui est alors de dire de l'homme comme de l'animal : "La Nature a fait cela en
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moi, la Nature veut cela en moi", et s'il la qualifie en disant "ma Nature", cela signifie seulement "la Nature telle qu'elle se détermine en cette créature individuelle". C'est la puissante perception de cet aspect de l'existence qui obligea les bouddhistes à déclarer que tout est karma et qu'il n'y a pas de moi dans l'existence, que l'idée de moi n'est qu'un leurre du mental égoïste. Lorsque l'ego pense : "Je choisis et veux cette action vertueuse et non point cette action mauvaise", il ne fait que s'associer un peu comme la mouche du coche, ou plutôt comme le pourrait faire un rouage ou toute autre partie d'un mécanisme s'il était conscient avec une vague prédominante ou un courant formé de principe sattwique par quoi la Nature choisit, au moyen de la bouddhi, un type d'action de préférence à un autre. La Nature se forme en nous et veut en nous, dirait le Sânkhya, pour le plaisir du Pourousha témoin inactif.
Mais quand il faudrait modifier cet exposé extrême, et nous verrons plus tard dans quel sens, la liberté de notre volonté individuelle, pour autant que nous choisissions de lui donner ce nom, est néanmoins très relative et presque infinitésimale, tant elle est mêlée à d'autres éléments déterminants. Son pouvoir le plus fort n'équivaut pas à la maîtrise. On ne peut s'y fier pour résister à la puissante vague des circonstances ou d'une autre nature qui l'écrase ou la modifie ou s'y mêle ou, au mieux, l'abuse et la joue subtilement. Même la volonté la plus sattwique est si dépassée par les gounas radjas et tamas, ou y est si mêlée, ou ils la dupent tellement qu'elle n'est qu'en partie sattwique; d'où cet élément assez ton de tromperie de soi, cette façon bien involontaire, voire innocente de feindre et de se cacher de soi-même, que l'œil impitoyable du psychologue détecte jusque dans la meilleure action humaine. Lorsque nous croyons agir en toute liberté, des pouvoirs se dissimulent derrière notre acte, échappant à l'introspection la plus rigoureuse; lorsque nous croyons être libres de l'ego, l'ego est là, dissimulé, dans le mental du saint comme dans celui du pécheur. Lorsque nos yeux s'ouvrent réellement sur notre acte et ses ressorts, nous sommes tenus de dire avec la Guîtâ : "gounâ gounéshou variante, c'étaient les modes de la Nature qui agissaient sur les modes."
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Dès lors, même une haute prédominance du principe sattwique ne constitue pas la liberté. Car, ainsi que le fait remarquer la Guîtâ, le sattwa enchaîne autant que les autres gounas, et enchaîne exactement de la même façon, par le désir, par l'ego : un désir plus noble, un ego plus pur mais tant que, sous quelque forme que ce soit, ils ont prise sur l'être, il n'y a point de liberté. L'homme de vertu, l'homme de connaissance a son ego d'homme vertueux, son ego de connaissance, et c'est cet ego sattwique qu'il cherche à satisfaire; c'est pour lui-même qu'il recherche la vertu et la connaissance. Lorsqu'il cesse de satisfaire l'ego, de penser et de vouloir à partir de l'ego, du "je" limité en nous, alors seulement existe une vraie liberté. En d'autres termes, la liberté, la plus haute maîtrise de soi commencent lorsque, au-dessus du moi naturel, nous voyons et tenons le Moi suprême, que l'ego voile et obture et dont il est une ombre aveuglante. Et cela ne se peut que quand nous voyons le Moi unique en nous siéger au-dessus de la Nature et que notre être individuel devient un avec lui en être et en conscience et, en sa nature individuelle agissante, simplement l'instrument d'une suprême Volonté, de la seule Volonté qui soit réellement libre. Nous devons à cet effet nous élever bien au-dessus des trois gounas, devenir trigounâtîta; car ce Moi est par-delà même le principe sattwique. Il nous faut nous y hisser à l'aide du sattwa, mais nous n'y atteignons qu'une fois dépassé le sattwa; nous pouvons y tendre depuis l'ego, mais n'y accédons qu'en laissant l'ego. Nous y sommes attirés par le plus haut, le plus passionné, le plus stupéfiant et le plus extatique de tous les désirs; mais nous ne pouvons y vivre en toute sécurité qu'une fois tout désir tombé de nous. A un certain stade, nous devons nous libérer même du désir de notre libération.
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XXII
PAR-DELÀ LES MODES DE LA NATURE
Le déterminisme de la Nature s'étend donc jusque-là, et représente ceci : l'ego à partir duquel nous agissons est lui-même un instrument de l'action de la Prakriti, en conséquence il ne peut être libre du contrôle de la Prakriti; la volonté de l'ego est une volonté déterminée par la Prakriti, c'est une partie de la nature telle que l'ont formée en nous la somme de l'action passée de la Prakriti et sa modification spontanée; notre action présente est elle aussi déterminée par la nature ainsi formée en nous et par la volonté ainsi formée en la nature. Certains disent que la première action, au commencement, correspond toujours à notre libre choix, si fort qu'elle puisse déterminer tout ce qui suit, et qu'en ce pouvoir de commencer et en son impact sur notre avenir se trouve notre responsabilité. Mais où est cette première action dans la Nature, qui n'a point derrière elle de passé qui la détermine, où cette condition présente de notre nature qui n'est point, en sa somme et ses détails, le résultat de l'action de notre nature passée? Nous avons cette impression d'un acte initial libre parce que, à chaque moment, nous vivons en allant de notre présent vers notre avenir et que nous ne régressons pas constamment de notre présent dans notre passé, de sorte que ce qui est d'une puissante intensité pour notre mental est le présent et ses conséquences tandis que nous avons une prise beaucoup moins vigoureuse sur notre présent regardé comme étant entièrement la conséquence de notre passé; nous inclinons à considérer ce dernier comme s'il était mort et que nous en eussions fini avec lui. Nous parlons et agissons comme si nous étions parfaitement libres, dans le moment pur et vierge, de faire ce que nous voulons de nous-mêmes en usant d'une absolue indépendance intérieure pour choisir. Mais cette liberté absolue n'existe point, notre choix ne connaît point cette indépendance.
Certes, la volonté en nous doit toujours choisir parmi un certain nombre de possibilités, car c'est de cette façon que la
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Nature agit toujours; même notre passivité, notre refus de vouloir est en soi un choix, un acte de la volonté de la Nature en nous; même en l'atome il y a une volonté toujours à l'œuvre, Toute la différence tient à la mesure où nous associons notre idée de nous-mêmes et l'action de la volonté dans la Nature; le faisons-nous, nous pensons que cette volonté est nôtre, parlons d'une volonté libre, et que c'est nous qui agissons. Erreur ou non, illusion ou non, cette idée de notre volonté, de notre action n'est point chose sans conséquence, ni utilité; tout, dans la Nature, a une conséquence et une utilité. Cette idée est plutôt le processus de notre être conscient par lequel la Nature en nous s'avise de plus en plus de la présence du Pourousha secret en elle, y répond de plus en plus et, par cette connaissance accrue, s'ouvre à une plus grande possibilité d'action; c'est avec l'aide de l'idée d'ego et de la volonté personnelle qu'elle se hisse à ses possibilités supérieures, s'élève hors de la passivité absolue ou bien prédominante de la nature tamasique jusqu'en la passions et la lutte de la nature radjasique, et hors de la passion et de la lutte de la nature radjasique jusqu'en la lumière, la pureté et le bonheur plus grands de la nature sattwique. La relative maîtrise de soi remportée sur lui-même par l'homme naturel est le contrôle des possibilités inférieures de sa nature par les possibilités supérieures, et cela se fait en lui lorsqu'il unit son idée de soi à la lutte menée par le gouna supérieur pour remporter la maîtrise, la domination sur le gouna inférieur. Le sens d'un libre arbitre illusion ou non est un mécanisme de l'action de la Nature, nécessaire à l'homme durant son progrès, et il serait désastreux pour lui de le perdre avant d'être prêt pour une vérité supérieure. Si l'on dit, comme on l'a fait, que la Nature dupe l'homme afin qu'il exécute ses ordres, et que l'idée d'une volonté individuelle et libre est le plus puissant de ces leurres, alors il faut également dire que le leurre est pour son bien, sans lequel il ne pourrait s'élever à ses pleines possibilités.
Mais ce n'est pas absolument un leurre, ce n'est qu'une erreur de point de vue et de position. L'ego pense qu'il est le moi réel et agit comme s'il était le centre véritable de 1'action et que tout existât pour lui, et là il commet une erreur de point de
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vue et de position. Il n'a pas tort de penser qu'il y a quelque chose ou quelqu'un en nous, en cette action de notre nature, qui est le vrai centre de l'action de celle-ci et pour qui tout existe; mais ce n'est pas l'ego, c'est le Seigneur secret en notre cœur, le Pourousha divin, et le djîva, différent de l'ego, qui est une portion de l'être du Pourousha. La présomption du sens de l'ego est l'ombre brisée et déformée, en notre mental, de la vérité qu'il existe en nous un Moi réel, maître de tout et pour qui et sur l'ordre de qui la Nature vaque à ses travaux. De même l'idée que l'ego a d'un libre arbitre est-elle un sens déformé et déplacé de la vérité qu'il existe un Moi libre en nous, et la volonté dans la Nature n'est-elle qu'un reflet partiel et modifié de sa volonté, partiel et modifié parce qu'elle vit dans la succession des moments du Temps et agit par une constante série de modifications qui oublient une grande pan de ce qui les précède et ne sont qu'imparfaitement conscientes de leurs conséquences et de leurs buts. Mais la Volonté au-dedans, dépassant les moments du Temps, connaît tout cela, et l'action de la Nature en nous est une tentative, pourrions-nous dire, pour élaborer dans les difficiles conditions d'une ignorance naturelle et égoïste ce qui est prévu dans la pleine lumière supramentale par la Volonté et la Connaissance intérieures.
Or, un temps doit venir dans notre progrès, où nous serons prêts à ouvrir les yeux sur la réelle vérité de notre être, et l'erreur de notre égoïste libre arbitre devra alors se détacher de nous. Le rejet de l'idée de cet égoïste libre arbitre n'implique pas que cesse l'action, la Nature est en effet l'exécutante et elle accomplit son action après que ce mécanisme a cessé d'avoir son utilité, comme elle le faisait avant qu'il ne fût en usage au cours de son évolution. Chez l'homme qui a rejeté cette idée, il se peut même que la Nature développe une plus grande action; car son mental peut être plus conscient de tout ce qu'est sa nature de par la formation du passé, plus conscient des pouvoirs qui entourent sa nature et travaillent dessus afin d'en aider ou d'en entraver la croissance, plus conscient aussi des plus grandes possibilités latentes qu'elle contient en vertu de tout ce qui en elle est inexprimé et cependant capable d'expression; et ce
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mental peut être un chenal plus libre pour la sanction que donne le Pourousha aux plus grandes possibilités qu'il voit et un plus libre instrument pour la réponse de la Nature, pour la tentative qui en résulte de les développer et de les réaliser. Mais le rejet du libre arbitre ne doit pas être un simple fatalisme ni une idée de déterminisme naturel dans la compréhension sans aucune vision du Moi réel en nous; car alors l'ego continue d'être notre seule idée du Moi et, comme il est toujours l'instrument de la Prakriti, nous continuons d'agir en instruments de la Prakriti, par l'ego et avec notre volonté; l'idée n'apporte en nous aucun changement véritable, mais simplement une modification de notre attitude intellectuelle. Nous aurons accepté cette vérité phénoménale : c'est la Nature qui détermine notre être et notre action égoïstes; nous aurons vu notre sujétion; mais nous n'aurons pas vu le Moi non né au-dedans qui est au-dessus de l'action des gounas; nous n'aurons pas vu où se trouve la porte de notre liberté. La Nature et l'ego ne sont pas tout ce que nous sommes; il y a aussi l'âme libre, le Pourousha.
Mais en quoi consiste cette liberté du Pourousha? Le Pourousha de la philosophie sânkhyenne courante est libre en l'essence de son être, mais parce qu'il est le non-exécutant, akartâ; et dans la mesure où il permet à la Nature de projeter sur l'Âme inactive l'ombre qu'est son action, il est phénoménalement enchaîné par les actions des gounas et ne peut recouvrer sa liberté que s'il se dissocie d'avec elle et si elle cesse ses activités. Si un homme rejette alors l'idée qu'il est lui-même l'exécutant ou que les œuvres sont les siennes, si, comme le prescrit la Guîtâ, il se fixe en la vision ou il est le non-exécutant inactif, âtmânam akartâram, et où toute action est non pas à lui mais à la Nature, est le jeu de ses gounas, ne s'ensuivra-t-il pas un résultat similaire? Le Pourousha sânkhyen est celui qui donne l'assentiment, mais ce n'est qu'un assentiment passif, anoumati, l'œuvre est en entier celle de la Nature; essentiellement, il est le témoin et le support, non point la conscience souveraine et active de l'universelle Divinité. Il est l'Âme qui voit et accepte, comme un spectateur accepte la représentation d'une pièce qu'il regarde, non point l'Âme qui tout ensemble gouverne et regarde
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la pièce ourdie par elle et montée dans son être même. S'il retire alors son assentiment, s'il refuse de reconnaître l'illusion d'être l'exécutant, illusion par laquelle la pièce continue, il cesse aussi d'être le support, et l'action s'arrête, puisque c'est pour le seul plaisir de l'Âme-témoin consciente que la Nature en donne la représentation et seulement s'il la soutient qu'elle peut la maintenir. Il est dès lors évident que la conception qu'a la Guîtâ des relations entre le Pourousha et la Prakriti n'est pas celle du Sânkhya, étant donné que le même mouvement conduit à un résultat tout différent : dans un cas, la cessation des œuvres; ans l'autre, une grande action divine sans ego ni désir. Dans le Sânkhya, l'Âme et la Nature sont deux entités différentes; dans la Guîtâ, ce sont deux aspects, deux pouvoirs de l'être unique et existant en soi; l'âme ne fait pas que donner son consentement, mais elle est l'Ishwara, le seigneur de la Nature prenant par elle plaisir au jeu du monde, par elle exécutant la volonté et la connaissance divines selon un plan des choses que soutient son accord et qui existent de par sa présence immanente, qui existent dans son être, gouvernées par la loi de son être et par la volonté consciente qui s'y trouve contenue. Connaître l'être divin et la nature divine de cette Âme, y répondre et y vivre est l'objet du retrait hors de l'ego et de son action. On s'élève alors au-dessus de la nature inférieure des gounas jusqu'à la divine nature supérieure.
Le mouvement qui détermine cette ascension, résulte du complexe équilibre de l'Âme en ses relations avec la Nature et dépend de l'idée qu'offre la Guîtâ du triple Pourousha. L'Âme qui inspire directement l'action, les mutations, les devenirs successifs de la Nature est le Kshara, cela qui semble changer avec les changements, se mouvoir dans le mouvement de la Nature, la Personne qui, en sa propre idée de son être, suit les changements qu'en sa personnalité entraîne l'action continue du karma de la Nature. La Nature est ici le Kshara, un mouvement et un changement constants dans le Temps, un constant devenir. Mais cette Nature n'est que le pouvoir exécutif de l'Âme elle-même; la Nature ne peut en effet devenir que grâce à ce qui est l'Âme, ne peut agir qu'en fonction des possibilités du
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devenir de l'Âme; elle élabore le devenir de l'être de l'Âme. Son karma, c'est le swabhâva, la nature propre, la loi du devenir spontané de l'Âme, qui le détermine, quand bien même l'action, étant l'agent et l'exécutant du devenir, semblerait-elle plutôt déterminer souvent la Nature. Nous agissons en fonction de ce que nous sommes, et par notre action développons, élaborons ce que nous sommes. La Nature est l'action, la mutation, le devenir, et elle est le Pouvoir qui les exécute tous; mais l'Âme est l'Être conscient dont procède ce Pouvoir, en la lumineuse substance de conscience duquel elle a puisé la volonté variable qui change et qui exprime ses changements dans ses actions à elle. Et cette Âme est une et multiple; elle est l'unique être de Vie dont toute vie est constituée, et elle est tous ces êtres vivants; elle est l'Existant cosmique et elle est toute cette multitude d'existences cosmiques, sarva-bhoûtâni, car elles sont toutes une; tous les nombreux Pouroushas sont en leur être originel le seul et unique Pourousha. Mais le mécanisme du sens de l'ego dans la Nature qui fait partie de l'action de celle-ci, induit le mental à identifier la conscience de l'âme avec le devenir limité du moment, avec la somme de la conscience active de la Nature dans un domaine donné d'espace et de temps, de moment en moment avec le résultat de la somme des actions passées de la Nature. Il est possible, en un sens, de réaliser l'unité de tous ces êtres dans la Nature même et de prendre conscience d'une Âme cosmique manifeste dans toute l'action de la Nature cosmique, la Nature manifestant l'Âme, l'Âme constituant la Nature. Mais ce n'est prendre conscience que du grand Devenir cosmique, qui n'est ni faux ni irréel, mais dont la connaissance ne suffit pas à nous donner la vraie connaissance de notre Moi; car notre vrai Moi est toujours quelque chose de plus que ceci et qui le dépasse.
Par-delà l'Âme manifestée en la Nature et lié à son action, il existe en effet un autre statut du Pourousha, qui est entièrement un état d'être et pas du tout une action; c'est le Moi silencieux; immuable, omnipénétrant, existant en soi, immobile, sarvagatam atchalam, l'Être immuable et non le Devenir, l'Akshara. Dans le Kshara, l'Âme est imbriquée dans l'action de la Nature;
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dès lors, elle se concentre, se perd en quelque sorte dans les moments du Temps, dans les vagues du Devenir, non pas réellement, mais en apparence seulement et en suivant le courant; dans l'Akshara, la Nature s'abandonne au silence et au repos de l'Âme et prend dès lors conscience de son Être immuable. Le Kshara est le Pourousha du Sânkhya lorsqu'il reflète les fonctionnements variés des gounas de la Nature et qu'il se connaît comme le Sagouna, le Personnel; l'Akshara est le Pourousha du Sânkhya lorsque ces gounas sont tombés dans un état d'équilibre et qu'il se connaît comme le Nirgouna, l'Impersonnel. Tandis que le Kshara, s'associant avec le travail de la Prakriti, semble être l'exécutant des œuvres, kartâ, l'Akshara dissocié de toutes les opérations des gounas est donc le non-exécutant inactif, akartâ, et le témoin. L'Âme de l'homme, lorsqu'elle prend la position du Kshara, s'identifie avec le jeu de la personnalité et obscurcit de son plein gré sa connaissance de soi au moyen du sens de l'ego dans la Nature, en sorte que l'homme en son ego s'imagine être l'auteur des œuvres; lorsque son Âme prend position dans l'Akshara, elle s'identifie avec l'Impersonnel et s'aperçoit que la Nature est l'exécutant et qu'elle-même est le Moi témoin inactif, akartâram. Le mental de l'homme doit tendre vers l'une ou l'autre de ces positions, ce sont pour lui les termes d'une alternative : ou la Nature l'enchaîne à l'action dans les mutations de la qualité et de la personnalité, ou bien il est libre de ses opérations dans l'impersonnalité immuable.
Mais les deux, l'état statique et l'immuabilité de l'Âme, d'une part, et, de l'autre, l'action de l'Âme et sa mutabilité dans la Nature, coexistent en fait. Et ce serait une irréductible anomalie, sauf pour quelque théorie dans le genre de celle de la Maya ou bien d'un être double et divisé, s'il n'y avait une suprême réalité de l'existence de l'Âme dont les deux sont les aspects contraires, mais que ni l'un ni l'autre ne limitent. Nous avons vu que la Guîtâ trouve ceci dans le Pouroushôttama. L'Âme suprême est l'îshwara, Dieu, le Maître de tous les êtres, sarva-bhoûta-maheshwara. Il met en avant sa nature active, sa Prakriti swâm prakritim, dit la Guîtâ -, manifestée dans le
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djîva, élaborée par le swabhâva, le "devenir propre" de chaque djîva selon la loi de l'être divin en lui, dont chaque djîva doit suivre les grandes lignes, mais élaborée aussi dans la nature égoïste par la déroutante interaction des trois gounas, gounâ gounéshou variante. C'est la traïgounyamayî maya, la Maya qu'il est malaisé à l'homme de dépasser, douratyayâ — et pourtant, il est possible de la dépasser en transcendant les trois gounas. En effet, tandis que l'îshwara accomplit tout ceci dans le Kshara au moyen de Sa puissance qu'est la Nature, il est, dans l'Akshara, intouché, indifférent, considère tout également, éployé en tout, néanmoins au-dessus de tout. Dans les trois, il est le Seigneur: le suprême Ishwara dans le plus haut des trois; l'Impersonnalité tutélaire et qui imprègne tout, prabhou et vibhou, dans Impersonnalité; et la Volonté immanente et le Seigneur présent et actif dans le Kshara. Il est libre en son impersonnalité lors même qu'il élabore le jeu de sa personnalité; il n'est ni impersonnel ni personnel simplement, mais un seul et même être sous deux aspects; il est l'impersonnel-personnel, nirgouno gounî, de l'Oupanishad. Par lui, tout a été voulu avant même d'être exécuté comme il le dit des Dhârtarâshtriens qui vivent encore : "Par Moi, ils ont déjà été tués", maya nihatâh poûrvam éva, et l'accomplissement par la Nature n'est que le résultat de sa Volonté; toutefois, par la vertu de son impersonnalité à l'arrière-plan, il n'est point lié par ses œuvres, kartâram akartâram.
Mais en tant que moi individuel et du fait que, dans son ignorance, il s'identifie avec l'œuvre et le devenir, comme si c'était là toute son âme et non pas un pouvoir de son âme, un pouvoir qui en découle, l'homme est dérouté par le sens de l'ego. Il pense que c'est lui et les autres qui font tout; il ne voit pas que la Nature fait tout et qu'il s'en représente de travers et en déforme les œuvres à ses propres yeux par ignorance et attachement. Asservi par les gounas, tantôt paralysé dans le morne confort du tamas, tantôt emporté par les puissantes rafales du radjas, tantôt limité par les lumières partielles du sattwa, il ne sait nullement se distinguer du mental de la Nature qui, seul, est ainsi modifié par les gounas. Dès lors maîtrisé par la souffrance et le plaisir, le bonheur et le chagrin, le désir et la
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passion, l'attachement et le dégoût, il ne connaît point de liberté.
Pour être libre, il doit se retirer de l'action de la Nature et revenir au statut de Impersonnalité; alors il sera trigounâtîta, au-delà des gounas. Se connaissant comme Impersonnalité Brahman, l'inchangeable Pourousha, il connaîtra qu'il est un moi immuable et impersonnel, l'Atman, qui observe tranquillement et soutient impartialement l'action, mais lui-même calme, indifférent, intouché, immobile, pur, un avec tous les êtres en leur moi, et non avec la Nature et ses opérations. Bien que par sa présence il autorise les œuvres de la Nature, bien que par son existence infuse en tout il les soutienne et les sanctionne, prabhou vibhou, ce moi ne crée pas lui-même les œuvres, ni l'état d'exécutant non plus qu'il ne relie les œuvres et leur fruit, na kartritwam na karmâni sridjati na karma-phala-sañyôgam, mais simplement il regarde la nature en le Kshara accomplir ces choses, swabhâvas tou pravartaté, il n'accepte pour siens ni le péché ni la vertu des créatures vivantes nées à cette vie, nâdatté kasyatchit pâpam na tchaïva soukritam, il préserve sa pureté spirituelle. C'est l'ego fourvoyé par l'ignorance qui s'attribue ces choses parce qu'il se donne la responsabilité de l'auteur et choisit de figurer comme tel et non comme l'instrument d'un plus grand pouvoir, qui est tout ce qu'il est en réalité, adjñânénâvritam djñânam téna mouhyanti djantavah. En retournant dans le moi impersonnel, l'âme revient à une plus grande connaissance de soi et est affranchie de la servitude des œuvres de la Nature; elle est inatteinte par ses gounas, libre de ses démonstrations de bien et de mal, de souffrance et de bonheur. L'être naturel, le mental, le corps, la vie demeurent, la Nature travaille toujours; mais l'être intérieur ne s'identifie pas avec eux et pas davantage, tandis que les gounas jouent dans l'être naturel, ne se réjouit-il ou n'a-t-il de chagrin. Il est l'immuable Moi calme et libre qui observe tout.
Est-ce là le dernier état, l'ultime possibilité, le suprême secret? Non, sans doute, puisqu'il s'agit d'un statut mélangé ou divisé et non pas parfaitement harmonisé, d'un être double et non pas unifié : liberté dans l'Âme, imperfection dans la Nature. Ce ne peut être qu'une étape. Qu'y a-t-il alors au-delà? Il y a la
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solution du sannyâsi qui rejette tout à fait la nature, l'action, dans la mesure, du moins, où l'on peut rejeter l'action, de manière que puisse exister une liberté sans mélange ni division; mais cette solution, encore qu'elle l'admette, la Guîtâ ne la préfère pas, qui insiste elle aussi sur l'abandon des actions, sarva-karmâni sannyasya, mais intérieurement, au Brahman. Le Brahman dans le Kshara soutient entièrement l'action de la Prakriti; le Brahman dans Impersonnalité, tout en la soutenant, se dissocie de l'action, il préserve sa liberté; l'âme individuelle, unifiée avec le Brahman dans Impersonnalité, est libre et dissociée, tandis que, unifiée avec le Brahman dans le Kshara, elle soutient mais n'est pas affectée. Ce qu'elle peut faire d'autant mieux lorsqu'elle voit que les deux sont des aspects du Pouroushôttama unique. Le Pouroushôttama, qui demeure dans toutes les existences, en tant qu'Ishwara secret, contrôle la Nature et, par sa volonté qu'à présent ne déforme ni ne travestit plus le sens de l'ego, la Nature exécute les actions au moyen du swabhâva; l'âme individuelle fait de l'être naturel divinisé un instrument de la Volonté divine, nimitta-mâtram. Même dans l'action elle demeure trigounâtîta, par-delà les gounas, libre des gounas, nistraïgounya, elle accomplit enfin entièrement l'injonction initiale de la Guîtâ, nistraïgounyo bhavârdjouna. Certes, tout comme le Brahman, elle est encore celle qui jouit des gounas, bien que cela ne la limite pas, nirgounam gounabhôktri tcha; non attachée,. soutenant tout néanmoins, de même que ce Brahman, asaktam sarva-bhrit, l'action des gounas en elle est tout autre, est hissée au-dessus de leur caractère égoïste et de leurs réactions. Car elle a unifié tout son être dans le Pouroushôttama, elle s'est revêtue de l'être divin et de la nature divine supérieure du devenir, madbhâva, a unifié jusqu'à son mental et sa conscience naturelle avec le Divin, man-manâ mat-chittah. Ce changement représente l'évolution finale de la nature et l'accomplissement de la naissance divine, rahasyam outtamam. Une fois qu'il est accompli, l'âme est consciente qu'elle est la maîtresse de sa nature et, devenue une lumière de la Lumière divine et une volonté de la Volonté divine, elle peut changer ses opérations personnelles en une action divine.
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XXIII
LE NIRVANA ET LES ŒUVRES DANS LE MONDE
L'union de l'âme avec le Pouroushôttama par un Yoga de l'être entier et non pas seulement l'union avec le Moi immuable comme dans la doctrine plus étroite qui suit la voie exclusive de la connaissance -, tel est l'enseignement complet de la Guîtâ. C'est pourquoi, une fois effectuée la réconciliation de la connaissance et des œuvres, la Guîtâ peut développer par la suite l'idée d'amour et de dévotion unifiés tout ensemble avec les œuvres et la connaissance, et la présenter comme la cime la plus haute de la voie vers le suprême secret. Ce qui ne serait pas du tout possible en effet si l'union avec le Moi immuable était l'unique secret ou le plus haut; car alors, à un moment donné, la base intérieure de notre amour et de notre dévotion, non moins que l'assise intérieure de nos œuvres, s'effriterait et s'affaisserait. L'union absolue et exclusive avec le seul Moi immuable signifie l'abolition de tout le point de vue de l'être muable, non seulement dans son action ordinaire et inférieure mais dans ses racines mêmes, dans tout ce qui rend son existence possible, non seulement dans les œuvres de son ignorance mais dans les œuvres de sa connaissance. Elle signifierait qu'est abolie toute cette différence dans l'immobilité consciente et l'activité consciente qui existe entre l'âme humaine et le Divin et qui rend possible le jeu du Kshara -, car l'action du Kshara deviendrait alors entièrement un jeu de l'ignorance sans aucune racine ni aucune base de réalité divine en lui. Au contraire, l'union par le Yoga avec le Pouroushôttama signifie la connaissance et la jouissance de notre unité avec Lui dans notre être existant en soi et d'une certaine différenciation dans notre être actif. C'est la persistance de ce dernier dans un jeu d'oeuvres divines lancées par la force motrice de l'amour divin et constituées par une Nature divine parachevée, c'est la vision du Divin dans le monde harmonisée avec une réalisation du Divin dans le moi,
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qui rendent l'action et la dévotion possibles à l'homme libéré, et non seulement possibles mais inévitables en le mode parfait de son être.
Mais le chemin direct de l'union passe par la ferme réalisation du Moi immuable, et c'est l'insistance avec laquelle la Guîtâ en fait la première nécessité — après quoi seulement les œuvres et la dévotion peuvent acquérir tout leur sens divin — qui rend possible notre méprise sur son orientation. Car si nous considérons les passages où elle insiste le plus rigoureusement sur cette nécessité, et que nous négligions d'observer toute la séquence de pensée où ils figurent, nous pouvons conclure aisément que la Guîtâ enseigne bel et bien l'absorption sans action comme ultime état de l'âme, et que l'action est un simple moyen préliminaire en vue de l'immobilité en l'Immuable sans mouvement. C'est à la fin du cinquième chapitre et tout au long du sixième que cette insistance est la plus forte et qu'elle englobe le plus de choses. C'est là que nous trouvons la description d'un Yoga qui, à première vue, semblerait incompatible avec les œuvres et là aussi que nous trouvons l'emploi répété du mot nirvana pour décrire le statut auquel parvient le yogi,
La marque de ce statut est la paix suprême d'une calme extinction de soi, shântim nirvâna-paramâm, et comme pour montrer tout à fait clairement que ce n'est point le nirvana des bouddhistes en une extatique négation de l'être, mais la perte védântique d'un être partiel en un être parfait qu'elle entend, la Guîtâ use toujours de l'expression brahma-nirvâna, extinction en le Brahman; et ici, le Brahman semble bien désigner l'Immuable, indiquer du moins au début le Moi intérieur intemporel retiré de l'active participation — fût-elle immanente — au caractère extérieur de la Nature. Il nous faut voir alors quelle est ici la tendance de la Guîtâ, et surtout si cette paix est la paix d'une absolue cessation dépourvue d'activité, si l'extinction de soi dans l'Akshara signifie l'excision absolue de toute connaissance et de toute conscience du Kshara et de toute action dans le Kshara. Nous avons en fait accoutumé de considérer que le nirvana est incompatible avec quelque genre que ce soit d'existence et d'action dans le monde, et nous pourrions incliner à
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prouver que l'emploi du mot est en soi décisif et tranche la question. Mais regardons de près le bouddhisme, et nous nous demanderons si en fait l'incompatibilité absolue existait même pour les bouddhistes; et si nous regardons de près la Guîtâ, nous verrons que cette incompatibilité ne fait pas partie de ce suprême enseignement védântique.
Ayant évoqué la parfaite égalité du connaissant du Brahman qui s'est élevé en la conscience brahmique, brahmavid brahmani sthitah, la Guîtâ développe en les neuf versets suivants son idée du brahma-yoga et du nirvana dans le Brahman. "Lorsque l'âme n'est plus attachée aux contacts des choses extérieures, dit-elle pour commencer, alors on trouve le bonheur qui existe en le Moi; celui-là jouit d'un bonheur impérissable, dont le moi est en yoga, youkta, par le Yoga avec le Brahman." Le non-attachement est essentiel, dit-elle, si l'on veut être libre des attaques du désir, de la colère et de la passion, liberté sans laquelle le vrai bonheur n'est pas possible. Ce bonheur et cette égalité, l'homme doit les conquérir entièrement dans le corps; il ne doit point souffrir que le moindre vestige de soumission à la nature inférieure agitée demeure sous forme de l'idée que la parfaite libération viendra du rejet du corps; une parfaite liberté spirituelle doit être remportée ici-bas, sur la terre, possédée et savourée dans la vie humaine, prâk sharîra-vimôkshanât. Et la Guîtâ de poursuivre : "Celui qui possède le bonheur intérieur, la détente et le repos intérieurs et la lumière intérieure, ce yogi là devient le Brahman et atteint à l'extinction de soi dans le Brahman, brahma-nirvânam." Ici, très clairement, nirvana désigne l'extinction de l'ego dans le Moi intérieur, le Moi supérieur spirituel, ce qui est à jamais intemporel, aspatial, non lié par la chaîne de la cause et de l'effet ni par les changements de la mutation universelle, bienheureux en soi, en soi illuminé et pour toujours paisible. Le yogi cesse d'être l'ego, la petite personne limitée par le mental et le corps; il devient le Brahman; il est unifié en conscience avec l'immuable divinité du Moi éternel qui est immanent dans son être naturel.
Mais s'agit-il de pénétrer dans quelque profond sommeil de samâdhi à l'écart de toute conscience du monde, ou est-ce là le
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mouvement préparatoire en vue d'une dissolution de l'être naturel et de l'âme individuelle en quelque Moi absolu situé totalement et pour jamais par-delà la Nature et ses œuvres, laya, môkshaî? Ce retrait est-il nécessaire avant que nous ne puissions entrer en nirvana, ou le nirvana est-il, comme semble le suggérer le contexte, un état qui peut exister simultanément avec cette conscience du monde et même, à sa façon, l'inclure? Apparemment, c'est cette dernière proposition la bonne, car dans le verset suivant, la Guîtâ poursuit : "Les sages conquièrent le nirvana dans le Brahman, ceux en qui les salissures du péché sont effacées, et le nœud du doute tranché, maîtres de leur moi, dont l'occupation est de faire le bien à toutes les créature, sarva-bhoûta-hité ratâh." Cela semblerait presque vouloir dire qu'être ainsi c'est être dans le nirvana. Mais le verset suivant est fort clair et décisif: "Pour les yatis (ceux qui pratiquent la maîtrise de soi par le Yoga et l'austérité) qui sont délivrés du désir et de la colère et qui ont acquis la maîtrise de soi, le nirvana dans le Brahman existe tout,autour d'eux, les encercle, ils y vivent déjà parce qu'ils ont la connaissance du Moi." Autrement dit, connaître et posséder le moi, c'est exister en nirvana. De toute évidence, c'est beaucoup élargir l'idée de nirvana. L'affranchissement de toutes les souillures de la passion, la maîtrise de soi du mental équanime sur lequel se fonde cet affranchissement, l'égalité vis-à-vis de tous les êtres, sarvabhoûtéshou, et l'amour bienfaisant pour tous, la destruction finale de ce doute et de cette obscurité de l'ignorance à cause de quoi nous sommes séparés du Divin qui unifie tout et la connaissance du Moi unique en nous et en tous sont manifestement les conditions du nirvana que stipulent ces versets de la Guîtâ elles contribuent à former ce nirvana et lui donnent sa substance spirituelle.
Ainsi le nirvana est-il clairement compatible avec la conscience du monde et l'action dans le monde. Car les sages qui le possèdent sont conscients du Divin dans l'univers mutable et par les œuvres en intime relation avec Lui. Leur occupation consiste à faire du bien à toutes les créatures, sarva-bhoûta-hité. Ils n'ont pas renoncé aux expériences du Kshara Pourousha, ils les ont
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divinisées; car le Kshara, nous dit la Guîtâ, est toutes les existences, sarva-bhoûtâni, et faire le bien universel à tous est une action divine dans la mutabilité de la Nature. Cette action dans le monde n'est pas incompatible avec la vie dans le Brahman, elle en est plutôt l'inévitable condition et le résultat extérieur, parce que le Brahman en qui nous trouvons le nirvana la conscience spirituelle en laquelle nous perdons la conscience séparatrice de l'ego — n'est pas seulement en nous mais en toutes ces existences, n'existe pas seulement au-dessus et en dehors de tous ces événements universels, mais les imprègne, les contient et est en eux répandu. Dès lors, par nirvana dans le Brahman on doit entendre une destruction ou une extinction de la conscience séparatrice limitée qui falsifie et qui divise et que suscitent à la surface de l'existence la Maya inférieure et ses trois gounas; l'entrée dans le nirvana est un passage en cette autre conscience, vraie et unificatrice, qui est le cœur de l'existence et la contient et est toute sa vérité originelle, éternelle et ultime qui contient et soutient tout. Le nirvana, lorsque nous le conquérons, lorsque nous y pénétrons, n'est pas seulement en nous mais tout autour, abhito vartaté, parce que ce nirvana n'est pas seulement la conscience brahmique qui vit secrètement en nous, mais la conscience brahmique où nous vivons. C'est le Moi que nous sommes au-dedans, le Moi suprême de notre être individuel, mais aussi le Moi que nous sommes au-dehors, le Moi suprême de l'univers, le moi de toutes les existences. En vivant dans ce moi, nous vivons en tout, et non plus dans notre seul être égoïste; par l'unité avec ce moi, une ferme unité avec tout ce qui est dans l'univers devient la nature même de notre être et le statut fondamental de notre conscience active, le motif radical de toute notre action.
Mais d'autre part, nous avons, tout de suite après, deux versets qui pourraient sembler nous écarter de cette conclusion. "Ayant rejeté tous les contacts extérieurs et concentré la vision entre les sourcils et rendu égaux le prâna et l'apâna qui circulent dans les narines, ayant maîtrisé les sens, le mental et l'entendement, le sage consacré à la libération, qu'ont quitté le désir, la colère et la crainte, est toujours libre." Nous avons ici une
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méthode de Yoga qui introduit un élément apparemment bien différent du Yoga des œuvres et différent, même, du pur Yoga de la connaissance par la discrimination et la méditation; en toutes ses caractéristiques, cette méthode relève du système du Râdja-Yoga dont elle introduit l'ascèse psycho-physique. Il y a la conquête de tous les mouvements du mental, tchitta-vritti-nirôdha; il y a la maîtrise de la respiration, prânâyâma; il y a le retrait des sens et de la vision. Ce sont tous là des processus qui conduisent à la transe intérieure du samâdhi, leur objet à tous est le môksha, et dans la langue ordinaire le môksha signifie le renoncement non seulement à la conscience séparatrice de l'ego, mais à toute la conscience active, une dissolution de notre être en le Brahman suprême. Devons-nous supposer que la Guîtâ donne cette méthode dans ce sens comme le dernier mouvement d'un affranchissement par dissolution, ou seulement comme un moyen particulier et une aide puissante pour vaincre le mental tourné vers l'extérieur? Est-ce là la conclusion, l'apothéose, le dernier mot? Nous aurons des raisons d'y voir à la fois un moyen particulier, une aide, et en tout cas une porte ouverte sur un départ final non par dissolution, mais par une élévation jusqu'à l'existence supracosmique. Car même ici, dans ce passage, ce n'est pas le dernier mot; le dernier mot, la conclusion, l'apothéose viennent dans un verset qui suit et qui est le dernier shlôka du chapitre. "Lorsqu'un homme a reconnu en Moi Celui qui prend plaisir au sacrifice et à la tapasyâ (de toute ascèse et de tout énergisme), le puissant seigneur de tous les mondes, l'ami de toutes les créatures, il obtient la paix." Le pouvoir du Karma-Yoga fait sa réapparition; la connaissance du Brahman actif, de la Super-Âme cosmique, se voit mise en évidence parmi les conditions de la paix dans le nirvana.
Nous revenons à la grande idée de la Guîtâ, l'idée du Pouroushôttama bien que ce nom ne soit pas prononcé jus qu'à la fin ou presque, c'est toujours cela qu'entend Krishna par son "Je" et son "Moi", le Divin présent comme moi unique en notre être intemporel et immuable, présent aussi dans le monde, dans toutes les existences, dans toutes les activités, le maître du silence et de la paix, le maître du pouvoir et de l'action, qui s'est
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incarné ici-bas sous les traits de l'aurige divin dans le conflit colossal, le Transcendant, le Moi, le Tout, le maître de tous les êtres individuels. Il est celui à qui agréent tout sacrifice et toute tapasyâ, c'est pourquoi le chercheur de la libération accomplira les œuvres en tant que sacrifice et tapasyâ; il est le seigneur de tous les mondes, manifesté dans la Nature et dans ces êtres, dès lors l'homme libéré continuera d'accomplir les œuvres pour le juste gouvernement et la conduite des peuples dans ces mondes, lôka-sangraha; il est l'ami de toutes les existences, le sage qui a trouvé le nirvana en lui et alentour s'occupe donc encore et toujours du bien de toutes les créatures de même, le nirvâna du bouddhisme mahâyâna prenait pour indice suprême les œuvres d'une universelle compassion. C'est pourquoi également, même lorsqu'il a trouvé l'unité avec le Divin dans son moi intemporel et immuable, il est encore capable puisqu'il embrasse aussi les relations du jeu de la Nature d'amour divin pour l'homme et d'amour pour le Divin, de bhakti.
Tel est le sens contenu ici, cela devient plus évident une fois sondé le sens du sixième chapitre, ample commentaire et complet développement de l'idée figurant dans ces versets qui concluent le cinquième ce qui montre l'importance que leur attache la Guîtâ. Nous allons donc aussi brièvement que possible passer en revue les éléments majeurs de ce sixième chapitre. Pour commencer, l'Instructeur reprend en la soulignant et c'est très significatif sa solennelle et fréquente déclaration sur l'essence réelle du sannyâsa : il s'agit d'un renoncement intérieur et non pas extérieur. "Quiconque accomplit l'oeuvre qui doit être accomplie sans en viser les fruits, celui-là est le sannyâsi et le yogi, non l'homme qui n'allume point le feu du sacrifice et n'accomplit point les œuvres. Ce que l'on a appelé renoncement (sannyâsa), sache qu'en vérité c'est le Yoga; car nul ne devient yogi, qui n'ait renoncé à la volonté du désir dans le mental." Il faut accomplir les œuvres, mais dans quel dessein et dans quel ordre? Il faut d'abord les accomplir tandis que l'on escalade la montagne du Yoga, car alors les œuvres sont la cause, kâranam. La cause de quoi? La cause de la perfection de soi, de la libération, du nirvana dans le Brahman; car si l'on
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accomplit les œuvres en pratiquant résolument le renoncement intérieur, cette perfection, cette libération, cette conquête du mental de désir, du moi égoïste de la nature inférieure s'accomplissent aisément.
Mais quand on est arrivé au sommet? Alors, les œuvres ne sont plus la cause; obtenu par les œuvres, c'est le calme de la maîtrise de soi et de la possession de soi qui devient la cause. Là encore, la cause de quoi? De la fixité en le Moi, en la conscience brahmique, et de la parfaite égalité où s'accomplissent les œuvres divines de l'homme libéré. "Lorsque l'on ne s'attache point aux objets des sens ni aux œuvres et que l'on a renoncé à toute volonté du désir dans le mental, alors en effet il est dit que l'on a atteint la cime du Yoga." C'est, nous le savons déjà, l'esprit dans lequel l'homme libéré accomplit les œuvres; il les accomplit sans désir ni attachement, sans l'égoïste volonté personnelle ni la recherche mentale, qui sont parentes du désir. Il a conquis son moi inférieur, accédé au calme parfait où son moi le plus haut lui est évident, ce moi le plus haut qui est toujours concentré en son être propre, samâhita, en samâdhi, non pas seulement dans la transe de la conscience intériorisée, mais toujours dans l'état de veille du mental aussi bien, lorsqu'il est en butte aux causes de désir et de perturbation, au chagrin et au plaisir, à la chaleur et au froid, à l'honneur et à la disgrâce, à toutes les dualités shîtôshna-soukha-douhkhéshou tathâ mânâpamânayoh. Ce moi supérieur est l'Akshara, koûtastha, qui se tient au-dessus des changements et des perturbations de l'être naturel, et l'on dit que le yogi est en Yoga avec lui lorsqu'il est à son image, koûtastha, lorsqu'il est supérieur à toutes les apparences et à toutes les mutations, lorsqu'il se satisfait de la connaissance de soi, lorsqu'il présente un mental égal à toute chose, tout événement, et tout être.
Mais somme toute, ce Yoga n'est pas chose facile à acquérir, comme le suggère en fait Ardjouna peu après, car le mental agité peut toujours être arraché à ces cimes par les attaques des choses extérieures et retomber aux mains puissantes du chagrin, de la passion et de l'inégalité. Il semblerait donc que la Guîtâ continue en nous donnant, en plus de sa méthode générale qui
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recourt à la connaissance et aux œuvres, une voie particulière de méditation râdja-yoguique, un vigoureux mode d'emploi, abhyâsa, un robuste moyen pour parachever la maîtrise du mental et de toutes ses opérations. Ce processus enjoint au yogi de pratiquer sans trêve l'union avec le Moi de façon que celui-ci puisse devenir sa conscience normale. Il doit s'asseoir à l'écart et seul, tout désir et toute idée de possession bannis de son mental, maître de soi en tout son être et toute sa conscience. "Il doit en un endroit pur établir fermement son siège, ni trop haut ni trop bas non plus, et le recouvrir d'une étoffe, d'une peau de daim, d'herbe sacrée; et installé là, le mental concentré, les opérations de la conscience mentale et les sens placés sous contrôle il doit pratiquer le Yoga pour la purification de soi, âtma-vishouddhayé." La posture qu'il prend doit être celle, immobile et droite, qui ressortit à la pratique du Râdja-Yoga; la vision doit être ramenée à l'intérieur et fixée entre les sourcils, "sans regarder les régions". On doit conserver un mental calme et libre de la crainte et observer le vœu de brahmatcharya; toute la mentalité maîtrisée doit être consacrée au Divin et tournée vers Lui en sorte que l'action inférieure de la conscience soit immergée dans la paix supérieure. Car l'objectif qu'il s'agit d'atteindre est la paix immobile du nirvana. "Se mettant ainsi toujours en Yoga par le contrôle de son mental, le yogi accède à la paix suprême du nirvana qui a sa fondation en Moi, shântim nirvâna-paramâm mat-sansthâm."
On accède à cette paix du nirvana lorsque toute la conscience mentale est parfaitement maîtrisée et affranchie du désir et qu'elle demeure immobile en le Moi, lorsque sans plus bouger que la lumière d'une lampe dans un endroit sans vent, elle arrête son action agitée, qu'elle est coupée de son mouvement extérieur, et que, par le silence et l'immobilité du mental, le Moi est vu au-dedans non pas défiguré comme dans le mental, mais dans le Moi; non pas tel que le traduit faussement ou partiellement le mental et qu'il nous est représenté par l'entremise de l'ego, mais dans la perception spontanée du Moi, swa-prakâsha. L'âme, alors, est satisfaite et connaît sa vraie béatitude qui surpasse tout, non pas le bonheur inquiet qui est la part du
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mental et des sens, mais une félicité intérieure et sereine où, à l'abri des perturbations du mental, elle ne peut plus déchoir de la vérité spirituelle de son être. Même le plus brûlant assaut de chagrin mental ne peut la déranger; car le chagrin mental nous vient de l'extérieur, est une réaction à des touchers extérieurs, tandis que ce bonheur est le bonheur intérieur, existant en soi de ceux qui n'acceptent plus l'esclavage des instables réactions mentales aux touchers extérieurs. C'est le rejet du contact avec la douleur, le divorce du mental jadis marié au chagrin, douhkh-sañyôgat-viyôgam. La ferme conquête de cette inaliénable béatitude spirituelle est le Yoga, c'est l'union divine; c'est le plus grand de tous les gains et le trésor à côté duquel tous les autres perdent leur valeur. Il faut donc pratiquer le Yoga résolument, sans céder à aucun découragement dû à la difficulté ou à l'échec jusqu'à la libération, jusqu'à tant que la béatitude du nirvâna soit une possession éternelle assurée.
Ici, l'accent est surtout mis sur la tranquillisation du mental émotif, du mental de désir et des sens, réceptacles des touchers extérieurs et qui y répondent par leurs habituelles réactions émotives; mais il faut immobiliser jusqu'à la pensée mentale en le silence de l'être existant en soi. Il faut d'abord abandonner entièrement, sans exception ni résidu, tous les désirs nés de la volonté de désir, et que le mental refrène les sens, de façon qu'ils ne se précipitent pas de tous côtés, dans le désordre et l'agitation dont ils sont coutumiers; mais il faut ensuite que la bouddhi saisisse le mental lui-même et le tire à l'intérieur. On doit lentement arrêter l'action mentale grâce à une bouddhi maintenue fermement dans l'étreinte de la fixité; et ayant fixé le mental dans le moi supérieur, on ne doit penser absolument à rien. Chaque fois que le mental turbulent et agité se projette en avant, on doit le maîtriser et l'assujettir au Moi. Quand le mental est tout à fait calmé, alors est octroyée au yogi la suprême béatitude immaculée et sans passion de l'âme devenue le Brahman. "Ainsi délivré de la souillure de la passion et se et mettant constamment en yoga, le yogi éprouve aisément et heureusement le contact du Brahman qui est une félicité dépassant tout."
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Et pourtant, le résultat, tant que l'on vit, n'est pas un nirvana qui écarte toute possibilité d'action dans le monde, toute relation avec les êtres du monde. Il semblerait d'abord qu'il doive en être ainsi. Lorsque se sont éteints tous les désirs et toutes les passions, lorsqu'il n'est plus permis au mental de se jeter au-dehors par la pensée, lorsque la pratique de ce Yoga silencieux et solitaire est devenue la règle, quelle autre action ou quelle autre relation avec le monde des contacts extérieurs et des apparences mutables est encore possible? Sans doute le yogi demeure-t-il pour un temps dans son corps, mais la caverne, la forêt, le sommet de la montagne semblent maintenant être la scène la plus appropriée, la seule possible pour continuer de vivre, et la transe constante du samâdhi être sa seule joie et son unique occupation. Mais d'abord, tandis qu'est poursuivi ce Yoga solitaire, la Guîtâ ne recommande pas que l'on renonce à toute autre action. Ce Yoga, dit-elle, n'est point pour l'homme qui abandonne le sommeil et la nourriture et le jeu et l'action, non plus qu'il n'est pour ceux qui s'adonnent avec excès à ces choses de la vie et du corps; mais le sommeil et la veille, la nourriture, le jeu, l'effort mis dans les travaux, tout cela doit être youkta. Ce que l'on interprète d'habitude ainsi : tout doit être modéré, réglé, fait en une juste mesure, et il se peut en effet que tel soit le sens. Mais en tout cas, lorsque l'on est parvenu au Yoga, tout cela doit être youkta dans un autre sens, le sens ordinaire qu'a le mot partout ailleurs dans la Guîtâ. Dans tous les états, veillant et dormant, se nourrissant et jouant et agissant, le yogi sera alors en yoga avec le Divin, et il fera tout dans la conscience que le Divin est le moi et le Tout et ce qui soutient et contient sa vie et son action. Le désir et l'ego, la volonté personnelle et la pensée du mental ne sont motifs d'action que dans la nature inférieure; lorsque l'ego est perdu et que le yogi devient le Brahman, lorsqu'il vit dans une conscience transcendante et universelle, et qu'il est même cette conscience, l'action en découle spontanément; la connaissance lumineuse supérieure à la pensée mentale en découle, un pouvoir autre et plus puissant que la volonté personnelle en découle afin d'accomplir ses œuvres pour lui et d'en produire les fruits : l'action
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personnelle a cessé, tout a été repris dans le Brahman et assumé par le Divin, mayi sannyasya karmâni.
En effet, quand la Guîtâ décrit la nature de cette réalisation de soi et le résultat du Yoga¹ qui naît du nirvana (en la conscience brahmique) du mental égoïste séparateur et des mobiles de sa pensée, de ses sentiments et de son action, elle inclut le sens cosmique, bien qu'exhaussé en une nouvelle espèce de vision. "L'homme dont le moi est en yoga, voit le moi dans tous les êtres et tous les êtres dans le moi, il voit tout d'une vision égale." Tout ce qu'il voit lui est le Moi, tout est son moi, tout est le Divin. Mais s'il demeure si peu que ce soit dans la mutabilité du Kshara, ne court-il pas le danger de perdre tous les résultats de ce Yoga difficile, de perdre le Moi et de retomber dans le mental, n'est-il pas possible que le Divin le perde et que le monde le récupère, ne risque-t-il pas de perdre le Divin et de récupérer à la place l'ego et la nature inférieure? Non, dit la Guîtâ. "Celui qui Me voit partout et voit tout en Moi, Je ne me perds pas pour lui, et lui non plus ne se perd pas pour Moi." Car cette paix du nirvana, bien qu'elle soit conquise au moyen de l'Akshara, repose sur l'être du Pouroushôttama, matsansthâm, et celui-ci est répandu, le Divin, le Brahman est également répandu dans le monde des êtres et, tout en lui étant transcendant, n'est pas emprisonné dans Sa transcendance. On doit voir que toutes choses sont Lui, vivre et agir entièrement selon cette vision : tel est le fruit parfait du Yoga.
Mais pourquoi agir? N'est-il pas plus sûr de s'asseoir dans sa solitude et, si l'on veut, de considérer le monde en le voyant dans le Brahman, dans le Divin, mais sans y prendre part, sans s'y mouvoir, sans y vivre, sans y agir, bien plutôt en vivant d'ordinaire dans le samâdhi intérieur? Cela ne doit-il pas être la loi, la règle, le dharma de cette suprême condition spirituelle? Non, une fois encore, pour le yogi libéré, il n'est d'autre loi, d'autre règle, d'autre dharma que de vivre en le Divin, d'aimer le Divin et d'être un avec tous les êtres; sa liberté est une liberté absolue et non pas contingente, elle existe en soi et ne dépend
¹yôga-kshémam vahâmyaham.
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plus d'aucune règle de conduite, d'aucune loi de vie ni d'aucune limitation d'aucune sorte. Il n'a plus besoin d'une méthode de Yoga, car maintenant il est perpétuellement en yoga. "Le yogi qui a établi son assise sur l'unité et M'aime en tous les êtres, de quelque façon qu'il vive et agisse, vit et agit en Moi." Spiritualisé, passé d'une expérience des sens à une expérience de l'âme, l'amour du monde est fondé sur l'amour de Dieu, et il n'est point en cet amour de péril ni de déficience. La crainte et le dégoût du monde peuvent souvent être nécessaires au recul devant la nature inférieure, car c'est en réalité la crainte et le dégoût de notre ego qui se réfléchissent en le monde. Mais voir Dieu en le monde, c'est ne rien redouter, c'est tout embrasser dans l'être de Dieu; voir tout comme le Divin, c'est ne haïr et n'abhorrer personne, c'est aimer Dieu dans le monde et le monde dans Dieu.
Mais du moins évitera-t-on et craindra-t-on les choses de la Nature inférieure que le yogi s'est donné tant de peine pour surmonter? Pas davantage; tout est embrassé dans l'égalité de la vision de soi. "Celui-là, ô Ardjouna, qui d'un œil égal voit toute chose à l'image de Moi, que ce soit le chagrin ou le bonheur, Je le tiens pour le yogi suprême." Ce qui ne signifie nullement qu'il tombera lui-même de sa béatitude spirituelle sans chagrin et qu'il éprouvera de nouveau le malheur mondain, fût-ce dans la peine d'autrui; mais voyant en autrui le jeu des dualités qu'il a lui-même laissé et surmonté, il continuera de tout voir comme étant lui-même, son moi en tout, Dieu en tout et, ni troublé ni déconcerté par les apparences de ces choses, mû seulement par elles pour aider et guérir, pour s'occuper du bien de tous les êtres, pour conduire les hommes à la béatitude spirituelle, pour œuvrer au progrès du monde vers Dieu, il vivra la vie divine, tant que sur terre lui seront échus des jours. L'amant de Dieu qui peut le faire, qui peut ainsi embrasser toute chose en Dieu, qui peut regarder calmement la nature inférieure et les œuvres de la Maya des trois gounas et agir en elles et sur elles sans trouble ni dérangement, depuis la cime et la puissance de l'unité spirituelle, libre en la vastitude de la vision de Dieu, doux et grand et lumineux en la force de la nature de Dieu, celui-là on
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peut certes dire qu'il est le yogi suprême. Il a en vérité conquis la création, djitah sargah.
Ici comme toujours, la Guîtâ introduit la bhakti comme sommet du Yoga, sarva-bhoûta-sthitam yo mâm bhadjati ékatwam âsthitah; c'est ce que l'on peut presque dire pour résumer tout le résultat final de l'enseignement de la Guîtâ — quiconque aime Dieu en tout et a son âme fondée sur l'unité divine, de quelque façon qu'il vive et agisse, vit et agit en Dieu, Et pour le souligner encore plus, après une intervention d'Ardjouna et une réponse à son doute sur la façon dont un Yoga si difficile est tant soit peu possible au mental agité de l'homme, l'Instructeur divin revient à cette idée et en fait sa déclaration suprême. "Le yogi est plus grand que ceux qui pratiquent l'ascèse, plus grand que les hommes de connaissance, plus grand que les hommes d'action; aussi deviens le yogi, ô Ardjouna", le yogi, celui qui, par l'action et la connaissance et l'ascèse, ou par tout autre moyen, ne se satisfaisant même pas de la connaissance ni du pouvoir spirituel ni d'aucune de ces choses pour ce qu'elles sont, mais poursuit et atteint l'union avec Dieu seul; car en cette union tout le reste est contenu, exhaussé, dépassé, accède à une signification suprêmement divine. Mais parmi les yogis eux-mêmes, le plus grand est le bhakta. "De tous les yogis, celui qui, M'ayant abandonné tout son être intérieur, a pour Moi amour et foi, shraddhâvân bhadjaté. Je le tiens pour le plus étroitement uni à Moi en Yoga." Telle est l'ultime parole de ces six premiers chapitres, et elle porte en soi la semence de tout le reste, de ce qui demeure encore informulé et n'est nulle part entièrement exprimé; car cela est toujours et demeure une sorte de mystère et de secret, rahasyam, le suprême mystère spirituel et le secret divin.
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Les six premiers chapitres de la Guîtâ forment une sorte de bloc préliminaire de l'enseignement; tout le reste, à savoir les douze autres chapitres élaborent certaines figures inachevées de ce bloc qui y sont perçues comme de simples suggestions derrière la vaste exécution des motifs principaux; mais elles sont en soi d'une importance capitale, on les réserve donc pour un traitement encore plus ample des deux autres aspects de l'œuvre. Si la Guîtâ n'était une grande Écriture que l'on doit poursuivre jusqu'à son terme, si elle était en fait le discours d'un instructeur vivant à un disciple et que l'on pût reprendre ce discours en temps voulu, une fois le disciple prêt pour une nouvelle vérité, on pourrait concevoir que l'instructeur s'arrête ici, à la fin du sixième chapitre, et dise : "Travaille d'abord à ceci; tu as beaucoup à faire pour le réaliser, et tu possèdes la plus grande base; à mesure que les difficultés s'élèveront, elles se résoudront d'elles-mêmes, ou je les résoudrai pour toi. Mais à présent, vis ce que je t'ai dit; travaille dans cet esprit." En vérité, il est ici bien des choses que l'on ne peut correctement comprendre qu'à la lumière que répand sur elles ce qui doit venir ensuite. Afin de clarifier d'immédiates difficultés et d'obvier à de possibles méprises, j'ai eu moi-même à anticiper beaucoup et, par exemple, à introduire de façon répétée l'idée du Pouroushôttama; sans quoi, en effet, il eût été impossible d'élucider certaines obscurités, que la Guîtâ accepte délibérément, sur le Moi et l'action et le Seigneur de l'action, afin que ne puisse être troublé l'aplomb des premiers pas en essayant trop tôt d'atteindre des choses trop grandes encore pour le mental du disciple humain.
Ardjouna lui-même, si l'Instructeur devait interrompre ici son discours, pourrait bien objecter : "Tu as beaucoup parlé de la destruction du désir et de l'attachement, de l'égalité, de la conquête des sens et de la tranquillisation du mental, de l'action impersonnelle et sans passion, du sacrifice des œuvres, du
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renoncement intérieur comme étant préférable au renoncement extérieur, et je comprends ces choses intellectuellement, si difficiles qu'elles puissent me sembler en pratique. Mais Tu as dit aussi qu'il faut s'élever au-dessus des gounas lors même que l'on demeure dans l'action, et Tu ne m'as pas dit comment fonctionnent les gounas, et tant que je ne le saurai point, il me sera difficile de les détecter et de m'élever au-dessus d'eux. En outre, Tu as parlé de la bhakti, et qu'elle est le plus grand élément du Yoga, et toutefois Tu as beaucoup parlé des œuvres et de la connaissance, mais très peu ou pas du tout de la bhakti. Mais la bhakti, cette chose suprême, à qui faut-il l'offrir? Certainement pas au Moi immobile et impersonnel, mais à Toi, le Seigneur. Dis-moi alors ce que Tu es, Toi qui, de même que la bhakti est encore plus grande que cette connaissance de soi, es plus grand que le Moi immuable, lequel toutefois est plus grand que la Nature mutable et que le monde de l'action, de même que la connaissance est plus grande que les œuvres. Quel rapport y a-t-il entre ces trois choses? entre les œuvres, la connaissance et l'amour divin? entre l'âme dans la Nature, le Moi immuable et ce qui est tout ensemble le Moi universel sans changement et le Maître de la connaissance, de l'amour et des œuvres, la suprême Divinité qui est ici avec moi dans cette grande bataille et ce massacre, mon aurige dans le char de cette action féroce et terrible?" C'est pour répondre à ces questions que le reste de la Guîtâ est écrit, et dans une solution intellectuelle complète il faut en effet les aborder sans retard et les résoudre. Mais dans une vraie sâdhanâ, on doit aller d'étape en étape, en laissant bien des choses (en fait les plus importantes) se présenter ensuite, et l'on doit les résoudre pleinement à la lumière du progrès réalisé dans l'expérience spirituelle. La Guîtâ, dans une certaine mesure, suit cette courbe de l'expérience et commence par jeter une sorte de vaste base préliminaire des œuvres et de la connaissance, qui contient un élément menant à la bhakti et à une plus grande connaissance, mais sans y arriver tout à fait. C'est cette base que nous offrent les six chapitres.
Nous pouvons alors nous arrêter pour considérer jusqu'où ils ont conduit la solution du problème originel sur lequel
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s'ouvre la Guîtâ. Il n'est pas nécessaire que le problème on peut d'ailleurs utilement le noter encore -, ait abouti en soi à toute la question de la nature de l'existence et du remplacement de la vie normale par la vie spirituelle. On aurait pu le traiter sur une base pragmatique ou éthique, ou bien d'un point de vue intellectuel ou idéal, ou encore en considérant à la fois tout cela; telle aurait été en fait notre méthode moderne pour résoudre la difficulté. En soi, le problème ne pose en premier lieu que cette question de savoir si Ardjouna doit être gouverné par le sens éthique du péché personnel dans le carnage ou par la considération tout aussi éthique de son devoir public et social, la défense de la Justice, l'opposition aux forces armées de l'injustice et de l'oppression que la voix de la conscience exige de toutes les nobles natures. Cette question a été soulevée de nos jours, et à l'heure présente, et l'on peut la résoudre comme aujourd'hui par telle ou telle de ces très diverses solutions qui, toutes, cependant relèvent de l'optique de notre vie normale et de notre mental humain normal. On peut y répondre comme à une question se posant entre la conscience personnelle et notre devoir vis-à-vis de la société et de l'État, entre un idéal et une morale pratique, entre la "force de l'âme" et la reconnaissance du fait gênant que la vie n'est pas du moins pas encore toute l'âme et que prendre les armes pour la justice dans un combat physique est parfois inévitable. Cependant, toutes ces solutions appartiennent à l'intellect, au caractère, aux émotions; elles dépendent du point de vue individuel et, au mieux, constituent notre façon personnelle d'envisager la difficulté qui nous est offerte, façon personnelle en ce qu'elle convient à notre nature et au stade où nous en sommes de notre évolution éthique et intellectuelle, à ce que nous pouvons voir et faire de mieux avec la lumière que nous possédons; elle ne conduit à aucune solution finale. Et il en est ainsi parce que cette façon de voir procède du mental normal, qui est toujours un écheveau des tendances diverses de notre être et ne peut arriver qu'à un choix ou un compromis entre elles, entre notre raison, notre être éthique, nos besoins dynamiques, nos instincts de vie, notre être émotif et ces mouvements plus rares que nous pouvons peut
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être appeler instincts de l'âme ou préférences psychiques. La Guîtâ reconnaît que, de ce point de vue, il ne peut y avoir de solution absolue, seulement une solution pratique immédiate et, après avoir offert à Ardjouna en partant des plus hauts idéaux de son temps cette simple solution pratique qu'il n'est pas d'humeur à accepter et qu'il n'est de toute évidence pas censé accepter, la Guîtâ passe à un tout autre point de vue et à une réponse bien différente.
La solution de la Guîtâ est de s'élever au-dessus de notre être naturel et de notre mental normal, au-dessus de nos perplexités intellectuelles et morales, en une autre conscience avec une autre loi d'être et donc un autre point de vue pour notre action, là où ni le désir personnel ni les émotions personnelles ne la gouvernent plus; où les dualités s'évanouissent; où l'action n'est plus nôtre et où, par conséquent, le sens de vertu personnelle et de péché personnel se trouve dépassé; où l'universel, l'impersonnel, l'esprit divin élabore par notre entremise son dessein dans le monde; où nous-mêmes, par une nouvelle et divine naissance, sommes changés en êtres de cet Être, en consciences de cette Conscience, en pouvoirs de ce Pouvoir, en béatitudes de cette Béatitude et où, ne vivant plus en notre nature inférieure, nous n'avons pas d'œuvre à œuvrer qui nous soit propre, pas de but personnel à poursuivre, mais où, si nous œuvrons tant soit peu et c'est le seul problème et la seule difficulté véritable qui demeurent -, nous n'accomplissons que les œuvres divines, celles dont notre nature extérieure n'est qu'un instrument passif et non plus la cause, dont elle ne fournit plus le mobile, la force motrice étant au-dessus de nous, dans la volonté du Maître de nos œuvres. Et cela nous est présenté comme la vraie solution, parce qu'elle remonte à la vérité réelle de notre être; et il tombe sous le sens que de vivre selon la vérité réelle de notre être représente la plus haute solution, et la seule qui soit entièrement vraie, aux problèmes de notre existence. Notre personnalité mentale et vitale est une vérité de notre existence naturelle, mais une vérité de l'ignorance, et tout ce qui s'y rattache est de même une vérité de cet ordre : valide en pratique pour les œuvres de l'ignorance, mais sans plus de
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validité lorsque nous revenons à la vérité réelle de notre être. Or, comment pouvons-nous en fait être sûrs que ce soit la vérité? Il n'en est pas question tant que nous nous satisfaisons de notre expérience mentale ordinaire; car notre expérience mentale normale est entièrement celle de cette nature inférieure emplie par l'ignorance. Nous ne pouvons connaître cette vérité qu'en la vivant, c'est-à-dire en passant par-delà l'expérience mentale dans l'expérience spirituelle : par le Yoga. Vivre l'expérience spirituelle jusqu'à tant que nous cessions d'être mentaux et devenions des esprits, jusqu'à tant que, affranchis des imperfections de notre nature présente, nous soyons capables de vivre entièrement dans notre être réel et divin, c'est en effet cela qu'en fin de compte nous entendons par Yoga.
Ce transfert ascendant du centre de notre être et la transformation, qui en découle, de toute notre existence et de toute notre conscience, avec, pour résultat, un changement dans tout l'esprit et tout le mobile de notre action, l'action demeurant souvent la même précisément que dans ses apparences extérieures, c'est cela qui constitue l'essentiel du Karma-Yoga de la Guîtâ. Change ton être, renais en l'esprit et, par cette nouvelle naissance, poursuis l'action que t'a fixée l'Esprit au-dedans, tel est, peut-on dire, le cœur de son message. Ou encore, formulé autrement, avec un sens plus profond et plus spirituel, fais de l'œuvre que tu dois accomplir ici le moyen de ta renaissance intérieure spirituelle, de la naissance divine, et, devenu divin, accomplis encore les œuvres divines comme instrument du Divin pour guider les peuples. Il est dès lors deux choses que l'on doit clairement poser et saisir clairement, le moyen de ce changement, de ce transfert ascendant, de cette nouvelle naissance divine, et la nature de l'œuvre ou plutôt l'esprit dans lequel l'accomplir, puisqu'il n'est pas besoin que la forme extérieure en change aucunement, bien qu'en réalité la portée et le but en deviennent tout différents. Mais ces deux choses sont pratiquement la même, élucider l'une revenant à élucider l'autre. L'esprit de notre action naît de la nature de notre être et de la fondation intérieure qu'elle a prise, mais aussi cette nature est elle-même affectée par la tendance et l'effet spirituel de
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notre action; un très grand changement dans l'esprit de nos œuvres change la nature de notre être et modifie la fondation qu'il a prise; il déplace le centre de force consciente à partir duquel nous agissons. Si la vie et l'action étaient entièrement illusoires, comme certains le voudraient, si l'Esprit n'avait rien à faire avec les oeuvres ou la vie, il n'en serait pas ainsi; mais l'âme en nous se développe par la vie et les œuvres; en fait, ce n'est pas tant l'action elle-même que la façon dont travaille la force intérieure de notre âme qui détermine ses relations avec l'Esprit. Ainsi, en vérité, se justifie le Karma-Yoga comme moyen pratique de la réalisation supérieure de soi.
Nous partons de cette base : la présente vie intérieure de l'homme, dépendante qu'elle est presque entièrement de sa nature vitale et physique, ne la dépassant que par un jeu limité d'énergie mentale, n'est pas toute son existence possible, pas même toute son existence réelle présente. Il existe au-dedans de lui un Moi caché, dont sa nature actuelle n'est qu'une apparence extérieure ou qu'un partiel résultat dynamique. La Guîtâ semble tout au long admettre sa réalité dynamique et ne pas adopter le point de vue plus sévère des védântis extrémistes pour qui elle n'est qu'une apparence, point de vue qui frappe à leur racine même toute œuvre et toute action. La façon qu'elle a de formuler cet élément de sa pensée philosophique il serait possible de le faire d'une autre façon est d'admettre la distinction sânkhyenne entre Être et la Nature, le pouvoir qui connaît, soutient et anime et le pouvoir qui œuvre, agit, fournit toutes les variations d'instrument, de moyen et de méthode. Simplement, elle prend Être libre et immuable des sânkhyens, l'appelle en langue védântique l'unique Moi ou Brahman immuable et omniprésent, et la distingue de cette autre âme imbriquée dans la Nature, qui est notre être mutable et dynamique, l'âme multiple des choses, la base de la variation et de la personnalité. Mais en quoi consiste alors cette action de la Nature?
Elle consiste en un pouvoir d'action, Prakriti, qui est l'interaction des trois modes fondamentaux de son fonctionnement, des trois qualités, ou gounas. Et quel en est le moyen?
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C'est le système complexe de l'existence créé par une évolution graduelle des instruments de la Prakriti; à mesure qu'ils se réfléchissent ici dans l'expérience que l'âme a de ses opérations, nous pouvons les appeler successivement la raison et l'ego, le mental, les sens et les éléments de l'énergie matérielle qui sont à la base de ses formes. Tous sont mécaniques : une machine complexe de la Nature, yantra, et selon notre optique moderne, nous pouvons dire qu'ils sont tous involués dans l'énergie matérielle et s'y manifestent à mesure que l'âme en la Nature prend conscience d'elle-même par une évolution ascendante de chaque instrument, mais dans l'ordre inverse de celui que nous avons constaté, la matière d'abord, puis la sensation, puis le mental, ensuite la raison et enfin la conscience spirituelle. La raison qui ne s'occupe d'abord que des opérations de la Nature, peut plus tard détecter leur caractère fondamental, peut ne les voir que comme un jeu des trois gounas où l'âme est empêtrée, peut faire la distinction entre ces opérations et l'âme; l'âme alors a une chance de se dépêtrer et de retourner à sa liberté originelle et à son existence immuable. Dans la langue védântique, elle voit l'esprit, l'être; elle cesse de s'identifier avec les instruments et les opérations de la Nature, avec son devenir; elle s'identifie avec son vrai Moi et son être vrai et recouvre son immuable existence spirituelle essentielle. C'est alors, selon la Guîtâ, depuis cette existence spirituelle essentielle que, librement et en souveraine de son être, en Ishwara, elle peut soutenir l'action de son devenir.
Si nous regardons les seuls faits psychologiques sur lesquels reposent ces distinctions philosophiques la philosophie, n'est qu'une façon de nous formuler intellectuellement à nous-mêmes et dans leur signification essentielle les faits psychologiques et physiques de l'existence et leurs rapports avec toute réalité fondamentale susceptible d'exister -, nous pouvons dire qu'il y a deux vies qu'il nous est loisible de mener, la vie de l'âme absorbée dans les opérations de sa nature active, identifiée avec ses instruments psychologiques et physiques, limitée par eux, bornée par sa personnalité, soumise à la Nature, et la vie de l'Esprit, supérieure à ces choses, vaste, impersonnelle, universelle,
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libre, illimitée, transcendante, soutenant avec une égalité infinie son être et son action naturels, mais les dépassant par sa liberté et son infinitude. Nous pouvons vivre dans ce qui est à présent notre être naturel et nous pouvons vivre dans notre être plus grand, notre être spirituel. Telle est la première grande .distinction sur laquelle est fondé le Karma-Yoga de la Guîtâ.
Toute la question et toute la méthode résident alors dans la libération de l'âme hors des limitations de notre être naturel présent. Dans notre vie naturelle, le premier fait dominant est notre sujétion aux formes de la Nature matérielle, aux contacts extérieurs des choses. Ces formes et ces contacts se présentent à notre vie par l'intermédiaire des sens; et la vie, par l'intermédiaire des sens, fait immédiatement retour à ces objets pour s'en emparer et s'en occuper, elle désire, elle s'attache, elle cherche des résultats. Le mental, dans toutes ses sensations, réactions, émotions intérieures, dans toutes ses habitudes de percevoir, de penser et de sentir, obéit à cette action des sens; la raison aussi, emportée par le mental s'abandonne à cette vie des sens, cette vie où l'être intérieur est soumis au caractère extérieur des choses et, pas un moment, ne peut s'élever vraiment au-dessus, ni sortir du cercle de son action sur nous et des résultats et réactions psychologiques qui s'ensuivent en nous. Le mental ne peut les dépasser parce qu'il y a le principe de l'ego par lequel la raison différencie la somme de l'action de la Nature sur notre mental, notre volonté, nos sens, notre corps, de son action dans d'autres mentaux, d'autres volontés, d'autres organismes nerveux, d'autres corps; et la vie ne signifie pour nous que la façon dont elle affecte notre ego et la façon dont notre ego répond à ses contacts. Nous ne connaissons rien d'autre, nous semblons n'être rien d'autre; l'âme elle-même paraît alors n'être qu'une masse séparée de mental, de volonté, de réception et de réaction émotives et nerveuses. Nous pouvons agrandir notre ego, nous identifier avec la famille, le clan, la classe, le pays, la nation, l'humanité même, mais l'ego demeure encore, sous tous ces déguisements, la racine de nos actions; simplement, il trouve une plus grande manifestation de son être séparé du fait de ces plus amples rapports avec les choses extérieures.
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Ce qui agit en nous est encore la volonté de l'être naturel s'emparant des contacts du monde extérieur afin de satisfaire les différentes phases de sa personnalité, et la volonté dans cette prise de possession est toujours une volonté de désir, de passion et d'attachement à nos œuvres et à leurs résultats, la volonté de la Nature en nous; notre volonté personnelle, disons-nous, mais notre personnalité égoïste est'une création de la Nature; elle n'est ni ne peut être notre moi libre, notre être indépendant. Tout cela est l'action des modes de la Nature. Ce peut être une action tamasique, et nous avons alors une personnalité inerte, soumise à la ronde mécanique des choses et qui y trouve sa satisfaction, incapable du moindre effort vigoureux en vue d'une action et d'une maîtrise plus libres. Ou ce peut être l'action radjasique, et nous avons alors la personnalité active et remuante qui se jette sur la Nature et tente de la mettre au service de ses besoins et de ses désirs, mais ne voit point que son apparente maîtrise est une servitude, puisque ses besoins et ses désirs sont ceux de la Nature et que, tant que nous y sommes soumis, il ne peut exister pour nous de liberté. Ou ce peut être une action sattwique, et nous avons alors la personnalité éclairée qui essaie de vivre selon la raison ou de réaliser, en fonction de ses préférences, un idéal de bien, de vérité ou de beauté; mais cette raison est encore soumise aux apparences de la Nature, et ces idéaux ne sont que les phases changeantes de notre personnalité, nous n'y trouvons pour finir aucune règle sûre ni aucune satisfaction permanente. Nous sommes encore emportés sur une roue de mutation, et dans nos girations obéissons, par l'ego, à un Pouvoir qui est en nous et en tout ceci. niais nous ne sommes pas nous-mêmes ce Pouvoir, ni en union et en communion avec lui. Il n'y a pas encore de liberté, pas encore de vraie maîtrise.
Cependant, la liberté est possible. À cet effet, il nous faut d'abord rentrer en nous pour nous éloigner de l'action qu'exerce le monde extérieur sur nos sens; autrement dit, nous devons vivre intérieurement et être capables d'empêcher la course naturelle des sens après leurs objets extérieurs. Une maîtrise des sens, une aptitude à nous passer de tout ce après quoi ils
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soupirent, voilà la première condition de la vraie vie de l'âme; c'est ainsi seulement que nous commençons de sentir qu'existe en nous une âme différente des mutations du mental en sa réception des contacts des choses extérieures, une âme qui en ses profondeurs remonte à quelque chose d'existant en soi, d'immuable, de tranquille et maître de soi, de grandiose, de serein et d'auguste, souverain de soi-même et inaffecté par les avides ruées de notre nature extérieure. Mais ceci ne peut se faire tant que nous sommes les sujets du désir. Car c'est le désir, principe de toute notre vie superficielle, qui se satisfait de la vie des sens et trouve entièrement son compte dans le jeu des passions. Nous devons alors nous débarrasser du désir et, une fois détruite cette inclination de notre être naturel, les passions qui en sont les résultats émotifs s'apaiseront; car la joie et le chagrin de la possession et de la perte, du succès et de l'échec, des contacts plaisants et déplaisants, qui les entretiennent quitteront notre âme. Alors, sera acquise une calme égalité. Et puisqu'il nous faut encore vivre et agir dans le monde et que dans l'action notre nature nous porte à rechercher les fruits de nos œuvres, nous devons changer cette nature et accomplir les œuvres sans attachement à leurs fruits, à défaut de quoi le désir et tous ses résultats demeurent. Mais comment pouvons-nous changer cette nature de l'exécutant des œuvres en nous? En dissociant les œuvres de l'ego et de la personnalité, en voyant au moyen de la raison que tout ceci est le jeu des gounas de la Nature et en dissociant notre âme du jeu, en en faisant tout d'abord l'observatrice des opérations de la Nature et en laissant ces œuvres au Pouvoir qui, en réalité, est derrière elles, au quelque chose dans la Nature qui est plus grand que nous-mêmes, non pas notre personnalité, mais le Maître de l'univers. Le mental, cependant, ne permettra point tout cela; sa nature est de s'élancer au-dehors et de courir après les sens en entraînant avec lui la raison et la volonté. Nous devons en conséquence apprendre à tranquilliser le mental. Nous devons atteindre à cette paix et cette immobilité absolues où nous prenons conscience du Moi en nous qui est calme, immobile, plein de béatitude, éternellement imperturbé et inaffecté par les
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contacts des choses, qui se suffit à lui-même et trouve en lui-même seulement sa satisfaction éternelle.
Ce Moi est notre être existant en soi. Il n'est pas limité par notre existence personnelle. Il est le même en toutes les existences, imprégnant toutes choses, égal pour toutes, soutenant toute l'action universelle de par son infinité, mais limité par rien de ce qui est fini, modifié en rien par les changements de la Nature et de la personnalité. Lorsque ce Moi est révélé en nous, lorsque nous en éprouvons la paix et le silence, nous pouvons le devenir; nous pouvons faire passer notre âme de sa position inférieure immergée dans la Nature en sa position initiale dans le Moi. Et nous le pouvons par la force des choses que nous avons atteintes, le calme, l'égalité, l'impersonnalité sans passion. A mesure, en effet, que nous grandissons en ces choses, que nous les menons à leur plénitude, que nous leur soumettons toute notre nature, nous devenons ce Moi calme, égal, sans passion, impersonnel et omnipénétrant. Nos sens retombent dans cette quiétude et reçoivent avec une suprême tranquillité les contacts dont nous atteint le monde; notre mental retombe dans cette quiétude et devient le calme témoin universel; notre ego se dissout dans cette existence impersonnelle. Nous voyons toute chose en ce moi que nous sommes en nous-mêmes devenus; et nous voyons ce moi en tout; nous devenons un être avec tous les êtres dans la base spirituelle de leur existence. Accomplies dans cette tranquillité sans ego et dans cette impersonnalité, nos œuvres cessent d'être nôtres, cessent de nous lier ou de nous troubler avec leurs réactions. Au moyen de ses gounas, la Nature tisse la toile de ses œuvres, mais sans affecter notre tranquillité, qui ne connaît nul chagrin et qui existe en soi. Tout est abandonné en cet unique Brahman égal et universel.
Mais il y a ici deux difficultés. D'abord, il semble exister une antinomie entre ce Moi tranquille et immuable et l'action de la Nature. Comment, alors, l'action existe-t-elle tant soit peu, ou comment peut-elle se poursuivre une fois que nous avons pénétré dans l'immuable existence du Moi? Et là, où se trouve la volonté d'oeuvrer qui rendrait possible l'action de notre nature? Si nous disons avec le Sânkhya que la volonté est dans la Nature,
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et non dans le Moi, encore faut-il dans la Nature un motif ainsi que le pouvoir d'attirer l'âme en ses opérations par l'intérêt, l'ego et l'attachement, et que, lorsque ces choses ne se réfléchissent plus dans la conscience de l'âme, le pouvoir de la Nature cesse, et qu'avec lui disparaisse le motif des œuvres. Mais la Guîtâ n'accepte pas ce point de vue, qui semble en fait nécessiter l'existence de nombreux Pouroushas et non d'un unique Pourousha universel autrement, l'expérience séparée de l'âme et sa libération séparée, tandis que des millions d'autres sont encore retenues dans les mailles du filet, seraient inintelligibles. La Nature n'est pas un principe séparé, c'est le pouvoir du Suprême se projetant dans la création cosmique. Toutefois, si le Suprême n'est que ce Moi immuable et si l'individu est seulement quelque chose qui en a été émis dans la Puissance, alors dès le moment où il retourne en le moi et y reprend assise, tout doit cesser, qui n'est pas la suprême unité et le calme suprême. En second lieu, même si l'action continue encore de quelque façon mystérieuse, néanmoins, puisque le Moi est égal pour toute chose, il ne peut importer que les œuvres soient accomplies ou, si elles le sont, le genre de travail qui est fait ne peut avoir d'importance. Pourquoi, alors, cette insistance sur la forme d'action la plus violente et la plus désastreuse, pourquoi ce char, cette bataille, ce guerrier, cet aurige divin?
La Guîtâ répond en présentant le Suprême comme quelque chose de plus grand même que le Moi immuable, et qui contient davantage, un qui est à la fois ce Moi et le Maître des œuvres dans la Nature. Mais il dirige les œuvres de la Nature avec le calme éternel, l'égalité, la supériorité sur les œuvres et la personnalité qui sont le propre de l'immuable. C'est, pouvons-nous dire, l'équilibre de l'être à partir duquel il dirige les œuvres, et en y grandissant nous grandissons en son être et en l'équilibre des œuvres divines. Il s'en élance comme Volonté et Pouvoir de Son être dans la Nature, se manifeste en toutes les existences, naît comme Homme dans le monde, est là dans le cœur de tous les hommes, se révèle comme l'Avatar, la naissance divine en l'homme; et à mesure que l'homme grandit en Son être, c'est en la naissance divine qu'il grandit. On doit
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accomplir les œuvres en sacrifice à ce Seigneur de nos œuvres, et en devenant peu à peu le Moi nous devons réaliser notre unité avec Lui dans notre être et voir en notre personnalité une de Ses manifestations partielles en la Nature. Un en être avec Lui, nous devenons un avec tous les êtres dans l'univers et accomplissons les œuvres divines, non comme les nôtres, mais comme les opérations qu'il réalise par notre intermédiaire pour le maintien et la conduite des peuples.
C'est là l'essentiel de ce qu'il faut faire, et une fois cela accompli, les difficultés qui se présentent à Ardjouna disparaîtront. Le problème n'est plus un problème concernant notre action personnelle, car ce qui fait notre personnalité devient une chose temporelle et subordonnée; la question concerne alors les seules opérations que, par notre canal, la Volonté divine réalise dans l'univers. Pour le comprendre, il nous faut savoir ce qu'est cet Être suprême en Lui-même et en la Nature, ce que sont les opérations de la Nature et à quoi elles conduisent, et l'intime relation entre l'âme dans la Nature et cette âme suprême, dont la bhakti associée à la connaissance est la fondation. Élucider ces questions est le sujet du reste de la Guîtâ.
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LIVRE DEUX
PREMIERE PARTIE
LA SYNTHÈSE DES ŒUVRES, DE L'AMOUR
ET DE LA CONNAISSANCE
I
LES DEUX NATURES*
On a traité les six premiers chapitres de la Guîtâ comme un seul corpus d'enseignement, base primordiale de sa connaissance et de sa pratique; on peut de la même façon traiter les douze derniers comme deux ensembles intimement reliés développant le reste de la doctrine à partir de cette base première. Du septième au douzième, ils formulent un vaste exposé métaphysique de la nature de l'Être divin et, sur cette fondation, unissent étroitement et synthétisent la connaissance et la dévotion, tout comme la première partie de la Guîtâ réunissait et synthétisait les œuvres et la connaissance. La vision du Pourousha universel intervient au onzième chapitre et donne une tournure dynamique à cette étape de la synthèse qu'elle relie vigoureusement aux œuvres et à la vie. Ainsi tout se trouve-t-il à nouveau ramené puissamment à la question initiale d'Ardjouna, autour de laquelle l'exposition entière gravite et accomplit sa révolution. Après quoi, la Guîtâ passe à la différenciation du Pourousha et de la Prakriti pour élaborer ses idées sur l'action des gounas, sur l'ascension par-delà les gounas et sur l'apogée des œuvres faites sans désir et en accord avec la connaissance, apogée où se produit la fusion avec la bhakti la connaissance, les œuvres et l'amour devenant une seule chose -, et de là elle s'élève vers son grand final, le secret de la soumission au Maître de l'Existence.
Dans cette seconde partie de la Guîtâ, nous arrivons à un exposé d'un genre plus concis et plus simple que ce que nous avons eu jusqu'à présent. Dans les six premiers chapitres, les définitions n'ont pas encore été fournies, qui donnent la clef de la vérité sous-jacente; on affronte et l'on résout des difficultés; on progresse à grand-peine, on passe par plusieurs détours et retours en arrière; beaucoup de choses sont sous-entendues, dont la portée n'est pas claire encore. Ici, il semble que nous
*Guîtâ, VII. 1-14.
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atteignions un terrain plus clair et que nous mettions la main sur une expression plus serrée, plus pénétrante. Mais du fait même de cette concision, il nous faut toujours avancer prudemment afin d'éviter l'erreur et de ne pas laisser échapper le sens véritable. Car ici, nous ne sommes plus fermement placés sur le terrain sûr de l'expérience psychologique et spirituelle, mais devons traiter de déclarations intellectuelles à propos d'une vérité spirituelle et souvent supracosmique. Un exposé métaphysique est toujours entouré d'incertitude et dangereux en ce qu'il tente de définir à notre mental ce qui est en réalité infini; et s'il faut la faire, cette tentative ne peut jamais être entièrement satisfaisante, ni vraiment définitive ou ultime. On peut vivre la plus haute vérité spirituelle, on peut la voir, mais on ne peut la formuler que partiellement. Plus profondes, la méthode et la langue des Oupanishads avec leur libre recours à l'image et au symbole, la forme intuitive de leur discours où la dure précision limitative de l'expression intellectuelle est brisée et où il est permis aux implications des mots de se dérouler dans une vague illimitable de suggestion, sont en ces domaines la seule méthode et la seule langue justes. Mais la Guîtâ ne peut recourir à cette forme, car elle est conçue pour éclaircir une difficulté intellectuelle; elle répond à un état d'esprit où la raison l'arbitre auquel nous devons référer les conflits de nos impulsions et de nos sentiments est en guerre contre elle-même et a les mains liées pour arriver à une conclusion. Il faut conduire la raison à une vérité qui la dépasse, mais par ses propres moyens et à sa façon. Si on lui offre une solution spirituellement psychologique à partir de données dont elle n'a pas l'expérience, elle ne peut s'assurer de sa validité que si on la convainc par un exposé intellectuel des vérités d'être sur lesquelles repose cette solution.
Jusqu'à présent, les vérités justificatives qu'on lui a offertes sont celles dont elle a déjà l'habitude et ne suffisent que comme point de départ. Il y a d'abord la distinction entre le Moi et l'être individuel dans la Nature. Cette distinction a été utilisée pour indiquer que l'être individuel dans la Nature est nécessairement soumis tant qu'il vit enfermé dans l'action de l'ego aux opérations des trois gounas qui, par leurs mouvements
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instables, composent tout le champ et toute la méthode de la raison, du mental, de la vie et des sens dans le corps. Et à l'intérieur de ce cercle, il n'est point de solution. Il faut donc trouver la solution en s'élevant hors du cercle, au-dessus de cette nature marquée par les gounas, vers le Moi unique et immuable et l'Esprit silencieux, parce qu'on dépasse alors cette action de l'ego et du désir, racine de toute la difficulté. Mais ceci paraissant en soi mener droit à l'inaction, du fait qu'il n'existe point, par-delà la Nature, d'instrumentalité de l'action ni de cause ou de déterminant de l'action le Moi immuable, en effet, est inactif, impartial et égal envers toute chose, toute opération et tout événement -, on introduit l'idée yoguique de l'Îshwara, du Divin comme maître des œuvres et du sacrifice, et l'on suggère, mais sans le spécifier expressément, que ce Divin dépasse même le Moi immuable et qu'en Lui se trouve la clef de l'existence cosmique. Dès lors, en nous élevant jusqu'à Lui par l'intermédiaire du Moi, il nous est possible d'être spirituellement libérés de nos œuvres et de poursuivre cependant les œuvres de la Nature. Mais on n'a pas encore précisé qui est ce Suprême, incarné ici dans l'instructeur divin, dans l'aurige des actions, ni quels sont ses rapports avec le Moi et avec l'être individuel dans la Nature. Pas davantage ne voit-on clairement comment la Volonté d'œuvrer qui est issue de Lui peut être différente de la volonté dans la nature définie par les trois gounas. Et s'il n'y a que cette volonté, alors l'âme qui y obéit ne peut guère manquer d'être assujettie aux gounas dans son action, sinon dans son esprit, et en ce cas la liberté promise devient aussitôt illusoire ou incomplète. La volonté semble un aspect de la part exécutive de l'être, le pouvoir et la force active de la nature, Shakti, Prakriti. Est-il alors une Nature plus haute que celle que définissent les trois gounas? Est-il un pouvoir de création, de volonté, d'action pragmatiques autre que le pouvoir de l'ego, du désir, du mental, des sens, de la raison et de l'impulsion vitale?
En cette incertitude, ce qu'il faut donc faire à présent, c'est donner plus complètement la connaissance sur laquelle on doit fonder les œuvres divines. Et ce ne peut être que la connaissance
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complète, la connaissance intégrale du Divin, lequel est la source des œuvres et en l'être duquel l'ouvrier devient libre par la connaissance; car il connaît l'Esprit libre dont procède toute œuvre et il participe à sa liberté. De surcroît, cette connaissance doit apporter une lumière qui justifie l'affirmation sur laquelle s'achève la première partie de la Guîtâ. Elle doit établir la suprématie de la bhakti sur tous les autres motifs et pouvoirs de la conscience spirituelle et de l'action; elle doit être une connaissance du suprême Seigneur de toutes les créatures; à Lui seul, l'âme peut s'offrir en la parfaite soumission qui est la plus haute cime de tout l'amour et de toute la dévotion. C'est ce que l'Instructeur propose de donner dans les vers liminaires du septième chapitre, où s'amorce le développement qui occupe tout le reste du livre. "Entends, dit-il, comment en pratiquant le Yoga avec un mental qui M'est attaché et en Me prenant pour âshraya (la base entière, la demeure, le soutien de l'être conscient et de l'action) tu Me connaîtras sans que subsiste aucun doute, intégralement, samagram mâm. Je te dirai sans rien omettre ni rien retenir, ashéshatah (car autrement, il peut rester un terrain pour le doute), la connaissance essentielle, ainsi que toute la connaissance globale, et en la connaissant il n'y aura plus rien ici-bas qu'il faille encore savoir." Ce qu'implique la phrase, c'est que l'Être divin est tout, vâsoudévah sarvam, et par conséquent si on le connaît intégralement dans tous ses pouvoirs et tous ses principes, alors tout est connu, non seulement le Moi pur, mais le monde et l'action et la Nature. Il n'y a alors rien d'autre ici-bas qui reste à connaître, car tout est l'Existence divine. C'est seulement parce que notre point de vue, ici, n'est pas intégral de cette manière, parce qu'il repose sur le mental et la raison qui divisent, sur l'idée séparatrice de l'ego, que notre perception mentale des choses est une ignorance. Il nous faut quitter cette vision égoïste et mentale et en venir à la vraie connaissance unificatrice; celle-ci possède deux aspects, la connaissance essentielle, djñâna, et la connaissance globale, vidjñâna, la perception spirituelle directe de Être suprême et la juste connaissance intime des principes de son existence, Prakriti, Pourousha, et le reste, par quoi tout ce qui est peut être
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connu en son origine divine et en la suprême vérité de sa nature. Cette connaissance intégrale, dit la Guîtâ, est chose rare et difficile; "sur des milliers d'hommes, il en est un, ça et là, qui s'évertue à la perfection; et sur ceux qui s'évertuent à la perfection et y atteignent, il en est un, ça et là, qui Me connaît dans tous les principes de Mon existence, tattwatah."
Pour commencer et afin de fonder cette connaissance intégrale, la Guîtâ fait alors cette distinction profonde et capitale qui est la base pratique de tout son Yoga, la distinction entre les deux Natures, la Nature phénoménale et la Nature spirituelle. "Les cinq éléments (conditions de l'être matériel), le mental, la raison, l'ego, telle est Mon octuple Nature divisée. Mais différente de celle-ci, connais Mon autre Nature, la suprême Nature qui devient le djîva et par laquelle le monde est soutenu." C'est là la première idée métaphysique nouvelle de la Guîtâ, qui l'aide à prendre son point de départ dans les notions de la philosophie sânkhyenne et cependant à les dépasser et à donner à leurs termes, qu'elle conserve et élargit, une signification védântique. Une octuple Nature composée de cinq bhoûtas éléments, comme le disent les traductions, mais plutôt conditions élémentales ou essentielles de l'être matériel, auxquelles on donne les noms concrets de terre, eau, feu, air et éther -, du mental avec ses sens et ses organes variés; de la volonté raisonnante et de l'ego, telle est la description sânkhyenne de la Prakriti. Le Sânkhya s'arrête là, et parce qu'il s'arrête là, il doit établir une infranchissable division entre l'Âme et la Nature; il doit poser ces dernières comme deux entités primordiales tout à fait distinctes. S'arrêterait-elle là, la Guîtâ elle aussi devrait formuler la même incurable antinomie entre le Moi et la Nature cosmique, qui ne serait alors que la Mâyâ aux trois gounas, et toute cette existence cosmique serait simplement le résultat de cette Mâyâ; elle ne pourrait rien être d'autre. Mais il y a autre chose, il y a un principe plus élevé, une nature de l'esprit, para prakritir mé. Il y a une suprême nature du Divin qui est la source réelle de l'existence cosmique, sa force créatrice fondamentale et son énergie effective et dont l'autre Nature, inférieure et ignorante, n'est qu'un dérivé et une ombre obscure. Dans cette suprême
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dynamis, le Pourousha et la Prakriti sont un, la Prakriti n'étant que la volonté et le pouvoir exécutif du Pourousha, le fait de son être non une entité séparée, mais lui-même en tant que Pouvoir.
Cette suprême Prakriti n'est pas simplement une présence du pouvoir de l'être spirituel immanent en les activités cosmiques. Car alors elle ne pourrait être que la présence inactive du Moi qui imprègne tout, immanent en toutes choses ou les contenant toutes, imposant d'une certaine façon l'action universelle mais sans être lui-même actif. Pas davantage cette suprême Prakriti n'est-elle l'avyakta des sânkhyens, le primordial état non manifesté de semence de l'octuple et active nature manifestée des choses, l'unique force productrice originelle de la Prakriti à partir de laquelle évoluent ses nombreux pouvoirs instrumentaux et exécutifs. Il ne suffit pas non plus d'interpréter cette idée d'avyakta dans le sens védântique et de dire que cette suprême Nature est le pouvoir involué inhérent à l'Esprit ou Moi non manifesté d'où vient le cosmos et en lequel il retourne. C'est cela, sans doute, mais beaucoup plus que cela; car cela, c'est seulement l'un de ses états spirituels. C'est l'intégral pouvoir-conscient de Être suprême, Tchit-Shakti, qui est derrière le moi et le cosmos. Dans le Moi immuable, la suprême Prakriti est involuée en l'Esprit; elle est là, mais en nivritti ou rétention de l'action; dans le moi mutable et le cosmos, elle s'exprime dans l'action, pravritti. Là, par sa présence dynamique, elle développe dans l'Esprit toutes les existences et apparaît en elles comme leur nature spirituelle essentielle, la vérité persistante derrière le jeu de leurs phénomènes subjectifs et objectifs. Elle est la qualité et la force essentielles, swabhâva, le principe du moi de tout leur devenir, le principe inhérent et le pouvoir divin derrière leur existence phénoménale. L'équilibre des gounas n'est qu'un jeu quantitatif et tout à fait dérivé, qui se développe à partir de ce Principe suprême. Toute cette activité des formes, tout cet effort du mental, des sens, de l'intelligence de la part de la nature inférieure ne sont qu'un phénomène, qui ne pourrait aucunement exister sans cette force spirituelle et ce pouvoir d'être; il en provient et n'existe qu'en eux et par eux. Si
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nous demeurons dans la seule nature phénoménale et que nous voyions les choses d'après les seules notions dont elle nous imprègne, nous ne parviendrons pas à la vérité réelle de notre existence active. La vérité réelle est ce pouvoir spirituel, cette divine force de l'être, cette qualité essentielle de l'esprit dans les choses ou plutôt de l'esprit en lequel sont les choses et d'où elles tirent tous leurs pouvoirs et les semences de leurs mouvements. Que l'on atteigne cette vérité, ce pouvoir, cette qualité, et l'on arrivera à la loi réelle de notre devenir et au principe divin de notre vie, à sa source et à ce qui la sanctionne dans la Connaissance, et non pas seulement à son processus dans l'Ignorance.
C'est là couler le sens de la Guîtâ en une langue adaptée à notre moderne façon de penser; mais si nous regardons sa description de la Para Prakriti, nous constaterons que c'est bien la substance de ce qu'elle dit. D'abord, en effet, cette autre Prakriti, cette Prakriti supérieure est, dit Krishna, "Ma suprême nature, prakritim me parâm". Et ce Je, ici, c'est le Pouroushôttama, Être suprême, l'Âme suprême, l'Esprit transcendant et universel. La nature originelle et éternelle de l'Esprit et sa Shakti transcendante et génératrice, voilà ce que l'on entend par Para Prakriti. Car en parlant d'abord de l'origine du monde du point de vue du pouvoir actif de sa Nature, Krishna déclare solennellement : "C'est la matrice de tous les êtres, étad-yônîni bhoûtâni." Et au vers suivant du shlôka, exposant de nouveau le même fait selon l'optique de l'Âme qui engendre, il poursuit : "Je suis la naissance du monde entier et Je suis aussi sa dissolution; il n'existe rien de suprême au-delà de Moi." Ici, l'Âme suprême, le Pouroushôttama, et la suprême Nature, Parâ Prakriti, sont donc identifiés; ils sont proposés comme deux façons de considérer la même et unique réalité. Lorsque Krishna déclare être la naissance du monde et sa dissolution, il est évident, en effet, que c'est cette Para Prakriti, cette suprême Nature de son être qui est ces deux choses. L'Esprit est Être suprême dans sa conscience infinie, et la suprême Nature est l'infinité de pouvoir ou de volonté d'être de l'Esprit c'est Sa conscience infinie en sa divine énergie inhérente et en sa divine
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action céleste. La naissance est le mouvement d'évolution de cette Énergie consciente à partir de l'Esprit, parâ prakritir djîva-bhoûtâ, son activité dans l'univers mutable; la dissolution est le retrait de cette activité par involution de l'Énergie dans l'existence immuable et dans la puissance recueillie de l'Esprit. C'est donc cela qu'à l'origine on entend par suprême Nature.
La suprême Nature, para prakritih, est donc l'infini et intemporel pouvoir conscient de l'Être existant en soi à partir duquel toutes les existences dans le cosmos sont manifestées et passent du non-temps dans le Temps. Mais afin de fournir une base spirituelle à ce multiple et universel devenir dans le cosmos, la suprême Nature se formule sous l'aspect du djîva. En d'autres termes, l'éternelle âme multiple du Pouroushôttama apparaît comme existence individuelle et spirituelle dans toutes les formes du cosmos. Toutes les existences sont animées par la vie de l'Esprit unique et indivisible; toutes sont soutenues en leur personnalité, en leurs actions et leurs formes par la multiplicité éternelle de l'unique Pourousha. Mais nous devons soigneusement éviter l'erreur de penser que cette suprême Nature est identique au djîva manifesté dans le Temps, qu'en ce sens il n'y aurait rien d'autre ou qu'elle serait seulement la nature du devenir et non pas du tout la nature de l'être: ce ne pourrait alors être la suprême Nature de l'Esprit. Même dans le temps, elle est quelque chose de plus; car autrement, elle aurait pour seule vérité dans le cosmos la nature de la multiplicité, et il n'y aurait aucune nature de l'unité dans le monde. Ce n'est pas ce que dit la Guîtâ; elle ne dit pas que la suprême Prakriti est, dans son essence, le djîva, djîvâtmakâm, mais qu'elle est devenue le djîva, djîva-bhoûtâm; et cette expression implique que, derrière sa manifestation ici en tant que djîva, elle est à l'origine quelque chose d'autre et de plus élevé, qu'elle est la nature de l'unique Esprit suprême. Le djîva, comme on nous le dit plus loin, est le Seigneur, Îshwara, mais dans sa manifestation partielle, mamaïvânshah; même tous les multiples êtres dans l'univers ou dans les univers sans nombre ne pourraient être, en leur devenir, le Divin intégral, mais seulement une manifestation partielle de l'Un infini. En eux, réside le Brahman, l'existence une et indivisible
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comme si elle était divisée, avibhaktam tcha bhoûtéshou vibhaktam iva tcha sthitam. L'unité est la vérité plus grande, la multiplicité la moindre vérité, cependant toutes deux sont des vérités, aucune n'est illusion.
C'est par l'unité de cette nature spirituelle que le monde est soutenu, yayédam dhâryaté djagat, et de même est-ce de cette nature spirituelle qu'il naît avec tous ses devenirs, étad-yônîni bhoûtâni sarvâni, et c'est elle qui ramène en elle le monde entier et ses existences à l'heure de la dissolution, aham kritsnasya djagatah prabhavah pralayas tathâ. Mais dans la manifestation qui est ainsi émise en l'Esprit, soutenue en son action, retirée en sa périodique cessation d'activité, le djîva est la base de l'existence multiple; c'est l'âme multiple, si nous pouvons l'appeler ainsi, ou, si nous préférons, l'âme de la multiplicité dont nous faisons ici-bas l'expérience. Il est toujours un avec le Divin en son être, n'en diffère que dans le pouvoir de son être il en diffère non point dans le sens qu'il ne s'agit pas du tout du même pouvoir, mais en ce sens qu'il soutient seulement le pouvoir unique en une action partielle et multiplement individualisée. Dès lors, toutes les choses, à l'origine, en définitive et aussi dans le principe de leur durée, sont l'Esprit. La nature fondamentale de tout est la nature de l'Esprit, et ce n'est que dans leurs phénomènes différentiels inférieurs que les choses semblent différentes, qu'elles semblent être la nature du corps, de la vie, du mental, de la raison, de l'ego et des sens. Mais ce sont là des dérivés phénoménaux, et non la vérité essentielle de notre nature et de notre existence.
La suprême nature de l'être spirituel nous donne alors une vérité originelle et un pouvoir d'existence par-delà le cosmos en même temps qu'une première base de vérité spirituelle pour la manifestation dans le cosmos. Mais où est le lien entre cette suprême nature et la nature phénoménale inférieure? Sur Moi, dit Krishna, tout ceci, tout ce qui est ici sarvam idam, l'expression habituelle des Oupanishads pour la totalité des phénomènes dans la mobilité de l'univers est enfilé comme perles sur un fil. Mais ce n'est qu'une image que nous ne pouvons pousser bien loin; car les perles ne sont maintenues en contact les unes
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avec les autres que par le fil et n'ont d'autre unité ni d'autre relation avec le collier que leur dépendance à son égard pour ce rapport mutuel. Passons alors de l'image à ce qu'elle représente. C'est la suprême nature de l'Esprit, l'infini pouvoir conscient de son être, conscient de soi, conscient de tout, tout-sage, qui maintient ces existences phénoménales en relation les unes avec les autres, les pénètre, demeure en elles, les soutient et les insère dans le système de sa manifestation. Ce pouvoir suprême unique ne se manifeste pas seulement en tout en tant que l'Un, mais en chacun en tant que djîva, la présence spirituelle individuelle; il se manifeste aussi comme l'essence de toute qualité de la Nature. Tels sont donc les pouvoirs spirituels cachés derrière tous les phénomènes. Cette suprême qualité n'est point le fonctionnement des trois gounas, lequel est un phénomène de qualité et non son essence spirituelle. Cette suprême qualité est plutôt le pouvoir intérieur inhérent, unique et néanmoins variable de toutes ces variations superficielles. C'est une vérité fondamentale du Devenir, une vérité qui soutient et donne un sens spirituel et divin à toutes ses apparences. Les opérations des gounas ne sont que les devenirs superficiels et instables de la raison, du mental, des sens, de l'ego, de la vie et de la matière, sâttwikâ bhâvâ râdjasâs-tâmasâsh-tcha; mais c'est plutôt le pouvoir intime essentiel, stable et originel du devenir, swabhâva. C'est ce qui détermine la loi primordiale de tous les devenirs et de chaque djîva; ce qui constitue l'essence et développe le mouvement de la nature. C'est un principe en chaque créature, qui dérive du divin Devenir transcendant, celui de l'Îshwara, mad-bhâvah, et qui y est directement rattaché. En ces rapports du bhâva divin avec le swa-bhâva, et du swa-bhâva avec les bhâvâh superficiels, de la Nature divine avec la nature essentielle individuelle et de la nature essentielle en sa pure qualité originelle avec la nature phénoménale en tout son jeu mêlé et confus de qualités, nous trouvons le chaînon qui relie cette existence suprême et cette existence inférieure. Les pouvoirs et valeurs dégradés de la Prakriti inférieure découlent de pouvoirs et valeurs absolus de la Shakti suprême et doivent leur revenir pour trouver leur source, leur vérité et la loi essentielle de leurs
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opérations et de leur mouvement. De même l'âme, ou djîva, involuée ici-bas dans le pauvre jeu inférieur entravé des qualités phénoménales, si elle veut s'en échapper et être divine et parfaite, doit, en recourant à la pure action de la qualité essentielle de son swabhâva, revenir à cette loi supérieure de son être où elle peut découvrir la volonté, le pouvoir, le principe dynamique, le suprême fonctionnement de sa nature divine.
Cela ressort clairement du passage qui vient aussitôt après, où la Guîtâ donne un certain nombre d'exemples pour montrer comment le Divin, en le pouvoir de Sa suprême nature, se manifeste et agit dans les existences animées et les existences prétendues inanimées de l'univers. Nous pouvons les dégager de l'ordre lâche et libre qu'impose l'exigence de la forme poétique et les placer dans la série philosophique qui leur convient. D'abord, la Puissance et la Présence divines œuvrent dans les cinq conditions élémentales de la Matière. "Je suis le goût dans les eaux, le son dans l'éther, le parfum dans la terre, l'énergie de la lumière dans le feu", et, pour être plus complet, on peut ajouter : le toucher ou le contact dans l'air. Autrement dit, le Divin Lui-même en Sa Para Prakriti, est l'énergie qui se trouve à la base des diverses relations sensorielles et dont, selon l'ancien système sânkhyen, les conditions éthérique, rayonnante, électrique, gazeuse, liquide, ainsi que les autres conditions élémentales de la matière sont l'agent physique. Les cinq conditions élémentales de la matière sont l'élément quantitatif ou matériel dans la nature inférieure et constituent la base des formes matérielles. Les cinq tanmâtrâs le goût, le toucher, le parfum et les autres sont l'élément qualitatif. Ces tanmâtrâs sont les énergies subtiles dont l'action met la conscience sensorielle en relation avec les formes grossières de la matière ils sont la base de toute la connaissance phénoménale. Du point de vue matériel, la matière est la réalité, et les relations sensorielles sont des dérivés; mais du point de vue spirituel, c'est le contraire qui est la vérité. La matière et les agents matériels sont eux-mêmes des pouvoirs dérivés et, au fond, ne sont que des moyens concrets ou bien des conditions concrètes où les opérations de la qualité de la Nature dans les choses se manifestent à la conscience
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sensorielle du djîva. Le seul fait originel et éternel est l'énergie de la Nature, le pouvoir et la qualité de l'être qui se manifestent ainsi à l'âme par l'intermédiaire des sens. Et ce qui est essentiel dans les sens, ce qui est le plus spirituel, le plus subtil est en soi le matériau de cette qualité et de ce pouvoir éternels. Mais l'énergie ou le pouvoir de l'être dans la Nature, c'est cela le Divin Lui-même en Sa Prakriti; chaque sens à l'état pur est donc cette Prakriti, chaque sens est le Divin en Sa force consciente dynamique.
Cela, nous le déduisons mieux des autres termes de la série. "Je suis la lumière du soleil et de la lune, la virilité dans l'homme, l'intelligence de l'intelligent, l'énergie de l'énergique, la force du fort, la puissance ascétique de ceux qui pratiquent l'ascèse, tapasyâ." "Je suis la vie en toutes les existences." Dans chaque cas, c'est l'énergie de la qualité essentielle dont chacun de ces devenirs dépend pour ce qu'il est devenu, qui est donnée comme le signe particulier indiquant la présence du Pouvoir divin dans sa nature. Et aussi : "Je suis le pranava dans tous les Védas", c'est-à-dire la syllabe fondamentale ÔM, qui est la base de tous les puissants sons créateurs du verbe révélé; ÔM est la formulation unique et universelle de l'énergie du son et de la parole, ce qui contient et résume, synthétise et libère tout le pouvoir spirituel et toute la potentialité de la vâk et du shabda et dont les autres sons, dans l'étoffé desquels sont tissés les mots du langage, sont censés être les développements évolutifs. Cela rend les choses tout à fait claires. Ce ne sont pas les développements phénoménaux des sens ou de la vie ou de la lumière, de l'intelligence, de l'énergie, de la force, de la virilité, de la force ascétique qui sont propres à la suprême Prakriti. C'est la qualité essentielle en son pouvoir spirituel qui constitue le swabhâva. La force de l'esprit se manifestant de la sorte, la lumière de sa conscience et le pouvoir de son énergie dans les choses révélées en un pur signe original c'est cela, la nature essentielle. Cette force, cette lumière, ce pouvoir sont la graine éternelle dont toutes les autres choses sont les développements, les dérivés, les variabilités et les circonstances plastiques. Dès lors, la Guîtâ ajoute, et c'est la déclaration la plus générale de la série : "Sache
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que Je suis la semence éternelle de toute existence, ô fils de Prithâ." Cette semence éternelle est le pouvoir de l'être spirituel, la volonté consciente dans l'être, la graine, ainsi qu'il est dit ailleurs, que le Divin jette dans le grand Brahman, dans la vastitude supramentale et dont tous naissent à l'existence phénoménale. C'est cette semence de l'esprit qui se manifeste comme qualité essentielle en tous les devenirs et constitue leur swabhâva.
La distinction pratique entre ce pouvoir originel de qualité essentielle et les dérivés phénoménaux de la nature inférieure, entre la chose elle-même dans sa pureté et la chose dans ses apparences inférieures, est très clairement indiquée à la fin de la série. "Je suis la force du fort dénué d'attirance et de désir", dépouillé de tout attachement au plaisir phénoménal des choses, "Je suis dans les êtres le désir qui n'est point contraire à leur dharma". Et quant aux devenirs subjectifs secondaires de la Nature, bhâvâh (états d'esprit, altérations causées par le désir, mouvements passionnels, les réactions des sens, le jeu duel et limité de la raison, les tournures du sentiment et du sens moral) qui sont sattwiques, radjasiques et tamasiques, quant au fonctionnement des trois gounas, ils ne sont pas eux-mêmes, dit la Guîtâ, la pure action de la suprême nature spirituelle, ils en sont des dérivés; "ils sont en vérité de Moi", matta éva, ils n'ont pas d'autre origine "mais Je ne suis pas en eux, ce sont eux qui sont en Moi". Voici donc une distinction forte et néanmoins subtile. "Je suis, dit le Divin, la lumière, la force, le désir, le pouvoir, l'intelligence essentiels, mais en Mon essence Je ne suis pas leurs dérivés, et pas davantage ne suis-Je en eux, et pourtant tous sont de Moi et ils sont tous en Mon être." C'est donc sur la base de ces déclarations que nous devons envisager le passage des choses de la nature supérieure à la nature inférieure et, en sens inverse, de la nature inférieure à la nature supérieure.
La première déclaration ne présente aucune difficulté. Malgré la nature divine du principe de force qui est en lui, l'homme fort tombe dans l'esclavage du désir et de l'attachement, trébuche dans le péché, s'efforce vers la vertu. Mais c'est parce que, en toute son action dérivée, il descend se mettre sous la
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coupe des trois gounas et que cette action il ne la gouverne point d'en haut, depuis sa nature divine essentielle. La nature divine de sa force n'est pas affectée par ces dérivés, elle demeure la même en son essence malgré chaque obscurcissement et chaque faux pas. Le Divin est là en cette nature; Il soutient l'homme grâce à Sa force à travers les confusions de son existence inférieure jusqu'à tant qu'il puisse recouvrer la lumière, illuminer entièrement sa vie avec le vrai soleil de son être et gouverner sa volonté et les actes de celle-ci par la pure puissance de la volonté divine en sa nature supérieure. Mais comment le Divin peut-Il être désir, kâma? Car ce désir, ce kâma, on a déclaré qu'il est notre seul grand ennemi, celui qu'il faut mettre à mort. Mais ce désir-là était le désir de la nature inférieure définie par les gounas, et il a son origine dans l'être radjasique, radjôgouna-samoudbhavah ; c'est en effet ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de désir. Cet autre désir, le spirituel, est une volonté qui n'est point contraire au dharma.
Veut-on dire que le kâma spirituel est un désir vertueux, éthique en sa nature, un désir sattwique — car la vertu est toujours sattwique en son origine et sa force motrice? Mais il y aurait alors ici une contradiction évidente : pas plus loin que le vers suivant, en effet, il est déclaré que toutes les dispositions sattwiques sont non pas le Divin, mais seulement des dérivés inférieurs. Il ne fait pas de doute que l'on doit abandonner le péché si l'on veut se rapprocher tant soit peu de la Divinité; mais il faut de même dépasser la venu si l'on veut pénétrer dans Être divin. Il faut atteindre la nature sattwique, mais c'est pour la dépasser ensuite. L'action éthique n'est qu'un moyen de purification grâce auquel nous pouvons nous élever vers la nature divine, mais cette nature est elle-même exhaussée par-delà les dualités et en fait, il ne pourrait autrement y avoir de pure présence divine ni de force divine en l'homme fort qui est soumis aux passions radjasiques. Le dharma, au sens spirituel, n'est point la morale ni l'éthique. Le dharma, dit ailleurs la Guîtâ, c'est l'action gouvernée par le swabhâva, la loi essentielle de la nature. Et profondément, ce swabhâva est la pure qualité de l'esprit en son pouvoir inhérent de volonté consciente et en
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sa force d'action caractéristique. Le désir dont on parle ici est donc la volonté arrêtée du Divin en nous qui cherche et découvre non pas le plaisir de la Prakriti inférieure, mais l'Ânanda de Son propre jeu et de Son propre accomplissement; c'est le désir de la divine Joie de l'existence déployant sa force consciente d'action selon la loi du swabhâva.
Mais d'autre part, qu'entend-on lorsque l'on dit que le Divin n'est pas dans les devenirs, les formes ni les dispositions, fussent-elles sattwiques, de la nature inférieure, bien que tous soient en Son être? Dans un sens, Il doit évidemment être en eux, autrement ils ne pourraient exister. Mais ce que l'on entend, c'est que la vraie, la suprême nature spirituelle du Divin n'y est pas emprisonnée; ils ne sont que des phénomènes dans Son être et créés à partir de Son être par l'action de l'ego et de l'ignorance. L'ignorance nous présente tout en une vision inversée et pour le moins dans une expérience partiellement falsifiée. Nous imaginons que l'âme est dans le corps, qu'elle est quasiment un résultat et un dérivé du corps; nous en avons même le sentiment, mais c'est le corps qui est dans l'âme et qui est un résultat et un dérivé de l'âme. Nous pensons que l'esprit est une petite partie de nous-mêmes le Pourousha pas plus gros que le pouce dans cette grande masse de phénomènes matériels et mentaux; en réalité, cette masse, compte tenu de son imposante apparence, est une très petite chose dans l'infinité de l'être de l'Esprit. De même ici : à peu près dans le même sens, ces choses sont dans le Divin plutôt que le Divin n'est dans ces choses. Cette nature inférieure que définissent les trois gounas et qui crée une vision si fausse des choses et leur attribue un caractère inférieur, est une Mâyâ, un pouvoir d'illusion; ce qui signifie non point qu'elle n'existe pas du tout, ou qu'elle soit une pourvoyeuse d'irréalités, mais qu'elle désoriente notre connaissance, crée de fausses valeurs, nous enveloppe dans l'ego, la mentalité, les sens, la physicalité, l'intelligence limitée et y dérobe à notre vue la vérité suprême de notre existence. Cette Mâyâ de l'illusion nous cache le Divin que nous sommes, l'esprit infini et impérissable. "Par ces trois sortes de devenir qui sont de la nature des gounas, ce monde tout entier est dérouté, et il
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ne reconnaît point que Je les dépasse suprêmement et suis impérissable." Si nous pouvions voir que ce Divin est la vérité réelle de notre existence, tout le reste changerait aussi pour notre vision, revêtirait son caractère véritable; notre vie ainsi que notre action acquerraient les valeurs divines et suivraient la loi de la nature divine.
Mais alors, pourquoi, si le Divin, après tout, est là et si la nature divine est à la source même de ces dérivés déconcertants, si nous sommes le djîva et si le djîva est cela, pourquoi cette Mâyâ est-elle si difficile à vaincre, mâyâ douratyayâ? Parce que c'est encore la Mâyâ du Divin, daïvî hyéshâ gounamayî mama mâyâ, "c'est ma divine Mâyâ des gounas". Elle est elle-même divine et se développe à partir de la nature du Divin, mais du Divin dans la nature des dieux; elle est daïvî, des déités ou, si l'on veut, de la Déité, mais de la Déité en ses aspects cosmiques divisés, subjectifs et inférieurs, sattwique, radjasique et tamasique. C'est un voile cosmique que le Divin a tissé autour de notre entendement, Brahmâ, Vishnou et Roudra en ont entrecroisé les fils complexes; la Shakti, la suprême Nature est à la base et se cache dans chaque fibre de ce voile. Nous devons l'éployer peu à peu en nous et nous en servir pour nous orienter, puis nous en détourner, la laissant derrière nous une fois son utilité révolue, nous détourner des dieux pour nous tourner vers le Divin originel et suprême en qui nous découvrirons à la fois le sens ultime des dieux et de leurs œuvres et les vérités spirituelles les plus profondes de notre existence impérissable. "Ceux-là seuls qui se tournent vers Moi et viennent à Moi, franchissent cette Mâyâ."
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En dépit du nombre important d'idées métaphysiques qui se présentent au fil de ses pages, la Guîtâ n'est pas un traité de philosophie métaphysique, car elle ne contient pas de vérité métaphysique exprimée seulement pour elle-même. Elle cherche la vérité la plus haute pour la plus haute utilité pratique, non pour une satisfaction intellectuelle ni même spirituelle, mais comme la vérité qui sauve et nous ouvre le passage de notre présente imperfection mortelle à une immortelle perfection. Dès lors, après nous avoir donné, dans les quatorze premiers versets de ce chapitre, une vérité philosophique directrice dont nous avons besoin, elle se hâte, dans les seize versets suivants, de l'appliquer immédiatement. Elle en fait un premier point de départ pour unifier les œuvres, la connaissance et la dévotion car la synthèse préliminaire des œuvres et de la connaissance seulement a déjà été accomplie.
Nous avons devant nous trois pouvoirs, le Pouroushôttama comme suprême vérité de ce que nous devons devenir, le Moi et le djîva. Ou bien, pouvons-nous dire, il y a le Suprême, il y a l'esprit impersonnel et il y a l'âme multiple, la fondation intemporelle de notre personnalité spirituelle, l'individu vrai et éternel, mamaïvânshah sanâtanah. Tous trois sont divins, tous trois sont le Divin. La suprême nature spirituelle de l'être, Parâ Prakriti, libre de toutes les limitations qu'impose l'Ignorance conditionnante, est la nature du Pouroushôttama. Dans le Moi impersonnel, il y a la même nature divine, mais ici c'est en son état de repos, d'équilibre, d'inactivité éternels, nivritti. Finalement, pour l'activité, pour pravritti, la Para Prakriti devient la multiple personnalité spirituelle, le djîva. Mais l'activité intrinsèque de cette Nature suprême est toujours un fonctionnement
*Guîtâ, VII. 15-28.
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spirituel et divin. Elle est la force de la suprême Nature divine, elle est la volonté consciente de l'être du Suprême qui se précipite dans le djîva en un divers pouvoir essentiel et spirituel de qualité; ce pouvoir essentiel est le swabhâva du djîva. Tout acte et tout devenir qui procèdent directement de cette force spirituelle sont un devenir divin et une action pure et spirituelle. Il s'ensuit dès lors que, dans l'action, l'individu humain doit s'efforcer de revenir à sa vraie personnalité spirituelle et de faire découler toutes ses œuvres du pouvoir de la Shakti divine de celle-ci, de développer l'action grâce à l'âme et à l'être intrinsèque le plus profond et non au moyen de l'idée mentale et du désir vital et de changer tous ses actes en une pure coulée de la volonté du Suprême, toute sa vie en un symbole dynamique de la Nature divine.
Mais il y a aussi cette nature inférieure définie par les trois gounas et dont le caractère est celui de l'ignorance, et l'action celle de l'ignorance : mélangée, confuse, pervertie, l'action de la personnalité inférieure, de l'ego, de l'individu naturel et non de l'individu spirituel. C'est afin de nous retirer de cette fausse personnalité qu'il nous faut recourir au Moi impersonnel et devenir un avec lui. Alors, ainsi libérés de la personnalité de l'ego, nous pouvons trouver le lien qui unit l'individu vrai au Pouroushôttama. Il est un en être avec lui, même si, du fait de son individualité, il est nécessairement partiel et déterminatif dans l'action et dans la manifestation temporelle de la nature. Libérés aussi de la nature inférieure, nous pouvons réaliser la nature supérieure, divine, spirituelle. Par conséquent, agir à partir de l'âme ne signifie point agir à partir de l'âme de désir; car celle-ci n'est pas l'être intrinsèque élevé, mais seulement l'apparence inférieure naturelle et superficielle. Agir selon la nature intrinsèque, le swabhâva, ne signifie point agir sous le coup des passions de l'ego, endosser avec indifférence ou désir le péché et la vertu selon les impulsions naturelles et le jeu instable des gounas. Céder à la passion, s'abandonner au péché de façon active ou par inertie, ne mène nullement au quiétisme spirituel de l'impersonnalité suprême, ni à l'activité spirituelle de l'individu divin qui doit être un canal pour la volonté de la
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Personne suprême, un pouvoir direct et un devenir visible du Pouroushôttama.
La Guîtâ a, dès le début, stipulé que la toute première condition de la naissance divine, de l'existence supérieure est la mise à mort du désir radjasique et de ses enfants, et cela signifie l'exclusion du péché. Le péché est ce qu'exécute la nature inférieure afin de satisfaire grossièrement ses tendances radjasiques et tamasiques, ignorâmes, mornes ou violentes, en révolte contre tout haut contrôle et toute haute maîtrise de la nature par l'esprit. Et pour nous débarrasser de cette grossière coercition imposée à l'être par la Prakriti inférieure en ses modes inférieurs, nous devons avoir recours au mode le plus élevé de cette Prakriti, le mode sattwique, qui, lui, recherche toujours une harmonieuse lumière de connaissance et une juste loi d'action. Le Pourousha, l'âme en nous qui consent dans la Nature à la diverse impulsion des gounas, doit donner son accord à cette impulsion sattwique, à cette volonté et à ce tempérament sattwiques en notre être qui recherchent une telle loi. C'est la volonté sattwique en notre nature qui doit nous gouverner, et non la volonté radjasique et tamasique. Tel est le sens de toute haute raison dans l'action comme de toute culture éthique vraie; la Nature en nous s'efforce d'évoluer de son action inférieure et désordonnée à son action supérieure et ordonnée, et sa loi est d'agir non point dans la passion et l'ignorance avec pour résultat le chagrin et l'agitation, mais dans la connaissance et la volonté éclairée avec pour résultat le bonheur, l'équilibre, la paix intérieurs. Nous ne pouvons dépasser les trois gounas que nous ne commencions par développer en nous-mêmes le gouvernement du gouna le plus haut, le sattwa.
"Ne parviennent pas à Moi, dit le Pouroushôttama, ceux qui font le mal, âmes dévoyées, en bas de l'échelle humaine; car la connaissance leur est arrachée par la Maya, et ils recourent à la nature d'être de l'asoura." Ce dévotement vient de ce que l'âme dans la Nature est bernée par l'ego trompeur. Celui qui fait le mal ne peut accéder au Suprême parce qu'il essaie à jamais de satisfaire l'idole qu'est l'ego sur le plan le plus bas de la nature humaine; son vrai dieu est cet ego. Précipités dans les activités de
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la Maya des trois gounas, son mental et sa volonté ne sont point des instruments de l'esprit, mais des esclaves volontaires ou des outils qui s'abusent eux-mêmes de ses désirs. Il ne voit que cette nature inférieure et non son moi suprême et son être le plus haut, ni le Divin en lui et dans le monde; à sa volonté il explique toute l'existence dans les termes de l'ego et du désir et ne sert que l'ego et le désir. Servir l'ego et le désir sans aspirer à une nature supérieure et à une loi plus haute, c'est avoir le mental et le tempérament de l'asoura. Une première et nécessaire étape ascendante consiste à aspirer à une nature supérieure et à une loi supérieure, à obéir à une règle meilleure que celle du désir, à percevoir et à adorer une divinité plus noble que l'ego ou qu'aucune image agrandie de l'ego, à devenir un homme qui pense juste et agit à bon escient. En soi, cela non plus ne suffit pas; car même l'homme sattwique est soumis au fourvoiement des gounas, gouverné qu'il est encore par le souhait et l'antipathie, itchâ-dwésha. Il se meut dans le cercle des formes de la Nature et ne possède point la connaissance suprême, transcendantale et intégrale. Néanmoins, en aspirant constamment à élever son but moral, il finit par se défaire de l'obscurcissement du péché, qui est l'obscurcissement du désir et de la passion radjasiques, et il acquiert une nature purifiée capable de se libérer du gouvernement de la triple Maya. Par la seule vertu¹, l'homme ne peut atteindre à ce qui est le plus élevé, mais par la vertu' il peut développer une première capacité, adhikâra pour y atteindre. Car il est difficile de se débarrasser du grossier ego radjasique ou du morne ego tamasique et de les dominer; l'ego sattwique donne moins de mal et à la fin, lorsqu'il s'atténue et s'éclaire suffisamment, il devient même aisé de le transcender, de le transmuer ou de l'annihiler.
L'homme doit donc tout d'abord devenir éthique, soukriti, puis s'élever vers les hauteurs par-delà toute règle de vie simplement éthique, vers la lumière, l'ampleur et la puissance de la
¹De toute évidence, par le vrai pounya intérieur, une clarté sattwique dans la pensée, le sentiment, le tempérament, dans les mobiles et la conduite, et non une venu simplement sociale ou conventionnelle.
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nature spirituelle, où il dépasse l'emprise des dualités ainsi que leur mirage, dwandwa-môha. Là, il ne se met plus en quête de son bien ou de son plaisir personnels, ni ne fuit plus la souffrance ou l'affliction personnelles, car ces choses ne l'affectent plus, et il ne dit plus : "Je suis vertueux", ou "Je suis un pécheur", mais il agit en sa haute nature spirituelle par la volonté du Divin et pour le bien universel. Nous avons déjà vu qu'à cet effet la connaissance de soi, l'égalité, l'impersonnalité sont les premières choses nécessaires, et que c'est là le moyen de concilier la connaissance et les œuvres, la spiritualité et l'activité dans ce monde, le quiétisme toujours immobile du moi intemporel et le jeu éternel de l'énergie pragmatique de la Nature. Mais la Guîtâ stipule à présent une autre nécessité, et plus grande, pour le karma-yogi qui a unifié son Yoga des œuvres et le Yoga de la connaissance. Ce ne sont pas seulement la connaissance et les œuvres qu'à présent on attend de lui, mais la bhakti également, la dévotion pour le Divin, l'amour et l'adoration et le désir de l'âme pour le Suprême. Cette exigence, qui jusqu'ici n'a pas été expressément formulée, avait toutefois été amorcée lorsque l'Instructeur avait spécifié que le tournant nécessaire de son Yoga était la conversion de toutes les œuvres en un sacrifice au Seigneur de notre être avec pour sommet l'abandon de toutes les œuvres non seulement dans notre Moi impersonnel, mais, par l'impersonnalité, dans l'Être dont toute notre volonté et tout notre pouvoir tirent leur origine. Ce qui était alors sous-entendu est désormais amené à la lumière, et nous commençons de voir plus complètement le dessein de la Guîtâ.
Nous avons maintenant placé devant nous trois mouvements interdépendants de notre délivrance de la nature normale, et de notre épanouissement en l'être divin et spirituel. "Par l'illusion des dualités, qui naît du souhait et de l'antipathie, toutes les existences dans la création sont fourvoyées", dit la Guîtâ. C'est l'ignorance, c'est l'égoïsme qui ne peut voir le Divin partout et partout Le saisir, parce qu'il ne voit que les dualités de la Nature et s'occupe constamment de sa propre personnalité séparée, de ce qu'elle recherche et de ce devant quoi elle recule. Pour échapper à ce cercle, la première nécessité dans nos œuvres est de
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nous débarrasser du péché de l'ego vital, du feu de la passion, du tumulte du désir de la nature radjasique, et cela doit se faire au moyen de l'impulsion sattwique stabilisante de l'être éthique. Lorsque cela est fait, yéshâm twanta-gatam pâpam djanânâm pounya-karmanâm ou plutôt à mesure que cela se fait, car passé un certain point tout l'épanouissement en la nature sattwique amène une croissante capacité pour une haute quiétude, une égalité et une transcendance élevées -, il est nécessaire de se hisser au-dessus des dualités et de devenir impersonnel, égal, un avec l'Immuable, un avec toutes les existences. Sur ce processus de croissance en l'esprit, se termine notre purification. Mais tandis que cela s'opère, tandis que l'âme s'amplifie dans la connaissance de soi, elle doit aussi grandir en dévotion. Car elle ne doit pas seulement agir dans un vaste esprit d'égalité, mais sacrifier au Seigneur, à ce Divin en tous les êtres qu'elle ne connaît pas encore parfaitement, et qu'elle sera ainsi capable de connaître, intégralement, samagram mâm, lorsqu'elle aura la vision ferme du moi unique partout et dans toutes les existences. Une fois parfaitement acquises l'égalité et la vision de l'unité, té dwandwa-môha-nirmouktâh, une suprême bhakti, une dévotion pour le Divin, et qui inclut tout, devient l'entière et unique loi de l'être. Toute autre loi de conduite se fond en cette soumission sarva-dharmân parityadjya. L'âme, alors, s'affermit en cette bhakti et en le vœu de consécration de soi de tout son être, en la connaissance, en les œuvres; car elle a maintenant pour sûre fondation, pour base absolue de l'existence et de l'action la ' connaissance parfaite, intégrale, unificatrice du Divin qui est à l'origine de tout, té bhadjanté mâm dridha-vratâh.
Du point de vue ordinaire, tout retour amorcé en direction de la bhakti ou de la prolongation des activités du cœur après qu'ont été acquises la connaissance et l'impersonnalité, pourrait avoir l'air d'une rechute. Car dans la bhakti, il y a toujours l'élément, voire l'assise de la personnalité, puisqu'elle a pour force motrice l'amour et l'adoration de l'âme individuelle, le djîva, tournés vers Être suprême et universel. Mais du point de vue de la Guîtâ, où le but n'est pas l'inaction et l'immersion en l'éternel Impersonnel, mais une union avec le Pouroushôttama au moyen de tout notre
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être intégralement, cette objection ne peut plus jouer. Dans ce Yoga, l'âme échappe bien à sa personnalité inférieure par le sens de son être essentiel impersonnel et immuable; mais elle agit encore, et toute action appartient à l'âme multiple en la mutabilité de la Nature. Si nous n'introduisons pas comme correctif à un quiétisme excessif l'idée de sacrifice au Très-Haut, nous devons tenir cet élément de l'action pour quelque chose qui n'est nous-mêmes en rien, pour un vestige du jeu des gounas sans nulle réalité divine pour l'étayer, une ultime forme de l'ego, du sens du je en voie de dissolution, un élan prolongé de la nature inférieure dont nous ne sommes pas responsables puisque notre connaissance le rejette et tend à s'en échapper dans la pure inaction. Mais en combinant la tranquille impersonnalité du moi unique avec la nécessité des œuvres de la Nature accomplies en sacrifice au Seigneur, nous échappons, grâce à cette double clef, à la personnalité égoïste inférieure et croissons en la pureté de notre personne spirituelle vraie. Alors, nous ne sommes plus l'ego enchaîné et ignorant dans la Nature inférieure, mais le libre djîva dans la Nature suprême. Alors, nous ne vivons plus .dans la connaissance que le moi unique immuable et impersonnel et cette mutable et multiple Nature sont deux entités contraires, mais nous nous élevons jusqu'à l'étreinte même avec le Pouroushôttama découvert simultanément au moyen de ces deux pouvoirs de notre être. Tous les trois sont l'esprit, et les deux contraires apparents s'avèrent n'être que les faces opposées du troisième, qui est le plus haut. "Il y a l'être spirituel immuable et impersonnel (Pourousha), dit Krishna plus loin, et il y a l'être spirituel mutable et personnel. Mais il y a aussi un autre Suprême (outtama pourousha) appelé le moi suprême, Param-âtman, celui qui a pénétré dans ce monde tout entier et qui le soutient, le Seigneur, l'impérissable. Je suis ce Pouroushôttama, qui suis par-delà le mutable et plus grand et plus haut que l'immuable même. Celui qui connaît que Je suis le Pouroushôttama, M'adore (a pour Moi la bhakti, bhadjati) et possède toute la connaissance selon toutes les voies de son être naturel." Et c'est cette bhakti d'une connaissance intégrale et d'un intégral don de soi que la Guîtâ commence à présent de développer.
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Il faut noter en effet que c'est la bhakti avec la connaissance que la Guîtâ attend du disciple, et que toutes les autres formes de dévotion, si elle les considère bonnes en elles-mêmes, ne lui semblent pas moins inférieures; elles peuvent être utiles sur le chemin, mais ne sont pas la chose qu'elle vise en la culmination de l'âme. Parmi ceux qui ont écarté le péché de l'égoïsme radjasique et qui marchent vers le Divin, la Guîtâ distingue quatre types de bhaktas. Il y a ceux qui se tournent vers Lui, Le prenant pour refuge contre le chagrin et la souffrance dans le monde, ârta. Il y a ceux qui Le cherchent comme dispensateur du bien dans le monde, arthârthî. Il y a ceux qui viennent à Lui, poussés par le désir d'avoir la connaissance, djidjñâsou. Et enfin, il y a ceux qui L'adorent en toute connaissance, djñânî. Tous ont l'approbation de la Guîtâ, mais ce n'est que sur le dernier qu'elle appose le sceau de son entier accord. Tous ces mouvements sans exception sont élevés et bons, oudârâh sarva évaïté, mais la bhakti alliée à la connaissance les surpasse tous, vishishyaté. Nous pouvons dire que ces formes sont successivement la bhakti de la nature vitale-émotive et affective¹, celle de la nature pratique et dynamique, celle de la nature intellectuelle qui raisonne et celle de l'être intuitif le plus haut qui reprend tout le reste de la nature dans l'unité avec le Divin. En pratique, toutefois, on peut regarder les autres comme des mouvements préparatoires. Car la Guîtâ elle-même dit ici que c'est seulement au terme de maintes existences qu'après être entré en possession de la connaissance intégrale et l'avoir élaborée en soi-même au fil de vies nombreuses, on peut enfin atteindre au Transcendant. La connaissance que le Divin est tout ce qui existe est en effet difficile à atteindre, et rares sur la terre sont les grandes âmes, mahatma, capables de Le voir ainsi pleinement et d'entrer en Lui de tout leur être, dans toutes les voies de leur nature, par le vaste pouvoir de cette connaissance qui englobe tout, sarva-vit sarva-bhâvéna.
¹La bhakti plus récente avec son amour extatique est, à sa racine, de nature psychique; elle n'est vitale-émotive que dans ses formes inférieures ou dans certaines de ses manifestations plus extérieures.
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On peut demander comment cette dévotion est élevée et noble, oudâra, qui ne recherche Dieu que pour les bienfaits séculiers qu'il peut accorder ou comme un refuge dans l'affliction et la souffrance, et non pas le Divin pour Lui-même. L'égoïsme, la faiblesse, le désir ne règnent-ils pas dans une telle forme d'adoration, et celle-ci n'appartient-elle pas à la nature inférieure? En outre, là où il n'y a pas de connaissance, l'adorant n'approche pas le Divin dans Sa vérité intégrale qui englobe tout, vâsoudévah sarvam iti, mais il construit des images et des noms imparfaits de la Divinité qui ne font que réfléchir son propre besoin, son tempérament et sa nature, et il les adore pour seconder ou apaiser ses faims naturelles. Il construit pour la Divinité le nom et la forme d'Indra ou d'Agni ou de Vishnou ou de Shiva, d'un Christ ou d'un Bouddha divinisés, ou bien un composé de qualités naturelles, un Dieu indulgent d'amour et de compassion, ou un Dieu sévère de rectitude et de justice, ou un Dieu redoutable de colère et de terreur et de châtiments furieux ou quelque amalgame de tel ou tel de ceux-ci, et il y élève ses autels au-dehors et dans son cœur et son mental, il tombe devant cette Divinité pour en exiger le bien et la joie du monde ou la guérison de ses blessures ou un consentement sectaire à une connaissance erronée, dogmatique, intellectuelle et intolérante. Tout cela, jusqu'à un certain point, est assez vrai. Très rare est la grande âme qui sait que Vâsoudéva, Être omniprésent, est tout ce qui est, vâsoudévah sarvam iti sa mahatma soudourlabhah. Les hommes sont égarés par des désirs extérieurs variés qui les distraient du fonctionnement de la connaissance intérieure, kâmaïs tais taïr hrita-djñânâh. Dans leur ignorance, ils recourent à d'autres divinités, à des formes imparfaites de la déité qui correspondent à leur désir, prapadyanté'nyadévatâh. Limités, ils établissent cette règle ou ce culte, tam tam niyamam âsthâya, qui satisfont le besoin de leur nature. Et en tout cela, c'est la contrainte d'une détermination personnelle, c'est cet étroit besoin de leur nature qu'ils suivent et prennent pour la vérité suprême incapables encore de l'infini et de son ampleur. Le Divin, sous ces formes, leur donne ce qu'ils désirent si leur foi est entière, mais de tels fruits, de telles gratifications sont
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temporaires, et il faut une piètre intelligence et une raison informe pour faire de leur poursuite un principe de religion et de vie. Dans la mesure où, de cette façon, il y a accomplissement spirituel, ce n'est que par rapport aux dieux; ce n'est que le Divin dans des formations de la nature mutable et en tant qu'il donne des résultats de cette nature, qui est réalisé. Mais ceux qui adorent le Divin transcendant et intégral embrassent tout cela et le transforment, exhaussent les dieux à leur zénith, la Nature à ses sommets, vont au-delà pour arriver jusqu'au Divin, réalisent et atteignent le Transcendant. Dévân déva-yadjo yânti mad-bhaktâ yânti mâm api.
Néanmoins, le Divin suprême ne rejette nullement ces adorateurs-là sous prétexte de leur vision imparfaite. Car le Divin en Son être suprême transcendant, non né, indiminuable et supérieur à toutes ces manifestations partielles, ne peut aisément être connu d'aucune créature vivante. Il est par Lui-même enveloppé en cet immense manteau de Maya, cette Maya de Son Yoga par quoi Il est un avec le monde et cependant au-delà du monde, immanent, mais caché, siégeant dans tous les coeurs mais sans être révélé à tous et à chacun. L'homme dans la Nature pense que toutes ces manifestations dans la Nature sont toutes le Divin, alors qu'elles n'en sont que les œuvres, les pouvoirs et les voiles. Le Divin connaît toutes les existences passées et toutes les existences présentes et futures, mais Lui nul encore ne Le connaît. Alors, si après les avoir ainsi désorientés avec Ses fonctionnements dans la Nature, Il devait ne pas les y rencontrer du tout, il n'y aurait nul espoir divin pour l'homme, ni pour aucune âme dans la Maya. En conséquence, et suivant leur nature, comme ils L'approchent, Il accepte leur bhakti et y répond par l'amour divin et la divine compassion. Ces formes, après tout, sont une certaine sorte de manifestation par laquelle l'intelligence humaine imparfaite peut entrer en contact avec Lui, ces désirs sont les premiers moyens par lesquels nos âmes se tournent vers Lui, et il n'est de dévotion sans valeur ni efficacité, quelles qu'en soient les limitations. Chacune répond à la seule grande nécessité, la foi. "Quelque forme de Moi qu'un adepte désire adorer avec foi, Je rends sa foi robuste et
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résolue." Par la force de cette foi en son culte et son adoration, son désir est accompli, ainsi que la réalisation spirituelle dont il est pour le moment capable. En cherchant à obtenir tout son bien du Divin, il finira par rechercher tout son bien dans le Divin. En dépendant du Divin pour ses joies, il apprendra à établir toute sa joie dans le Divin. En connaissant le Divin dans Ses formes et Ses qualités, il parviendra à Le connaître comme le Tout et comme le Transcendant qui est la source de toute chose¹.
Ainsi, par le développement spirituel, la dévotion devient-elle une avec la connaissance. Le djîva finit par trouver sa joie dans l'unique Divin dans le Divin connu comme étant tout l'être, toute la conscience et toute la joie, et comme étant toutes les choses, tous les êtres et tous les devenirs, connu dans la Nature, connu dans le moi, connu comme étant ce qui dépasse le moi et la Nature. Le djîva est pour jamais en union avec Lui, nitya-youkta; toute sa vie et tout son être sont un éternel Yoga avec le Transcendant auquel rien n'est supérieur, avec l'Universel hors duquel il n'existe personne ni rien. Toute sa bhakti se concentre sur Lui, éka-bhaktih, non pas sur telle divinité partielle, telle règle ou tel culte. Cette dévotion unique est toute sa loi de vie et il a dépassé tous les articles de foi des religions, toutes les règles de conduite, tous les buts personnels, de la vie. Il n'a point de chagrins qu'il faille guérir, car il est en possession du Tout Extatique. Il n'a point de désirs qui le dévorent, car il possède le suprême et le Tout et il est proche de la Toute-Puissance qui procure toute plénitude. Il n'a plus de doutes et n'est plus dérouté dans ses recherches, car toute la connaissance se déverse sur lui depuis la Lumière où il vit. Il aime parfaitement le Divin et est Son bien-aimé; car de même qu'il se réjouit dans le Divin, de même le Divin se réjouit-Il en lui. Tel est
¹Il y a place aussi pour les trois recherches inférieures même après le suprême accomplissement, mais elles sont alors transformées, elles ne sont pas étroitement personnelles car il peut encore y avoir une soif d'abolir le chagrin, le mal et l'ignorance et de voir évoluer de plus en plus et se manifester intégralement le bien, le pouvoir, la joie et la connaissance suprêmes dans cette Nature phénoménale.
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l'amant de Dieu qui a la connaissance, djñânî bhaktah. Et ce connaissant, dit le Divin dans la Guîtâ, est Mon moi; les autres ne saisissent que des motifs et des aspects dans la Nature, mais lui saisit précisément l'être essentiel et universel du Pouroushôttama à qui il est uni. Sa naissance est la naissance divine en la suprême Nature, intégrale en être, accomplie en volonté, absolue en amour, parachevée en connaissance. En lui, l'existence cosmique du djîva est justifiée parce qu'elle s'est dépassée et a de la sorte trouvé son entière et suprême vérité d'être.
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LE DIVIN SUPRÊME*
Ce qui a été dit dans le septième chapitre nous fournit déjà le point de départ de notre nouvelle et plus complète position et l'établit avec une précision suffisante. En substance, il s'agit de ceci: nous devons intérieurement nous diriger vers une plus grande conscience et une existence suprême, non par une totale exclusion de notre nature cosmique, mais par un accomplissement spirituel supérieur de tout ce qu'à présent nous sommes essentiellement. Seulement, il faut que notre mortelle imperfection se mue en une divine perfection de l'être. La première idée sur laquelle repose cette possibilité, est la conception que l'âme individuelle en l'homme est, dans son essence éternelle et son pouvoir originel, un rayon de l'Ame suprême, du Divin dont elle est ici une manifestation voilée -, un être de Son être, une conscience de Sa conscience, une nature de Sa nature, mais que, dans l'obscurité de son existence mentale et physique, elle oublie sa source, sa réalité, son vrai caractère. La seconde idée est celle de la double nature de l'Ame dans la manifestation sa nature originelle où elle est une avec son vrai être spirituel, et sa nature dérivée où elle est soumise à la confusion de l'égoïsme et de l'ignorance. On doit rejeter cette dernière et recouvrer intérieurement la nature spirituelle, l'accomplir, la rendre dynamique et active. En nous accomplissant intérieurement, en entrant dans un nouvel état, en naissant à un nouveau pouvoir, nous retournons à la nature de l'Esprit et redevenons une part du Divin dont nous sommes descendus en cette mortelle représentation de l'être.
D'emblée, il y a ici séparation d'avec la ligne générale de la pensée indienne de l'époque, une attitude moins négative, une plus grande affirmation. A la place de son obsédante idée de la Nature s'annulant elle-même, nous avons un aperçu d'une solution
*Guîtâ, VIL 29-30, VIII.
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plus ample, le principe d'un accomplissement de soi dans la Nature divine. Il y a même au moins une prémonition des développements ultérieurs des religions de bhakti. Notre première expérience de ce qui est au-delà du mode normal de notre être, de ce qui est caché derrière l'être égoïste en lequel nous vivons est encore, pour la Guîtâ, le calme d'un vaste moi impersonnel et immuable en l'égalité et l'unité duquel nous perdons notre petite personnalité égoïste et en la tranquille pureté duquel nous rejetons tous nos motifs étroits de désir et de passion. Mais plus complète, notre seconde vision nous révèle un Infini vivant, un Etre divin immesurable dont découle tout ce que nous sommes et à qui tout ce que nous sommes appartient, moi et nature, monde et esprit. Lorsque nous sommes un avec lui en le moi et l'esprit, nous ne nous perdons pas mais bien plutôt recouvrons en lui notre vrai moi reposant en la suprématie de cet Infini. Et cela se fait en un même et unique temps grâce à trois mouvements simultanés : une intégrale découverte de soi par les œuvres fondées en sa nature spirituelle et la nôtre, un intégral devenir de soi par la connaissance de l'Etre divin en qui tout existe et qui est tout et le mouvement le plus souverain et décisif de tous un intégral don de soi à ce Tout et à ce Suprême par l'amour et la dévotion de tout notre être attiré vers le Maître de nos œuvres, vers l'Habitant de notre cœur, vers le réceptacle de toute notre existence consciente. À lui qui est la source de tout ce que nous sommes, nous donnons tout ce que nous sommes. Notre persistante consécration change en connaissance de lui tout ce que nous connaissons, et en lumière de son pouvoir toute notre action. La passion de l'amour en notre don de nous-mêmes nous exhausse vers lui et nous ouvre le mystère du tréfonds de son être. L'amour finit de tresser la triple corde du sacrifice, parachève la clef tri-une du suprême secret, outtamam rahasyam.
Une connaissance intégrale dans notre don de nous-mêmes est la première condition de sa force effective. Dès lors, nous devons en premier lieu connaître ce Pourousha en tous les pouvoirs et principes de son existence divine, tattwatah, en toute son harmonie, en son essence éternelle et son vivant
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processus. Mais pour la pensée ancienne, toute la valeur de cette connaissance, tattwa-djñâna, résidait en son pouvoir de nous affranchir de notre vie mortelle et de nous faire passer dans l'immortalité d'une existence suprême. Par conséquent, la Guîtâ continue en montrant comment cette libération aussi, au degré le plus élevé, est un résultat final de son propre mouvement d'accomplissement spirituel de soi. La connaissance du Pouroushôttama, dit-elle en effet, est la parfaite connaissance du Brahman. Ceux qui Me prennent pour refuge, mâm âshritya, pour lumière divine, pour libérateur, pour celui qui reçoit et abrite leurs âmes ceux qui se tournent vers Moi en leur effort spirituel pour se libérer de l'âge et de la mort, de l'être mortel et de ses limitations, dit Krishna, finissent par connaître ce Brahman et toute l'intégralité de la nature spirituelle et l'entièreté du karma. Et parce qu'ils Me connaissent et qu'en même temps ils connaissent la nature matérielle et divine de l'être et la vérité du Maître du sacrifice, ils conservent aussi la connaissance de Moi au moment critique où ils quittent l'existence physique et, à ce moment-là, toute leur conscience est unie à Moi. Par conséquent, ils parviennent à Moi. Déliés de l'existence mortelle, ils atteignent au suprême statut du Divin tout aussi réellement que ceux qui perdent leur personnalité séparée dans le Brahman impersonnel et immuable. Ainsi la Guîtâ termine-t-elle cet important, ce décisif septième chapitre.
Nous avons ici certaines expressions qui, en leur brièveté, nous donnent les principales vérités essentielles sur la manifestation du Divin suprême dans le cosmos. Tous les aspects d'origine et de réalité de cette manifestation sont là, tout ce qui concerne l'âme en son retour à l'intégrale connaissance de soi. Il y a d'abord ce Brahman, tad brahma; en second lieu, adhyâtma, le principe du moi dans la Nature; puis adhi-bhoûta et adhi-daïva, le phénomène objectif et le phénomène subjectif de l'être; enfin adhi-yadjña, le secret du principe cosmique des œuvres et du sacrifice. Moi, le Pouroushôttama (mâm vidouh), dit en effet Krishna, Moi qui suis au-dessus de toutes ces choses, il faut néanmoins que l'on Me cherche et Me connaisse par toutes ces
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choses ensemble et au moyen de leurs relations c'est la seule voie complète pour la conscience humaine qui cherche son chemin de retour vers Moi. Mais en eux-mêmes, ces termes ne sont d'abord pas tout à fait clairs, ou du moins se prêtent-ils à différentes interprétations; il en faut préciser la nuance, et adhi-yadjña le disciple demande aussitôt à ce qu'ils soient élucidés. Krishna répond très brièvement nulle part, la Guîtâ ne s'attarde très longtemps sur une explication purement métaphysique; ici elle ne donne que ce qu'il faut et de la façon qu'il faut pour qu'on puisse juste saisir leur vérité et que l'âme passe à l'expérience. Par "ce Brahman", expression qui est plus d'une fois utilisée dans les Oupanishads pour désigner l'être existant en soi par opposition à l'être phénoménal, la Guîtâ veut dire, semble-t-il, l'immuable existence en soi qui est la plus haute expression de soi du Divin et sur l'inaltérable éternité de laquelle est fondé tout le reste, tout ce qui bouge et qui évolue, aksharam paramam. Par adhyâtma, elle entend swabhâva, la voie et la loi spirituelles de l'âme en la Nature suprême. Karma, dit-elle, est le nom donné à l'impulsion et à l'énergie créatrices, visargah, qui libère les choses de ce premier devenir essentiel de soi, ce swabhâva, et effectue, crée, élabore sous son influence le devenir cosmique de l'existence dans la Prakriti. Par adhi-bhoûta, il faut comprendre tout le résultat du devenir mutable, ksharo bhâvah. Par adhi-daïva, est entendu le Pourousha, l'âme dans la Nature, l'être subjectif qui observe et savoure comme objet de sa conscience tout ce qui est ce devenir mutable de son existence essentielle élaboré ici par le karma dans la Nature. Par adhi-yadjña, le Seigneur des œuvres et du sacrifice, dit Krishna, J'entends : Moi-même, le Divin, la Divinité, le Pouroushôttama ici-bas secrètement dans le corps de toutes ces existences incarnées. Par conséquent, tout ce qui est, correspond à cette formule.
De ce bref exposé, la Guîtâ passe immédiatement à l'élaboration de l'idée suggérée dans le dernier shlôka du chapitre précédent de la libération finale par la connaissance. En fait, elle reviendra plus tard à sa pensée afin de donner la lumière supplémentaire qu'il faut pour l'action et une réalisation intérieure,
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et nous pouvons attendre jusque-là une plus complète connaissance de tout ce que ces termes indiquent. Mais avant d'aller plus loin, il est nécessaire, dans la mesure où nous y sommes justifiés par notre entendement, de tirer de ce passage même et de ce qui le précède tout le lien qui existe entre ces choses. Car l'idée que se fait la Guîtâ du processus du cosmos est indiquée ici. D'abord, il y a le Brahman, l'être suprême immuable et existant en soi que sont toutes les existences derrière le jeu de la Nature cosmique dans l'espace, le temps et la causalité, désha-kâla-nimitta. Car c'est seulement par cette existence en soi que l'espace, le temps et la causalité peuvent exister, et sans cet inaltérable support omniprésent et pourtant indivisible ils ne pourraient vaquer à leurs divisions, leurs résultats et leurs mesures. Mais de lui-même, le Brahman immuable ne fait rien, ne provoque rien, ne détermine rien; il est impartial, égal, soutient tout, mais ne choisit ni n'engendre. Qu'est-ce, alors, qui engendre, qu'est-ce qui détermine, qu'est-ce qui donne l'impulsion divine du Suprême? Qu'est-ce qui gouverne le karma et déploie activement le devenir cosmique dans le Temps à partir de l'être éternel? C'est la Nature en tant que swabhâva. Le Suprême, le Divin, le Pouroushôttama est là et son éternelle immuabilité soutient l'action de Sa Shakti spirituelle supérieure. Il révèle l'Etre divin, la Conscience, la Volonté ou la Puissance divines, yayédam dhâryaté djagat : c'est la Para Prakriti. La conscience de soi de l'Esprit en cette suprême Nature perçoit à la lumière de la connaissance de soi l'idée dynamique, la vérité authentique de tout ce qu'il sépare en son être, et l'exprime dans le swabhâva, la nature spirituelle du djîva. La vérité et le principe inhérents du moi de chaque djîva, ce qui s'élabore dans la manifestation, la nature divine essentielle en tout qui demeure constante derrière toutes les conversions, les perversions, les retours en arrière, tel est le swabhâva. Tout ce qui est dans le swabhâva est libéré dans la Nature cosmique pour que celle-ci en fasse ce qu'elle peut sous l'œil intérieur du Pouroushôttama. À partir du swabhâva constant, à partir de la nature essentielle et du principe essentiel de l'être de chaque devenir, elle crée les mutations variées par
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lesquelles elle s'efforce de l'exprimer, déploie tous ses changements dans le nom et la forme, dans le temps et l'espace et dans ces successions de conditions qui se développent à partir l'une de l'autre dans l'espace et le temps et que nous appelons causalité, nimitta.
Tout ce développement, tout ce continuel passage d'un état à l'autre sont le karma, l'action de la Nature, l'énergie de la Prakriti, ouvrière et déesse des processus. C'est d'abord une libération du swabhâva en son action créatrice, visargah. La création est une création d'existences dans le devenir, bhoûta-karah. Tout bien considéré, c'est une constante naissance de choses dans le Temps, oudbhava, dont l'énergie créatrice du karma est le principe. Tout ce devenir mutable émerge par une combinaison des pouvoirs et des énergies de la Nature, adhi-bhoûta, qui constitue le monde et est l'objet de la conscience de l'âme. L'âme y est la Déité qui, dans la Nature, savoure et observe; les divins pouvoirs du mental et de la volonté et des sens, tous les pouvoirs de son être conscient par lesquels elle réfléchit ce fonctionnement de la Prakriti sont ses divinités, adhi-daïva. Cette âme dans la Nature est donc le kshara pourousha, c'est l'âme mutable, l'éternelle activité du Divin : la même âme dans le Brahman, retirée de la Nature, est l'akshara pourousha, le moi immuable, le silence éternel du Divin. Mais dans la forme et le corps de l'être mutable, habite le Divin suprême. Possédant à la fois le calme de l'existence immuable et le plaisir de l'action mutable, le Pouroushôttama réside en l'homme. Il n'est pas uniquement éloigné de nous en quelque statut suprême au-delà, mais il est ici-bas également, dans le corps de chaque être, dans le cœur de l'homme et dans la Nature. Là, il reçoit en sacrifice les œuvres de la Nature et attend le conscient don de soi de l'âme humaine; mais toujours, même en l'ignorance et l'égoïsme de la créature humaine, Il est le Seigneur de son swabhâva et le Maître de toutes ses œuvres, présidant à la loi de la Prakriti et du karma. Issue de Lui, l'âme est entrée dans le jeu des mutations de la Nature; et l'âme, en passant par l'immuable existence essentielle, retourne à Lui, le suprême statut du Divin, param dhâma.
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Né dans le monde, l'homme tourne entre monde et monde dans l'action de la Prakriti et du karma. Le Pourousha dans la Prakriti est sa formule : ce que l'âme en lui pense, considère et fait, cela il le devient toujours. Tout ce qu'il avait été, a déterminé sa naissance présente, et tout ce qu'il est, pense, fait dans cette vie jusqu'au moment de sa mort détermine ce qu'il deviendra dans les mondes au-delà et dans les vies à venir. Si la naissance est un devenir, la mort aussi est un devenir, non pas du tout une cessation. Le corps est abandonné, mais l'âme poursuit son chemin, tyaktwâ kalévaram. Beaucoup dépend alors de ce que l'homme est au moment critique de son départ. En effet, sur quelque forme de devenir que sa conscience soit fixée au moment de la mort, de quelque forme de devenir qu'elle ait été emplie et qui est toujours là, dans son mental et sa pensée, devant la mort, il doit atteindre à cette forme, puisque la Prakriti, par le karma, élabore les pensées et les énergies de l'âme et que c'est en réalité tout son travail. Par conséquent, si l'âme en l'être humain désire atteindre au statut du Pouroushôttama, il y a deux nécessités, deux conditions qu'il lui faut satisfaire avant que ce ne soit possible. Elle doit avoir façonné dans le sens de cet idéal toute sa vie intérieure durant son existence terrestre; et elle doit être fidèle à son aspiration et à sa volonté au moment de son départ. "Quiconque quitte son corps et s'en va, dit Krishna, en se souvenant de Moi à son heure dernière, parvient à Mon bhâva", celui du Pouroushôttama, le statut de Mon être. Il est uni à l'être originel du Divin, et c'est là l'ultime devenir de l'âme, paro bhâvah, le dernier résultat du karma en son retour sur soi et vers sa source. L'âme qui a suivi le jeu de l'évolution cosmique où se voile ici-bas sa nature spirituelle essentielle, sa forme originelle de devenir, swabhâva, et qui est passée par toutes ces autres formes de devenir de sa conscience, lesquelles ne sont que ses phénomènes, tam tam bhâvam, retourne à cette nature essentielle et, trouvant par ce retour son vrai moi et son esprit réel, parvient au statut originel de l'être qui, du point de vue du retour, est un devenir suprême, mad-bhâvam. D'une certaine manière, nous pouvons dire qu'elle devient Dieu, puisqu'elle s'unit à la nature du Divin en une dernière transformation
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de sa nature et de son existence phénoménales.
Ici, la Guîtâ insiste fortement sur la pensée et l'état du mental à l'heure de la mort, et nous comprendrons malaisément cette insistance si nous ne reconnaissons pas ce que l'on peut appeler le pouvoir d'auto-création de la conscience. Ce sur quoi la pensée, le regard intérieur, la foi, shraddhâ, se fixent avec une ténacité précise et sans défaut, en cela notre être intérieur incline à se muer. Cette tendance devient une force décisive lorsque nous passons à ces expériences spirituelles et spontanées supérieures qui dépendent moins des choses du dehors que notre psychologie ordinaire, asservie qu'est cette dernière à la Nature extérieure. Nous pouvons alors nous voir tranquillement devenir ce sur quoi notre mental demeure fixé et à quoi nous aspirons constamment. Là, toute défaillance de la pensée, toute infidélité de la mémoire signifient donc toujours un retard dans le changement, ou une chute dans son processus et une rétrogression vers ce que nous étions auparavant du moins tant que nous n'avons pas solidement et irrévocablement établi notre nouveau devenir. Lorsque nous y sommes parvenus, lorsque nous en avons fait une chose normale pour notre expérience, la mémoire en demeure d'elle-même, car c'est à présent la forme naturelle de notre conscience. Au moment critique de quitter le plan mortel de l'existence, l'importance de ce qui est alors notre état de conscience devient évidente. Mais ce n'est point un souvenir sur le lit de mort en contradiction avec toute la pente de notre vie et de notre subjectivité passée, ou insuffisamment préparé par cette orientation, qui peut avoir ce pouvoir salvateur. La pensée de la Guîtâ diffère en cela des indulgences et des facilités de la religion populaire; elle n'a rien en commun avec les grossières fantaisies qui font de l'absolution et de l'extrême onction du prêtre une édifiante mort "chrétienne" après une vie profane peu édifiante, ou de la précaution ou de l'accident qu'est une mort dans la sainte Bénarès ou dans le Gange sacré un mécanisme suffisant pour le salut. Il faut que le devenir subjectif divin sur lequel le mental doit être fermement fixé au moment de la mort physique, yam smaran bhâvam tyadjati anté kalévaram, ait été quelque chose en quoi l'âme ait
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à chaque instant grandi intérieurement durant la vie physique, sadâ tad-bhâva-bhâvitah. "Dès lors, dit l'Instructeur divin, souviens-toi à tout moment de Moi et combats; car si ton mental et ton entendement sont toujours fixés sur Moi et Me sont toujours abandonnés, mayi arpita-manô-bouddhih, à Moi tu viendras sûrement. Car c'est en pensant toujours à lui avec une conscience unie à lui en un Yoga sans fléchissement et pratiqué constamment que l'on parvient au divin et suprême Pourousha."
Nous arrivons ici à la première description de ce suprême Pourousha le Divin qui est davantage même que l'Immuable et plus grand que Lui et à qui, par la suite, la Guîtâ donne le nom de Pouroushôttama. Lui aussi, en son intemporelle éternité, est immuable et bien au-delà de toute cette manifestation; et ici, dans le Temps, ne se font jour en nous que de faibles aperçus de son être que transmettent maints symboles et déguisements variés, avyaktô'ksharah. Et pourtant, il n'est pas qu'une existence sans traits ou indiscernable, anirdéshyam; ou s'il est indiscernable, c'est seulement parce qu'il est plus subtil que l'ultime subtilité dont le mental soit conscient et parce que la forme du Divin dépasse notre pensée, anor anîyânsham atchintya-roûpam. Cette Ame, ce Moi suprême est le Voyant, l'Ancien des Jours et, en son éternelle vision de soi et sa sagesse éternelle, le Maître et le Gouverneur de toute existence, qui met à leur place en son être toutes les choses qui sont, kavim pourânam anoushâsitâram sarvasya dhâtâram. Cette Ame suprême est l'immuable Brahman existant en soi dont parlent les connaissants du Véda, et c'est en quoi ceux qui font une ascèse pénètrent lorsqu'ils ont franchi les dispositions du mental mortel, et pour le désir de quoi ils pratiquent le contrôle des passions corporelles¹. Cette éternelle réalité est le degré, le lieu, l'appui (padam) suprêmes de l'être; c'est dès lors le but le plus élevé du mouvement de l'âme dans le Temps, cette réalité n'étant pas elle-même un mouvement mais un état originel, sempiternel et suprême, paramam sthânam âdyam.
La Guîtâ décrit le dernier état du mental du yogi où, par la
¹Le langage, ici, est tout entier tiré des Oupanishads.
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mort, il passe de la vie à cette suprême et divine existence. Un mental immobile, une âme armée de la force du Yoga, une union avec Dieu dans la bhakti l'union par l'amour, ici, n'est pas reléguée par l'unification sans traits que procure la connaissance, jusqu'à la fin elle fait partie de la suprême force du Yoga -, et la force de vie entièrement tirée vers le haut et bloquée entre les sourcils au siège de la vision mystique. Toutes les portes des sens sont closes, le mental est enfermé dans le cœur, la force de vie enlevée à son mouvement diffus et envoyée dans la tête, l'intelligence concentrée dans l'expression de la syllabe sacrée ÔM et la pensée conceptuelle dans le souvenir du Divin suprême, mâm anousmaran. Telle est la façon classique dont s'en vont les yogis, ultime offrande de tout l'être à l'Éternel, au Transcendant. Mais ce n'est là néanmoins qu'une méthode; la condition essentielle réside en le souvenir constant et indéfectible du Divin dans la vie, fût-ce dans l'action et la bataille mâm anousmara youdhya tcha — et en la métamorphose de tout l'acte de vivre en un Yoga ininterrompu, nitya yoga. Quiconque fait cela, trouve qu'il est facile de M'atteindre, dit le Divin, il est la grande âme qui parvient à la suprême perfection.
L'état auquel l'âme accède lorsqu'elle quitte ainsi la vie est supracosmique. Les plus hauts cieux du plan cosmique sont soumis à un retour à la re-naissance; mais il n'est point de renaissance imposée à l'âme qui part rejoindre le Pouroushôttama. Dès lors, quelque fruit que l'on puisse tenir de l'aspiration de la connaissance au Brahman indéfinissable, on peut aussi l'acquérir par cette autre aspiration, celle-ci globale, au moyen de la connaissance, des œuvres et de l'amour, au Divin existant en soi qui est le Maître des œuvres et l'Ami de l'humanité et de tous les êtres. Le connaître ainsi et ainsi le chercher ne lie pas à la renaissance, ni à la chaîne du karma; l'âme peut satisfaire son désir d'échapper de façon permanente à la condition transitoire et pénible de notre être mortel. Et ici, la Guîtâ, afin de rendre plus précis pour le mental ce circuit des naissances et le moyen d'y échapper, adopte l'ancienne théorie des cycles cosmiques, qui devint un élément fixe des notions cosmologiques indiennes. Il y a un cycle éternel de périodes alternatives de manifestation et de
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non-manifestation cosmiques, chaque période étant respectivement appelée l'une un jour et l'autre une nuit du créateur, Brahmâ, chacune de longueur égale dans le Temps, la longue éternité de ses travaux qui dure mille âges, la longue éternité de son sommeil mille autres âges silencieux. Lorsque vient le Jour, toutes les manifestations naissent du non-manifesté; lorsque vient la Nuit, toutes s'y évanouissent ou s'y dissolvent. Ainsi toutes ces existences alternent-elles sans recours dans le cycle du devenir et du non-devenir; elles reviennent encore et encore dans le devenir, bhoûtwâ bhoûtwâ, et constamment retournent au non-manifesté. Mais ce non-manifesté n'est point la divinité originelle de l'Etre; il existe un autre mode de son existence, bhâvô'nyah, par-delà cette non-manifestation cosmique, un non-manifesté supracosmique qui est toujours établi en soi, qui n'est pas un contraire du statut cosmique de manifestation mais se trouve bien au-dessus et en est différent, qui ne change pas, qui est éternel, qui n'est point tenu de périr lorsque périssent toutes ces existences. "On l'appelle le non-manifesté immuable, on en parle comme de l'âme suprême et du statut suprême, et ceux qui y atteignent ne reviennent point; c'est là le lieu suprême de Mon être, paramam dhâma" Car l'âme qui y atteint a échappé au cycle de la manifestation et de la non-manifestation cosmiques.
Que nous retenions cette notion cosmologique, ou que nous la rejetions — ce qui dépend de la valeur que nous penchons à accorder à la connaissance des "connaissants du jour et de la nuit" —, l'important est le tour que la Guîtâ y donne. On pourrait aisément imaginer que cet Etre éternellement non manifesté, dont le statut semble ne rien avoir à faire avec la manifestation ni avec la non-manifestation, doit être l'Absolu à jamais indéfini et indéfinissable, et que le juste moyen d'y atteindre est de nous défaire de tout ce que nous sommes devenus dans la manifestation, non d'y élever toute notre conscience intérieure en une concentration combinée de la connaissance du mental, de l'amour du cœur, de la volonté yoguique, de la force de vie vitale. La bhakti surtout paraît inapplicable à l'Absolu qui est vide de toute relation, avyavahârya. "Mais, insiste la Guîtâ — bien que cette condition soit supracosmique et bien qu'elle soit éternellement
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non manifestée -, ce suprême Pourousha doit se gagner par une bhakti tournée vers lui seul en qui existent tous les êtres et par qui tout cet univers a été éployé dans l'espace." En d'autres termes, le suprême Pourousha n'est pas un Absolu entièrement sans relation, à l'écart de nos illusions, mais il est le Voyant, le Créateur et le Gouverneur des mondes, kavim anoushâsitâram, dhâtâram, et c'est en le connaissant et en l'aimant comme l'Un et comme le Tout, vâsoudévah sarvam iti, que, par une union avec lui de tout notre être conscient en toutes les choses, toutes les énergies, toutes les actions, nous devons chercher l'accomplissement suprême, la parfaite perfection, la libération absolue.
Vient alors une pensée plus curieuse, que la Guîtâ a prise aux mystiques du Védânta des débuts. Elle donne les différents moments auxquels le yogi doit quitter son corps selon qu'il souhaite de chercher ou d'éviter la re-naissance. Le feu et la lumière et la fumée ou la brume, le jour et la nuit, la quinzaine brillante du mois lunaire et la quinzaine sombre, le solstice du nord et le solstice du sud, tels sont les opposés. Par le premier de chaque paire, les connaissants du Brahman vont au Brahman; mais par le second, le yogi atteint la "lumière lunaire" et, plus tard, retourne à la naissance humaine. Ce sont le sentier brillant et l'obscur sentier, nommés la voie des dieux et la voie des pères dans les Oupanishads, et le yogi qui les connaît ne se fourvoie en nulle erreur. Quelque fait psycho-physique ou bien quelque symbolisme qu'il puisse y avoir derrière cette notion¹– elle nous vient de l'âge des mystiques qui voyaient en chaque chose physique un symbole effectif de la chose psychologique et qui trouvaient partout une interaction et une sorte d'identité de l'extérieur et de l'intérieur, de la lumière et de la connaissance, du principe igné et de l'énergie spirituelle -, nous n'avons besoin
¹L'expérience yoguique montre en fait qu'il y a une vérité psycho-physique réelle, bien qu'elle ne soit certes pas absolue dans son application, derrière cette idée, à savoir que, dans la lutte intérieure entre les pouvoirs de la Lumière et les pouvoirs de l'Obscurité, ceux-là tendent naturellement à dominer durant les périodes brillantes du jour ou de l'année, ceux-ci durant les périodes sombres, et que cet équilibre peut durer jusqu'à tant que soit remportée la victoire à la base.
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d'observer que la façon dont la Guîtâ clôt le passage : "Dès lors, sois à tout moment en Yoga."
Car cela est après tout l'essentiel : que l'être entier soit un avec le Divin, de toutes les façons et si complètement qu'il soit naturellement et constamment fixé en l'union, et que toute l'existence, non seulement la pensée et la méditation, mais l'action, le labeur, la bataille soient ainsi souvenance de Dieu. "Souviens-toi de Moi et combats" signifie ne pas perdre un seul instant la pensée toujours présente de l'Éternel dans le conflit des choses temporelles, qui normalement absorbe notre mental, et cela semble suffisamment difficile, presque impossible. En fait, ce n'est entièrement possible que si les autres conditions sont remplies. Si, en notre conscience, nous sommes devenus un moi avec tout, un moi qui pour notre pensée est toujours le Divin, et si même nos yeux et nos autres sens voient et perçoivent partout l'Etre divin de telle sorte qu'il ne nous est à aucun moment possible de rien sentir ou de penser à rien comme le font simplement les sens non éclairés, mais ne perçoivent que le Divin à la fois caché et manifesté en cette forme, et si notre volonté est une en conscience avec une volonté suprême et que nous sentions que tous les actes de la volonté, du mental, du corps en sont issus, en sont les mouvements, animés par elle ou identiques à elle, alors ce qu'exige la Guîtâ peut se faire intégralement. Le souvenir de l'Etre divin devient non plus un acte intermittent du mental, mais la condition naturelle de nos activités et, d'une certaine manière, la substance même de notre conscience. Le djîva a pris possession de ses rapports justes et naturels, de ses rapports spirituels avec le Pouroushôttama, et toute notre vie est un Yoga, une unité accomplie et qui, cependant, ne cesse de s'accomplir éternellement.
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Toute la vérité qui, pas à pas, s'est développée de cette façon détaillée, chaque étape mettant en relief un nouvel aspect de la connaissance intégrale et y fondant quelque résultat de condition et d'action spirituelles, doit maintenant prendre un tournant d'une immense importance. L'Instructeur a donc soin d'attirer d'abord l'attention sur le caractère décisif de ce qu'il s'apprête à dire, de façon que le mental d'Ardjouna puisse être éveillé et attentif. Car il va lui ouvrir l'esprit à la connaissance et à la perception de la Divinité intégrale et l'amener à la vision du onzième livre, par laquelle le guerrier de Kouroukshétra devient conscient de l'auteur et du soutien de son être, de son action et de sa mission : le Divin en l'homme et dans le monde, que rien dans l'homme ni dans le monde ne limite ni ne lie, tout découlant de Lui, étant un mouvement dans Son être infini, se poursuivant et étant supporté par Sa volonté, étant justifié en Sa divine connaissance de soi, L'ayant toujours pour origine, pour substance et pour fin. Ardjouna doit prendre conscience de lui-même et qu'il n'existe qu'en Dieu, qu'il n'agit que par le pouvoir qui est en lui, ses travaux n'étant qu'une instrumentalité de l'action divine, sa conscience égoïste qu'un voile et, pour son ignorance, qu'une représentation erronée de l'être réel en lui, étincelle et part immortelles du Divin suprême.
Quelque doute qu'il puisse encore demeurer dans son mental, cette vision doit l'enlever; elle doit le rendre fort en vue de l'action à laquelle il s'est dérobé, mais dont il reçoit l'ordre irrévocable et devant laquelle il ne peut plus reculer un recul, en effet, serait la négation et le refus de la volonté et de la sanction divines en lui, qui, déjà exprimées dans sa conscience individuelle, doivent bientôt revêtir encore l'apparence de la sanction cosmique plus grande. Car à présent lui apparaît l'Être du monde comme le corps de Dieu dont l'âme est l'éternel esprit du Temps, et qui de sa voix majestueuse et terrifiante l'envoie au fracas de la
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bataille. Il est par lui invité à la libération de son esprit, à l'accomplissement de son action dans le mystère cosmique et les deux libération et action doivent constituer un unique mouvement. Ses doutes intellectuels s'évanouissent à mesure que se déploient devant lui une plus grande lumière de connaissance de soi et la connaissance de Dieu et de la Nature. Mais la clarté intellectuelle ne suffit pas; il doit voir avec la vision intérieure qui illumine l'aveugle regard humain extérieur, de façon à pouvoir agir avec le consentement de tout son être, avec une foi parfaite en tous ses membres, shraddhâ, avec une parfaite consécration au Moi de son moi et au Maître de son être et au même Moi du monde et au même Maître de tout être dans l'univers.
Tout ce qui précède a posé les fondations de la connaissance ou en a préparé les premiers matériaux nécessaires ou l'échafaudage, mais il faut maintenant placer devant ses yeux dessillés l'entière charpente de la structure. Tout ce qui doit venir après aura une grande importance, analysant les parties de cette charpente, montrant en quoi consiste tel ou tel de ses éléments; mais en substance, la connaissance intégrale de Être qui lui parle doit maintenant être dévoilée à ses yeux de manière qu'il puisse non pas choisir mais voir. Ce qui précède lui a montré qu'il n'est point fatalement lié par le nœud de l'ignorance et de l'action égoïste où il est jusqu'ici demeuré satisfait tant que leurs solutions partielles suffisaient pour contenter son mental à présent dérouté par le conflit des apparences contraires qui constituent l'action du monde et son cœur troublé par l'embrouillement de ses œuvres auquel il ne se sent capable d'échapper qu'en renonçant à la vie et aux œuvres. On lui a montré qu'il existe deux façons opposées de travailler et de vivre, l'une dans l'ignorance de l'ego, l'autre dans la claire connaissance de soi d'un être divin. Il peut agir avec désir, avec passion, ego mené par les qualités de la Nature inférieure, soumis à l'équilibre de la vertu et du péché, de la joie et du chagrin, préoccupé des fruits et des conséquences de ses œuvres, le succès et la défaite, le bon résultat et le mauvais, lié sur la machine du monde, pris dans une grande confusion d'action, d'inaction et d'action perverse qui déconcertent le cœur, le mental et l'âme de l'homme avec leurs apparences et leurs
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masques changeants et contraires. Mais il n'est pas entièrement lié aux œuvres de l'ignorance; s'il le veut, il peut exécuter les œuvres de la connaissance. Il peut agir ici comme le penseur supérieur, le connaissant, le yogi, celui tout d'abord qui recherche la liberté, puis l'esprit libéré. Percevoir cette grande possibilité et garder sa volonté et son intelligence fixées sur la connaissance et la vision de soi qui la réaliseront et la rendront effective, tel est pour lui le chemin pour échapper au chagrin et à la perplexité, le moyen d'en finir avec l'énigme humaine.
Il y a un esprit en nous : calme, supérieur aux œuvres, égal, qui n'est pas enchaîné dans cette confusion extérieure, qui la regarde, étant son soutien, sa source, son témoin immanent, mais n'y est point mêlé. Infini, contenant tout, moi unique en tout, il observe sans partialité l'action entière de la nature et voit que c'est seulement l'action de la Nature, et non pas son action à lui. Il voit que l'ego, sa volonté et son intelligence sont un mécanisme de la Nature et que toutes leurs activités sont déterminées par la complexité des triples modes et qualités de celle-ci. L'esprit éternel est lui-même libre de ces choses. Il en est libre parce qu'il sait; il sait que la Nature et l'ego et l'être personnel de toutes ces créatures ne sont pas toute l'existence. Car l'existence n'est pas simplement le panorama glorieux ou vain, merveilleux ou lugubre d'une constante mutation du devenir. Il y a quelque chose d'éternel, d'immuable, d'impérissable, une intemporelle existence en soi, que n'affectent point les mutations de la Nature. C'est leur témoin impartial qui n'affecte ni n'est affecté, qui n'influence ni n'est influencé, ni vertueux ni pécheur, mais toujours pur, complet, grand et invulnérable. Ne se lamentant ni ne se réjouissant de tout ce qui afflige et attire l'être égoïste, il n'est l'ami de personne, l'ennemi de personne, mais le moi égal et unique de tous. L'homme, à présent, n'a pas conscience de ce moi, parce qu'il est enveloppé dans son mental tourné vers l'extérieur et qu'il ne veut pas apprendre ou n'a pas encore appris à vivre au-dedans; il ne se détache pas, ne se retire pas de son action, ne l'observe pas comme l'oeuvre de la Nature. L'ego est l'obstacle, le moyeu de la roue de l'illusion; la perte de l'ego en le moi de l'âme est la
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première condition de la liberté. Devenir l'esprit, ne plus être simplement un mental et un ego, telle est la parole sur laquelle s'ouvre ce message de libération.
Ardjouna a donc été d'abord invité à abandonner tout désir pour les fruits de ses œuvres et à devenir simplement l'exécutant impartial et sans désir de tout ce qui doit être fait laissant le fruit au maître des opérations cosmiques, quelque pouvoir que puisse être celui-ci. Lui, en effet, n'en est de toute évidence pas le maître; ce n'est pas pour la satisfaction de son ego personnel que la Nature a été mise en branle, pas pour l'assouvissement de ses désirs et de ses préférences que se vit la Vie universelle, pas pour la justification de ses opinions, de ses normes et de ses jugements intellectuels que fonctionne le Mental universel, et ce n'est pas davantage à ce tribunal insignifiant que ce Mental doit rapporter ses visées cosmiques ou sa méthode et ses desseins terrestres. Seules, peuvent avoir ces prétentions les âmes ignorantes qui vivent en leur personnalité et voient tout selon cette pauvre optique étroite. Il doit d'abord prendre du recul par rapport à ce qu'égoïstement il attend du monde et travailler seulement comme un, être parmi des millions, qui verse sa quote-part d'effort et de labeur en vue d'un résultat déterminé non pas par lui, mais par l'action et le propos universels. Et il lui faut faire encore plus, il lui faut abandonner l'idée qu'il est l'exécutant et, affranchi de toute personnalité, voir que ce sont l'intelligence, la volonté, le mental, la vie universels qui œuvrent en lui et dans tous les autres. La Nature est l'ouvrière universelle; ses œuvres à lui sont ses œuvres à elle; de même les fruits des œuvres de la Nature en lui font-ils partie de la grande somme du résultat guidé par un plus grand pouvoir que son pouvoir d'homme. S'il peut faire ces deux choses spirituellement, alors la confusion et la servitude de ses œuvres tomberont loin de lui; car tout le nœud de cette servitude réside en son exigence et sa participation égoïstes. La passion et le péché, la joie et le chagrin personnels s'évanouiront de son âme, qui vivra maintenant à l'intérieur, pure, vaste, calme, égale vis-à-vis de tout être et de toute chose. L'action ne produira pas de réaction subjective et ne laissera de tache ni de marque d'aucune sorte
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sur la pureté et la paix de son esprit. Il possédera la joie intérieure, le repos et le bien-être intérieurs et l'inaliénable béatitude d'un être libre et que rien n'affecte. Ni au-dedans ni au-dehors, il n'aura plus l'ancienne petite personnalité, car il sentira consciemment qu'il est un moi unique et un unique esprit avec tout; de même sa nature extérieure sera-t-elle devenue pour sa conscience une partie inséparable du mental, de la vie et de la volonté universels. Sa personnalité égoïste séparatrice aura été reprise et se sera éteinte dans l'impersonnalité de l'être spirituel; sa nature égoïste séparatrice sera unifiée avec l'action de la Nature cosmique.
Or, cette libération dépend de deux perceptions simultanées, mais que l'on n'a pas encore réconciliées : la claire vision de l'esprit et la claire vision de la Nature. Ce n'est pas le détachement scientifique et intelligent tout à fait possible même au philosophe matérialiste qui a quelque vision claire de la Nature seule, mais n'a pas la perception de son âme et de son être essentiel. Ce n'est pas non plus le détachement intellectuel du sage idéaliste qui s'échappe des formes plus limitatives et dérangeantes de son ego par un emploi lumineux de la raison. C'est un détachement spirituel plus vaste, plus vivant, plus parfait, issu d'une vision du Suprême, lequel est davantage que la Nature et plus grand que le mental et que la raison. Mais ce détachement n'est lui-même que le secret initial de la liberté et de la claire vision de la connaissance, ce n'est pas le fin mot du mystère divin car en soi, il laisserait la Nature inexpliquée et la part naturelle et active de l'être isolée de l'essentielle existence spirituelle et quiétiste. Le détachement divin doit être l'assise d'une participation divine à la Nature, qui remplacera l'ancienne participation égoïste; le quiétisme divin doit supporter un activisme et un cinétisme divins. Cette vérité que l'Instructeur a tout le temps eue en vue, insistant dès lors sur le sacrifice des œuvres, sur la reconnaissance du Suprême comme maître de nos œuvres et sur la doctrine de l'Avatar et la naissance divine, a d'abord été subordonnée, toutefois, à la primordiale nécessité d'une libération quiétiste. Seules, les vérités qui conduisent au calme, au détachement spirituels, à l'égalité et à l'unité spirituelles, en un
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mot à la perception du moi immuable et à la façon de le devenir, ont été pleinement développées, et il leur a été donné la plus grande amplitude de pouvoir et de signification. On a laissé l'autre grande vérité nécessaire, son complément, dans une certaine obscurité, du fait d'une lumière moins grande ou relative; il y a été constamment fait allusion, mais on ne l'a pas encore développée. Dans les chapitres qui suivent, elle est maintenant exprimée rapidement.
Tout du long, Krishna, l'Avatar, l'Instructeur, l'aurige de l'âme humaine en l'action du monde, a préparé la révélation du secret que lui-même représente : le plus profond secret de la Nature. Toujours, il a fait retentir une note au fil de son chant préparatoire et toujours l'a introduite comme un avertissement, comme un prélude à l'ultime et plus vaste harmonie de sa Vérité intégrale. Cette note, c'était l'idée d'un Divin suprême qui demeure en l'homme et en la Nature tout en étant plus grand que l'homme et la Nature, que l'on trouve grâce à l'impersonnalité du moi, mais dont le moi impersonnel n'est pas toute la signification. Nous voyons à présent pourquoi il y revenait avec cette forte insistance. C'était cet unique Divin, le même dans le moi universel et dans l'homme et la Nature qui, par la voix de l'Instructeur dans le char, préparait le terrain pour faire reconnaître son titre absolu à être entièrement le voyant éveillé des choses et l'auteur des œuvres. "Moi qui suis en toi, disait-il, moi qui suis ici dans ce corps humain, moi pour qui tout existe, agit, lutte, je suis le secret à la fois de l'esprit existant en soi et de l'action cosmique. Ce "je" est le je plus grand dont la personnalité humaine la plus ample n'est qu'une manifestation partielle et fragmentaire, et la Nature qu'une opération inférieure. Maître de l'âme, maître de toutes les œuvres du cosmos, Je suis l'unique Lumière, le seul Pouvoir, Être unique. Ce Divin au-dedans de toi est l'Instructeur, le Soleil, celui qui élève le clair flamboiement de la connaissance où tu réalises ce qui distingue ton moi immuable de ta nature mutable. Mais, par-delà cette lumière même, regardes-en la source; alors tu connaîtras l'Âme suprême où est recouvrée la vérité spirituelle de la personnalité et de la Nature. Vois alors le moi unique en tous les êtres afin de
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pouvoir Me voir en tous les êtres; vois tous les êtres en un unique moi spirituel, une unique réalité spirituelle, car c'est le moyen de voir tous les êtres en Moi; connais un seul Brahman en tous, afin de pouvoir voir Dieu qui est le Brahman suprême. Connais-toi toi-même, sois toi-même, afin de pouvoir être uni à Moi dont ce moi intemporel est la claire lumière ou le voile transparent. Moi, le Divin, Je suis la plus haute vérité du moi et de l'esprit."
Ardjouna doit voir que le même Divin est aussi la vérité supérieure non seulement du moi et de l'esprit mais de la Nature, et de sa propre personnalité, le secret à la fois de l'individu et de l'univers. Telle était la Volonté partout dans la Nature, plus grande que les actes de la Nature qui proviennent de lui, la Volonté à laquelle appartiennent les actions de la Nature et celles de l'homme ainsi que leurs fruits. Dès lors, il doit exécuter ses œuvres en sacrifice, car telle en est la vérité, ainsi que de toute œuvre. C'est la Nature qui œuvre, et non l'ego, mais la Nature n'est qu'un pouvoir de l'Être, lequel est l'unique maître de toutes les œuvres et de tous les énergismes de la Nature et de tous les éons du sacrifice cosmique. Par conséquent, et puisque ses œuvres sont celles de cet Être, il doit abandonner toutes ses actions au Divin qui est en lui et dans le monde et par qui elles sont accomplies dans le divin mystère de la Nature. C'est là la double condition de la naissance divine de l'âme, de sa libération, hors du caractère mortel de l'ego et du corps, en le spirituel et l'éternel connaissance d'abord de notre moi immuable et intemporel et union, de ce fait, avec le Divin intemporel, mais connaissance aussi de ce qui vit derrière l'énigme du cosmos, du Divin dans toutes les existences et leurs fonctionnements. Ainsi seulement pouvons-nous aspirer, grâce à l'offrande de toute notre nature et de tout notre être, à une vivante union avec l'Un qui, dans le Temps et l'Espace, est devenu tout ce qui existe. C'est là que se situe la bhakti dans le plan du Yoga d'une intégrale libération de soi. C'est une adoration et une aspiration vers ce qui est plus grand que le moi impérissable et que la Nature changeante. Toute connaissance devient alors une adoration et une aspiration, mais toutes les
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œuvres aussi deviennent une adoration et une aspiration. Les œuvres de la Nature et la liberté de l'âme sont unifiées en cette adoration et deviennent une seule élévation du moi vers l'unique Divin. La libération finale, ou mort à la nature inférieure et passage à la source du devenir spirituel supérieur, n'est pas une extinction de l'âme seule, sa forme d'ego s'éteint -, mais un départ de tout notre moi de connaissance, de volonté et d'amour pour qu'il réside en sa réalité non plus universelle, mais supracosmique; c'est un accomplissement, non pas une annulation.
Nécessairement, afin de rendre cette connaissance claire pour le mental celle-ci, l'Instructeur divin commence par supprimer la source de deux difficultés qui demeurent encore : l'antinomie entre le moi impersonnel et la personnalité humaine, et l'antinomie entre le moi et la Nature. Tant que persistent ces deux difficultés, le Divin dans la Nature et dans l'homme reste une chose obscure, irrationnelle et incroyable. On a représenté la Nature comme l'esclavage mécanique des gounas, l'âme comme l'être égoïste soumis à cet esclavage. Mais si c'est là toute leur vérité, l'âme ni la Nature ne sont ni ne peuvent être divines. La Nature, ignorante et mécanique, ne peut être un pouvoir de Dieu; car un Pouvoir divin doit être libre en ses opérations, spirituel en son origine, spirituel en sa grandeur. L'âme enchaînée et égoïste en la Nature, l'âme seulement mentale, vitale, physique ne peut être ni une part du Divin ni elle-même un être divin; un être divin, en effet, doit être précisément de la nature du Divin, libre, spirituel, se développer et exister spontanément, surpasser le mental, la vie et le corps. Ces deux difficultés et les obscurités qu'elles introduisent sont enlevées par un seul rayon illuminateur de la vérité. La Nature mécanique n'est qu'une vérité inférieure; c'est la formule d'une action phénoménale inférieure. Il en est une supérieure, qui est la Nature spirituelle, et celle-là est la nature de notre personnalité spirituelle, notre personne vraie. Dieu est à la fois impersonnel et personnel. Son impersonnalité est, pour notre réalisation psychologique, un infini d'existence, de conscience et de joie d'être intemporelles; sa personnalité se représente ici sous l'aspect d'un pouvoir conscient d'être, d'un
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centre conscient de connaissance et de volonté, se représente aussi comme la joie d'une multiple manifestation de soi. Nous sommes cette impersonnalité unique en l'essence statique de notre être; chacun de nous, en sa personne spirituelle, est la multitude de ce pouvoir essentiel. Mais la distinction n'existe que pour les besoins de la manifestation de soi; l'impersonnalité divine, lorsque l'on passe derrière, est tout ensemble un Lui infini, une âme et un esprit suprêmes. C'est le grand "Je" sô'ham, je suis Lui dont découlent toute personnalité et toute nature, qui se réjouissent ici-bas diversement sous les traits d'un monde impersonnel. Le Brahman est tout ceci qui est, dit l'Oupanishad, car le Brahman est le moi unique qui se voit en quatre positions successives de la conscience. Vâsoudéva, l'Être éternel est tout, dit la Guîtâ. Il est le Brahman, soutient tout et engendre tout consciemment depuis sa nature spirituelle supérieure, devient consciemment ici-bas toute chose en une nature d'intelligence, de mental, de vie, de sens et de phénomène objectif d'existence matérielle. Le djîva est lui en cette nature spirituelle de l'Éternel, son éternelle multiplicité, sa vision de soi depuis de multiples centres d'essentiel pouvoir conscient. Dieu, la Nature et le djîva sont les trois termes de l'existence, et à eux trois ils sont un seul être.
Comment cet être se manifeste-t-il dans le cosmos? D'abord comme le moi immuable et intemporel, omniprésent et qui soutient tout, qui en son éternité est être et non point devenir. Puis, renfermé en cet être, il y a un pouvoir essentiel ou un principe spirituel de devenir de soi, swabhâva, au moyen duquel, par la vision spirituelle de soi, il détermine et exprime, crée en le délivrant tout ce qui est latent ou contenu en sa propre existence. Le pouvoir ou l'énergie de ce devenir de soi projette dans l'action universelle, karma, tout ce qui est ainsi déterminé dans l'esprit. Toute création est cette action, est cette opération de la nature essentielle, est karma. Mais elle est développée ici-bas dans une Nature mutable d'intelligence, de mental, de vie, de sens et d'objectivité formelle de phénomènes matériels, et cette Nature est en fait coupée de la lumière absolue et limitée par l'Ignorance. Toutes ses opérations de
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viennent ici un sacrifice de l'âme en la Nature à l'Âme suprême secrète en elle, et dès lors le Divin suprême réside en tous comme le Maître de leur sacrifice, que gouvernent Sa présence et Son pouvoir et que reçoivent Sa connaissance de soi et Son délice d'être. Le savoir, c'est posséder la juste connaissance de l'univers et la vision de Dieu dans le cosmos, et c'est trouver la porte par laquelle échapper à l'Ignorance. Car cette connaissance, rendue effective pour l'homme par l'offrande de ses œuvres et de toute sa conscience au Divin en tout, lui permet de revenir à son existence spirituelle et, partant, à la Réalité supracosmique éternelle et lumineuse au-dessus de cette Nature mutable.
Cette vérité est le secret de l'être que la Guîtâ va maintenant appliquer dans l'amplitude de son résultat à notre vie intérieure et à nos œuvres extérieures. Ce qu'elle va dire est la chose la plus secrète de toutes¹. C'est la connaissance de l'entière Divinité, samagram mâm, que le Maître de son être a promise à Être, cette connaissance essentielle accompagnée de la complète connaissance du Divin en tous Ses principes, après quoi il ne restera rien qu'il faille encore connaître. Le nœud de l'ignorance qui a déconcerté son mental humain et fait reculer sa volonté devant l'œuvre assignée divinement aura été tranché tout entier. C'est la sagesse de toutes les sagesses, le secret de tous les secrets, la maîtresse connaissance, le royal secret. C'est une pure et suprême lumière que l'on peut vérifier par l'expérience spirituelle directe et que l'on peut voir en soi-même comme la vérité; c'est la connaissance juste et correcte, la loi même de l'être. Il est facile de la mettre en pratique une fois qu'on s'en est saisi, qu'on la voit, qu'on essaie fidèlement d'y vivre.
Mais la foi est nécessaire; si la foi est absente, si l'on se fie à l'intelligence critique que guident les faits extérieurs et qui met jalousement en doute la connaissance révélatrice parce que celle-ci ne cadre pas avec les divisions et les imperfections de la nature apparente, qu'elle semble dépasser, et parce qu'elle
¹Guîtâ, IX. 1-3.
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semble constater quelque chose qui nous entraîne par-delà les premiers faits pratiques de notre existence actuelle, par-delà son chagrin, sa douleur, son mal, son défaut, son erreur non divine et ses trébuchements, ashoubham, il n'y a alors aucune possibilité de vivre cette plus grande connaissance. L'âme qui ne peut avoir foi en la vérité et la loi supérieures doit retourner au chemin de la vie mortelle ordinaire soumise à la mort, à l'erreur et au mal; elle ne peut croître en le Divin qu'elle nie. Car c'est une vérité qui doit se vivre et se vivre en la grandissante lumière de l'âme, non pas être discutée dans l'obscurité du mental. On doit y grandir, on doit la devenir c'est le seul moyen de la vérifier. Ce n'est qu'en dépassant le moi inférieur que nous pouvons devenir le moi divin réel et vivre la vérité de notre existence spirituelle. Toutes les vérités apparentes que l'on y peut opposer sont des apparences de la Nature inférieure. La libération hors du mal et du défaut de la Nature inférieure, ashoubham, ne peut se produire que si l'on accepte une connaissance supérieure où il est prouvé que tout ce mal apparent est au fond irréel, et montré qu'il est une création de notre ténèbre. Mais pour grandir ainsi en la liberté de la Nature divine, nous devons accepter le Divin qui réside secrètement dans notre actuelle nature limitée et croire en Lui. Car la raison pour laquelle la pratique de ce Yoga devient possible et facile, est qu'en la suivant nous remettons l'entier fonctionnement de ce que nous sommes par nature entre les mains de ce Divin Pourousha intérieur. Le Divin élabore en nous la naissance divine progressivement, simplement, infailliblement, en reprenant notre être en le Sien et en l'emplissant de Sa propre connaissance et de Son propre pouvoir, djñâna-dîpéna bhâswatâ; Il s'empare de notre obscure nature ignorante qu'il transforme en Sa lumière et Sa vastitude. Ce en quoi nous croyons avec une foi entière et sans égoïsme, ce que poussés par Lui nous voulons être, le Dieu intérieur l'accomplira sûrement. Mais le mental et la vie égoïstes qu'apparemment nous sommes à présent, doivent d'abord se soumettre pour la transformation, se livrer aux mains de cette secrète Divinité qui réside en nous.
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LA VÉRITÉ ET LA VOIE DIVINES
Puis, la Guîtâ continue en dévoilant le secret suprême et intégral, l'unique pensée, l'unique vérité où celui qui recherche la perfection et la libération doive apprendre à vivre et l'unique loi de perfection de ses membres spirituels et de tous leurs mouvements. Ce suprême secret est le mystère du Divin transcendant qui est tout et partout, et néanmoins tellement plus grand que l'univers et toutes ses formes, et si différent, que rien, ici-bas, ne Le contient, ni ne L'exprime réellement, et qu'aucune langue empruntée aux apparences des choses de l'espace et du temps et à leurs relations ne peut suggérer la vérité de Son être inimaginable. Par conséquent, la loi de notre perfection est une adoration par toute notre nature et sa soumission à sa source divine et à son divin possesseur. Le seul moyen fondamental dont nous disposions est de changer notre existence entière dans le monde et non pas seulement telle ou telle partie de notre existence en un unique mouvement tourné vers l'Éternel. Par la puissance et le mystère d'un Yoga divin, nous sommes passés de Ses inexprimables demeures secrètes en cette nature limitée des choses phénoménales. Par un mouvement inverse du même Yoga, nous devons transcender les limites de la nature phénoménale et recouvrer la conscience plus grande par laquelle nous pouvons vivre en le Divin et Éternel
L'être suprême du Divin se situe par-delà la manifestation : sa vraie image sempiternelle n'est pas révélée dans la matière, non plus qu'elle n'est captée par la vie, ni connaissable par le mental, atchintya-roûpa avyakta-moûrti. Ce que nous voyons n'est qu'une forme, roûpa, qui s'est elle-même créée, non la forme éternelle, swaroûpa, de la Divinité. Il y a quelqu'un ou il y a quelque chose d'autre que l'univers : inexprimable, inimaginable, un Divin ineffablement infini par-delà tout ce que nos plus vastes ou nos plus subtiles conceptions de l'infinité peuvent projeter. Toute cette trame de choses à quoi nous donnons le
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nom d'univers, toute cette immense somme mouvante à laquelle nous ne pouvons fixer de limites et dans les formes et les mouvements de laquelle nous cherchons en vain quelque réalité stable, quelque fixité, quelque niveau et quelque point d'où manier un levier cosmique, a été filée, façonnée, éployée par ce suprême Infini, fondée sur son ineffable Mystère supracosmique. Elle repose sur une formulation essentielle qui est elle-même non manifestée et impensable. Toute cette masse de devenirs toujours changeants, toujours mouvants, toutes ces créatures, ces existences, ces choses, toutes ces formes qui respirent et qui vivent ne peuvent le contenir ni en leur somme ni en leur existence séparée. Il n'est pas en elles; ce n'est pas en elles, ni par elles qu'il vit, se meut ou a son être Dieu n'est pas le Devenir. Ce sont elles qui sont en lui, ce sont elles qui vivent et se meuvent en lui et puisent en lui leur vérité; elles sont ses devenirs, il est leur être¹. En l'impensable infinité intemporelle et aspatiale de son existence, il a éployé ce phénomène mineur d'un univers sans bornes dans un espace et un temps sans fin.
Et même, dire de lui que tout existe en lui, n'est pas toute la vérité en l'occurrence, pas la relation entièrement réelle, car c'est parler de lui avec l'idée d'espace, et le Divin est aspatial et intemporel. L'espace et le temps, l'immanence, l'imprégnation et le dépassement sont tous des termes et des images de sa conscience. Il existe un Yoga du Pouvoir divin, me yoga aïshwarah, par lequel le Suprême crée des phénomènes de son être dans une auto-manifestation spirituelle, et non matérielle, de son infinité épandue, expansion dont la manifestation matérielle n'est qu'une image. Il se voit un avec elle, est identifié à elle et à tout ce qu'elle abrite. En cette infinie vision de soi, qui n'est pas toute sa vision l'identité panthéiste de Dieu et de l'univers est une vue encore plus limitée -, il est un avec tout ce qui est, en même temps qu'il dépasse néanmoins tout ce qui est; mais il est autre, également, que ce moi ou que cette infinité épandue d'être spirituel qui contient et dépasse l'univers. Tout existe ici
¹matsthâni sarva-bhoûtâni na tchâham teshwavasthitah.
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en son infini conscient de l'univers, mais celui-ci est à son tour soutenu comme conception de soi par la réalité supracosmique du Divin qui dépasse tous nos termes d'univers, d'être et de conscience. C'est là le mystère de son être : il est supracosmique et toutefois n'est extracosmique en aucun sens exclusif. Car il imprègne tout l'univers en tant qu'il est son moi; il y a une lumineuse présence, qui n'est pas involuée, de l'être essentiel de Dieu, marna âtmâ; elle est en relation constante avec le devenir et, par cette simple présence, il entraîne la manifestation de toutes les existences¹. Nous avons dès lors ces termes d'Être et de devenir, d'existence en soi, âtman, et d'existences qui dépendent de cette existence, bhoûtâni, d'êtres mutables et d'être immuable. Mais la plus haute vérité de ces deux relations et la solution de leur antinomie doit être trouvée dans ce qui dépasse celle-ci; c'est le Divin suprême qui, par le pouvoir de Sa conscience spirituelle, yôga-mâyâ, manifeste à la fois le moi qui contient et Ses phénomènes y contenus. Et ce n'est que par l'union avec Lui en notre conscience spirituelle que nous pouvons arriver à nos vraies relations avec Son être.
Exposée métaphysiquement, telle est l'intention de ces versets de la Guîtâ qui, cependant, ne reposent point sur quelque spéculation intellectuelle, mais sur une expérience spirituelle; ils représentent une synthèse du fait qu'ils découlent globalement de certaines vérités de la conscience spirituelle. Lorsque nous tentons de nous mettre en relation consciente avec quelque Être suprême ou universel qu'il y ait et qui existe caché ou manifeste en le monde, nous arrivons à une expérience très diverse, et l'une ou l'autre variante de cette expérience se voit changée par différentes conceptions intellectuelles en leur idée fondamentale de l'existence. Nous avons, pour commencer, l'expérience brute d'un Divin qui est quelque chose de bien différent de nous et de bien plus grand que nous, de bien différent de l'univers où nous vivons et de bien plus grand que cet univers; et ainsi en est-il, et pas davantage, tant que nous vivons seulement dans notre moi phénoménal et que nous ne voyons autour de nous que le visage
¹bhoûta-bhrin na tcha bhoûtastho mamâtmâ bhoûta-bhâvanah.
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phénoménal du monde. Car la plus haute vérité du Suprême est supracosmique, et tout ce qui est phénoménal semble être une chose différente de l'infinité de l'esprit conscient de soi, semble être, sinon une illusion, du moins l'image d'une vérité inférieure. Lorsque nous nous fixons en cette seule différence, nous considérons le Divin comme s'il était extracosmique. Cela, Il ne l'est qu'au sens où, supracosmique, Il n'est pas contenu dans le cosmos et ses créations, mais non pas au sens où cosmos et créations seraient en dehors de Son être car il n'y a rien en dehors de l'unique Éternel et Réel. Nous réalisons cette première vérité du Divin spirituellement lorsque nous avons l'expérience que nous vivons, que nous nous mouvons et avons notre être en Lui seul, que, si différents de Lui que nous puissions être, nous dépendons de Lui pour notre existence, et que l'univers lui-même n'est qu'un phénomène et qu'un mouvement dans l'Esprit.
Mais d'autre part, nous avons l'expérience plus poussée et plus transcendante où notre existence essentielle est une avec la Sienne. Nous percevons un moi unique pour tout et en possédons la conscience et la vision; nous ne pouvons plus dire ni penser que nous différons entièrement de Lui : il y a le moi et il y a le phénomène de l'existant en soi; tout est un dans le moi, mais tout est variation dans le phénomène. Par une exclusive intensité d'union avec le moi, nous pouvons même en venir à faire l'expérience que le phénomène est une chose onirique et irréelle. Mais en revanche, par une intensité double, nous pouvons avoir aussi la double expérience que nous sommes un avec Lui, suprêmement et en une union qui existe en soi, et que néanmoins, en une forme persistante qui dérive authentiquement de Son être, nous vivons avec Lui et avons de nombreuses relations avec Lui. L'univers et notre existence dans l'univers nous deviennent une forme constante et réelle de l'existence consciente de soi du Divin. En cette moindre vérité, nous avons nos relations de différence entre nous et Lui et tous ces autres pouvoirs vivants ou inanimés de Éternel et nos rapports avec Son moi cosmique dans la nature de l'univers. Ces relations sont autres que la vérité supracosmique, ce sont des créations dérivées,
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les créations d'un certain pouvoir de la conscience de l'esprit, et parce qu'elles sont autres, parce qu'elles sont des créations, les chercheurs exclusifs de l'Absolu supracosmique les taxent d'irréalité relative ou complète. Et pourtant, c'est de l'Absolu qu'elles proviennent, elles sont des formes qui existent et qui dérivent de son être, non des fictions créées à partir de rien. Car c'est toujours lui-même et des images de lui-même, et non point des choses qui diffèrent totalement de lui, que l'Esprit voit partout. Pas davantage ne pouvons-nous dire qu'il n'existe absolument rien dans le supracosmique qui corresponde à ces relations. Nous ne pouvons pas dire que ce soient des dérivés de la conscience jaillis de cette source, mais sans rien toutefois qui, en la source, les supporte ou les justifie tant soit peu, qui soit la réalité éternelle et le principe céleste de ces formes de son être.
Par ailleurs, si nous soulignons d'une autre manière encore la différence qu'il y a entre le moi et les formes du moi, nous pouvons finir par considérer que le Moi les contient et qu'il y est immanent, nous pouvons admettre la vérité de l'esprit omniprésent; mais les formes de l'esprit, les moules où est coulée sa présence peuvent toutefois nous affecter non seulement comme quelque chose qui diffère de lui, non seulement comme quelque chose de transitoire, mais comme des images irréelles. Nous avons l'expérience de l'Esprit, de Être divin immuable et contenant à jamais dans sa vision les mutabilités de l'univers; nous avons aussi l'expérience séparée, simultanée ou coïncidente du Divin immanent en nous-mêmes et dans toutes les créatures. Et cependant, l'univers peut n'être pour nous qu'une forme empirique de Sa conscience et de la nôtre, ou qu'une image ou qu'un symbole de l'existence par lesquels il nous faut construire nos relations expressives avec Lui et peu à peu devenir conscients de Lui. Mais d'un autre côté, nous avons une autre expérience spirituelle révélatrice où nous sommes tenus de voir que toutes choses non seulement cet Esprit qui réside, immuable, dans l'univers et dans ses innombrables créatures, mais tout ce devenir intérieur et extérieur sont précisément le Divin. Tout est alors pour nous une Réalité divine qui Le
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manifeste en nous et dans le cosmos. Si cette expérience est exclusive, nous avons l'identité panthéiste, l'Un qui est tout; mais la vision panthéiste n'est qu'une façon partielle de voir les choses. Cet univers éployé n'est pas tout ce qu'est l'Esprit; il existe un Éternel qui est plus grand, et c'est par lui seul qu'est possible l'existence de l'univers. Le cosmos n'est pas le Divin dans Sa réalité totale et entière, mais une expression de soi parmi d'autres, un mouvement réel mais mineur de Son être. Toutes ces expériences spirituelles, pour différentes ou opposées qu'elles soient à première vue, peuvent néanmoins se concilier, si nous cessons d'insister sur l'une ou l'autre exclusivement et que nous voyions cette simple vérité ; la Réalité divine est quelque chose de plus grand que l'existence universelle, mais toutes les choses universelles et particulières sont pourtant ce Divin et rien d'autre elles l'expriment, pouvons-nous dire, mais ne sont entièrement Cela en aucune partie, ni en aucune somme de leur apparence, et pourtant elles ne pourraient l'exprimer si elles étaient quelque chose d'autre, si elles n'étaient pas un terme et un matériau de l'existence divine. Cela, est le Réel; mais elles, elles sont ses réalités expressives¹.
C'est ce que l'on entend par l'expression, vâsoudévah sarvam itî; le Divin est tout ce qui est l'univers et tout ce qui est dans l'univers et tout ce qui est plus que l'univers. La Guîtâ souligne d'abord Son existence supracosmique. Sans quoi, en effet, le mental manquerait son but le plus haut et demeurerait tourné vers le seul cosmique, ou bien attaché à quelque expérience partielle du Divin dans le cosmos. La Guîtâ met ensuite l'accent sur Son existence universelle en laquelle tout se meut et agit.
¹Même si, dans le mental, nous sentons qu'elles sont comparativement irréelles en face de l'absolument Réel. Lorsqu'on le réduit aux termes de l'expérience spirituelle, le Mâyâvâda de Shankara, mis à part son échafaudage logique, ne se résout à rien de plus qu'une expression exagérée de cette relative irréalité. Au-delà du mental, la difficulté disparaît, n'ayant, là, jamais existé. Les expériences séparées qui se trouvent derrière les différences des sectes religieuses et des écoles de philosophie ou de Yoga, une fois transmués, une fois rejetés leurs enchaînements mentaux divergents, sont harmonisées et, exaltées à leur plus haute intensité commune, sont unifiées dans l'infini supramental.
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C'est là, en effet, la justification de l'effort cosmique, et c'est là la vaste conscience spirituelle de soi où le Divin qui se voit comme Esprit du Temps accomplit Ses œuvres universelles. Non sans une certaine puissance austère, la Guîtâ insiste ensuite sur l'acceptation de la Déité comme habitant divin du corps humain. Car étant l'Immanent dans toutes les existences, si l'habitant divin n'est point reconnu, non seulement la divine signification de l'existence individuelle sera manquée, non seulement l'élan vers nos suprêmes possibilités spirituelles sera privé de sa force la plus grande, mais les relations d'âme à âme en l'humanité resteront sans caractère, limitées et marquées par l'ego. Enfin, la Guîtâ insiste longuement sur la manifestation divine en toute chose dans l'univers et affirme que tout ce qui est, dérive de la nature, du pouvoir et de la lumière de l'unique Divin. Car cette optique aussi est essentielle à la connaissance de Dieu; y sont fondées la disposition intégrale de tout l'être et de toute la nature dans le sens de Dieu, l'acceptation par l'homme des œuvres de la Puissance divine en le monde et la possibilité qu'il a de remodeler sa personnalité mentale et sa volonté selon les lignes de l'action de Dieu, transcendante en son origine, cosmique en son motif, transmise par l'individu, le djîva.
La Déité suprême, le Moi immuable derrière la conscience cosmique, la Divinité individuelle dans l'être humain et le Divin secrètement conscient ou partiellement manifesté dans la Nature cosmique et dans toutes ses œuvres et toutes ses créatures, sont alors une seule réalité, un seul Divin. Mais les vérités que nous pouvons avancer avec le plus d'assurance sur l'un des statuts de Être unique se changent en leur contraire ou voient leur sens modifié lorsque nous tentons de les appliquer à d'autres. Ainsi le Divin est-Il toujours le Seigneur, Îshwara; mais il ne s'ensuit pas que nous puissions crûment appliquer aux quatre domaines l'idée de Sa souveraineté et de Sa maîtrise essentielles de la même manière, exactement, et sans y rien changer. Divin manifesté en la Nature cosmique, Il agit en parfaite identité avec la Nature. Lui-même est alors la Nature, en quelque sorte, mais avec, en les œuvres de celle-ci, un esprit qui prévoit et prédétermine, comprend et impose, force à
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l'action, gouverne sans conteste dans le résultat. Moi silencieux et unique de tout, Il est le non-exécutant, et la Nature seule exécute. Il lui laisse l'exécution de toutes ces œuvres selon la loi de notre être, swabhâvas tou pravartaté, et toutefois Il est encore le seigneur, prabhou, vibhou, car Il voit et soutient notre action et, par Son accord silencieux, permet à la Nature d'oeuvrer. Grâce à Son immobilité, Il transmet le pouvoir du Divin suprême par la force de Sa Présence qui, sans bouger, imprègne tout; Il en supporte le fonctionnement par le regard égal de Son Moi témoin en toute chose. Suprême Divin supracosmique, Il est à l'origine de tout; Il est au-dessus de tout, force tout à se manifester, mais ne se perd pas dans ce qu'il crée, ni ne s'attache aux œuvres de Sa Nature. Il est la libre et tutélaire Volonté d'être qui précède toutes les nécessités de l'action naturelle. Dans l'individu, Il est, au temps de l'ignorance, la secrète Divinité en nous qui contraint tout à tourner sur la machine de la Nature sur laquelle l'ego est emporté comme une partie du mécanisme, à la fois entrave et commodité. Mais tout le Divin étant en chaque être, nous pouvons nous élever au-dessus de cette relation en transcendant l'ignorance. Car nous pouvons nous identifier avec le Moi unique, soutien de toute chose, et devenir le témoin et le non-exécutant. Ou bien nous pouvons placer notre être individuel dans les justes rapports de l'âme humaine avec le Divin suprême en nous et en faire, dans ses parties naturelles, la cause directe et l'instrument, nimitta, et, dans son moi et sa personne spirituels, un haut participant à la maîtrise suprême, libre et sans attache de ce Noumène intérieur. C'est une chose qu'il nous faut clairement voir dans la Guîtâ; nous devons tenir compte de cette variation du sens de la même vérité selon le problème posé par les rapports où elle devient opérante. A défaut de quoi, nous verrons simplement contradiction et illogisme là où il n'en existe point, et serons déroutés comme Être par ce qui nous fera l'effet de propos énigmatiques.
Ainsi la Guîtâ commence-t-elle par affirmer que le Suprême contient toute chose en Lui-même, mais sans être en aucune, matsthâni sarva-bhoûtâni, "toutes sont situées en Moi, non point
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Moi en elles". Et toutefois, elle poursuit aussitôt en disant : "Cependant, les existences ne sont point situées en Moi, Mon être porte en lui toutes les existences et n'est point situé dans les existences." Par ailleurs, semblant se contredire, elle insiste sur le fait que le Divin s'est logé, a pris demeure en le corps humain, mânoushîm tanoum âshritam, et qu'il est nécessaire de reconnaître cette vérité pour libérer l'âme par la voie intégrale des œuvres, de l'amour et de la connaissance. Ces déclarations ne sont qu'apparemment antinomiques. C'est en tant que Divin supracosmique qu'il n'est pas dans les existences, non plus, d'ailleurs, qu'elles ne sont en Lui; car la distinction que nous faisons entre Être et devenir ne s'applique qu'à la manifestation dans l'univers phénoménal. Dans l'existence supracosmique, tout est l'Être éternel, et à supposer qu'il y ait là aussi une multiplicité quelconque, tous sont des êtres éternels; l'idée spatiale d'immanence ne peut intervenir, un être absolu et supracosmique n'étant pas affecté par les concepts de temps et d'espace qui sont créés ici-bas par la Yogamâyâ du Seigneur. Là, ce qui doit être la fondation, c'est une coexistence spirituelle et non pas spatiale ou temporelle, une identité et une coïncidence spirituelles. Mais en revanche, dans la manifestation cosmique, il y a déploiement de l'univers dans l'espace et le temps par Être suprême non manifesté et supracosmique, et dans ce déploiement Il apparaît d'abord comme un moi qui supporte toutes les existences, bhoûta-bhrit, Il les porte en Son existence essentielle qui imprègne tout. Et l'on peut même dire que, par ce moi omniprésent, le Moi suprême aussi, le Paramâtman porte l'univers; Il en est l'assise spirituelle invisible et Il est la cause spirituelle cachée du devenir de toutes les existences. Il porte l'univers comme l'esprit secret en nous porte nos pensées, nos œuvres, nos mouvements. Il semble imprégner et contenir le mental, la vie et le corps, les soutenir par Sa présence; mais cette imprégnation elle-même n'est pas matérielle, c'est un acte de la conscience; le corps lui-même n'est qu'un acte constant de la conscience de l'esprit.
Ce Moi divin contient toutes les existences; toutes sont situées en lui, non pas matériellement en essence, mais dans
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cette vaste conception spirituelle de l'être en soi dont notre trop rigide notion d'un espace matériel et éthérique n'est qu'une adaptation dans les termes du mental physique et des sens. En réalité, tout, même ici, est coexistence, identité et coïncidence spirituelles; mais c'est une vérité fondamentale que nous ne pouvons pas appliquer tant que nous n'avons pas fait retour à la conscience suprême. Jusque-là, une telle idée ne serait qu'un concept intellectuel auquel rien ne correspond dans notre expérience pratique. Nous devons dire alors, nous servant de ces termes de relations dans l'espace et le temps, que l'univers et tous ses êtres existent dans le divin Existant en soi comme tout le reste existe dans le prime état spatial qu'est l'éther. "De même que le grand principe de l'air qui baigne tout réside en le principe de l'éther, de même en Moi toutes les existences résident-elles, c'est ainsi qu'il te faut le concevoir", dit ici l'Instructeur à Être L'existence universelle imprègne tout, elle est infinie, et l'Existant en soi lui aussi imprègne tout et est infini; mais l'infinité existante en soi est stable, statique, immuable; l'universel, lui, est un mouvement qui imprègne tout, sarvatragah. Le Moi est un, non pas multiple; mais l'universel s'exprime en tant que toute existence et, comme il y paraît, il est la somme de toutes les existences. L'un est Être; l'autre est Pouvoir Être se mouvant, créant et agissant dans l'existence de l'Esprit fondamental qui soutient et est immuable. Le Moi ne demeure pas dans toutes ces existences, ni en aucune d'elles; autrement dit, nulle ne le contient de même l'éther n'est-il ici contenu par aucune forme, bien qu'au bout du compte toutes les formes dérivent de l'éther. Et toutes les existences ensemble ne le contiennent pas davantage, ni ne le constituent pas plus que l'éther n'est contenu dans le mobile déploiement du principe aérien, ni constitué par la somme de ses formes ou de ses forces. Mais dans le mouvement aussi est toutefois le Divin, lequel réside en la multiplicité comme Seigneur de chaque être, En lui, ces deux types de relations sont vrais au même moment, L'un est d'existence en soi vis-à-vis du mouvement universel; l'autre, l'immanence, d'existence universelle vis-à-vis de ses propres formes. L'un est une vérité d'être en son immuabilité
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qui contient tout, existante en soi; l'autre est une vérité de Pouvoir du même être manifesté en le gouvernement et l'inspiration des mouvements où il se voile et se révèle.
D'au-dessus de l'existence cosmique, le Suprême, est-il dit ici, s'appuie, ou presse sur sa Nature pour en exprimer en une éternelle récurrence cyclique tout ce qu'elle contient, tout ce qui, jadis manifeste, est devenu latent. Toutes les existences agissent dans l'univers, soumises à cet élan moteur et aux lois de l'être manifesté par quoi est traduit en harmonies cosmiques le phénomène de la divine Toute-Existence. Le djîva suit le cycle de son devenir dans l'action de cette Nature divine, prakritim mâmikâm, swâm prakritim, la "nature propre" du Divin. À mesure qu'elle progresse en ses révolutions, il devient une personnalité ou une autre; il suit toujours la courbe de sa propre loi d'être comme manifestation de la Nature divine, que ce soit dans le mouvement supérieur et direct ou dans le mouvement inférieur et dérivé de celle-ci, que ce soit dans l'ignorance ou la connaissance; sortant de l'action de la Nature, il retourne à l'immobilité et au silence de celle-ci quand se termine le cycle. Ignorant, il est soumis à son tourbillon cyclique, il n'est pas maître de lui-même, mais dominé par elle, avashah prakriter vashât; ce n'est qu'en retournant à la conscience divine qu'il peut atteindre à la maîtrise et à la liberté. Le Divin également suit le cycle, non point en y étant soumis, mais en en étant l'Esprit qui anime et qui guide, non point en y ayant tout Son être mêlé, mais en l'accompagnant et en le modelant avec Son pouvoir d'être. Il contrôle l'action de Sa Nature et y préside, adhyaksha — Il est non un esprit né en elle, mais l'esprit créateur qui l'incite à produire tout ce qui apparaît dans la manifestation. Si en Son pouvoir, Il l'accompagne et cause tout ce qu'elle fait, Il est aussi en dehors d'elle, comme quelqu'un qui siégerait au-dessus de l'action universelle de la Nature dans la maîtrise supracosmique, attaché à elle par aucun désir qui engage et qui maîtrise et dès lors lié par rien de ce qu'elle fait, car Il dépasse infiniment les œuvres qu'elle exécute et Il les précède, Il est le même avant, pendant et après tout leur cortège dans les cycles du Temps. Toutes leurs mutations ne changent rien pour
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Son être immuable. Le moi silencieux qui imprègne et soutient le cosmos n'est pas affecté par les changements de celui-ci, car,tout en en étant le soutien, il n'y participe pas. Ce Moi le plus grand, ce Moi supracosmique suprême n'en est pas non plus affecté, car il les dépasse et éternellement les transcende.
Mais aussi, puisque cette action est l'action de la Nature divine, swâ prakritih, et que la Nature divine ne peut jamais être séparée du Divin, en toute chose qu'elle crée le Divin doit être immanent. C'est là un genre de relation qui n'est pas toute la vérité de l'être divin, mais ce n'est pas davantage une vérité que nous puissions si peu que ce soit nous permettre d'ignorer. Il est logé dans le corps humain. Ceux qui ignorent Sa présence, qui méprisent, à cause de ses masques, la divinité sous la forme humaine, sont égarés et joués par les apparences de la Nature et ne peuvent réaliser qu'existe le Divin secret au-dedans, qu'il soit conscient dans l'humanité ainsi dans l'Avatar ou voilé par Sa Maya. Ceux qui possèdent une grande âme, qui ne sont pas enfermés dans leur idée d'ego, qui s'ouvrent au divin hôte intérieur, savent que l'esprit secret en l'homme, qui paraît ici-bas borné par la nature humaine limitée, est la même ineffable splendeur qu'au-delà nous adorons comme Divinité suprême, Ils prennent conscience de son plus haut statut en lequel il est maître et seigneur de toutes les existences et ils voient cependant que, dans chaque existence, il est encore la Déité suprême et le Divin immanent. Tout le reste est une limitation de soi en vue de manifester les variations de la Nature dans le cosmos. Ils voient également que, du fait que c'est la Nature du Divin qui est devenue tout ce qui est dans l'univers, tout ici-bas, dans sa réalité intérieure, n'est autre que le Divin unique, tout est Vâsoudéva, et ils L'adorent non seulement comme le Divin suprême au-delà, mais ici-bas dans le monde, en Son unité et en chaque être séparé. Ils voient cette vérité et, en cette vérité, vivent et agissent; ils L'adorent, Le vivent, Le servent à la fois comme le Transcendant par rapport aux choses, comme Dieu dans le monde et comme le Divin dans tout ce qui est; ils Le servent par les œuvres sacrificielles, Le recherchent par la connaissance, ne voient nulle part rien d'autre que Lui et haussent
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tout leur être vers Lui à la fois en Son moi et en toute Sa nature intérieure et extérieure. Ils savent que cela est la grande et parfaite voie; car c'est la voie de l'entière vérité de l'unique Divin suprême, universel et individuel¹.
¹Guîtâ, IX. 4-11, 13-15, 34.
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ŒUVRES, DÉVOTION ET CONNAISSANCE
Telle est donc la vérité intégrale, la connaissance la plus haute et la plus vaste. Le Divin est supracosmique, Il est l'éternel Parabrahman qui, au moyen de son existence intemporelle et aspatiale, supporte toute cette manifestation cosmique de son être et de sa nature dans l'Espace et le Temps. Il est l'esprit suprême, âme des formes et des mouvements de l'univers, Paramâtman. Il est la Personne céleste dont tout moi et toute nature, tout être et tout devenir en cet univers ou un autre sont la conception et la dynamisation spontanées : le Pouroushôttama. Il est l'ineffable Seigneur de toute existence qui, en contrôlant spirituellement dans la Nature son Pouvoir manifesté, déploie les cycles du monde et l'évolution naturelle des créatures dans les cycles, Parameshwara. Issu de lui, le djîva, esprit individuel, âme en la Nature, existant de par Son être, conscient de par la lumière de Sa conscience, doté du pouvoir de connaissance, de volonté et d'action de par Sa volonté et Son pouvoir, jouissant de l'existence de par Sa divine jouissance du cosmos, est venu ici-bas dans les rondes cosmiques.
L'âme intérieure en l'homme est ici une auto-manifestation partielle du Divin, spontanément limitée pour les œuvres de Sa Nature dans l'univers, prakritir djîva-bhoûtâ. En son essence spirituelle, l'individu est un avec le Divin. Dans les œuvres de la divine Prakriti, il est un avec Lui, et pourtant il y a une différence pratique et maintes relations profondes avec Dieu dans la Nature et Dieu au-dessus de la Nature cosmique. Dans les œuvres de l'apparence inférieure de la Prakriti, il semble, par une ignorance et une séparation égoïste, différer totalement de l'Un et penser, vouloir, agir, se délecter en cette conscience séparatrice pour le plaisir et le dessein égoïstes de son existence personnelle dans l'univers et pour ses relations superficielles avec d'autres mentaux et d'autres vies incarnés. Mais en tait, tout son être, toute sa façon de penser, tout son vouloir, toute
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son action et tout son plaisir ne sont qu'un reflet égoïste et perverti tant qu'il est dans l'ignorance de l'être du Divin, de la pensée, de la volonté, de l'action du Divin et du plaisir que le Divin puise dans la Nature. Revenir à cette vérité de son être est, pour l'homme, le moyen direct de salut, la porte la plus grande et la plus proche pour échapper à la sujétion à l'Ignorance. Puisqu'il est un esprit, une âme qui, par nature, possède un mental et une raison, une volonté et une action dynamique, des émotions et des sensations, et une vie qui recherche la joie de l'existence, c'est en tournant vers Dieu tous ces pouvoirs que le retour à la plus haute vérité de son être peut devenir entièrement possible. Il doit connaître avec la connaissance du Moi et du Brahman suprêmes; il doit tourner son amour et son adoration vers la Personne suprême; il doit soumettre sa volonté et ses œuvres au Seigneur suprême du cosmos. Il passe alors de la Nature inférieure à la Nature divine; il rejette loin de lui la pensée, la volonté et les œuvres de l'Ignorance et pense, veut et œuvre en sa divine identité comme âme de cette Âme, pouvoir et lumière de cet Esprit; il jouit de tout l'infini intérieur du Divin, et non plus seulement de ces touchers, masques et apparences extérieurs. Vivant ainsi de façon divine, dirigeant ainsi tout son être, toute son âme et toute sa nature vers Dieu, il est absorbé en la vérité la plus vraie du Brahman suprême.
Connaître que Vâsoudéva est tout et vivre dans cette connaissance, est le secret. L'individu sait qu'il est le Moi, immuable, contenant tout et immanent en toute chose aussi bien. Il se retire du tourbillon confus et agité de la nature inférieure afin de demeurer dans le calme et la lumière immobiles et inaliénables de l'esprit existant en soi. Là, il réalise une unité constante avec ce moi du Divin qui est présent dans toutes les existences et qui soutient tout le mouvement, toute l'action et tout le phénomène cosmiques. De cette hypostase spirituelle éternelle et invariable de l'univers mutable, il regarde vers le haut, vers l'Éternel plus grand, le supracosmique, le Réel. Il sait qu'il est l'Habitant divin en toutes les choses qui sont, le Seigneur dans le cœur de l'homme, l'Ishwara secret, et enlève le voile tendu entre son être naturel et ce Maître spirituel intérieur
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de son être. Il unifie en connaissance sa volonté, sa pensée et ses œuvres avec celles de l'Ishwara, harmonisées qu'elles sont, par une constante réalisation, avec le sens de la Divinité qui vit en lui; il voit l'îshwara et l'adore en tout et change toute l'action humaine en la plus haute signification de la nature divine. Il sait qu'il est la source et la substance de tout ce qui l'entoure dans l'univers. Toutes les choses qui sont, il les voit à la fois dans leur apparence comme les voiles et dans leur orientation secrète comme les moyens et les signes de l'auto-manifestation de cette unique et impensable Réalité et partout découvre cette unité, le Brahman, le Pourousha, L'Âtman, Vâsoudéva, l'Être qui est devenu toutes ces créatures. Dès lors également, toute son existence intérieure se met à l'unisson et est en harmonie avec l'Infini qui s'est maintenant révélé en tout ce qui vit, ou qui est en lui et autour de lui, et toute son existence extérieure se change en une exacte instrumentation du dessein cosmique. Par l'entremise du Moi, il regarde vers le haut, vers le Parabrahman qui, là et ici-bas, est la seule et unique existence. Par l'entremise de l'Habitant divin en tous, il regarde vers le haut, vers cette Personne céleste qui, en son suprême statut, est par-delà foute demeure. Par l'entremise du Seigneur manifesté dans l'univers, il regarde vers le haut, vers le Suprême qui dépasse et régit toute sa manifestation. Ainsi, grâce à un déploiement illimité de connaissance et à une vision et une aspiration ascendantes, s'élève-t-il jusqu'à ce vers quoi il s'est tourné avec une irrésistible intégralité, sarva-bhâvéna.
Cette orientation intégrale de l'âme vers Dieu est une base royale pour la synthèse de la connaissance, des œuvres et de la dévotion qu'offre la Guîtâ. Connaître ainsi Dieu intégralement, c'est connaître qu'il est Un dans le moi et dans toute la manifestation et par-delà toute la manifestation et tout cela uniment et simultanément. Et pourtant, même le connaître ainsi ne suffit pas, à moins que cette connaissance ne s'accompagne d'une intense élévation du cœur et de l'âme vers Dieu et n'allume un amour, une adoration, une aspiration qui à la fois soient concentrés sur un point et embrassent tout. En fait, la connaissance que n'accompagne point une aspiration et qu'une
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élévation ne vivifie point, n'est point vraie connaissance, car elle ne peut être qu'une façon intellectuelle de voir et qu'un stérile effort vers la connaissance. La vision de Dieu entraîne infailliblement l'adoration et la recherche passionnée du Divin une passion pour le Divin en Son être existant en soi, mais aussi pour le Divin en nous-mêmes et pour le Divin en tout ce qui est. Savoir avec l'intellect est simplement comprendre, et ce peut être un efficace point de départ ou ce peut tout autant ne pas en être un, et ce n'en sera pas un s'il n'y a pas de sincérité dans la connaissance, pas d'élan vers la réalisation intérieure dans la volonté, pas de pouvoir d'action sur l'âme, pas d'appel dans l'esprit; car cela signifierait que le cerveau a compris extérieurement, mais qu'intérieurement l'âme n'a rien vu. La vraie connaissance consiste à savoir avec l'être intérieur; et lorsqu'il est touché par la lumière, alors l'être intérieur se lève pour embrasser ce qui est vu, il brûle de posséder, il lutte pour donner forme à cela en lui-même et à lui-même suivant cela, il travaille à devenir un avec la gloire de sa vision. En ce sens, la connaissance est un éveil à l'identité et, l'être intérieur se réalisant par la conscience et la joie, par l'amour, par la possession et par l'unité avec tout ce qu'il a vu de lui-même, la connaissance une fois éveillée doit entraîner une irrépressible impulsion vers cette réalisation vraie et seule parfaite. Ici, ce qui est connu n'est point un objet extériorisé, mais le divin Pourousha, moi et seigneur de tout ce que nous sommes. En lui, une joie qui embrasse tout; pour lui, un amour ému et profond, une adoration émue et profonde — tel doit être le résultat inévitable de cette connaissance, et telle en est l'âme même. Et cette adoration n'est point recherche isolée du cœur, mais offrande de toute l'existence. Dès lors, elle doit prendre également la forme d'un sacrifice; il y a don de toutes nos œuvres à l'Ishwara; au Divin de notre adoration, il y a soumission de toute notre nature active intérieure et extérieure en tous ses mouvements subjectifs et tous ses mouvements objectifs. Toutes nos opérations subjectives ont en Lui leur mouvement et cherchent en Lui, le Seigneur et le Moi, la source et le but de leur puissance et de leur effort. Toutes nos opérations objectives
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s'élancent vers Lui dans le monde et font de Lui leur objet, inaugurent un service de Dieu dans le monde dont le pouvoir de contrôle est la Divinité en nous, Divinité en laquelle nous sommes un seul être avec l'univers et ses créatures. Car le monde et le moi, la Nature et l'âme en elle sont ensemble éclairés par la conscience de l'Un, sont des corps intérieurs et extérieurs du Pouroushôttama transcendant. Il se crée ainsi une synthèse du mental, du cœur et de la volonté en l'unique moi et esprit, et elle s'accompagne de la synthèse de la connaissance, de l'amour et des œuvres en cette union intégrale, cette globale
réalisation de Dieu, ce Yoga divin.
Mais la nature que limite l'ego a du mal à parvenir si peu que ce soit à ce mouvement. Et même quand nous avons enfin et pour toujours mis le pied sur le chemin, il n'est pas facile de parvenir à sa victorieuse, à son harmonieuse intégralité. Le mental mortel est égaré par sa confiance ignorante en les voiles et les apparences; il ne voit que le corps humain extérieur, le mental humain extérieur, l'humaine façon de vivre et ne capte aucun aperçu libérateur de la Divinité logée dans la créature. Il ignore la divinité qui est en lui et ne peut la voir en les autres hommes, et même si le Divin se manifeste dans l'humanité comme Avatar et vibhoûti, il demeure aveugle et ignore ou méprise la Déité voilée, avadjânanti mâm moûdhâ mânoushîm tanoum âshritam. Et s'il l'ignore dans la créature vivante, il peut encore moins la voir dans le monde objectif qu'il regarde depuis la prison de son ego séparateur, à travers les barreaux des fenêtres du mental fini. Il ne voit pas Dieu dans l'univers; il ne sait rien de la suprême Divinité, maîtresse et habitante de ces plans qu'emplissent des existences variées; il est aveugle à la vision par laquelle tout, dans le monde, devient divin et par laquelle l'âme elle-même s'éveille à sa divinité inhérente et devient chose du Divin : divine. Ce qu'il voit aisément et à cela, il s'attache avec passion -, c'est uniquement la vie de l'ego pourchassant les choses finies pour elles-mêmes et pour 'satisfaire le terrestre appétit de l'intellect, du corps et des sens. Ceux qui se sont trop entièrement abandonnés à cette poussée extérieure de la mentalité, tombent aux mains de la nature
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inférieure, s'y accrochent et en font leur assise. Ils deviennent la proie de la nature du râkshasa dans l'homme qui sacrifie tout à une satisfaction violente et immodérée de son ego vital séparé, dont il fait la sombre divinité de sa volonté, de sa pensée, de son action et de son plaisir. Ou bien ils sont précipités dans un cycle infécond du fait de l'arrogante opiniâtreté, de la pensée outrecuidante, de l'action égocentrique, de la faim de jouir cette faim intellectualisée, satisfaite de soi et cependant toujours insatisfaite toutes choses qui sont le propre de la nature asourique. Mais persister à vivre dans cette conscience séparatrice de l'ego et en faire le centre de toutes nos activités, c'est manquer tout à fait la vraie conscience de soi. Le charme qu'elle jette sur les instruments fourvoyés de l'esprit est un enchantement qui enchaîne la vie à un circuit stérile. Tout son espoir, toute son action, toute sa connaissance sont choses vaines lorsqu'on les juge selon la norme divine et éternelle, car elle proscrit la grande espérance, exclut l'action libératrice, bannit la connaissance qui illumine. C'est une connaissance fausse qui voit le phénomène, mais manque la vérité du phénomène, un espoir aveugle qui poursuit l'éphémère, mais manque l'éternel, une action vaine dont chaque profit est annulé par une perte et qui équivaut à un sempiternel travail de Sisyphe¹.
Les grandes âmes qui s'ouvrent à la lumière et à l'amplitude de la nature plus divine dont l'homme est capable, sont seules sur le sentier qui, étroit en son début, inexprimablement large à la fin, conduit à la libération et à la perfection. La croissance du dieu en l'homme est la propre affaire de l'homme; la transformation constante de cette nature inférieure asourique et râkshasique en la nature divine est le sens soigneusement caché de la vie humaine. À mesure qu'augmente cette croissance, le voile tombe, et l'âme commence à voir le sens plus grand de l'action et la vérité réelle de l'existence. L'œil s'ouvre au Divin en l'homme, au Divin dans le monde; il voit intérieurement et finit par connaître extérieurement l'Esprit infini, l'Impérissable dont toutes les existences tirent leur origine et qui existe en
¹Guîtâ, IX. 11-12.
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toutes, par qui et en qui toutes existent toujours. Par conséquent, lorsque cette vision, lorsque cette connaissance se saisit de l'âme, toute l'aspiration de la vie de celle-ci devient amour insurpassable et insondable adoration du Divin et Infini. Le mental ne s'attache plus qu'à l'éternel, au spirituel, au vivant, è l'universel, au Réel; il n'accorde plus de valeur aux choses que pour ce Réel, ne se réjouit plus que dans le tout béatifique Pourousha. Tout le langage et toute la pensée deviennent un hymne à l'universelle grandeur, à la Lumière, à la Beauté, à la Puissance et à la Vérité qui, en leur gloire, se sont révélées à l'esprit humain, et une adoration de l'Âme suprême unique et de la Personne infinie. Toute la longue tension du moi intérieur pour venir au jour devient maintenant une forme d'effort spirituel et d'aspiration à posséder le Divin dans l'âme et à réaliser le Divin dans la nature. Toute la vie devient un Yoga constant et une constante unification de ce Divin et de cet esprit humain. Telle est la manière de la dévotion intégrale; elle crée une unique élévation de tout notre être et de toute notre nature par le sacrifice que le cœur consacré offre à l'éternel Pouroushôttama¹.
Ceux qui insistent avant tout sur la connaissance parviennent au même point par un pouvoir toujours croissant, absorbant, imposant de la vision du Divin sur l'âme et la nature. Leur; sacrifice est celui de la connaissance et, par une ineffable extase de connaissance, ils arrivent à l'adoration du Pouroushôttama, djñâna-yadjñéna yadjanto mâm oupâsaté. C'est là une compréhension emplie de bhakti, parce qu'elle est intégrale en ses instruments, intégrale en son objectif. Ce n'est pas une poursuite du Suprême en tant qu'unité abstraite seulement ou qu'Absolu indéterminable. Profond besoin du cœur, c'est une recherche et une capture du Suprême et de l'Universel; c'est une poursuite de l'Infini en son infinité et de l'Infini en tout ce qui est fini; une vision et un embrassement de l'Un en son unité et de l'Un en tous ses principes divers, ses visages, ses forces, ses formes innombrables, ici, là, partout, hors du temps et dans le
¹IX. 13-14.
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temps, multiplement et dans la multitude, dans les aspects sans fin de sa Divinité, dans les êtres sans nombre, tous ses millions de visages universels qui nous font face dans le monde et ses créatures, ékatwéna prithaktwéna bahoudhâ vishwatô-moukham. Cette connaissance se mue aisément en adoration, en ample dévotion, en vaste don de soi, en intégrale offrande de soi, car elle est la connaissance d'un Esprit, le contact d'un Être, l'étreinte d'une Âme suprême et universelle qui exige tout ce que nous sommes et, de même, répand à profusion sur nous, lorsque nous l'approchons, tous les trésors de son infinie joie d'être¹.
Étant un complet sacrifice de toute notre volonté et de ses activités à l'unique Pouroushôttama, la voie des œuvres elle aussi se change en une adoration et une dévotion où se donne l'être. Le rite védique extérieur est un puissant symbole qui a son efficacité pour un propos moins important, mais encore tourné vers le ciel; le sacrifice réel, cependant, est cette oblation intérieure où le divin Tout devient lui-même l'action rituelle, le sacrifice et chacune des circonstances du sacrifice. Tout le déroulement et toutes les formes de ce rite intérieur sont l'ordonnance et l'expression spontanées de son pouvoir en nous qui, par notre aspiration, s'élève vers la source de ses énergies. L'Habitant divin devient lui-même la flamme et l'offrande, car la flamme est la volonté tournée vers Dieu, et cette volonté est Dieu lui-même en nous. Et l'offrande aussi est la forme et la force du Divin constitutif en notre nature et notre être; tout ce qui a été reçu de Lui est abandonné au service et au culte de Sa Réalité, de Sa Vérité suprême et de Sa suprême Origine. Le Penseur divin devient lui-même le mantra sacré; c'est la Lumière de son être qui s'exprime en la pensée dirigée vers Dieu et qui agit dans la parole révélatrice de splendeur où s'enchâsse le secret de la pensée et dans le rythme où, pour l'homme, se répètent les rythmes de Éternel Le Divin illuminateur est Luimême le Véda et ce que fait connaître le Véda. Il est à la fois la connaissance et l'objet de la connaissance. Le Rik, le Yadjour, le
¹IX. 15.
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Sâma, le verbe de l'illumination qui éclaire le mental avec les rayons de la connaissance, le verbe du pouvoir pour la juste ordonnance de l'action, le verbe de l'accomplissement calme et harmonieux pour susciter le désir divin de l'esprit, sont eux-mêmes le Brahman, le Divin. Le mantra de la Conscience divine apporte sa lumière de révélation, le mantra du Pouvoir divin sa volonté de réalisation, le mantra de l'Ânanda divin son égal accomplissement de la joie spirituelle de l'existence. Tout mot et toute pensée sont une efflorescence du grand ÔM ÔM, le Verbe, l'Éternel. Manifesté dans les formes des objets sensibles, manifesté dans ce jeu conscient de la conception de soi qui crée et dont les formes et les objets sont les effigies, manifesté derrière, en ce recueillement du pouvoir supraconscient de l'Infini, OM est la source souveraine, la semence, la matrice de la chose et de l'idée, de la forme et du nom lui-même est, intégralement, le suprême Intangible, l'Unité originelle, le Mystère intemporel existant en soi au-dessus de toute manifestation, dans l'être céleste¹. Ce sacrifice est donc tout ensemble œuvres, adoration et connaissance².
Pour l'âme qui, de la sorte, connaît, adore, offre toutes ses œuvres en une grande soumission de son être à Éternel, Dieu est tout et tout est le Divin. Elle connaît Dieu comme le Père de ce monde qui nourrit et chérit ses enfants et qui veille sur eux. Elle connaît Dieu comme la divine Mère qui nous garde en son sein, répand sur nous à profusion la douceur de son amour et remplit l'univers de ses formes de beauté. Elle le connaît comme le Créateur premier dont est issu tout ce qui engendre et crée dans l'espace, le temps et la relation. Elle le connaît comme le Maître et ordonnateur de tous les décrets universels et de chaque décret individuel. Le monde et le destin et l'incertitude de l'avenir ne peuvent terrifier l'homme qui s'est soumis à Éternel, ni l'aspect de souffrance et de mal le dérouter. Pour l'âme
¹AUM : A, l'esprit de ce qui est grossier, extérieur, Virât; U, l'esprit de ce qui est subtil, intérieur, Taïdjasa; M, l'esprit de la secrète omnipotence supraconsciente, Pradjñâ; ÔM, l'Absolu, Tourîya. Mândoûkya Oupanishad.
²IX. 16.17.
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qui voit, Dieu est le sentier et Dieu est le but de son voyage : un sentier où l'on ne se perd pas et un but vers lequel les pas guidés avec sagesse se dirigent à chaque instant en toute sûreté. L'homme connaît le Divin comme le maître de son être et de tout être, le soutien de sa nature, le témoin intérieur de toutes ses pensées et de toutes ses actions, l'époux de l'âme de la nature et son amant qui la chérit. Dieu est sa maison et son pays, le refuge de ses recherches et de ses désirs, l'ami sage, intime et bienveillant de tous les êtres. Toute naissance, tout état d'être et toute destruction des existences apparentes sont pour sa vision et son expérience l'Un qui amène en avant, maintient et retire son auto-manifestation temporelle dans son système de perpétuelles récurrences. Lui seul est la semence et l'origine impérissable de tout ce qui semble naître et périr, et l'éternel lieu de repos quand rien n'est manifesté. C'est lui qui brûle en la chaleur du soleil et de la flamme; c'est lui qui est l'abondance de la pluie et son absence; il est toute cette Nature physique et ses opérations. La mort est son masque, et l'immortalité la révélation de son être. Tout ce que nous pouvons nommer existant est lui et tout ce à quoi nous pouvons donner le nom de non-existant est néanmoins là, secrètement, dans l'Infini, et fait partie de l'être mystérieux de l'Ineffable¹.
Rien hormis la connaissance et l'adoration les plus hautes, nul autre moyen qu'un entier don de nous-mêmes et qu'une soumission entière à ce Très-Haut qui est tout, ne nous mènera au Suprême. Une autre religion, un autre culte, une autre connaissance, une autre recherche portent toujours leurs fruits, mais ils sont éphémères et limités au plaisir tiré d'apparences et de symboles divins. Toujours ouvertes pour que nous les suivions selon l'équilibre de notre mentalité, il y a une connaissance extérieure et une connaissance du tréfonds, une recherche extérieure et une recherche du tréfonds. La religion extérieure est le culte d'une déité extérieure et la poursuite d'une béatitude extérieure; ses adeptes purifient leur conduite du péché et atteignent à une active rectitude éthique afin de satisfaire la loi
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établie, le Shâstra, la règle extérieure; ils exécutent la cérémonie symbolique de leur communion extérieure. Mais leur objectif est de s'assurer, après le plaisir et la douleur des mortels pendant la vie terrestre, la félicité des mondes célestes, un plus grand bonheur que celui que la terre peut donner, tout en étant quand même une jouissance personnelle et mondaine bien que dans un monde plus vaste que le domaine de cette nature terrestre douloureuse et limitée. Et ce à quoi ils aspirent, ils y atteignent par la foi et par l'effort juste; car l'existence matérielle et les activités terrestres ne sont pas tout le champ de notre. devenir personnel ni toute la formule du cosmos. Il existe d'autres mondes où la félicité est plus grande, swarga-lôkam vishâlam. Ainsi le ritualiste védique du temps jadis apprenait-il le sens exotérique du triple Véda, se purifiait-il du péché, buvait-il le vin de la communion avec les dieux et recherchait-il, par le sacrifice et les bonnes actions, les récompenses du ciel. Cette ferme croyance en un Au-delà et cette recherche d'un monde plus divin assurent à l'âme qui s'en va la force d'atteindre aux joies célestes sur lesquelles sa foi et sa recherche étaient centrées; mais le retour à l'existence mortelle s'impose parce que le vrai but de cette existence n'a été ni trouvé ni réalisé. C'est ici, et non ailleurs, que l'on doit trouver le Divin suprême, développer la nature divine de l'âme à partir de l'imparfaite nature physique humaine, et découvrir, vivre et rendre visiblement merveilleuse toute l'ample vérité de l'être grâce à l'unité avec le Divin, l'homme et l'univers. Ainsi se trouve bouclé le long cycle de notre devenir et sommes-nous admis à un résultat suprême; c'est l'occasion que la naissance humaine donne à l'âme et, tant que ce n'est pas fait, cela ne peut cesser. L'amant de Dieu avance constamment vers cette ultime nécessité de notre naissance dans le cosmos au moyen d'un amour et d'une adoration concentrés par lesquels il fait du Divin suprême et universel et non de la satisfaction terrestre égoïste ni des mondes célestes tout l'objet de sa vie et tout l'objet de ce qu'il pense et voit. Ne voir que le Divin, être à chaque instant en union avec Lui, L'aimer en toutes les créatures, goûter le délice du Divin en toutes choses, telle est toute
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la condition de son existence spirituelle. Sa vision de Dieu ne le sépare pas de la vie, et il ne manque rien de la plénitude de la vie; car Dieu Lui-même devient pour lui celui qui, spontanément, lui apporte tout ce qui est bon et tout ce qu'intérieurement ou extérieurement il acquiert et possède, yôga-kshémam vahâmyaham. La joie du ciel et la joie de la terre ne sont qu'une petite ombre de ses possessions; car à mesure qu'il grandit en le Divin, le Divin se déverse également sur lui avec toute la lumière, la puissance et la joie d'une existence infinie¹.
D'ordinaire, la religion est un sacrifice à des divinités partielles autres que la Divinité intégrale. La Guîtâ prend ses exemples directs dans l'ancienne religion védique en son aspect exotérique tel qu'il s'était alors développé; elle décrit ce culte extérieur comme un sacrifice aux autres divinités, anya-dévatâh, aux dieux, ou aux Ancêtres divinisés, ou aux pouvoirs et aux esprits élémentaux, dévân, pitrîn, bhoûtâni. Les hommes consacrent d'habitude leur vie et leurs œuvres aux pouvoirs ou aux aspects partiels de l'Existence divine, tels qu'ils les voient ou les conçoivent le plus souvent des pouvoirs et des aspects qui, pour eux, donnent une âme à des choses remarquables dans la Nature ou dans l'homme ou bien qui reflètent à leurs yeux leur propre humanité en un symbole divin qui la dépasse. S'ils le font avec foi, alors leur foi est justifiée; car le Divin accepte tout symbole, toute forme ou conception de Lui qui se présente au mental de l'adorant, yâm yâm tanoum shraddhayâ artchati, comme il est dit ailleurs — et Il l'accueille selon la foi qui est en lui. Toute croyance et toute pratique religieuses sincères sont en réalité une recherche du Divin suprême et universel unique; car le Divin est le seul maître du sacrifice et de l'ascèse de l'homme et celui qui, infini, savoure son effort et son aspiration. Si petite ou si basse que soit la forme de l'adoration, si limitée que soit l'idée de la divinité, si restreints le don, la foi, l'effort pour passer derrière le voile du culte de l'ego et de la limitation qu'impose la Nature matérielle, cela forme un fil qui raccorde l'âme de l'homme à la Toute-Âme", et il y a réponse. Néanmoins,
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la réponse, le fruit de l'adoration et de l'offrande est fonction de la connaissance, de la foi et de l'œuvre et ne peut dépasser les limitations; et dès lors, du point de vue de la connaissance de Dieu plus grande, qui, seule, donne l'entière vérité de l'être et du devenir, cette offrande inférieure n'est point donnée selon la loi véritable et la plus haute du sacrifice. Elle n'est point fondée sur une connaissance du Divin suprême en Son existence intégrale et en les vrais principes de Son auto-manifestation, mais s'attache aux apparences extérieures et partielles na mâm abhidjânanti tattwéna. Par conséquent, son sacrifice aussi est limité en son objet, grandement égoïste en son motif, partiel et erroné en son action et en son don, yadjanti avidhipoûrvakam. Une entière vision du Divin est la condition d'une entière soumission de l'âme; le reste atteint aux choses incomplètes et: partielles et doit en retomber, doit retourner s'élargir en une plus grande recherche et une plus vaste expérience de Dieu. En revanche, poursuivre seulement et complètement le Divin suprême et universel, c'est atteindre à toute la connaissance et à tout le résultat que remportent d'autres chemins; mais là, on n'est limité par aucun aspect et l'on trouve pourtant la vérité du Divin dans tous les aspects. Ce mouvement embrasse toutes les formes d'être divin sur sa route vers le suprême Pouroushôttama¹.
Cet absolu don de soi, cette soumission concentrée sur un seul point est la dévotion dont la Guîtâ couronne sa synthèse, Par cette dévotion, toute action et tout effort sont changés en une offrande au Divin suprême et universel. "Quoi que tu fasses, de quoi que tu jouisses, quoi que tu sacrifies, quoi que tu donnes, quelque énergie de tapasyâ, de la volonté ou de l'effort de l'âme que tu émettes, fais M'en l'offrande." Ici, la plus petite, la plus légère circonstance de la vie, le don le plus insignifiant de ce que l'on est ou de ce que l'on possède, la moindre action revêtent un sens divin et deviennent une offrande acceptable au Divin qui en fait pour Lui-même un moyen de posséder l'âme et la vie de l'amant de Dieu. Les distinctions faites par le désirer et
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l'ego disparaissent alors. Comme il n'y a pas de tension pour obtenir le bon résultat de l'action, comme on ne fuit pas le résultat malheureux, comme au contraire l'action et le résultat sont abandonnés au Suprême à qui toute œuvre et tout fruit dans le monde appartiennent à jamais, il n'y a plus d'esclavage. Par un absolu don de soi, en effet, tout désir égoïste disparaît du cœur, et il y a parfaite union entre le Divin et l'âme individuelle grâce à un renoncement intérieur à l'existence séparée. Toute volonté, toute action, tout résultat deviennent ceux du Divin, œuvrent divinement par l'entremise de la nature purifiée et illuminée, et n'appartiennent plus à l'ego personnel limité. Ainsi soumise, la nature finie devient un libre chenal de l'Infini; l'âme en son être spirituel, soulevée hors de l'ignorance et de la limitation, retourne à son unité avec Éternel Éternel divin est l'habitant de toutes les existences; Il est égal en tout, et l'ami égal, le père égal, la mère égale, le créateur égal, l'amant égal, le soutien égal de toutes les créatures. Il n'est l'ennemi de personne ni l'amant partial d'aucun; Il n'a rejeté personne, ni personne condamné pour l'éternité, ni favorisé personne par le despotisme d'un caprice arbitraire : tous également finissent par venir à Lui en accomplissant leurs circuits dans l'ignorance. Mais c'est cette parfaite adoration qui, seule, peut faire de cette immanence de Dieu en l'homme et de l'homme en Dieu une chose consciente et une union absorbante et parfaite. L'amour du Suprême et une soumission totale sont le chemin droit et rapide de cette divine unité¹.
La divine Présence égale en nous tous ne pose aucune autre condition préliminaire, dès lors que cet intégral don de l'être a été fait avec foi et sincérité et dans une plénitude fondamentale. Tous ont accès à cette porte, tous peuvent pénétrer dans ce temple : nos mondaines distinctions s'évanouissent dans la demeure du Tout-Aimant. Là, l'homme vertueux n'est point préféré, ni le pécheur exclu de la Présence; par cette route, le brahmane à la vie pure et qui observe scrupuleusement la loi et le hors-caste né d'entrailles pécheresses et malheureuses et
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rejeté par les hommes peuvent ensemble voyager et trouver une entrée ouverte qui leur donne également accès à la suprême libération et à la plus haute demeure en Éternel L'homme et la femme ont des droits égaux devant Dieu, car l'Esprit divin ne tient nul compte des personnes ou des distinctions et des restrictions sociales : tous peuvent aller directement à Lui sans intermédiaire ni condition aliénante. "Même un homme dont la conduite est très mauvaise, dit l'Instructeur divin, s'il se tourne vers Moi avec un amour unique et entier, il faut le regarder comme un saint, car sa ferme volonté dans l'effort en lui est une volonté juste et complète. Il devient rapidement une âme de rectitude et obtient la paix éternelle." En d'autres termes, une volonté de complet don de soi ouvre grandes toutes les portes de l'esprit et, en réponse, amène une descente complète et un complet don de soi de la Divinité à l'être humain, ce qui, aussitôt, façonne autrement et assimile tout en nous à la loi de l'existence divine grâce à une rapide transformation de la nature inférieure en la nature spirituelle. Par sa force, la volonté de se donner arrache le voile qu'il y a entre Dieu et l'homme; elle annule toutes les erreurs, annihile tous les obstacles. Ceux qui, en leur puissance humaine, aspirent par l'effort de la connaissance ou l'effort de la vertu ou l'effort d'une laborieuse discipline de soi, ceux-là, au prix de beaucoup d'inquiètes difficultés, grandissent vers Éternel; mais lorsque l'âme abandonne au Divin son ego et son travail, Dieu lui-même vient à nous et se charge de notre fardeau. A l'ignorant, il apporte la lumière de la connaissance divine, au faible la puissance de la divine volonté, au pécheur la libération de la pureté divine, à celui qui souffre la joie spirituelle et l'Ânanda infinis. Leur faiblesse et les trébuchements de leur force humaine ne font point de différence. "Ainsi s'exprime Ma promesse, crie la voix du Divin à Éternel, celui qui M'aime ne périra point." L'effort et la préparation antérieurs, la pureté et la sainteté du brahmane, la force illuminée du sage royal grand par les œuvres et la connaissance ont leur prix, car il est, grâce à eux, plus facile à l'humaine créature imparfaite d'accéder à cette vaste vision et à cette soumission; mais même sans cette préparation, tous ceux qui prennent
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refuge en l'Amant divin de l'homme, le vaïshya jadis étroitement soucieux d'amasser des biens et de travailler pour produire, le shoûdra empêché par mille dures restrictions, la femme enfermée et arrêtée dans sa croissance par le cercle étroit que la société a tracé autour de son développement, et ceux-là aussi, pâpa-yônayah, à qui leur karma passé a même imposé la pire des naissances, le hors-caste, le paria, le tchândâla, voient tout de suite les portes de Dieu s'ouvrir devant eux. Dans la vie spirituelle, toutes les distinctions extérieures dont les hommes font si grand cas parce que, avec une force oppressive, elles séduisent le mental extérieur, cessent devant l'égalité de la Lumière divine et la vaste omnipotence d'un Pouvoir impartial¹.
Le monde terrestre, absorbé dans les dualités, enchaîné aux relations immédiates et transitoires de l'heure et du moment, est pour l'homme — tant que celui-ci y demeure, qu'il est attaché à ces choses et accepte la loi qu'elles lui imposent comme loi de sa vie un monde de lutte, de souffrance et de chagrin. La voie de la libération consiste à passer de l'extérieur à l'intérieur, de l'apparence créée par la vie matérielle qui impose son fardeau au mental et l'emprisonne en les ornières de la vie et du corps, à la Réalité divine qui attend de se manifester grâce à la liberté de l'esprit. L'amour du monde, le masque, doit se muer en l'amour de Dieu, la Vérité. Une fois connu et embrassé ce Divin secret intérieur, tout l'être et toute la vie seront souverainement exhaussés et subiront une merveilleuse transmutation. À la place de l'ignorance de la nature inférieure absorbée dans ses œuvres et ses apparences extérieures, l'œil s'ouvrira à la vision de Dieu partout, à l'unité et l'universalité de l'esprit. La peine et le chagrin du monde disparaîtront dans la béatitude du Tout-Extatique, notre faiblesse et notre erreur et notre péché seront changés en la force, la vérité et la pureté, qui embrassent et transforment tout, de l'Éternel. Faire que le mental soit un avec la conscience divine, faire de toute notre nature émotive un seul amour de Dieu partout, faire de toutes nos œuvres un sacrifice au Seigneur des mondes, et de notre culte, de notre aspiration
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une seule adoration du Seigneur et une seule soumission, diriger tout le moi vers Dieu en une union entière, tel est le moyen de nous élever hors de l'existence mondaine jusqu'en une existence divine. C'est là ce qu'enseigne la Guîtâ sur l'amour divin et la dévotion, enseignement où la connaissance, les œuvres et l'ardente soif du cœur deviennent une chose unique en une suprême unification, en une dissolution de toutes leurs divergences, en un entrelacement de tous leurs fils, en une haute fusion, en un vaste mouvement d'identification¹.
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Nous voici à présent parvenus au cœur le plus profond du Yoga de la Guîtâ, en plein centre et tout y est vie et souffle de son enseignement. Nous pouvons maintenant voir assez clairement que l'ascension de l'âme humaine limitée, se retirant de l'ego et de la nature inférieure et passant en l'immuable Moi calme, silencieux et stable, n'était qu'une première étape, un changement initial. Et aussi nous pouvons voir maintenant pourquoi, dès le début, la Guîtâ a insisté sur l'Îshwara, le Divin sous la forme humaine, qui toujours parle de Lui, aham, mâm, comme de quelque grand Être secret et omniprésent, seigneur de tous les mondes et maître de l'âme humaine, plus grand même que l'immuable existence en soi, laquelle est à jamais immobile et inaffectée et demeure à jamais intouchée par les apparences subjectives et objectives de l'univers naturel.
Tout Yoga est une poursuite du Divin, oriente vers l'union avec l'Éternel. La façon de Le chercher, la profondeur et la plénitude de l'union et l'intégralité de la réalisation dépendront de la justesse de notre perception du Divin et de Éternel L'homme, l'être mental approche l'Infini au moyen de son mental fini et doit ouvrir sur cet Infini quelque porte voisine appartenant à ce fini. Il recherche une conception dont son mental puisse se saisir, choisit un pouvoir de sa nature qui, en s'intensifiant au maximum, puisse atteindre, puisse toucher la Vérité infinie, laquelle, par essence, dépasse sa compréhension mentale. Il tente de voir un certain visage de cette Vérité infinie étant infinie, elle possède en effet d'innombrables visages, d'innombrables mots pour se définir, d'innombrables façons de se suggérer, de façon que, s'y attachant, il lui soit possible d'arriver, par l'expérience directe, à l'immesurable réalité que représente ce visage. Pour étroite que puisse être la porte, il est satisfait si elle lui offre quelque perspective dans la vastitude qui l'attire, si elle le met sur le chemin de l'insondable profondeur et
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des cimes inaccessibles de ce qui appelle son esprit. Et comme il s'en approche, ainsi ce visage le reçoit-il, yé yathâ mâm prapadyanté.
Le mental philosophique essaie d'atteindre à l'Éternel par une connaissance abstractive. Le propos de la connaissance est de comprendre, et pour l'intellect fini cela veut dire définir et déterminer. Mais le seul moyen de déterminer l'indéterminable réside en une sorte d'universelle négation, néti néti. Dès lors, le mental continue en excluant de la conception de Éternel tout ce qui s'offre et que peuvent limiter les sens, le cœur et la compréhension. Une complète opposition est faite entre le Moi et le non-moi, entre une éternelle, immuable, indéfinissable existence en soi et toutes les formes d'existence — entre Brahman et Maya, entre l'ineffable Réalité et tout ce qui tâche à exprimer l'Ineffable mais ne peut y réussir -, entre Karma et Nirvana, entre l'action et la conception toujours continue mais toujours impermanente de l'Énergie universelle et quelque suprême Négation absolue et ineffable de son action et de sa conception, qui est vide de toute vie, de toute qualité mentale et de toute signification dynamique. Cette forte impulsion de la connaissance vers l'Éternel nous éloigne de tout ce qui est transitoire. Elle nie la vie afin de retourner à la source de la vie, retranche de nous tout ce que nous semblons être afin que nous accédions, en le quittant, à l'impersonnelle réalité sans nom de notre être. Les désirs du cœur, les œuvres de la volonté et les conceptions du mental sont rejetés; jusqu'à la connaissance qui, pour finir, est elle-même niée et abolie en l'Identique et Inconnaissable. Au moyen d'une grandissante quiétude se terminant dans une passivité absolue, l'âme créée par Maya ou le faisceau d'associations que nous nommons nous-mêmes entre en l'annihilation de son idée de la personnalité,' met un terme au mensonge de vivre, disparaît dans le nirvana.
Mais cette difficile méthode abstractive qu'est la négation de soi, bien qu'elle puisse attirer à elle certaines natures d'exception, ne peut satisfaire universellement l'âme incarnée en l'homme, car elle ne fournit point d'issue à tout le mouvement où sa nature complexe se tend vers le parfait Éternel. Il n'y a
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pas que son intellect contemplatif et abstractif qui, tendu vers Éternel et Infini, y recherche sa Source divine et la justification de son être et de sa nature; il y a aussi son cœur qui soupire, sa volonté active, son mental positif en quête de quelque Vérité dont son existence et l'existence du monde sont une clef multiple. De ce besoin, naissent les religions de l'amour et des œuvres, dont la force réside en ce qu'elles satisfont les pouvoirs les plus actifs et les plus développés de notre humanité et les conduisent vers Dieu — car ce n'est qu'en les prenant comme point de départ que la connaissance peut être efficace. Même le bouddhisme, avec son austère et intransigeante négation à la fois du moi subjectif et des choses objectives, a dû toutefois se fonder à l'origine sur une divine discipline des œuvres et admettre comme substitut de la bhakti l'émotivité spiritualisée d'un amour et d'une compassion universels, puisque c'était le seul moyen pour qu'il devînt un chemin efficace pour l'humanité, une religion réellement libératrice. Même le mâyâvâda illusionniste, ultra-logique en son intolérance de l'action et des créations de la mentalité, a dû consentir à une réalité temporaire et pratique pour l'homme et l'univers et pour Dieu dans le monde afin d'avoir une première base et un point de départ possible; il lui a fallu affirmer ce qu'il niait afin de donner quelque réalité à l'esclavage de l'homme et à son effort pour se libérer.
Mais la faiblesse des religions émotives et cinétiques se trouve en ce qu'elles sont trop absorbées en quelque Personnalité divine et en les valeurs divines du fini. Et même quand elles ont une conception du Divin infini, elles ne nous donnent pas la pleine satisfaction de la connaissance parce qu'elles ne la poursuivent pas en ses tendances les plus ultimes et les plus hautes. Ce qui manque à ces religions, c'est une complète absorption en Éternel et la parfaite union par identité or, l'esprit qui est en l'homme doit d'une façon ou d'une autre, si ce n'est pas par l'abstraction, parvenir un jour à cette identité, puisque toute unité s'y fonde. D'autre part, la faiblesse d'une spiritualité quiétiste et contemplative souffre de ce qu'elle arrive à ce résultat par une abstraction trop absolue et qu'à la fin elle
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transforme en néant ou en fiction l'âme humaine dont l'aspiration néanmoins fut constamment toute la raison de cette tentative d'union; sans l'âme, en effet, et sans son aspiration, la libération et l'union ne sauraient avoir de sens. Le peu que ce cette façon de penser reconnaisse des autres pouvoirs d'existence de l'âme, elle le relègue à une action préliminaire inférieure qui n'aboutit jamais à aucune réalisation pleine ou satisfaisante en l'Éternel et Infini. Et pourtant, ces choses-là aussi, qu'elle restreint indûment, la volonté puissante, le fort et brûlant appétit d'aimer, l'intuition qui embrasse tout et la lumière positive de l'être mental conscient viennent du Divin, représentent des pouvoirs essentiels du Divin et doivent avoir quelque justification en leur Source et quelque moyen dynamique de s'accomplir en Lui. Nulle connaissance de Dieu ne peut être intégrale, parfaite ni universellement satisfaisante, qui laisse inaccompli leur droit absolu; nulle sagesse entièrement sage, qui, dans l'ascétisme intolérant de sa quête, nie la réalité spirituelle derrière ces voies du Divin, qui l'amoindrit dans la fierté de sa pure connaissance.
La grandeur de la pensée centrale de la Guîtâ, celle où sont rassemblés et unis tous ses fils, consiste en la valeur synthétique d'une conception qui reconnaît toute la nature de l'âme humaine dans l'univers et, par une ample et sage unification, ratifie son besoin multiple de la Vérité, du Pouvoir, de l'Amour, de Être suprêmes et infinis vers lesquels se tourne notre humanité dans sa quête de la perfection et de l'immortalité et de quelque joie, quelque puissance, quelque paix sublimes. Il y a un vaste et vigoureux effort dans le sens d'une vue spirituelle globale de Dieu, de l'homme et de l'existence universelle. Non pas, certes, que tout, sans nulle exception, soit saisi dans ces dix-huit chapitres, qu'il ne reste aucun problème à résoudre; mais un plan si important est exposé que nous n'avons qu'à remplir, développer, modifier, accentuer, poursuivre les points, faire ressortir ce qui est suggéré et mettre en lumière ce qui est esquissé afin de trouver un fil d'Ariane pour tout ce que, plus tard, notre intelligence pourra réclamer ou dont aura besoin notre esprit. La Guîtâ elle-même ne formule aucune solution tout à fait
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nouvelle à partir de ses propres questions. Pour arriver à la globalité qu'elle vise, elle passe derrière les grands systèmes philosophiques et remonte au Védânta originel des Oupanishads; car c'est là que nous avons la vision synthétique la plus vaste et la plus profonde qui existe de l'esprit, de l'homme et du cosmos. Mais ce qui, dans les Oupanishads, n'est pas élaboré pour l'intelligence, étant enveloppé dans un lumineux noyau de vision intuitive et de formulation symbolique, la Guîtâ le fait venir à la lumière d'une pensée intellectuelle et d'une expérience distinctive ultérieures.
Dans le cadre de sa synthèse, elle admet la recherche que les penseurs abstraits font de l'Indéfinissable, anirdéshyam, l'Immuable à jamais non manifesté, avyaktam aksharam. Ceux qui se consacrent à cette recherche, trouvent eux aussi le Pouroushôttama, la Personne divine suprême, mâm, l'Esprit, l'Âme suprême et le Seigneur suprême des choses. Car sa suprême façon d'être existante en soi est en réalité un positif impensable, atchintya-roûpam, inimaginable, une quintessence absolue de tous les absolus qui dépasse de beaucoup la détermination de l'intelligence. La méthode de la passivité, de la quiétude négatives, du renoncement à la vie et aux œuvres par quoi les hommes cherchent à percevoir cet Absolu intangible, est admise et ratifiée dans la philosophie de la Guîtâ, mais ne reçoit qu'un consentement mineur. Cette connaissance négatrice aborde Éternel par un seul côté de la vérité, et le plus difficile à atteindre et à suivre pour l'âme incarnée dans la Nature, douhkham déhavadhhir avâpyaté; le chemin en est hautement spécialisé et même inutilement ardu, "aussi étroit et difficile à fouler que le fil d'un rasoir". Ce n'est pas en niant toutes les relations, mais en s'en servant que l'homme peut approcher naturellement l'Infini Divin et Le saisir le plus facilement, le plus largement, le plus intimement. Cette façon de voir qui veut que le Suprême soit sans nulle relation avec l'existence mentale, vitale, physique de l'homme dans l'univers, avyavahâryam, n'est après tout pas la vérité la plus vraie ni la plus vaste. Pas davantage ce que l'on décrit comme la vérité empirique des choses, la vérité des relations, vyavahâra, n'est tout à fait le contraire de la plus haute
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vérité spirituelle, paramârtha. Au contraire, il existe mille relations par lesquelles Éternel suprême est secrètement en contact avec notre existence humaine et uni à elle; ce contact peut être rendu sensible, et cette union réelle pour notre âme, notre cœur, notre volonté, notre intelligence, notre esprit par tous les moyens essentiels de notre nature et de la nature du monde, sarva-bhâvéna. Cet autre chemin est donc naturel et facile pour l'homme, soukham âptoum. Dieu ne se rend pas pour nous d'un accès difficile; une seule chose est nécessaire, une seule exigence stipulée, la volonté indomptable et unique de se frayer un chemin à travers le voile de notre ignorance et la recherche persistante et entière par le mental, le cœur et la vie de ce qui est tout le temps près d'eux, en eux, l'âme même de leur être, leur essence spirituelle et le secret de leur personnalité et de leur impersonnalité, de leur moi et de leur nature. Telle est notre seule difficulté; le Maître de notre existence prendra lui-même soin du reste et l'accomplira, aham twâm môkshayishyâmi mâ. shoutchah.
Là même où, dans son enseignement, la synthèse de la Guîtâ penche le plus vers la connaissance pure, nous avons vu qu'elle se prépare constamment pour cette vérité plus pleine et cette expérience plus significative. En fait, cela est sous-entendu dans la forme même que la Guîtâ donne à la réalisation de l'Immuable existant en soi. Cet immuable Moi de toutes les existences paraît bien se tenir en arrière de toute intervention active dans les opérations de la Nature; mais il n'est pas absolument vide de toute relation, ni étranger à tout rapport. Il est notre témoin et notre soutien; il donne un consentement silencieux et impersonnel; il éprouve même un plaisir impassible. L'action polyvalente de la Nature est encore possible lors même que l'âme est sise en cette calme existence en soi; car l'âme-témoin est l'immuable Pourousha et le Pourousha a toujours une certaine relation avec la Prakriti. Mais à présent, la raison de ce double aspect de silence et d'activité est révélée en son entière signification: le Moi silencieux et qui imprègne tout n'est qu'un côté de la vérité de l'être divin. Celui qui imprègne le monde en tant que moi unique et inaltérable, support de toutes
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les mutations, est également le Divin dans l'homme, le Seigneur dans le cœur de toutes les créatures, la Cause consciente et le Maître de tout notre devenir subjectif et de toute notre action objectivisée qui entraîne à l'intérieur et va à l'extérieur. L'Îshwara des yogis est un avec le Brahman de ceux qui cherchent la connaissance, un unique Esprit suprême et universel, un unique Divin suprême et universel.
Ce Divin n'est pas le Dieu personnel limité de tant de religions exotériques; car ces dieux-là ne sont que des formations partielles et extérieures de ce Divin, de cet aspect personnel créateur et directeur de la complète vérité de Son existence. Ce Divin est la Personne, l'Âme, Être, le Pourousha unique et suprême dont toutes les divinités sont des aspects, dont toute personnalité individuelle est un développement limité dans la Nature cosmique. Ce Divin n'est pas telle forme et tel nom précis de la Divinité, ishta-dévatâ, que construit l'intelligence ou qui personnifie l'aspiration particulière de l'adorant. Tous ces noms et ces formes ne sont que des pouvoirs et des visages de l'unique Déva qui est le Seigneur universel de tous les adorants et de toutes les religions. Or, ce Déva est lui-même cette Déité universelle, déva-déva. Cet Îshwara n'est pas un reflet du Brahman impersonnel et indéterminable en une Maya qui induirait en illusion: d'au-delà de tout le cosmos, en effet, aussi bien qu'en le cosmos, il gouverne et il est le Seigneur des mondes et de leurs créatures. Il est le Parabrahman qui est Parameshwara, le Seigneur suprême parce qu'il est le Moi suprême et le suprême Esprit, et depuis sa suprême existence originelle il engendre et gouverne l'univers, non point abusé par lui-même, mais avec une omnisciente omnipotence. Pas davantage le fonctionnement de sa divine Nature dans le cosmos n'est-il une illusion, que ce soit de sa conscience ou de la nôtre. La seule Maya trompeuse est l'ignorance de la Prakriti inférieure, non qu'elle soit créatrice de choses non existantes sur l'impalpable fond de l'Un et Absolu, mais parce que son aveugle fonctionnement encombré et limité donne au mental humain du fait de l'ego et d'autres représentations inadéquates du mental, de la vie et de la matière une image erronée du sens
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plus grand, des réalités plus profondes de l'existence. Il y a Nature suprême et divine qui est la vraie créatrice de l'univers. Toutes les créatures et tous les objets sont des devenirs de l'unique Être divin; toute vie une opération du pouvoir de l'unique Seigneur; toute nature une manifestation de l'unique Infini. Il est le Divin dans l'homme; le djîva est esprit de son Esprit. Il est le Divin dans l'univers; ce monde dans l'Espace et le Temps est le déploiement de Son être en le phénomène.
Le Yoga de la Guîtâ trouve son sens unifié et son ampleur sans pareille dans le déroulement de cette vision globale de l'existence et de la supra-existence. Ce Divin suprême est le Moi unique invariable et impérissable en tout ce qui est; l'homme doit donc s'éveiller au sens spirituel de cet invariable et impérissable Moi et unifier avec celui-ci son être intérieur impersonnel. C'est le Divin dans l'homme qui engendre et dirige toutes les opérations humaines; l'homme doit donc s'éveiller au Divin en lui, connaître la divinité dont il est la demeure, s'élever hors de tout ce qui la voile et l'obscurcit et s'unir à ce Moi le plus profond de son moi, à cette plus grande conscience de sa conscience, à ce Maître caché de toute sa volonté et de toutes ses œuvres, à cet Être au-dedans de lui qui est la source et le but de tout son devenir varié. Il est le Divin dont la divine nature, origine de tout ce que nous sommes, est recouverte d'un voile épais par ces dérivations naturelles inférieures; l'homme doit donc revenir de son apparente existence inférieure, imparfaite et mortelle, à sa nature divine essentielle, qui est d'immortalité et de perfection. Ce Divin est un en toutes les choses qui sont, Il est le moi qui vit en tout et le moi en qui tout vit et se meut; l'homme doit donc découvrir son unité spirituelle avec toutes les créatures, voir tout en le moi et le moi en tous les êtres, et même voir que toutes les choses et tous les êtres sont lui, âtmaoupamyéna sarvatra, et penser, sentir et agir en conséquence dans tout son mental, toute sa volonté et toute son existence. Ce Divin est l'origine de tout ce qui est ici ou ailleurs et, de par Sa Nature, Il est devenu toutes ces innombrables existences, abhoût sarva-bhoûtâni; l'homme doit donc voir et adorer l'Un en toutes choses animées et inanimées, adorer la
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manifestation dans le soleil et l'étoile et la fleur, dans l'homme et chaque créature vivante, dans les formes et les forces, les qualités et les pouvoirs de la Nature, vâsoudévah sarvam iti. Par la vision divine et une divine sympathie et finalement par une puissante identité intérieure, il doit se muer en une unique universalité à l'unisson de l'univers. Une identité passive et sans relation exclut l'amour et l'action, mais cette unité plus vaste et plus riche s'accomplit grâce aux œuvres et à une pure émotion : elle devient la source et le réceptacle, la substance, le motif et le divin propos de tous nos actes et de tous nos sentiments. Kasmaï dévâya havishâ vidhéma, à quelle divinité ferons-nous l'offrande de toute notre vie et de toutes nos activités? C'est lui ce Divin, lui ce Seigneur qui réclame notre sacrifice. Une identité passive et sans relation exclut la joie de l'adoration et de la dévotion; mais la bhakti est l'âme même, le cœur et le sommet de cette union plus riche, plus complète et plus intime. Ce Divin est l'accomplissement de toutes les relations, père, mère, amant, ami et refuge de l'âme de chaque créature. Il est le humanité unique, suprême et universel, l'Atman, le Pourousha, le Brahman, l'Îshwara de la secrète sagesse. Par Son divin Yoga Il a en Luimême manifesté le monde de toutes ces façons : les multiples existences du monde sont une en Lui, et Il est un en elles sous de multiples aspects. S'éveiller à Sa révélation en tous ces mondes à la fois est la part de l'homme dans le même Yoga divin.
Pour montrer avec une parfaite et indiscutable clarté que telle est la vérité suprême et entière de son enseignement, telle la connaissance intégrale qu'il avait promis de révéler, l'Avatâr divin, reprenant brièvement la conclusion de tout ce qu'il a dit, déclare que cette parole, et nulle autre, est sa parole suprême, paramam vatchah. "Écoute encore Ma parole suprême", bhoûya éva shrinou me paramam vatchah. Cette parole suprême de la Guîtâ, constatons-nous, est d'abord la déclaration explicite et l'on ne peut s'y méprendre que la plus haute adoration et la plus haute connaissance de l'Éternel sont connaissance et adoration de celui-ci comme Origine suprême et divine de tout ce qui existe et comme puissant Seigneur du monde et de ses
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peuples, Seigneur de l'être de qui toutes choses sont les devenirs. C'est en second lieu la déclaration d'une connaissance et d'une bhakti unifiées constituant le Yoga suprême; telle est la voie naturelle réservée à l'homme pour parvenir à l'union avec le Divin éternel. Et pour rendre plus significative cette définition de la voie, pour donner un caractère illuminateur à cette suprême importance de la bhakti fondée sur la connaissance et s'y ouvrant et devenue la base et la force motrice des œuvres assignées divinement, il est stipulé que le mental et le cœur du disciple doivent l'accepter; à cette condition, l'exposé peut être poursuivi et l'ordre décisif d'agir enfin donné à l'instrument humain, Énergie "Je t'énoncerai cette parole suprême, dit le Divin, voulant le bien de ton âme, maintenant que ton cœur se réjouit en Moi", té prîyamânâya vakshyâmi. Car cette joie du cœur en le Divin est tout ce qui constitue la vraie bhakti, et c'en est toute l'essence, bhadjanti prîtipoûrvakam. A peine la suprême parole révélée, Énergie doit déclarer qu'il l'accepte et demander un moyen pratique de voir Dieu en toutes choses dans la Nature; et de cette question, découle immédiatement et naturellement la vision du Divin comme Esprit de l'univers, et s'élève l'ordre formidable d'agir dans le monde¹.
L'idée du Divin qu'avec insistance la Guîtâ présente comme le secret de tout le mystère de l'existence, comme la connaissance qui conduit à la libération, est une idée qui résout l'antagonisme entre le déroulement cosmique dans le Temps et une éternité supracosmique sans nier l'une ni l'autre, ni rien ôter de sa réalité à l'une ni à l'autre. Elle harmonise les termes panthéistes, théistes et suprêmement transcendantaux de notre conception spirituelle et de notre expérience spirituelle. Le Divin est Éternel non né qui n'a point d'origine; avant Lui il n'y a et ne peut y avoir rien dont Il procède, car Il est unique, intemporel et absolu. "Ni les dieux ni les grands rishis ne connaissent aucune de Mes naissances... Celui qui connaît que Je suis le non-né sans origine...", telles sont les déclarations initiales de cette parole suprême, où se trouve la haute promesse
¹Guîtâ, X. 1-18.
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que, non limitative, non intellectuelle, mais pure et spirituelle car la forme et la nature, si nous pouvons user d'un tel langage, de cet Être transcendantal, son swaroûpa, sont nécessairement impensables pour le mental, atchintya-roûpa -, cette connaissance libère l'homme mortel de toute la confusion de l'ignorance et de toute la servitude du péché, de la souffrance et du mal, yo vetti asammoûdhah sa martyéshou sarva-pâpaïh pramoutchyaté. L'âme humaine qui peut demeurer dans la lumière de cette suprême connaissance spirituelle est par cette dernière soulevée au-delà des formulations de l'univers que proposent l'idée ou les sens. Elle s'élève en l'ineffable puissance d'une identité qui dépasse et néanmoins accomplit tout, la même au-delà et ici-bas. Cette expérience spirituelle de l'Infini transcendantal abat les limitations de la conception panthéiste de l'existence. L'infini d'un monisme cosmique pour lequel Dieu et l'univers sont un, essaie d'emprisonner le Divin en Sa manifestation cosmique qu'il nous laisse comme unique moyen possible de Le connaître; mais cette autre expérience nous libère en Éternel intemporel et aspatial. "Ni les dieux, ni les titans ne connaissent Ta manifestation"; s'écrie Énergie dans sa réponse; l'univers entier, voire d'innombrables univers ne peuvent Le manifester, ne peuvent contenir Sa lumière ineffable ni Sa grandeur infinie. Toute autre connaissance, toute connaissance moindre de Dieu n'a sa. vérité qu'en fonction de la réalité à jamais non manifestée et ineffable du Divin transcendant.
Mais la divine Transcendance n'est cependant pas une négation, non plus qu'un Absolu vide de toute relation avec l'univers. C'est un positif suprême, c'est un absolu de tous les absolus. Toutes les relations cosmiques découlent de ce Suprême; toutes les existences cosmiques y retournent et, en Lui seul, trouvent leur véritable et immesurable existence. "Car Je suis de toutes les façons possibles l'origine une et entière des dieux et des grands rishis." Les dieux sont les grands Pouvoirs immortels, et les Personnalités impérissables qui, consciemment, inspirent, constituent et gouvernent les forces subjectives et objectives du cosmos. Les dieux sont les formes spirituelles de la Déité éternelle et originelle; ils en sont issus et en
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descendent dans les nombreuses opérations du monde. À partir des principes premiers de l'être et de ses mille complexités, les dieux tissent, multiples et universels, la toile tout entière de cette existence diversifiée de l'Un. Toute leur existence, toute leur nature, tout leur pouvoir, toute leur façon d'agir procèdent entièrement, en chaque principe, en chaque fil, de la vérité de l'Ineffable transcendant. Rien n'est ici-bas créé de façon indépendante, rien n'est causé par ces agents divins d'une manière qui se suffise; tout trouve son origine, sa cause, la première raison spirituelle de son être et de sa volonté d'être dans le Divin absolu et suprême — aham âdih sarvashah. Rien dans l'univers n'a sa cause véritable dans l'univers; tout découle de cette céleste Existence.
Les grands rishis, appelés ici comme dans le Véda les sept Voyants originels, maharshayah sapta poûrvé, les sept Anciens du monde, sont les pouvoirs d'intelligence de cette divine Sagesse qui a tiré toutes choses de sa propre infinitude consciente de soi, pradjñâ pourânî les a développées selon la ligne descendante des sept principes de son essence. Ces rishis personnifient les sept Pensées du Véda, sapta dhiyah, qui soutiennent, illuminent et manifestent tout l'Oupanishad dit que toutes les choses ont été disposées en septuors, sapta sapta. Leur sont appariés les quatre Manous éternels, les pères de l'homme car la nature active du Divin est quadruple, et l'humanité exprime cette nature en son quadruple caractère. Eux aussi, comme leur nom l'implique, sont des êtres mentaux. Ce sont les Créateurs de toute cette vie qui, pour son action, dépend du mental ' manifesté ou latent; toutes ces créatures qui vivent dans le monde sont issues d'eux; toutes sont leurs enfants et leur progéniture, yéshâm lôka imâh pradjâh. Et ces grands rishis et ces Manous sont eux-mêmes de perpétuels devenirs mentaux de l'Âme suprême¹ et nés, en la Nature cosmique, de. Sa transcendance spirituelle ils sont les géniteurs, mais Elle est l'origine de tout ce qui engendre dans l'univers. Esprit de tous les esprits, Âme de toutes les âmes. Mental de tout mental, Vie de toute vie,
¹mad-bhâvâh mânasâ djâtâh.
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Substance de toute forme, cet Absolu transcendant n'est pas complètement l'inverse de tout ce que nous sommes, mais au contraire l'Absolu procréateur et illuminateur de tous les principes et de tous les pouvoirs de notre être et de notre nature, ainsi que de l'être et de la nature du monde.
Cette Origine transcendante de notre existence n'est point séparée de nous par quelque gouffre infranchissable ni ne rejette les créatures qui dérivent d'elle, non plus qu'elle ne les condamne à être seulement les fictions d'une illusion. Elle est l'Être, tous sont ses devenirs. Elle ne crée pas à partir d'un vide, d'un Néant ni d'une insubstantielle matrice de rêve. C'est à partir d'elle-même qu'elle crée, en elle-même qu'elle devient; tous sont en son être, et tout est de son être. Cette vérité admet et dépasse la vision panthéiste des choses. Vâsoudéva est tout, vâsoudévah sarvam, mais si Vâsoudéva est tout ce qui apparaît dans le cosmos, c'est qu'il est également tout ce qui n'y apparaît pas, tout ce qui n'est jamais manifesté. Son être n'est en aucune manière limité par son devenir; il n'est à aucun degré enchaîné par ce monde de relations. Même en devenant tout, il est encore une Transcendance; même en revêtant des formes finies, il est toujours l'Infini. La Nature, Prakriti, en son essence, est son pouvoir spirituel, son pouvoir essentiel, âtma-shakti; ce pouvoir spirituel de son être développe d'infinies qualités primordiales de devenir en le tréfonds des choses et les change en une surface extérieure de forme et d'action. Car dans l'ordre essentiel secret et divin de la Nature, la vérité spirituelle de tous et de chacun vient d'abord; c'est un fait de ses identités profondes; leur vérité psychologique de qualité et de nature dépend de la vérité spirituelle pour tout ce qui en elle est authentique : elle dérive de l'esprit; répondant à la nécessité la moindre et venant en dernier, la vérité objective de la forme et de l'action dérive de la qualité intérieure de la nature et en dépend pour toutes ces représentations variables de l'existence ici-bas dans l'ordre extérieur. Ou bien, en d'autres termes, le fait objectif n'est que l'expression d'une somme de facteurs de l'âme, qui s'en retournent toujours à une cause spirituelle de leur apparition.
Ce devenir fini extérieur est un phénomène qui exprime,
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l'Infini divin. La Nature est, en second lieu, la Nature inférieure; un développement subordonné variable de quelques combinaisons sélectives à partir des nombreuses possibilités de l'Infini. Issues de la qualité essentielle et psychologique de l'être et du devenir, swabhâva, ces combinaisons de forme et d'énergie, d'action et de mouvement, existent pour des relations plutôt limitées et pour une expérience mutuelle en l'unité cosmique. Et dans cet ordre inférieur, extérieur et apparent des choses, la Nature en tant que pouvoir expressif du Divin est défigurée par les perversions d'une obscure Ignorance cosmique, et ses divines significations perdues dans le mécanisme matérialisé, séparateur et égoïste de notre expérience mentale et vitale. Mais là encore, tout vient du Divin suprême, tout est une naissance, un devenir, une évolution¹, un processus de développement par l'action de la Nature à partir du Transcendant. Aham sarvasya prabhavo mattah sarvam pravartaté, "Je suis de toute chose la naissance, et de Moi tout tire ensuite le développement de son action et de son mouvement." Cela n'est pas seulement vrai de tout ce que nous qualifions de bon, ou que nous louons et reconnaissons comme divin, de tout ce qui est lumineux, sattwique, éthique, tout ce qui donne la paix, tout ce qui donne la joie spirituelle, "la compréhension, la connaissance et la liberté vis-à-vis de la confusion de l'Ignorance, le pardon, la vérité, la maîtrise de soi et le calme d'un contrôle intérieur, le refus de blesser et l'égalité, le contentement, l'austérité et le don". Cela est vrai aussi des oppositions qui déconcertent le mental mortel et entraînent l'ignorance et sa confusion, "le chagrin et le plaisir, la venue au monde et la destruction, la peur et l'intrépidité, la gloire et l'ignominie" avec le reste du jeu de la lumière sur l'ombre et de l'ombre sur la lumière, toutes les myriades de fils mêlés qui tremblent si douloureusement et pourtant avec une constante stimulation à travers l'écheveau de notre mental nerveux et de ses subjectivités ignorantes. Tous ici-bas en leurs diversités séparées, sont les devenirs subjectifs d'existences dans l'unique grand Devenir, et c'est de Lui qui les transcende qu'ils
¹prabhava, bhâva, pravritti.
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tirent leur naissance et leur être. Le Transcendant connaît ces choses et en est l'origine, mais il n'est pas pris ainsi qu'en une toile dans cette connaissance diversifiée et il n'est pas vaincu par sa propre création. Il nous faut ici remarquer l'emplacement très significatif des trois mots issus du verbe bhoû, devenir : bhavanti, bhâvâh, bhoûtânâm. Toutes les existences sont des devenirs du Divin, bhoûtani; tous les états et mouvements subjectifs sont les Siens, ainsi que leurs devenirs psychologiques, bhâvâh. Et même ces derniers, nos conditions subjectives moins importantes et leurs résultats apparents non moins que les états spirituels les plus élevés, sont tous des devenirs issus de Être suprême¹, bhavanti matta éva. La énergie reconnaît la distinction entre Être et devenir et y insiste, mais elle n'en fait pas une opposition. Car ce serait abroger l'unité universelle. Le Divin est un dans Sa transcendance; Il est un Moi, soutien universel des choses; Il est un en l'unité de Sa nature cosmique. Les trois sont un seul Divin; tout découle de Lui, tout devient à partir de Son être, tout est portion éternelle ou expression temporelle de Éternel Dans la Transcendance, dans l'Absolu, si nous devons suivre la énergie, il nous faut chercher non pas une suprême négation de toutes choses, mais la clef positive de leur mystère, le secret conciliateur de leur existence.
Mais il existe une autre réalité suprême de l'Infini en laquelle il faut également reconnaître un indispensable élément de la connaissance libératrice. Cette réalité est celle du regard transcendant dirigé vers le bas, ainsi que de l'intime présence immanente du divin gouvernement de l'univers. Le Suprême qui devient toute la création et qui, néanmoins, la transcende infiniment, n'est pas une cause sans volonté demeurant à l'écart de sa création. Il n'est pas un géniteur involontaire qui désavoue toute responsabilité pour ces résultats de son Pouvoir universel, ou qui les rejette sur une conscience illusoire entièrement différente
¹cf. l'Oupanishad, âtmâ éva abhoût sarva-bhoûtâni, le Moi est devenu toutes les existences avec la signification que contient le choix des mots, l'Existant-en-Soi est devenu tous ces devenirs.
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de la sienne, ou les abandonne à une Loi mécanique ou à un Démiurge ou à un conflit manichéen de Principes. Il n'est pas un Témoin distant et indifférent qui attend, impassible, que tout s'abolisse ou retourne à son principe originel inaltéré. Il est le puissant seigneur des mondes et des peuples, lôka-maheshwara, et il gouverne tout non seulement du dedans mais d'au-dessus, depuis sa suprême transcendance. Le cosmos ne peut être régi par un Pouvoir qui ne transcende point le cosmos. Un gouvernement divin implique la libre domination d'un Souverain omnipotent, et non une force automatique ou une loi mécanique de devenirs déterminatifs, que limiterait l'apparente nature du cosmos. C'est là la vision théiste de l'univers, mais il ne s'agit pas d'un théisme précautionneux et qui se dérobe, effrayé par les contradictions du monde; il s'agit d'un théisme qui voit en Dieu l'omniscient et l'omnipotent, Être originel unique qui en lui-même manifeste tout, quoi que ce puisse être, bien et mal, douleur et plaisir, lumière et obscurité, comme matériau de son existence, et gouverne personnellement ce qu'en lui-même il a manifesté. Inaffecté par les oppositions qui s'y trouvent, lié en rien par sa création, dépassant cette Nature tout en y étant intimement rattaché et intimement un avec les créatures qu'elle enfante, étant leur Esprit, leur Moi, leur Âme suprême, leur Seigneur, leur Amant, leur Ami, leur Refuge, toujours il les guide du dedans d'elles-mêmes et d'au-dessus à travers les simulacres mortels de l'ignorance et de la souffrance, du péché et du mal, toujours il guide chacun à travers sa nature, et tous à travers la nature universelle vers une lumière, une béatitude, une immortalité et une transcendance suprêmes. Telle est la plénitude de la connaissance libératrice. C'est une connaissance qui voit que le Divin au-dedans de nous et dans le monde est en même temps un Infini transcendant. Absolu devenu tout ce qui est par sa divine Nature et le pouvoir effectif de son Esprit, il gouverne tout depuis sa transcendance. Il est intimement présent dans chaque créature, et il est la cause, le souverain, le metteur en scène de tous les événements cosmiques, mais il est néanmoins beaucoup trop grand, puissant et infini pour être limité par sa création.
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Ce caractère de la connaissance est souligné dans trois versets distincts où il est fait une promesse. "Quiconque connaît, dit le Divin, que Je suis le non-né sans origine, le puissant seigneur des mondes et des peuples, vit sans désarroi parmi les mortels, et il est délivré de tout péché et de tout mal. Quiconque connaît en leurs justes principes cette Mienne souveraineté perméante, et ce Mien Yoga (le divin Yoga, aïshwara yoga, par lequel le Transcendant est un avec toutes les existences lors même qu'il est plus qu'elles toutes, et par lequel il demeure en elles et les contient comme les devenirs de sa Nature), s'unit à 'Moi par un Yoga inébranlable... Les sages Me considèrent comme la naissance de tout et de chacun, considèrent que tout et chacun tire de Moi son action et son mouvement, et ce faisant ils M'aiment et M'adorent... et Je leur donne le Yoga de la compréhension par lequel ils viennent à Moi et pour eux Je détruis l'obscurité issue de l'ignorance." Ces résultats doivent inévitablement sourdre de la nature même de la connaissance et de la nature même du Yoga qui convertit cette connaissance en croissance spirituelle et en expérience spirituelle. Car toute la perplexité du mental et de l'action de l'homme, tous les trébuchements, l'insécurité et l'affliction de son mental, de sa volonté, de sa tournure éthique, des élans de ses émotions, de ses sensations et de sa vie ont leurs antécédents, que l'on peut retrouver, dans la cognition et la volition, tâtonnantes et déroutées, naturelles à son mental mortel qu'obscurcissent les sens et qui est dans le corps, sammôha. Mais lorsqu'il voit la divine Origine de toute chose, lorsque fermement son regard passe de l'apparence cosmique à sa Réalité transcendante et de nouveau de cette Réalité à l'apparence, il s'affranchit alors de cette perplexité où sont le mental, la volonté, le cœur et les sens; il avance, éclairé et libre, asammoûdhah martyéshou. Fixant à chaque chose sa valeur céleste réelle, et non plus sa seule valeur apparente, il trouve les chaînons et les joints cachés; il dirige consciemment toute la vie et tous les actes vers leur haut objet véritable et les gouverne par la lumière et le pouvoir qui lui viennent du Divin en lui. Ainsi échappe-t-il à la cognition fausse, à la réaction erronée du mental et de la volition, à la
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réception et à l'impulsion incorrectes de la sensation qui, ici-bas, engendrent le péché, l'erreur et la souffrance, sarva-pâpaïh pramoutchyaté. Car en vivant de la sorte dans le transcendant et l'universel, il voit son individualité propre ainsi que toutes les autres dans leurs valeurs plus grandes; il est délivré du mensonge et de l'ignorance de sa volonté et de sa connaissance séparatrices et égoïstes. Telle est toujours l'essence de la libération spirituelle.
La sagesse de l'homme libéré ne réside donc pas, aux yeux de la dépassant, dans une conscience impersonnelle abstraite et sans relations avec rien, dans une quiétude fainéante. Car le mental et l'âme de l'homme libéré sont fermement établis dans un sens constant, un sentiment intégral que le monde est imprégné de la présence motrice et directrice du divin Maître de l'univers, étâm vibhoûtim marna yo vetti. L'homme est conscient que son esprit transcende l'ordre cosmique, mais conscient aussi d'être un avec cet ordre par le Yoga divin, yôgam tcha marna. Il voit chaque aspect de l'existence transcendante, cosmique et individuelle en ses justes relations avec la suprême Vérité et les met tous à leur juste place en l'unité du Yoga divin. Il ne voit plus les choses séparément les unes des autres n'a plus cette vision séparée qui laisse tout inexpliqué ou unilatéral pour la conscience qui perçoit. Pas davantage ne voit-il tout mélangé confusément, n'a-t-il cette vision confuse qui donne une fausse lumière et une action chaotique. Affermi en la transcendance, il n'est pas affecté par la pression cosmique non plus que par l'agitation du Temps et des circonstances. Inaffecté au milieu de toute cette création et de toute cette destruction des choses, son esprit adhère à un ferme, un impavide, un inébranlable Yoga où il est en union avec ce qui est éternel et spirituel en l'univers. Il observe par son truchement toute la divine persistance du Maître du Yoga et agit à partir d'une tranquille universalité et, d'une tranquille unité avec les choses et les créatures. Et ce contact intime avec toute chose n'implique nullement que l'âme et le mental soient imbriqués dans la nature inférieure séparatrice; en effet, la base de son expérience spirituelle n'est point la forme et le mouvement phénoménaux inférieurs, mais le Tout
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intérieur et la suprême Transcendance. Il devient semblable en nature et en loi d'être avec le Divin, sâdharmyam âgatâh, transcendant même en l'universalité de l'esprit, universel même en l'individualité du mental, de la vie et du corps. Par ce Yoga une fois celui-ci parachevé, établi et inébranlable, avikampéna yôguéna youdjyaté , il peut prendre sur lui n'importe quel état de la nature, assumer n'importe quelle condition humaine, accomplir n'importe quelle action dans le monde sans choir aucunement de son unité avec le Moi divin, ni rien perdre de sa constante communion avec le Maître de l'existence¹.
Traduite dans le plan des affections, des émotions, du tempérament, cette connaissance devient amour calme et intense adoration du Divin originel et transcendantal au-dessus de nous, le Maître toujours présent de toute chose ici-bas, Dieu en l'homme, Dieu en la Nature. C'est d'abord une sagesse de l'intelligence, la bouddhi, mais qui s'accompagne d'un état d'émotion spiritualisée de la Nature affective², bhâva. Cette transformation du cœur et du mental est le commencement d'un changement complet de toute la nature. Une nouvelle naissance et un nouveau devenir intérieurs nous préparent en vue de l'unité avec l'objet suprême de notre amour et de notre adoration, mad-bhâvâya. Il existe une intense joie d'amour dans la grandeur, la beauté et la perfection de cet Être divin que l'on voit maintenant partout dans le monde et au-dessus, prîti. Cette extase plus profonde remplace le plaisir épars et extérieur que prend le mental dans l'existence, ou plutôt elle y attire toute autre joie et, par une merveilleuse alchimie, transforme les impressions du mental et du cœur et tous les mouvements sensoriels. Toute la conscience s'emplit du Divin et se rassasie de Sa conscience qui répond; toute la vie s'écoule en un unique océan d'expérience béatifique. Les mots et les pensées de tels amants de Dieu deviennent tous une formulation et une compréhension mutuelles du Divin, En cette joie unique, sont concentrés tout le contentement de l'être, tout le jeu et tout le
¹sarvathâ vartamânô'pi sa yogi mayi vartaté.
²boudhâ bhâva-samanvitâh.
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plaisir de la nature. Il y a, de moment en moment, une continuelle union dans la pensée et la mémoire, il y a une continuité ininterrompue de l'expérience de l'unité dans l'esprit. Et dès lors que commence cet état intérieur, fût-ce imparfaitement, le Divin le confirme par le Yoga parfait de la volonté et de l'intelligence. Il élève la lampe incandescente de la connaissance en nous, Il détruit l'ignorance du mental et de la volonté qui séparent, Il se révèle en l'esprit humain. Par le Yoga de la volonté et de l'intelligence fondé sur une union illuminée des œuvres et de la connaissance, la transition s'est faite depuis les troubles régions inférieures de notre mental jusqu'au calme immuable de l'Âme-témoin au-dessus de la nature active. Mais à présent, par ce Yoga plus grand de la bouddhi fondé sur une union illuminée de l'amour et de l'adoration avec une connaissance qui embrasse tout, l'âme s'élève en une vaste extase vers l'entière vérité transcendantale de l'absolue Divinité qui est à l'origine de tout. Éternel est accompli dans l'esprit individuel ,et la nature individuelle; l'esprit individuel est exalté depuis la naissance dans le temps jusqu'aux infinitudes de Éternel
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Une étape très importante a été atteinte; un exposé décisif de sa synthèse métaphysique et psychologique a été ajouté au développement de l'évangile, selon la Guîtâ, de la libération spirituelle et des œuvres divines. Le Divin a été révélé dans la pensée à Ardjouna, rendu visible à la quête du mental et à la vision du cœur comme l'Être suprême et universel, la Personne céleste et universelle, le Maître de notre existence qui réside au-dedans et que cherchaient la connaissance, la volonté et l'adoration de l'homme dans les brumes de l'Ignorance. Il ne reste plus que la vision du Virât Pourousha multiple pour que la révélation soit complète sur encore un de ses nombreux aspects.
La synthèse métaphysique est complète. Le Sânkhya a été admis pour la séparation de l'âme d'avec la nature inférieure — séparation devant s'effectuer par la connaissance de soi au moyen de la raison discriminante et par la transcendance de notre sujétion aux trois gounas qui constituent cette nature. Une vaste révélation de l'unité de l'Âme suprême, et de la suprême Nature, para pourousha, para prakriti, y a mis un point final et en a dépassé les limitations. Le Védânta des philosophes a été admis pour l'effacement de la personnalité naturelle séparatrice édifiée autour de l'ego. On a recouru à sa méthode pour remplacer le petit être personnel par l'être impersonnel et vaste, pour annuler en l'unité du Brahman l'illusion séparatrice et substituer à l'aveugle vision de l'ego la vision plus vraie de toute chose en un Moi unique et d'un Moi unique en toute chose. Sa vérité s'est trouvée parachevée grâce à l'impartiale révélation du Parabrahman, origine à la fois du mobile et de l'immobile, du mutable et de l'immuable, de l'action et du silence. Ses possibles limitations ont été transcendées par l'intime révélation de l'Âme suprême, du suprême Seigneur, qui a son devenir ici-bas en toute la Nature, se manifeste en toute personnalité et projette en toute action le pouvoir de sa Nature. On a admis le Yoga
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pour la soumission de la volonté, du mental, du cœur, de tout l'être psychologique à l' Îshwara, le divin Seigneur de la nature.. La révélation du céleste Maître de l'existence comme Divin originel dont le djîva est l'être partiel dans la nature en a fourni la conclusion. La vision, par l'âme, que toute chose, à la lumière d'une parfaite unité spirituelle, est le Seigneur en a dépassé les limitations possibles.
Il en résulte une vision intégrale de l'Existant divin à la fois comme Réalité transcendante, origine supracosmique du cosmos, comme Moi impersonnel de toute chose, calme réceptacle du cosmos, et comme Divinité immanente en tous les êtres, personnalités, objets, pouvoirs et qualités, l'Immanent qui est le Moi constitutif, la nature effective, le devenir intérieur et extérieur de toutes les existences. Le Yoga de la connaissance a été souverainement accompli en cette vision et cette science intégrales de l'Un. Le Yoga des œuvres a été couronné par la soumission de toutes les œuvres à leur Maître car l'homme naturel n'est à présent qu'un instrument de sa volonté. Le Yoga de l'amour et de l'adoration a été déclaré en ses formes les plus amples. L'intense accomplissement de la connaissance, des œuvres et de l'amour conduit à une union, qui est un couronnement, de l'âme et de la Sur-Âme en une suprême amplitude. Dans cette union, les révélations de la connaissance sont rendues réelles pour le cœur autant que pour l'intelligence. Dans cette union, le difficile sacrifice de soi en une action instrumentale devient l'expression aisée, libre et bienheureuse d'une vivante unité. Toute la méthode de la libération spirituelle a été donnée; toute la base de l'action divine édifiée.
Ardjouna accepte l'entière connaissance que lui a ainsi donnée l'Instructeur divin. Son mental est déjà délivré de ses doutes et de ses poursuites; son cœur, à présent tourné non plus vers l'aspect extérieur du monde et son apparence déconcertante, mais vers son sens et son origine suprêmes et ses réalités intérieures, est déjà affranchi du chagrin et de l'affliction, et touché par l'ineffable bonheur d'une révélation divine. La langue qu'on lui fait parler pour formuler son consentement est telle qu'une fois de plus elle souligne avec insistance la profonde intégralité
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de cette connaissance ainsi que sa finalité et sa plénitude universelles. D'abord, il accepte l'Avatâr, le Divin en l'homme, qui lui parle, et il L'accepte comme le Brahman suprême, le Tout et l'Absolu supracosmiques de l'existence où l'âme peut résider lorsque, s'élevant hors de cette manifestation et de ce devenir partiel, elle regagne sa source, param brahma, param dhâma. Il L'accepte en tant que suprême pureté de la toujours libre Existence à laquelle on parvient en effaçant l'ego dans l'immuable personnalité à jamais calme et silencieuse du moi, pavitram paramam. Il L'accepte ensuite comme le Permanent unique, l'Âme éternelle, le divin Pourousha, pourousham shâshwatam divyam. Il salue en Lui la Divinité originelle, en Lui adore le Non-Né, maître immanent de toutes les existences, qui imprègne et s'épand, âdi-dévam adjam vibhoum. Il L'accepte dès lors non seulement comme le Merveilleux qui dépasse toute expression possible, car rien ne suffit pour Le manifester "ni les dieux ni les titans, ô bienheureux Seigneur, ne connaissent Ta manifestation", na hi té bhagavan vyaktim vidour dévâ na dânavâh —, mais comme le seigneur de toutes les existences et l'unique et divine cause efficiente de tout leur devenir, Dieu des dieux de qui ont jailli toutes les divinités, maître de l'univers qui, d'en haut, manifeste l'univers et le gouverne par le pouvoir de sa Nature suprême et de sa Nature universelle, bhoûta-bhâvana bhoûtésha déva-déva djagat-paté. Et enfin, il accepte en Lui ce Vâsoudéva qui, au-dedans et autour de nous, est toutes les choses ici-bas par la vertu des maîtres pouvoirs de son devenir, pouvoirs qui imprègnent le monde, résident en tout et constituent tout, vibhoûtayah, "les souverains pouvoirs du devenir, par lesquels, immobile, tu pénètres ces mondes", yâbhir vibhoûtibhir lôkan imâns twam vyâpya tishthasi¹.
Il a accepté la vérité avec l'adoration de son cœur, la soumission de sa volonté et la compréhension de son intelligence. Il est déjà préparé pour agir en instrument divin dans cette connaissance et avec cette soumission. Mais le désir d'une réalisation spirituelle constante et plus profonde a été éveillé en son cœur
¹Guîtâ, X. 12-15.
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et sa volonté. Cette vérité-là n'est évidente que pour l'Âme suprême en sa connaissance de soi car, s'écrie Ardjouna, "Toi seul, ô Pouroushôttama, Te connais Toi-même et par Toi-même Te connais", âtmanâ âtmânam vettha. C'est une connaissance
qui vient de l'identité spirituelle; le cœur, la volonté, l'intelligence de l'homme naturel ne peuvent y atteindre sans aide ni de leur propre mouvement, ils ne peuvent arriver qu'à des reflets mentaux imparfaits qui révèlent moins qu'ils ne cachent et ne défigurent. C'est une sagesse secrète que l'on doit recevoir de la bouche des voyants qui ont vu la face de cette Vérité, en ont entendu le Verbe et sont devenus un avec elle en âme et en esprit. "Tous les rishis le disent de Toi, ainsi que les voyants divins, Nârada, Asita, Dévala, Vyâsa." Ou bien on doit la recevoir du dedans par la révélation et l'inspiration venues du Divin intérieur qui élève en nous la lampe flamboyante de la connaissance, swayantchaïva bravîshi mé, "et Toi-même me le dis". Une fois révélée, on doit l'accepter par l'assentiment du mental, le consentement de la volonté ainsi que la joie et la soumission du cœur, les trois éléments de la foi mentale complète, shraddhâ. C'est ainsi qu'Ardjouna l'a acceptée : "Tout cela que Tu dis, mon mental le tient pour la vérité." Mais le besoin n'en demeurera pas moins d'une plus profonde possession en l'être même de notre être et, venant de son centre psychique le plus intime, l'exigence de l'âme en vue d'une réalisation spirituelle inexprimable et permanente l'expérience mentale n'en est qu'un préambule ou une ombre sans laquelle il ne peut exister d'union complète avec l'Éternel.
Le moyen d'accéder à cette réalisation a maintenant été donné à Ardjouna. Et tant qu'il s'agit des grands principes divins évidents en soi, son mental n'est point déconcerté, qui peut s'ouvrir à l'idée du Divin suprême, à l'expérience du Moi immuable, à la perception directe de la Divinité immanente, au contact de l'Être conscient universel. Une fois que cette idée illumine le mental, on peut aisément suivre le chemin et, quelque difficile effort qu'il faille faire au début pour dépasser les perceptions mentales habituelles, on peut en fin de compte arriver à l'expérience spontanée de ces vérités essentielles qui se
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trouvent derrière notre existence et toutes les autres, âtmanâ âtmânam. On le peut aisément car, une fois conçues, ces vérités sont de toute évidence des réalités divines; il n'y a rien dans nos associations mentales qui nous empêche d'admettre Dieu en ces aspects élevés. Mais le problème est de le voir dans les vérités apparentes de l'existence, de le détecter dans ce fait qu'est la Nature et dans les déguisements que sont les phénomènes du devenir universel; car là, tout s'oppose à la sublimité de cette conception unificatrice. Comment pouvons-nous consentir à voir le Divin comme homme, comme être animal et comme objet inanimé, dans le noble et le bas, dans le doux et le terrible, le bon et le mauvais? Si, acceptant une idée de Dieu répandu dans les choses du cosmos, nous le voyons dans la lumière idéale de la connaissance, dans la grandeur du pouvoir, le charme de la beauté, la bienfaisance de l'amour et l'ample vastitude de l'esprit, comment éviterons-nous que l'unité ne soit rompue par leurs opposés qui, en fait, s'accrochent à ces choses élevées, les enveloppent et les obscurcissent? Et si, en dépit des limitations de la nature et du mental humains, nous pouvons voir Dieu dans l'homme de Dieu, comment le voir dans ceux qui s'opposent à lui et qui représentent, en acte et en nature, tout ce qui, pour notre conception, est non divin? Si Nârâyana se laisse voir sans mal dans le sage et le saint, comment nous sera-t-il aisé de le voir dans le pécheur, le criminel, la prostituée et le paria? Cherchant partout la pureté et l'unité suprêmes, le sage renvoie le cri austère "pas ceci, pas ceci", néti néti, à toutes les différenciations de l'existence universelle. Même si nous consentons, de gré ou de force, à bien des choses dans le monde et que nous admettions le Divin dans l'univers, le mental ne doit-il pas, quand même, persister le plus souvent dans ce cri "pas ceci, pas ceci"? L'assentiment de la compréhension, le consentement de la volonté et la foi du cœur deviennent ici une difficulté constante pour une mentalité humaine toujours ancrée dans le phénomène et l'apparence. Du moins quelques indications irrésistibles sont-elles nécessaires, quelques chaînons et quelques transitions, quelques supports dans le pénible effort vers l'unité.
Bien qu'il accepte la révélation que Vâsoudéva est tout et
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bien que son cœur en soit empli de joie car il trouve déjà que cette révélation le délivre de la perplexité et des trébuchantes différenciations de son mental qui réclamait à cor et à cri un fil conducteur, une vérité qui pût le guider parmi les problèmes déroutants d'un monde d'oppositions, et elle est pour son oreille le nectar d'immortalité, amritam —, Ardjouna éprouve cependant le besoin de ces supports et de ces indices. Il sent qu'ils sont indispensables pour surmonter la difficulté que présente une réalisation solide et complète; par quel autre moyen, en effet, peut-on faire de cette connaissance une chose du cœur et de la vie? Il veut des indications pour se diriger et va jusqu'à demander à Krishna une énumération complète et détaillée des pouvoirs souverains de son devenir et désire que la vision ne laisse rien de côté, que rien ne demeure pour le désorienter. "Tu dois me parler, dit-il, de Ta divine auto-manifestation en Ton souverain pouvoir de devenir, divyâ âtma-vibhoûtayah, tout m'expliquer sans exception ashéshéna, sans rien omettre -, Tes vibhoûtis par lesquelles Tu pénètres les mondes et 1es peuples. Comment Te connaîtrai-je, ô yogi, en pensant à Toi en tout lieu et à tout moment, et en quels devenirs prééminents dois-je penser à Toi?" Ce Yoga par lequel Tu es un avec tout et un en tous et par lequel tous sont les devenirs de Ton être, tous des pouvoirs perméants ou prééminents ou déguisés de Ta nature, parle-m'en en détail, dis-m'en toute l'ampleur, s'exclame-t-il; même si j'en entends beaucoup parler, je ne suis point rassasié. Nous avons ici l'indication de quelque chose que' la extérieur elle-même ne formule pas expressément, mais qui apparaît souvent dans les Oupanishads et que le vaïshnavisme et le shaktisme développèrent plus tard en une plus grande intensité de vision, la joie du Divin que l'homme peut trouver dans l'existence cosmique, l'universel Ânanda, le jeu de la Mère, la douceur et la beauté de la lîlâ de Dieu¹.
L'Instructeur Divin accède à la requête du disciple, mais en lui rappelant d'entrée de jeu qu'une réponse complète n'est pas possible. Car Dieu est infini, et sa manifestation aussi, Les
¹X. 16-18.
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formes de sa manifestation sont d'autre part innombrables. Chaque forme est le symbole d'un pouvoir divin, vibhoûti, qui y est caché; et pour l'œil qui voit, chaque forme finie porte en elle sa propre révélation de l'infini. Oui, dit-il, Je te parlerai de Mes divines vibhoûtis, mais seulement dans quelques-unes de Mes figures majeures, à titre d'indication et par l'exemple de choses ou tu puisses le plus facilement voir la puissance du Divin, prâdhânyatah, ouddéshatah. Car il n'est point de fin ni de nombre à la façon dont le Divin détaille son auto-expansion dans l'univers, nâsti anto vistarasya me. Ce rappel ouvre le passage et il est répété à la fin, de façon que lui soit donnée une force plus grande sur le sens de laquelle on ne puisse se tromper. Puis, tout le reste du chapitre¹ nous fournit une description sommaire de ces indications principales, de ces signes prééminents de la force divine présente en les choses et les personnes de l'univers. Il semble d'abord qu'ils soient donnés pêle-mêle, sans aucun ordre, mais il y a toutefois un certain principe dans l'énumération qui, une fois dégagé, peut conduire par une utile direction au sens intérieur de l'idée et de ses conséquences. On a appelé le chapitre le vibhoûti-yoga un yoga indispensable. En effet, lors même que nous devons nous identifier impartialement avec le Devenir divin universel en tout son déploiement, son bien et son mal, sa perfection et son imperfection, sa lumière et son obscurité, il nous faut réaliser qu'il y existe un pouvoir évolutif ascendant, une croissante intensité de sa révélation dans les choses, un quelque chose de hiérarchique et de secret qui, depuis les premières apparences qui dissimulent, nous emporte vers les hauteurs, vers la vaste nature idéale du Divin universel en passant par des formes de plus en plus élevées.
L'énumération sommaire commence par un exposé du principe premier qui sous-tend tout le pouvoir de cette manifestation dans l'univers. Ce principe est qu'en chaque être et chaque objet réside Dieu, celé mais décelable; il demeure comme en une crypte dans le mental et le cœur de chaque chose et de
1Guîtâ, X. 19-42.
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chaque créature, moi intérieur au profond de leur devenir subjectif et objectif, être qui se trouve au début, au milieu, et à la fin de tout ce qui est, a été ou sera. Car c'est ce divin Moi intérieur caché au mental et au cœur qu'il occupe, ce lumineux Habitant dissimulé au regard de l'âme dans la Nature qu'il a émise en celle-ci pour le représenter, c'est lui qui, constamment, développe les mutations de notre personnalité dans le Temps et de notre existence d'êtres de sensations dans l'Espace le Temps et l'Espace qui sont le mouvement conceptuel et l'expansion du Divin en nous. Tout est cette Âme qui se voit, cet Esprit qui se représente. Car toujours du dedans de tous les êtres, du dedans de toutes les existences conscientes et inconscientes, ce Tout-conscient développe en qualité et en puissance son moi manifesté, le développe dans les formes des objets, dans les instruments de notre subjectivité, dans la connaissance, la parole et la pensée, dans les créations du mental et dans la passion et les actes de l'exécutant, dans les mesures du Temps, dans les pouvoirs et les divinités cosmiques et dans les forces de la Nature, dans la vie végétale, la vie animale, dans les êtres humains et surhumains.
Si nous regardons les choses avec cet œil de la vision que n'aveuglent point les différenciations de qualité et de quantité ni les différences de valeur et les oppositions de nature, nous verrons que toutes sont en fait et ne peuvent rien être d'autre que des pouvoirs de cette manifestation, des vibhoûtis de cette Âme universelle, de cet Esprit universel, un Yoga de ce grand Yogi, des créations spontanées de ce merveilleux Créateur de soi. Non né, imprégnant tout, il est le Maître de ses innombrables devenirs dans l'univers, adjo vibhouh; toutes choses sont ses pouvoirs et ses accomplissements dans sa Nature essentielle, ses vibhoûtis. Il est l'origine de tout ce qu'elles sont, leur commencement; il est leur support en leur étant toujours différent, leur milieu; il est leur fin aussi, la culmination ou la désintégration de chaque chose créée en son arrêt ou sa disparition. Il les tire de sa conscience et, en elles, est caché; il les ramène en sa conscience et, en lui, elles sont cachées pour un temps ou à jamais. Ce qui, pour nous, est apparence n'est qu'un pouvoir du devenir de
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l'Un; ce qui disparaît à nos sens et à notre vision le fait de par ce pouvoir du devenir de l'Un. Les classes, les genres, les espèces, les individus sont tous de telles vibhoûtis. Mais étant donné que c'est grâce au pouvoir dans son devenir qu'il nous est apparent, il apparaît surtout dans tout ce qui est d'une valeur prééminente ou qui semble agir avec une force puissante et prééminente. Et dès lors pour chaque espèce d'êtres, c'est en ceux en qui le pouvoir propre à la nature de cette espèce atteint son maximum, sa manifestation capitale, celle qui se révèle le plus efficacement, que nous pouvons le mieux le voir. Ce sont là, dans un sens spécial, des vibhoûtis. Le pouvoir et la manifestation les plus élevés ne sont toutefois qu'une très partielle révélation de l'Infini; l'univers tout entier n'est lui-même animé que d'un seul degré de sa grandeur, illuminé que d'un seul rayon de sa splendeur, ne rayonne que d'un faible soupçon de sa joie et de sa beauté. Tel est en somme l'essentiel de l'énumération, le résultat que nous en emportons, le cœur de sa signification.
Dieu est le Temps impérissable, sans commencement ni fin; c'est son plus évident Pouvoir de devenir et l'essence de tout le mouvement universel. Aham éva akshayah kâlah. Dans ce mouvement de Temps et de Devenir, Dieu apparaît à la conception QU à l'expérience que nous avons de lui par l'évidence de ses œuvres comme le Pouvoir divin qui ordonne toutes choses et les met à leur place dans le mouvement. Sous sa forme d'espace, c'est lui qui nous fait face dans toutes les directions, avec ses millions de corps, ses myriades mentales, manifesté en chaque existence; nous voyons ses visages tout autour de nous. Dhâtâ'ham vishwatô-moukhah. Car simultanément, dans tous ces millions de millions de personnes et de choses, sarva-bhoûtéshou, est à l'oeuvre le mystère de son moi, de sa pensée et de sa force, de son divin génie créateur et de son merveilleux art formateur, de son sens impeccable de la disposition des relations, des possibilités et des conséquences inévitables. Il nous apparaît aussi dans l'univers comme l'esprit universel de Destruction qui semble ne créer que pour défaire à la fin ses créations — "Je suis la Mort qui emporte tout", aham mrityouh sarva-harah. Et pourtant, son Pouvoir de devenir n'interrompt
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point ses œuvres, car la renaissance et la force de création nouvelle vont toujours de pair avec la force de mort et de destruction "et Je suis également la naissance de tout ce qui viendra au monde". Le Moi divin dans les choses est l'Esprit, qui soutient, du présent; l'Esprit, qui se retire, du passé; l'Esprit, qui crée, de l'avenir.
Puis, d'entre tous ces êtres vivants, ces divinités cosmiques, ces créatures surhumaines, humaines et sub-humaines, et parmi toutes ces qualités, tous ces pouvoirs et tous ces objets, le chef, la tête, le plus grand de chaque classe en qualité est un pouvoir particulier du devenir du Divin. Je suis, dit le Divin, Vishnou d'entre les âdityas, Shiva d'entre les roudras, Indra d'entre les dieux, Prahlâda d'entre les titans, Brihaspati le chef des grands-prêtres du monde, Skanda le dieu de la guerre, chef des chefs guerriers, Marîtchi d'entre les marouts, le seigneur de la richesse d'entre les yakshas et les rakshas, le serpent Ananta d'entre les nâgas, Agni d'entre les vasous, Tchitraratha d'entre les gandharvas, et d'entre les progéniteurs Kandarpa le dieu de l'amour et Varouna d'entre les peuples de la mer, Aryaman d'entre les pères, intégrales d'entre les sages divins, Yama le seigneur de la Loi d'entre ceux qui maintiennent la règle et la loi, le dieu du Vent d'entre les pouvoirs de l'orage. A l'autre extrémité de l'échelle, Je suis le soleil rayonnant d'entre les lumières et les splendeurs, la lune d'entre les astres de la nuit, l'océan d'entre les eaux vives, le mont Mérou d'entre les cimes du monde, l'Himalaya d'entre les chaînes de montagnes, le Gange d'entre les fleuves, le foudre divin d'entre les armes. D'entre toutes les plantes et tous les arbres, Je suis l'Ashwattha, d'entre les chevaux Outchaïshravas, le cheval d'Indra, Aïrâvata d'entre les éléphants, d'entre les oiseaux Garouda, d'entre les serpents Vâsouki le dieu serpent, Kâmadhouk la vache d'abondance d'entre les bestiaux, l'alligator d'entre les poissons, le lion d'entre les bêtes de la forêt. Je suis Mârgashîrsha, le premier des mois; Je suis le printemps, la plus belle des saisons.
Dans les êtres humains, dit le Divin à Ardjouna, Je suis la conscience par laquelle ils sont conscients d'eux-mêmes et de ce qui les entoure. D'entre les sens, Je suis le mental, le mental par
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lequel ils reçoivent les impressions des objets et agissent dessus. Je suis les qualités de leur mental, de leur caractère, de leur corps et de leur action; Je suis la gloire, la parole et la mémoire, l'intelligence, la fermeté et le pardon, l'énergie de l'énergique et la force du puissant. Je suis la résolution, la persévérance et la victoire. Je suis la qualité sattwique des bons, Je suis le goût du risque du rusé; Je suis la maîtrise et le pouvoir de tous ceux qui gouvernent, domptent et vainquent, et la politique de tous ceux qui réussissent et conquièrent; Je suis le silence des choses secrètes, la connaissance du connaissant, la logique des discuteurs. Je suis la lettre A d'entre les lettres, le duel d'entre les composés, la syllabe sacrée ÔM d'entre les mots, la gâyatrî d'entre les mètres, le Sâma-Véda d'entre les Védas et le grand Sâma d'entre les mantras. Je suis le Temps, maître de tout calcul pour ceux qui comptent et mesurent. Je suis la connaissance spirituelle d'entre le nombre des philosophies, des arts et des sciences. Je suis tous les pouvoirs de l'être humain et toutes les énergies de l'univers et de ses créatures.
Ceux en qui Mes pouvoirs s'élèvent aux suprêmes hauteurs de l'accomplissement humain, ceux-là sont Moi, toujours, sont Mes vibhoûtis particulières. D'entre les hommes, Je suis le roi des hommes, le chef, le puissant, le héros. Je suis Rama d'entre les guerriers, Krishna d'entre les Vrishnis, Ardjouna d'entre les vibhoûtibhir Le rishi illuminé est Ma vibhoûti; Je suis Bhrigou d'entre les grands rishis. Le grand voyant, le poète inspiré qui voit et révèle la vérité par la lumière de l'idée et le son du mot, est Moi-même lumineux en le mortel; Je suis Oushanas d'entre les poètes visionnaires. D'entre les hommes, le grand sage, le grand penseur, le grand philosophe est Mon pouvoir, Ma vaste intelligence; Je suis Vyâsa d'entre les sages. Mais quelque varié qu'en soit le degré dans la manifestation, tous les êtres sont à leur façon et dans leur nature des pouvoirs du Divin; il n'est rien de ce qui se meut ou de ce qui est immobile, rien d'animé ou d'inanimé dans le monde qui puisse être sans Moi. Je suis la semence divine de toutes les existences, et elles sont les branches et les fleurs de cette semence; cela qui se trouve en la semence du moi, c'est cela seulement qu'elles peuvent développer
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dans la Nature. Il n'est point de nombre ni de limite à Mes divines vibhoûtis; ce que J'ai dit n'est rien de plus qu'un développement sommaire, et Je n'ai donné que la lumière de quelques indications directrices et qu'une forte ouverture à d'infinies vérités. Toute belle et glorieuse créature que tu vois dans le monde, tout être qui, d'entre les hommes, au-dessus de l'homme et au-dessous de lui, est puissant et plein de force, sache qu'il est de Moi, précisément, une splendeur, une lumière et une énergie, qu'il est né d'une puissante portion et d'un intense pouvoir de Mon existence. Mais quel besoin est-il d'une multitude de détails pour cette connaissance? Qu'il en soit ainsi pour toi : Je suis ici dans ce monde et partout, Je suis en tout et Je constitue tout : il n'y a rien d'autre que Moi, rien n'existe sans Moi. Je supporte tout cet univers avec un seul degré de Mon illimitable puissance et une part infinitésimale de Mon esprit insondable; tous ces mondes ne sont que des étincelles, des suggestions, des lueurs de l'éternel et immesurable Je Suis.
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LA THÉORIE DE LA VIBHOÛTI
L'importance de ce chapitre de la Guîtâ est bien plus grande qu'il ne semble à première vue ou à l'œil du préjugé qui ne cherche dans le texte que le credo de l'ultime transcendance et du détachement où l'âme humaine se détourne du monde et envisage un distant Absolu. Le message de la Guîtâ est l'évangile de la Divinité en l'homme qui, par !a force d'une croissante union, se déploie hors du voile de la Nature inférieure et révèle à l'âme humaine son esprit cosmique, révèle ses transcendances absolues, se révèle en l'homme et en tous les êtres. Le résultat potentiel ici-bas de cette union, de ce Yoga divin — l'homme croissant vers la Divinité, la Divinité devenant manifeste dans l'âme humaine et pour la vision intérieure humaine — est notre libération hors de l'ego limité et notre élévation vers la nature supérieure d'une humanité divine. Car, demeurant en cette nature spirituelle plus grande et non point en cette trame mortelle, en le complexe écheveau des trois gounas, l'homme, un avec Dieu par la connaissance, l'amour et la volonté et par l'abandon de tout son être en le Divin, peut en fait s'élever à l'absolue Transcendance, et agir également sur le monde, non plus dans l'ignorance, mais dans les justes relations de l'individu vis-à-vis du Suprême, dans la vérité de l'Esprit, accompli dans l'immortalité, pour Dieu dans le monde et non plus pour l'ego. Appeler Ardjouna à cette action, le rendre conscient de l'être et du pouvoir qu'il est et de l'Être et du Pouvoir dont la volonté agit par son intermédiaire, est le propos du Divin incarné. C'est à cette fin que le divin Krishna est son aurige; à cette fin que se sont abattus sur lui ce grand découragement et cette profonde insatisfaction à l'égard des motifs humains, moins importants, de son travail; pour y substituer le motif spirituel plus vaste, cette révélation lui est donnée au suprême moment de l'œuvre qui lui a été assignée. La vision du Pourousha universel et l'ordre divin d'agir, tel est le point culminant auquel il était
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conduit, qui est d'ores et déjà tout proche; mais sans la connaissance qui lui est à présent donnée au moyen du Yoga de la vibhoûti, le sens complet n'en serait pas fourni.
Le mystère de l'existence universelle est en partie révélé par la Guîtâ. En partie : qui, en effet, en épuisera les profondeurs infinies, ou quel article de foi, quelle philosophie diront avoir éclairé en un espace étroit, ou enfermé en un système bref toutes les significations du miracle -cosmique? Mais dans la mesure où cela est essentiel au propos de la Guîtâ, ce mystère nous est révélé. Nous avons la façon dont le monde tire de Dieu son origine, l'immanence du Divin dans le monde et du monde dans le Divin, l'unité essentielle de toute existence, les relations avec le Divin de l'âme humaine obscurcie dans la Nature, son éveil à la connaissance de soi, sa naissance en une plus grande conscience, son ascension en ses propres altitudes spirituelles. Mais une fois acquises cette nouvelle vision de soi et cette nouvelle conscience à la place de l'ignorance originelle, comment l'homme libéré verra-t-il le monde autour de lui, quelle sera son attitude vis-à-vis de la manifestation cosmique dont il possède à présent le secret central? Il aura d'abord la connaissance de l'unité de l'existence et l'œil éveillé de cette connaissance. En tout, autour de lui, il verra des âmes, des formes et des pouvoirs de l'unique Être divin. Désormais, cette vision sera le point de départ de toutes les opérations intérieures et extérieures de sa conscience; ce sera la vision fondamentale, la base spirituelle de toutes ses actions. Toutes les choses et toutes les créatures, il les verra vivre, se mouvoir et agir dans l'Un, contenues en la divine Existence éternelle. Mais il verra également cet Un comme Celui qui habite en tous, leur Moi, l'Esprit essentiel en eux, sans qui, s'il n'était secrètement présent dans leur nature consciente, ils ne pourraient nullement vivre, se mouvoir ni agir, et sans la volonté, le pouvoir, la sanction ou le tacite consentement de qui aucun de leurs mouvements, à aucun moment, ne serait si peu que ce soit possible. Il les verra eux-mêmes aussi, leur âme, leur mental, leur vie et leur moule physique comme le simple résultat du pouvoir, de la volonté et de la force de ce Moi unique, de cet unique Esprit. Tous seront pour lui des devenirs de cet Être
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universel unique. Il verra que leur conscience dérive entièrement de sa conscience, que leur pouvoir et leur volonté se puisent en son pouvoir et sa volonté et en dépendent, que le phénomène partiel de leur nature résulte de sa Nature divine plus grande, cela se présentât-il au mental, dans l'immédiate actualité des choses, comme une manifestation ou un déguisement, une figuration ou une défiguration du Divin. Nulle apparence défavorable ou déroutante des choses ne diminuera le moins du monde la totalité de cette vision, ni n'entrera en conflit avec elle. Elle est la base essentielle de la conscience plus grande en laquelle il s'est élevé, elle est la lumière indispensable qui s'est faite autour de lui et la seule façon parfaite de voir, la Vérité unique qui rend toutes les autres possibles.
Mais le monde n'est qu'une manifestation partielle du Divin, il n'est pas lui-même cette Divinité. Le Divin est infiniment plus grand qu'aucune manifestation de la Nature ne peut l'être. De par Son infinité, précisément, de par l'absolue liberté de celle-ci, Il existe au-delà de toute possibilité de formulation intégrale en quelque système de mondes que ce soit ou en quelque expansion que ce soit de la Nature cosmique, si vastes, si complexes, si infiniment variés que ce monde et tous les mondes puissent nous sembler nâsti anto vistarasya me —, si infinis qu'ils paraissent à notre vision finie. Dès lors, par-delà le cosmos, l'œil de l'esprit libéré verra le Divin au suprême degré. Il verra le cosmos comme une forme tirée de la Divinité qui dépasse toute forme, comme un terme mineur constant dans l'existence absolue. Tout ce qui est relatif et fini lui apparaîtra comme une forme de l'Absolu et Infini divins, et tout ensemble au-delà de tous les finis et par le canal de chaque fini il arrivera à cela seul, verra toujours cela par-delà chaque phénomène, chaque créature de la Nature et chaque action relative, par-delà toutes les qualités et tous les événements; regardant chacune de ces choses et au-delà, il en trouvera dans la Divinité la signification spirituelle.
Pour son mental, ces choses ne seront pas des concepts intellectuels, ni cette attitude à l'égard du monde une simple façon de penser ou un dogme pragmatique. En effet, si sa connaissance n'est que conceptuelle, c'est une philosophie, une
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construction intellectuelle, non pas une connaissance et une vision spirituelles, non pas un état de conscience spirituel. La vision spirituelle de Dieu et du monde n'est pas qu'idéative, pas même principalement ou d'abord idéative. C'est une expérience directe, et aussi réelle, vivante, proche, constante, effective, intime que le sont pour le mental sa vision et sa perception sensorielles des images, des objets et des personnes. C'est seulement le mental physique qui pense que Dieu et l'esprit sont des conceptions abstraites qu'il ne peut visualiser ni se représenter autrement que par des mots et des noms, des images et des fictions symboliques. L'esprit voit l'esprit, la conscience divinisée voit Dieu aussi directement et plus directement, aussi intimement et plus intimement que la conscience corporelle voit la matière. Elle voit, perçoit, pense, sent le Divin. Car toute existence manifestée apparaît à la conscience spirituelle comme un monde de l'esprit, et non comme un monde de la matière, non comme un monde de la vie, non pas même comme un monde du mental; pour sa vision, ces autres choses ne sont que la pensée de Dieu, la force de Dieu, la forme de Dieu. C'est ce qu'entend la Guîtâ par vivre et agir en Vâsoudéva, mayi vartaté. La conscience spirituelle est instruite du Divin grâce à cette intime connaissance par identité qui est tellement plus formidablement réelle qu'aucune perception mentale de ce qui se pense, ou aucune expérience sensorielles de ce qui se sent. Ainsi est-elle instruite même de l'Absolu qui est derrière et par-delà toute l'existence universelle, qui l'engendre et la surpasse et qui échappe pour jamais à ses vicissitudes. Et de la même façon par identité, du fait de l'unité de ce moi avec notre intemporel et inaltérable esprit immortel, cette conscience est instruite du moi immuable de ce Divin qui, de Son inaltérable éternité, imprègne et soutient les mutations du monde. De la même façon encore, elle est instruite de la Personne divine qui se connaît en toutes ces choses et toutes ces personnes, devient en sa conscience toutes ces choses et ces personnes, façonne leurs pensées, forme et gouverne leurs actions de par sa volonté immanente. Elle est intimement consciente de Dieu absolu, de Dieu en tant que moi, de Dieu en tant qu'esprit, âme et nature. Elle connaît même
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cette Nature extérieure par identité et par l'expérience de soi, mais c'est une identité qui admet librement la variation, qui admet les relations, qui admet des degrés plus grands et des degrés moins grands de l'action de l'unique pouvoir d'existence. Car la Nature est le pouvoir qu'a Dieu de varier son être dans le devenir, âtma-vibhoûti.
Mais cette conscience spirituelle de l'existence universelle ne verra point la Nature dans le monde comme le mental normal de l'homme la voit dans l'ignorance ou ne la verra pas seulement telle qu'elle se présente dans les effets de l'ignorance. Toute chose qui, en cette Nature, relève de l'ignorance, toute chose imparfaite, pénible, perverse ou repoussante n'existe pas comme si elle était absolument le contraire de la nature du Divin, mais retourne à quelque chose qui se trouve derrière elle, retourne à un pouvoir rédempteur de l'esprit en lequel elle peut trouver son être vrai et son salut. Il y a une suprême Prakriti originelle et qui est l'origine; en elle, la puissance et la volonté divines d'exister goûtent leur qualité absolue et leur pure révélation. Là, se trouve la parfaite, la plus haute de toutes les énergies que nous voyons dans l'univers. C'est cela qui se présente à nous comme la nature idéale du Divin, une nature d'absolue connaissance, de pouvoir et de volonté absolus, d'absolu amour et de joie absolue. Et toutes les infinies variations de sa qualité et de son énergie, ananta-gouna, aganana-shakti, y sont des libres formulations de soi merveilleusement diverses, admirablement et spontanément harmonisées de cette sagesse, cette volonté, ce pouvoir, cette joie et cet amour absolus. Tout y est une libre unité plurielle d'infinis. En la nature divine idéale, chaque énergie, chaque qualité est pure, parfaite, souveraine d'elle-même et harmonieuse en son action; rien n'y lutte pour son propre accomplissement séparé et limité, tout y agit en une inexprimable unité. Tous les dharmas, toutes les lois d'être le dharma, la loi d'être, n'est qu'une action caractéristique de l'énergie et de la qualité divines, gouna-karma y sont un seul Dharma libre et plastique. L'unique et divin Pouvoir d'être¹ œuvre avec une immesurable liberté et, lié à
¹tapas, tchit-shakti.
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aucune loi exclusive, limité par aucun système astreignant, se réjouit en le jeu de son infinité et ne bute jamais dans la vérité de son auto-expression définitivement parfaite.
Mais dans l'univers où nous vivons, il existe un principe séparateur de sélection et de différenciation. Là, nous voyons que chaque énergie, chaque qualité émise pour exprimer quelque chose, œuvre comme pour son propre compte, essaie de s'exprimer personnellement tant qu'elle peut et de toutes les façons possibles, et adapte tant bien que mal cet effort à l'effort concomitant ou rival d'autres énergies et d'autres qualités qui cherchent à s'exprimer de leur côté. L'Esprit, le Divin réside dans cette nature universelle en conflit et lui impose une certaine harmonie de par la 'loi inaliénable de la secrète unité intérieure sur laquelle est basée l'action de tous ces pouvoirs. Mais c'est une harmonie relative qui semble résulter d'une division originelle, émerger du choc de la division et subsister par lui au lieu qu'il s'agisse d'une unité originelle. Ou du moins l'unité semble-t-elle réprimée et latente, et ne pas se trouver elle-même, ne jamais se dépouiller de ses masques déroutants. Et en fait, elle ne se trouve pas tant que l'être individuel, dans cette nature universelle, ne découvre pas en lui-même cette divine Prakriti supérieure dont dérive ce mouvement moindre. Toutefois, les qualités et les énergies à l'oeuvre dans le monde, opérant diversement dans l'homme, l'animal, la plante, la chose inanimée, sont toujours, quelque forme qu'elles puissent prendre, des qualités et des énergies divines. Énergies et qualités sont toutes des pouvoirs du Divin. Chacune naît là de la divine Prakriti, œuvre pour s'exprimer ici dans la Prakriti inférieure, accroît sa puissance d'affirmation et ses valeurs réalisées dans ces conditions impropices et, en atteignant les sommets du pouvoir essentiel, se rapproche de l'expression visible de la Divinité et, s'élevant, se dirige vers son propre absolu dans la suprême, l'idéale, la divine Nature. Car chaque énergie est être et pouvoir du Divin, et le déploiement et l'expression de soi de l'énergie sont toujours le déploiement et l'expression du Divin.
On pourrait même dire qu'à un certain degré d'intensité chaque force en nous force de connaissance, force de volonté,
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force d'amour, force de joie peut aboutir à une explosion qui brise la coquille de la formulation inférieure et libère l'énergie hors de son action séparatrice pour l'unir à la liberté et au pouvoir infinis de Être divin. Une suprême tension orientée vers Dieu libère le mental grâce à une vision absolue de la connaissance, libère le cœur grâce à un amour et une joie absolus, libère toute l'existence grâce à une concentration absolue de la volonté dans le sens d'une existence plus grande. Mais la percussion et le choc libérateur viennent de ce que le Divin touche notre nature actuelle, toucher qui, détournant l'énergie de son action normale limitée et séparatrice et de ses objets, la dirige vers l'Éternel, l'Universel et le Transcendant, l'oriente vers le Divin absolu et infini. Sur cette vérité de l'omniprésence dynamique du divin Pouvoir d'être, repose la théorie de la vibhoûti.
La divine Shakti infinie est partout présente et supporte en secret la formulation inférieure, para prakritir me yayâ dhâryaté djagat, mais elle se tient en retrait, cachée dans le cœur de chaque existence naturelle, sarva-bhoûtânâm hrid-déshé, jusqu'au moment où le voile de la Yoga-Mâyâ est déchiré par la lumière de la connaissance. L'être spirituel de l'homme, le djîva, possède la Nature divine. Il est une manifestation de Dieu dans cette Nature, para prakritir djîva-bhoûtâ, et il a en lui, à l'état latent, toutes les énergies et qualités divines, la lumière, la force, le pouvoir d'être du Divin. Mais en cette Prakriti inférieure où nous vivons, le djîva suit le principe de sélection et de détermination finie; et quelque combinaison d'énergie, quelque qualité ou quelque principe spirituel qu'il y apporte en naissant ou qu'il y émane comme semence de son expression de soi, cela devient une partie agissante de son swabhâva, la loi de son devenir, et détermine son swadharma, sa loi d'action. Et si cela était tout, il n'y aurait rien de déconcertant ni de difficile; la vie de l'homme serait un lumineux déploiement de divinité. Mais cette énergie inférieure de notre monde est une nature d'ignorance et d'égoïsme, une nature définie par les trois gounas. Du fait que c'est une nature d'égoïsme, le djîva se conçoit comme l'ego séparateur : il élabore égoïstement son expression de soi
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comme une volonté d'être qui, séparatrice, se trouve en conflit tout autant qu'associée avec la même volonté d'être en autrui. Il tente de posséder le monde par la lutte, et non par unité et l'harmonie; il insiste sur une discorde égocentrique. Du fait que c'est une nature d'ignorance, une vision aveugle et une expression de soi imparfaite ou partielle, il ne se connaît pas, ne connaît pas sa loi d'être, mais la suit d'instinct, sous la coercition mal comprise de l'énergie universelle, et ce non sans lutte, non sans un grand combat intérieur, non sans une très grande possibilité de déviation. Du fait que c'est une nature définie par les trois gounas, cette expression de soi confuse et tendue revêt diverses formes d'incapacité, de perversion, d'incomplète découverte de soi. Dominé par le gouna du tamas, le mode de l'obscurité et de l'inertie, le pouvoir d'être œuvre dans la faiblesse et la confusion, dans une incapacité majeure, une dépendance sans aspiration vis-à-vis de l'aveugle mécanisme des forces de l'Ignorance. Dominé par le gouna du radjas, le mode de l'action, du désir et de la possession, il y a lutte, il y a effort, il y a croissance de pouvoir et de capacité, mais cela trébuche, cela est douloureux, véhément, dévoyé par des notions, des méthodes et des idéaux erronés, poussé à mal utiliser, à corrompre et à pervertir les notions, les méthodes ou les idéaux justes et penche surtout vers une grande et souvent énorme exagération de l'ego. Dominé par le gouna du sattwa, le mode de la lumière, de l'équilibre et de la paix, il y a une action plus harmonieuse, un juste rapport avec la nature, mais qui n'est juste que dans les limites d'une lumière individuelle et d'une capacité impuissante à dépasser les formes meilleures de cette volonté et de cette connaissance mentales inférieures. Échapper à cet écheveau, s'élever par-delà l'ignorance, l'ego et les gounas, est le premier pas véritable vers la perfection divine. Par cette transcendance le djîva trouve sa propre nature divine et son existence vraie.
Libéré, l'œil de la connaissance dans la conscience spirituelle ne voit pas uniquement cette Nature inférieure qui lutte lorsqu'il envisage le monde. Si nous, nous ne percevons que le fait extérieur apparent de notre nature et de la nature d'autrui, c'est que nous regardons avec l'œil de l'ignorance et ne pouvons
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connaître également Dieu en tous, dans la créature sattwique, la créature radjasique, la créature tamasique, dans le dieu et le titan, dans le saint et le pécheur, dans le sage et l'ignorant, dans le grand et le petit, dans l'homme, l'animal et la plante et l'existence inanimée. La vision libérée voit que trois choses à la fois constituent l'entière vérité occulte de l'être naturel. Tout d'abord, et en premier lieu, elle voit la divine Prakriti en tous, secrète, présente, attendant le moment de se révéler dans l'évolution; elle la voit comme le pouvoir réel en toutes choses, ce qui donne sa valeur à toute cette action apparente de qualités et de forces diverses et elle lit le sens de ces derniers phénomènes non dans leur langue marquée par l'ego et l'ignorance, mais à la lumière de la Nature divine. Dès lors, et en second lieu, elle voit aussi les différences de l'action apparente dans le déva et le râkshasa, dans l'homme et la bête, l'oiseau et le reptile, le bon et le méchant, l'ignorant et l'érudit, mais comme le jeu de la qualité et de l'énergie divines dans ces conditions données et sous ces masques. Elle n'est point leurrée par le masque, mais détecte le Divin derrière chaque masque. Elle remarque la perversion ou l'imperfection, mais les franchit pour atteindre la vérité de l'esprit qui est derrière; elle découvre jusque dans la perversion et l'imperfection cette vérité qui s'aveugle, lutte pour se trouver, tâtonne à travers diverses formes où elle s'exprime et s'expérimente sur le chemin de la complète connaissance de soi, de son propre infini et de son propre absolu. L'œil libéré n'insiste pas indûment sur la perversion et l'imperfection, mais peut tout voir avec un complet amour et une charité complète dans le cœur, une complète compréhension dans l'intelligence, une complète égalité dans l'esprit. Finalement, il voit l'élan ascendant des pouvoirs de la Volonté d'être qui s'efforcent vers le Divin; il respecte, accueille, encourage toutes les hautes manifestations de l'énergie et de la qualité, les langues flamboyantes de la Divinité, les grandeurs montantes de l'âme, du mental et de la vie qui, en leurs intensités, s'exhaussent depuis les niveaux de la nature inférieure vers des sommets de sagesse et de connaissance lumineuses, de pouvoir, de force, de capacité, de courage, d'héroïsme puissants, vers les sommets de la douceur
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gracieuse et de l'ardeur et de la grandeur de l'amour et du don de soi, les sommets de vertu prééminente, d'action noble, de beauté et d'harmonie captivantes, de belle et divine création. L'œil de l'esprit voit en la grande vibhoûti la divinité levante de l'homme et en trace la silhouette.
C'est là reconnaître le Divin comme Pouvoir, mais pouvoir au sens le plus large, pouvoir non seulement de la force, mais de la connaissance, de la volonté, de l'amour, du travail, de la pureté, de la douceur, de la beauté. Le Divin est existence, conscience et joie, et tout, dans le monde, se projette et se retrouve par l'énergie de l'existence, l'énergie de la conscience et l'énergie de la joie; ce monde est un monde des œuvres de la divine Shakti, laquelle se donne forme ici-bas en d'innombrables sortes d'êtres, dont chacun a ses pouvoirs caractéristiques propres issus de sa force à elle. Chaque pouvoir est le Divin Lui-même dans cette forme, dans le lion comme dans la biche, dans le titan comme dans le dieu, dans le soleil inconscient qui flambe à travers l'éther comme dans l'homme qui pense sur la terre. La déformation qu'apportent les gounas est l'aspect mineur, non pas réellement l'aspect majeur; l'essentiel est le pouvoir divin qui trouve à s'exprimer. C'est le Divin qui se manifeste dans le grand penseur, le héros, le meneur d'hommes, le grand instructeur, le sage, le prophète, le fondateur de religion, le saint, l'amant de l'homme, le grand poète, le grand artiste, le grand savant, l'ascète qui se dompte, et l'homme qui dompte les choses, les événements et les forces. L'œuvre elle-même, le poème élevé, la forme parfaite de la beauté, l'amour profond, l'action noble, F accomplissement di vin sont des mouvements de la divinité; c'est le Divin qui se manifeste.
C'est là une vérité que toutes les anciennes cultures reconnaissaient et respectaient, mais il y a un côté du mental moderne auquel répugne cette idée, qui y voit un culte simplement de la force et du pouvoir, un culte du héros, culte ignorant ou dans lequel on se dégrade, ou bien une doctrine du surhomme asourique. Certes, il existe une façon ignorante de considérer cette vérité, comme toute vérité; mais elle a sa place à
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elle, sa fonction indispensable dans l'économie divine de la Nature. La Guîtâ la met à sa juste place et dans sa juste perspective. Elle doit avoir pour base la reconnaissance du moi divin en tous les hommes et toutes les créatures, être compatible avec un cœur égal vis-à-vis de la manifestation grande ou petite, éminente ou obscure. Il faut voir et aimer Dieu dans l'ignorant, l'humble, le faible, le vil, le hors-caste. Dans la vibhoûti elle-même, ce n'est pas, sauf en tant que symbole, l'individu extérieur que l'on doit ainsi reconnaître et placer haut, mais l'unique Divin qui se révèle dans le pouvoir. Cependant, il n'en existe pas moins une échelle ascendante dans la manifestation, et, dans les degrés de son expression de soi, la Nature s'élève depuis ses symboles tâtonnants, obscurs ou réprimés vers les premières expressions visibles du Divin. Chaque grand être, chaque grand accomplissement est l'indice qu'elle a le pouvoir de se dépasser et la promesse du dépassement final et suprême. L'homme représente lui-même un degré supérieur de la manifestation naturelle par rapport à la bête et au reptile, bien qu'en ces deux derniers se trouve l'égal et unique Brahman. Mais l'homme n'a pas atteint les plus hauts sommets de son dépassement de soi, et il faut entre-temps reconnaître en chaque signe du grand pouvoir de la Volonté d'être qui est en lui une promesse et une indication. Le respect pour la divinité en l'homme, en tous les hommes, n'est pas diminué, mais haussé, et on lui donne une plus riche signification en levant les yeux vers le sillage des grands Pionniers qui le guident ou le dirigent par quelque étape que ce soit dans l'accession à la surhumanité.
Ardjouna lui-même est une vibhoûti; c'est un homme haut situé dans l'évolution spirituelle, une figure saillante dans la foule de ses contemporains, un instrument choisi du divin Nârâyana, le Divin dans l'humanité. À un endroit, l'Instructeur, parlant comme le Moi suprême, égal en tous, déclare qu'il n'est personne qui Lui soit cher ou qu'il haïsse; mais à d'autres endroits, Il dit Ardjouna Lui est cher, qu'il est Son bhakta et que, dès lors, il est guidé, qu'il est à l'abri entre ses mains, élu pour la vision et la connaissance. La contradiction n'est ici qu'apparente. Comme moi du cosmos, le Pouvoir est égal pour
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tous; il donne donc à chacun selon les œuvres de sa nature; mais il y a aussi les relations personnelles du Pouroushôttama avec l'être humain, relations où il est particulièrement proche de l'homme qui s'est rapproché de lui. Tous ces héros, tous ces hommes de puissance qui se sont engagés dans la bataille dans la plaine de Kouroukshétra sont des vaisseaux de la Volonté divine et, par l'intermédiaire de chacun d'entre eux, Il œuvre selon sa nature, mais derrière le voile de son ego. Énergies est arrivé à ce point où le voile peut être déchiré et où le Divin incarné peut révéler à Sa vibhoûti le mystère de Son action, Il est même essentiel que se fasse cette révélation. Énergies est l'instrument d'une grande œuvre, d'une œuvre terrible en apparence mais nécessaire pour que soit fait un grand pas en avant dans la marche de la race, un mouvement décisif dans son combat pour gagner le royaume de la Justice et de la Vérité, dharma-râdjya. L'histoire des cycles de l'homme est un progrès vers le dévoilement du Divin dans l'âme et la vie de l'humanité; chacun des grands événements, chacune des étapes qui jalonnent cette histoire est une manifestation divine. Énergies, le principal instrument de la Volonté cachée, le grand protagoniste, doit devenir l'homme divin capable de réaliser l'œuvre consciemment comme l'action du Divin. Ce n'est que de cette manière que cette action peut devenir psychiquement vivante, prendre sa valeur spirituelle et recevoir la lumière et le pouvoir de sa secrète signification. Appelé à la connaissance de soi, il doit voir Dieu comme Maître de l'univers et origine des créatures et des événements du monde, tout voir comme l'expression de soi du Divin en la Nature, voir Dieu en tous, Dieu en lui-même en tant qu'il est un homme et une vibhoûti, Dieu dans les bas-fonds de l'être et sur ses sommets, Dieu sur les cimes les plus hautes, et l'homme aussi sur les sommets comme vibhoûti et s'élevant vers les cimes ultimes en la libération et l'union suprêmes. En le Temps qui crée et qui détruit, il doit voir l'image du Divin avançant pas à pas des pas qu'accomplissent les cycles du cosmos. Et sur les spires de ce mouvement du cosmos, l'esprit divin dans le corps humain s'élève vers les suprêmes transcendances en réalisant comme vibhoûti l'œuvre
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du Divin dans le monde. Cette connaissance a été donnée; il faut à présent que soit révélé le Divin sous l'apparence du Temps; et des millions de bouches de cette image, viendra l'ordre pour l'action assignée à la vibhoûti libérée.
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La vision du Pourousha universel est l'un des passages les plus connus et les plus puissamment poétiques de la Guîtâ, mais sa place dans la pensée n'est pas toute en surface. Elle est évidemment là comme symbole poétique et révélateur, et avant d'en saisir le sens, il nous faut voir comment et dans quel but elle est introduite, et découvrir à quoi tendent ses aspects significatifs.. C'est Ardjouna qui la provoque en son désir de voir l'image vivante, la visible grandeur du Divin invisible, la personnification même de l'Esprit, du Pouvoir qui gouverne l'univers. Il a entendu le suprême secret spirituel de l'existence : tout vient de Dieu, tout est le Divin, et caché en toutes choses demeure le Divin qui peut se révéler en chaque apparence finie. L'illusion l'a quitté, qui a une prise si tenace sur le mental et les sens de l'homme, cette idée que les choses existent tant soit peu en elles-mêmes ou par elles-mêmes, à part Dieu, ou que rien puisse se mouvoir ou se guider soi-même, de ce qui est soumis à la Nature c'était la cause de ses doutes, de son trouble et de son refus d'agir. Il connaît à présent la signification de la naissance et du trépas des êtres. Il sait que l'impérissable grandeur de la divine Âme consciente est le secret de toutes ces apparences. Tout est un Yoga de ce grand Esprit éternel dans les choses, et tout ce qui arrive est le résultat et l'expression de ce Yoga; toute la Nature est pleine du Divin secret et œuvre à Le révéler en elle. Mais significatifs. voudrait, si possible, voir aussi la forme même, le corps même de ce Divin. Il a entendu parler de Ses attributs, et compris les étapes et les moyens par lesquels Il se révèle; mais maintenant il attend de ce Maître du Yoga qu'il découvre jusqu'à Son Moi impérissable à la vision yoguique. Non pas, bien sûr, le silence sans forme de Son immuabilité sans action, mais le Suprême dont procèdent toute énergie et toute action, dont les formes sont les masques, qui révèle Sa force dans la
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vibhoûti le Maître des œuvres, le Maître de la connaissance et de l'adoration, le Seigneur de la Nature et de toutes ses créatures. Il est tenu, en effet, de demander à avoir cette vision suprême et qui embrasse tout parce que c'est ainsi de l'Esprit révélé dans l'univers qu'il doit recevoir l'ordre de prendre part à l'action universelle.
Ce que tu dois voir, répond l'Avatâr, l'œil humain ne peut le saisir car l'œil humain ne peut voir que les apparences extérieures des choses, ou n'y distingue que des formes symboliques, séparées, chacune ne représentant que quelques aspects du Mystère éternel. Mais il existe un œil divin, une vision toute profonde par quoi l'on peut contempler le Divin suprême en Son Yoga, et cet œil Je te le donne à présent. Tu verras, dit-il, Mes centaines et Mes milliers d'apparences divines, dont varient le genre, la forme et la nuance; tu verras les Âdityas, les Roudras, les Marouts et les Ashwins; tu verras mainte merveille que nul n'a contemplée; tu verras aujourd'hui le monde entier relié et unifié en Mon corps et tout ce que tu peux en outre vouloir contempler. Telle est donc la dominante, la signification centrale. C'est la vision de l'Un dans le Multiple, du Multiple dans l'Un et tous sont l'Un. C'est cette vision qui, pour l'œil du Yoga divin, libère, justifie, explique tout ce qui est, fut et sera. Une fois perçue et conservée, elle plante la brillante hache de Dieu à la racine de tous les doutes et de toutes les perplexités et anéantit tout déni et toute opposition. C'est la vision qui réconcilie et unifie. Si l'âme peut arriver à l'unité avec le Divin en cette vision ce qui n'est pas encore le cas d'Ardjouna, et c'est pourquoi nous découvrons qu'il a peur lorsqu'il voit -, tout, même ce qui est terrible en ce monde, perd son aspect de terreur. Cela aussi, constatons-nous, est un côté du Divin, et une fois que nous y avons trouvé Son dessein, sans plus nous occuper de cette seule terreur, nous pouvons accepter l'entièreté de l'existence avec une joie qui embrasse tout et avec un puissant courage, et avancer d'une démarche sûre vers l'œuvre désignée, au-delà de laquelle envisager le suprême accomplissement. Admise à la connaissance divine qui voit toute chose d'un seul regard, et non en une vision divisée, partielle et par là même
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confuse, l'âme peut faire une nouvelle découverte du monde et de tout ce qu'elle veut voir encore, yat-chânyad drashttoum itchasi; elle peut, sur la base de cette vision qui relie et unifie tout, passer d'une révélation à une autre qui la complète.
La Forme suprême est alors rendue visible. C'est celle du Divin infini dont les visages sont partout et en qui sont tout les étonnements de l'existence, qui multiplie sans trêve toutes les nombreuses et merveilleuses révélations de Son être, une Divinité vaste comme le monde, qui voit avec des yeux sans nombre, qui parle par d'innombrables bouches, brandissant pour la bataille d'innombrables armes divines, resplendissant de divins ornements de beauté, couverte d'un céleste vêtement de déité, adorable avec ses guirlandes de fleurs divines, embaumant de parfums divins. La lumière de ce corps de Dieu est telle que l'on dirait que mille soleils se sont levés à la fois dans le ciel. Le monde entier, infiniment divisé et toutefois unifié, est visible dans le corps du Dieu des dieux. Ardjouna le voit, voit Dieu magnifique et beau et terrible, le Seigneur des âmes qui, dans la gloire et la grandeur de son esprit, a manifesté ce monde sauvage, monstrueux, ordonné, merveilleux, doux et terrible. Et terrassé par la stupeur, la joie et la crainte, Ardjouna se prosterne et, avec des mots d'effroi, adore, les mains jointes, la terrible vision. "Je vois, crie-t-il, tous les dieux dans Ton corps, ô Dieu, et bien des théories d'êtres, je vois Brahmâ le seigneur de la création qui trône en le Lotus, et les rishis et la race des Serpents divins. Je vois des bras et des ventres et des yeux des visages sans nombre, je vois de tous côtés Tes formes infinies, mais je ne vois point Ta fin, ni Ton milieu ni Ton commencement, ô Seigneur de l'univers, ô Forme universelle. Je Te vois couronné et armé de Ta masse et de Ton disque, mais il est difficile de Te distinguer, car Tu es une nue d'énergie radiante tout autour de moi, un flamboiement qui englobe tout, un Incommensurable qui brille ainsi que le soleil et que le feu. Tu es le suprême Immuable que nous devons connaître, Tu es la haute fondation et la demeure de l'univers, Tu es l'impérissable gardien des lois éternelles, Tu es l'âme sempiternelle de l'existence."
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Mais dans la grandeur de cette vision, il y a aussi la terrifiante image du Destructeur. Cet Incommensurable sans fin ni milieu ni commencement est celui en qui toutes choses commencent, existent et finissent. Ce Divin qui, de Ses bras innombrables, étreint les mondes et qui détruit de Ses millions de mains, dont les yeux sont les soleils et les lunes, a une face de feu ardent et, sans trêve, dévore dans la flamme de Son énergie l'univers tout entier. Sa forme est farouche et merveilleuse, et à Lui seul Il emplit toutes les régions et occupe tout l'espace entre la terre et le ciel. Les théories des dieux pénètrent en Lui avec un sentiment d'effroi et d'adoration; les rishis et les siddhas en criant : "Puisse-t-il y avoir paix et prospérité" Le louent de bien des façons; les yeux des dieux, des titans et des géants sont fixés sur Son être surprenant. Il possède d'énormes yeux flamboyants; des bouches qui s'ouvrent grand pour dévorer, et que leurs crocs destructeurs rendent terribles; des visages pareils aux flammes de la Mort et du Temps. Les rois, les chefs et les héros des deux côtés de la bataille du monde se précipitent entre Ses mâchoires aux défenses formidables et l'on en voit, la tête écrasée, sanglante, qui sont pris entre les dents de Son pouvoir; les nations, à une allure irrémédiable, se ruent vers leur destruction dans le feu de Ses bouches ainsi que des fleuves hâtant leur cours vers l'océan ou que des papillons se jetant sur la flamme. De ces bouches ardentes, la Forme d'Effroi lèche toutes régions alentour; le monde entier est plein de Ses énergies incendiaires et brûle sous Son éclat féroce. Le monde et ses nations tremblent d'angoisse, terrorisés par la destruction, et Ardjouna partage l'égarement et la panique qui règnent autour de lui; son âme en lui est douloureuse et troublée, il ne trouve ni bonheur ni paix. A l'effroyable Divinité, il crie : "Déclare-moi qui Tu es, ô Toi qui portes cette forme farouche. Je Te salue, ô grand Dieu, incline Ton cœur à la grâce. Je voudrais savoir qui Tu es, ô Toi qui fus dès le commencement, car je ne connais point la volonté qui préside à Tes ouvrages."
Ce dernier cri d'Ardjouna indique le double but de la vision. C'est la forme de l'Être suprême et universel, de l'Ancien des Jours qui existe à jamais, sanâtanam pourousham pourânam,
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c'est lui qui crée à jamais, car Brahmâ le Créateur est l'une des Divinités visibles en son corps, lui qui conserve le monde toujours en vie, car il est le gardien des lois éternelles, mais lui aussi qui détruit afin de pouvoir créer à nouveau, qui est le Temps, qui est la Mort, qui est Roudra le Danseur de la calme danse d'effroi, qui est Kâlî enguirlandée de crânes, piétinant, nue, dans la bataille et maculée du sang des titans massacrés, qui est le cyclone, le feu, le tremblement de terre, la douleur, la famine, la révolution, la ruine et l'océan qui engloutit. Et c'est ce dernier aspect qu'à l'heure actuelle il met en avant. Aspect dont se détourne volontiers le mental humain, qui, à l'instar de 1'autruche, se cache la tête de façon que, peut-être, ne voyant pas, il ne puisse être vu par le Terrible. La faiblesse du cœur humain ne désire que de jolies vérités réconfortantes ou, à défaut, des fables plaisantes; il ne possédera point la vérité entière, car elle contient bien des éléments qui ne sont ni clairs, ni plaisants, ni confortables, et il est difficile de les comprendre et encore plus difficile de les supporter. L'esprit religieux sans expérience, le penseur superficiel et optimiste, l'idéaliste sentimental, l'homme soumis à l'influence de ses sensations et de ses émotions tombent d'accord pour se soustraire aux conclusions plus implacables, aux aspects plus âpres et plus féroces de l'existence universelle. On a par ignorance reproché à la religion hindoue de ne point participer à ce jeu général de cache-cache; et c'est qu'au contraire elle a édifié et placé devant elle les symboles terribles du Divin tout autant que les doux et les beaux. Mais au vrai, la profondeur et l'ampleur de son antique pensée et de son antique expérience spirituelle l'empêchent d'éprouver ce genre de chancelantes dérobades ou d'y consentir.
La spiritualité indienne sait que Dieu est Amour et Paix, Calme et Éternité — la Guîtâ qui nous offre ces terribles images, parle du Divin qui s'y incarne comme de l'amant et de l'ami de toutes les créatures. Mais il y a aussi l'aspect plus rigoureux de. Son divin gouvernement du monde, et nous y sommes confrontés depuis le début; c'est l'aspect de destruction, que nous ne pouvons ignorer sans manquer la pleine réalité de l'Amour, de la Paix, de Éternité, et du Calme divins, sans y projeter, même,
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un aspect de partialité et d'illusion, car la forme exclusive et réconfortante où nous Le mettons n'est pas confirmée par la nature du monde où nous vivons. Ce monde, théâtre de notre combat et de notre labeur, est féroce et dangereux; il détruit et dévore; la vie y est précaire; l'âme et le corps de l'homme s'y meuvent parmi d'énormes périls; c'est un monde où, que nous le voulions ou non, chaque pas en avant écrase et brise quelque chose, où chaque souffle de vie est également un souffle de mort. Mettre la responsabilité de tout ce qui nous semble mal ou terrible sur le dos d'un Diable à moitié omnipotent, ou bien l'écarter en en faisant une partie de la Nature, créant ainsi une infranchissable opposition entre la nature du monde et celle de Dieu, comme si la Nature était indépendante de Dieu, ou encore rejeter la responsabilité sur l'homme et ses péchés, comme s'il avait voix au chapitre pour la fabrication de ce monde ou qu'il pût rien créer contre la volonté de Dieu, ce sont là des tours de passe-passe maladroitement confortables où la pensée religieuse de l'Inde ne s'est jamais réfugiée. Il nous faut regarder courageusement la réalité en face, et voir que c'est Dieu, et personne d'autre, qui a fait ce monde dans son être et qu'il l'a bien fait tel. Il nous faut voir que la Nature qui dévore ses enfants, le Temps qui engloutit les vies des créatures, la Mort universelle et inéluctable et la violence des forces de Roudra dans l'homme et la Nature sont aussi le Divin suprême sous l'un de Ses aspects cosmiques. Il nous faut voir que Dieu le Créateur munificent et prodigue, Dieu le secourable, le puissant, le gracieux préservateur est aussi Dieu le dévorateur et le destructeur. Les tourments sur la couche de douleur et de mal où nous sommes écartelés sont l'œuvre de Sa main tout autant que le bonheur, la douceur et le plaisir. Ce n'est que si, pour voir, nous avons les yeux de l'union complète et que nous sentions cette vérité dans les profondeurs de notre être, que nous pouvons, derrière ce masque aussi, découvrir entièrement le calme et beau visage du Divin tout béatifique et, en Son toucher qui met notre imperfection à l'épreuve, le toucher de l'ami et du bâtisseur de l'esprit dans l'homme. Les désaccords des mondes sont des discordes de Dieu, et ce n'est qu'en les acceptant et en
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les traversant que nous pouvons parvenir aux concordes plus grandes de sa suprême harmonie, aux sommets et aux vibrantes vastitudes de son Ânanda transcendant et de son Ânanda cosmique.
Le problème soulevé par la Guîtâ et la solution qu'elle y apporte exigent ce caractère de la vision de l'Esprit universel. C'est le problème d'un grand conflit, d'une ruine et d'un massacre provoqués par la Volonté qui guide tout et où l'Avatâr éternel est personnellement descendu comme aurige du protagoniste dans la bataille. Le voyant qui a la vision est lui-même le protagoniste; il représente l'âme humaine,qui livre combat et doit abattre les pouvoirs de tyrannie et d'oppression qui bloquent la voie de son évolution, il doit établir le royaume d'un droit supérieur et d'une plus noble loi d'être, et en avoir la jouissance. Dérouté par le terrible aspect de la catastrophe où le proche frappe le proche, où des nations entières doivent périr et où la société semble elle-même condamnée à sombrer dans un abîme de confusion et d'anarchie, il a reculé, regimbé devant la tâche du destin et voulu savoir de son divin Ami et Guide pourquoi lui était assigné un travail aussi terrible, kim karmani ghôré mâm niyôdjayasi. On lui a alors montré comment s'élever individuellement au-dessus du caractère apparent de toutes les œuvres qu'il pouvait accomplir, comment voir que c'est la Nature, la force exécutive, qui accomplit l'œuvre, que son être naturel est l'instrument, et Dieu le maître de la Nature et des œuvres: il doit offrir ses œuvres à Dieu en sacrifice, sans désir ni choix égoïste. On lui a montré, aussi, que le Divin qui est au-dessus de toutes ces choses, et inaffecté par elles, se manifeste néanmoins dans l'homme et la Nature et dans leur action et qui tout est un mouvement dans les cycles de cette divine manifestation. Mais à présent qu'il est confronté avec l'incarnation de cette vérité, il y voit, accru par l'image de la grandeur divine, cet aspect de terreur et de destruction qui l'épouvante et lui est difficilement supportable. Pourquoi faut-il en effet que ce soit de cette manière que le Tout-Esprit se manifeste en la Nature? Que veut dire cette flamme qui crée et dévore et qui est l'existence mortelle? Que veulent dire ce combat à l'échelle du
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monde, ces constantes et désastreuses révolutions, ce travail, cette angoisse, ce labeur ardu, cette mort des créatures? Il pose la vieille question et formule l'éternelle prière: "Dis-moi qui Tu es, ô Toi qui viens à nous sous cette forme féroce. Je voudrais savoir qui Tu es, ô Toi qui fus depuis le commencement, car je ne connais point la volonté qui est dans Tes ouvrages. Incline Ton cœur à la grâce."
La destruction, répond le Divin, est ta volonté qui est dans Mes ouvrages et avec laquelle Je me tiens ici sur ce champ de Kouroukshétra, le champ où s'élabore le Dharma, le champ de l'action humaine — ainsi pourrait-on symboliquement traduire la formule expressive, dharma-kshétré kourou-kshétré une destruction aux dimensions du monde, qu'entraîne le cours de l'Esprit du Temps. Je poursuis un dessein visionnaire qui se réalise infailliblement; ni la participation ni l'abstention d'aucun être humain ne peut y obvier, le changer ni le modifier; par Moi, tout est accompli déjà pour l'œil éternel de Ma volonté avant que l'homme ne puisse tant soit peu l'exécuter sur la terre. Mon rôle de Temps veut que Je détruise les vieilles structures et que J'édifie un nouveau royaume, puissant et magnifique. Ton rôle d'instrument humain de la Puissance et de la Sagesse divines veut que, dans cette lutte que tu ne peux empêcher, tu combattes pour le droit, en mettes à mort et en conquières les opposants. Toi aussi, l'âme humaine dans la Nature, dois savourer dans la Nature le fruit que Je donne, l'empire du droit et de la justice. Que cela te suffise être un avec Dieu dans ton âme, recevoir son commandement, accomplir sa volonté, voir calmement un objectif suprême exécuté dans le monde. "Je suis le Temps qui ravage les peuples levés et accrus; la volonté dans Mes ouvrages est ici de détruire les nations. Même sans toi, tous ces guerriers vont cesser d'être, qui sont dans les rangs des armées adverses. Aussi lève-toi, couvre-toi de gloire, conquiers tes ennemis et jouis d'un opulent royaume. Par Moi et par nul autre, ils sont déjà tués, ne deviens que l'occasion, ô Savya-sâtchin. Tue-les, ceux qui, par Moi, sont tués, Drôna, elles-mêmes, Jayadratha, Karna et les autres combattants héroïques; ne sois ni peiné ni troublé. Combats, tu conquerras l'adversaire dans la
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bataille." Le fruit de la grande œuvre terrible est promis, prophétisé, non en tant que fruit après lequel soupire l'individu — car pour celui-là, il ne doit y avoir aucun attachement —, mais comme le résultat de la volonté divine, la gloire et la réussite de la chose à faire, à accomplir, la gloire que se donne le Divin en Sa vibhoûti. Tel est, à la fin et dans toute sa force astreignante, l'ordre d'agir qui est donné au protagoniste de la bataille du monde.
C'est de l'Intemporel manifesté comme Temps et comme Esprit universel que vient l'ordre d'agir. Il est certain, en effet, que le Divin, lorsqu'il dit: "Je suis le Temps, le Destructeur des êtres", ne veut pas dire qu'il est seulement l'Esprit du Temps, ni que toute l'essence de l'Esprit du Temps soit la destruction. Simplement, c'est cela, l'actuel vouloir dans ses œuvres, pravritti. La destruction est toujours un élément, simultané ou alterné, qui avance au même rythme que la création; et c'est en détruisant et en renouvelant que le Maître de la Vie accomplit son long travail de préservation. Bien plus, la destruction est la première condition de progrès. Intérieurement, l'homme qui ne détruit pas les formations inférieures de son être, ne peut s'élever à une plus grande existence. Extérieurement aussi, la nation, la communauté ou la race qui se dérobent trop longtemps à la destruction et au remplacement de leurs vieilles formes de vie, sont elles-mêmes détruites, pourrissent et périssent, et, de leurs ruines, naissent de nouvelles nations, de nouvelles communautés, de nouvelles races. En détruisant les occupants gigantesques de jadis, l'homme s'est fait une place sur la terre. En détruisant les titans, les dieux maintiennent la continuité de la Loi divine dans le cosmos. Quiconque veut trop tôt se débarrasser de cette loi de la bataille et de la destruction, lutte en vain contre la volonté plus grande de l'Esprit universel. Quiconque est assez faible en ses parties inférieures pour s'en détourner, comme le fit Ardjouna au commencement c'est pourquoi sa dérobade fut condamnée comme petite et fausse pitié, comme sensiblerie et impotence spirituelle, klaïbyam, kshoudram hridaya-daour-balyam, sans gloire, sans rien d'aryen ni de céleste-, fait preuve non de vertu véritable, mais d'un manque de courage spirituel
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pour affronter les vérités plus exigeantes de la Nature et de l'action et de l'existence. L'homme ne peut dépasser la loi de la bataille qu'en découvrant la loi plus grande de son immortalité. Il y a ceux qui la recherchent là où elle existe toujours et où l'on doit d'abord la trouver, dans les espaces supérieurs de l'esprit pur, et qui, pour la trouver, se détournent d'un monde gouverné par la loi de la Mort. C'est une solution individuelle qui ne change rien pour le monde et l'humanité; ou plutôt, la seule différence est que le monde et l'humanité sont privés d'autant de pouvoir spirituel qui aurait pu les aider à progresser dans la pénible marche de leur évolution.
Que doit faire alors le maître-homme, l'ouvrier divin, le canal ouvert de la Volonté universelle, lorsqu'il découvre que l'Esprit universel est tourné vers quelque immense catastrophe, représente sous ses yeux le Temps destructeur levé et grandi pour détruire les nations et que lui-même est placé là, en première ligne, combattant doté d'armes physiques, ou bien chef et guide, ou encore inspirateur des hommes, ce qu'il ne peut manquer d'être, du fait de sa nature et du pouvoir en lui, swa bhâvadjéna swéna karmanâ? S'abstenir, s'asseoir en silence, protester par la non-intervention? Mais l'abstention n'y fera rien, n'empêchera pas la Volonté destructrice de s'accomplir; bien plutôt, par le manque ainsi engendré; elle augmentera la confusion. Même sans toi, proclame le Divin, Ma volonté de détruire s'accomplirait encore, rité'pi twâm. Si Ardjouna devait s'abstenir, ou que la bataille de significatifs. dût même ne pas être livrée, cette évasion ne ferait que prolonger et aggraver la confusion, le désordre, la ruine qui s'approchent et que rien ne peut éviter. Car ces choses ne sont pas un accident, elles sont une inéluctable semence qui a été semée, une récolte qui doit être récoltée. Qui sème le vent, récolte la tempête. Et au fond, sa nature ne permettra pas à Ardjouna de s'abstenir réellement, prakritis twâm niyôkshyati. Cela, l'Instructeur le lui dit pour finir: "Tu penses dans ton égoïsme: Je ne combattrai point; mais ta résolution est vaine. La Nature t'attellera à ton travail. Lié par ton action qui est issue de la loi de ton être, ce que, dans ton égarement, tu désires ne pas faire, cela tu le feras, quand ce
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serait par la force." Donner, alors, une autre tournure, recourir à une sorte de force d'âme, de méthode et de puissance spirituelles, et non à des armes physiques? Mais ce n'est qu'une autre forme de la même action; la destruction aura lieu néanmoins, et la tournure donnée sera ce que veut non pas l'ego individuel, mais l'Esprit universel. La force de destruction peut même se nourrir de cette nouvelle puissance, en tirer un plus formidable élan, et Kâlî se dresser en emplissant le monde d'un plus terrible rire. Il ne peut y avoir de paix réelle tant que le cœur de l'homme ne mérite pas la paix; la loi de Vishnou ne peut prévaloir tant que n'est pas payée la dette à Roudra. Se détourner, alors, et prêcher à une humanité qui n'est pas encore évoluée la loi d'amour et d'unité? Il doit y avoir des instructeurs de cette loi d'amour et d'unité, car c'est de cette façon que doit venir le salut final. Mais la réalité intérieure et ultime ne peut l'emporter sur la réalité extérieure et immédiate tant que l'Esprit du Temps dans l'homme n'est pas prêt. Le Christ et le Bouddha sont venus et repartis, mais c'est toujours Roudra qui tient le monde dans le creux de sa main. Et pendant ce temps-là, dans son féroce labeur de progrès, l'humanité que tourmentent et oppressent les pouvoirs profiteurs de la force égoïste, aidé de leurs serviteurs, appelle à grands cris l'épée du Héros de la bataille et la parole du prophète.
Le plus haut chemin qui lui. soit désigné est d'exécutera la Volonté de Dieu sans égoïsme, en étant l'occasion et l'instrument humains de ce qui, à ses yeux, est décrété, avec, comme soutien, le souvenir constant du Divin en lui-même et en l'homme, mâm anousmaran, et de toutes les façons que lui assigne le Seigneur de sa Nature. Nimitta-mâtram bhava savya-sâtchin. Il ne chérira point l'inimitié personnelle, la colère, la haine, non plus que le désir et la passion égoïstes, ne précipitera le combat ni ne recherchera la violence et la destruction, tel le farouche asoura, mais il fera son .travail, lôka-sangrahaya. Par-delà l'action, il tendra son regard vers ce à quoi mène l'action, et ce pour quoi il lutte. Car Dieu, l'Esprit du Temps ne détruit pas pour le plaisir de la destruction, mais afin de frayer, au cours du processus cyclique, les voies d'une règle plus grande et
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d'une manifestation qui progresse, râdjyam samriddham. Il acceptera — en leur sens plus profond, que ne voit pas le mental superficiel la grandeur du combat, la gloire de la victoire et, s'il le faut, de la victoire qui vient sous les dehors de la défaite. Il conduira l'homme également à la jouissance de son opulent royaume. Il ne sera pas épouvanté par le visage du Destructeur, mais y verra l'Esprit éternel, impérissable en tous ces corps périssables, et, derrière ce visage, celui de l'Aurige, du Guide de l'homme, de l'Ami de toutes les créatures, souhridam sarva-bhoûtânâm. Une fois vue et reconnue cette formidable Forme universelle, c'est vers cette rassurante vérité que s'oriente le reste du chapitre révélant pour finir un visage et un corps plus intimes de l'Éternel.
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Lors même que les effets du terrible aspect de cette vision persistent encore en lui, les premiers mots qu'Ardjouna prononce après que le Divin a parlé, évoquent nettement une plus grande réalité qui élève et rassure, derrière ce visage de la mort et cette destruction. "C'est avec juste raison, s'écrie-t-il, ô Krishna, que le monde se réjouit et prend plaisir en Ton nom, que les râkshasas Te fuient, terrorisés, dans toutes les directions et que les foules des siddhas se prosternent devant Toi en signe d'adoration. Comment ne Te rendraient-ils pas hommage, ô grand Esprit? Car Tu es le Créateur originel et l'Auteur des œuvres, plus grand même que Brahmâ le créateur. Ô Toi, Infini, ô Toi, Seigneur des dieux, ô Toi, demeure de l'univers, Tu es l'Immuable, et Tu es ce qui est et ce qui n'est point, et Tu es ce qui est le Suprême. Tu es l'Âme ancienne, le Divin premier et ; originel et le suprême lieu de repos de ce Tout; Tu es celui qui connaît et ce qu'il y a à connaître et l'état le plus haut; ô Infini coulé dans la forme, par Toi fut éployé l'univers. Tu es Yama et Vâyou, Agni et Sôma, Varouna et Pradjâpati, le père des créatures, et le grand ancêtre. Salutations à Toi mille fois, et encore et encore, et toujours salutations, salutations devant, salutations derrière et de tous côtés, car Tu es chacun et Tu es tout ce qui est. Infini en pouvoir, immesurable en force d'action, Tu imprègnes tout et Tu es tout le monde."
Mais cet être suprême et universel a vécu ici devant lui avec un visage humain, dans un corps humain l'Homme divin, la Divinité incarnée, l'Avatâr -, et jusqu'à présent il ne L'a pas connu. Il n'a vu que l'aspect humain et a traité le Divin comme une simple créature humaine. Il n'a pas pénétré le masque terrestre pour parvenir au Divin dont l'aspect humain était un
*Guîtâ, XI. 35-55.
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vaisseau et un symbole, et il prie maintenant pour que le Divin lui pardonne son aveugle insouciance et sa négligente ignorance. "Pour tout ce que, dans ma véhémence, j'ai pu Te dire à la légère et en ne voyant en Toi que mon ami humain, mon compagnon humain, 'ô Krishna, ô Yâdava, ô camarade, sans connaître cette grandeur qui est Tienne, par une erreur née de la négligence ou par amour, et pour tout l'irrespect que j'ai pu Te montrer en plaisantant, étendu ou assis et au banquet, seul ou en Ta présence, je Te demande pardon, ô immesurable. Tu es le père de tout ce monde du mouvement et de l'immobilité; Tu es un être qu'il faut adorer et le plus solennel objet de vénération. Nul ne T'égale. Comment y aurait-il alors quelqu'un de plus grand que Toi dans les trois mondes, ô Toi qui es d'une puissance incomparable? C'est pourquoi je m'incline devant Toi et me prosterne, c'est pourquoi je Te demande grâce, ô adorable Seigneur. Comme un père pour son fils, comme un ami pour son ami et camarade, comme un aimé pour celui qu'il aime, de même dois-Tu, ô Divin, avoir pour moi de la patience. J'ai vu ce qui n'avait jamais été vu auparavant et je me réjouis, mais la crainte agite mon esprit. Ô Divin, montre-moi cette autre forme de Toi. Je voudrais Te voir tel que tu étais avant, couronné et armé de la masse et du disque. Prends Ta forme aux quatre bras, ô Toi qui as mille bras, ô Forme universelle."
Les premiers mots suggèrent que la vérité cachée derrière ces formes terrifiantes est une vérité rassurante, qui ranime le courage et procure la joie. Il y a quelque chose qui oblige le cœur du monde à se réjouir et à prendre plaisir en le nom et la proximité du Divin. C'est le sens profond de ce qui, en la sombre face de Kâlî, nous fait voir le visage de la Mère et percevoir même au milieu de la destruction les bras protecteurs de l'Ami des créatures, au milieu du mal la présence d'une pure et inaltérable Bonté, et au milieu de la mort le Maître de l'Immortalité. Détruits, vaincus, écrasés, les féroces et gigantesques pouvoirs de l'obscurité, les râkshasas, fuient la terreur qu'incarne le Roi de l'action divine. Mais les siddhas, mais les êtres accomplis et parfaits qui connaissent et chantent les noms de l'Immortel et qui vivent dans la vérité de Son être, s'inclinent
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devant chacune de Ses formes et savent de quoi chaque forme . est le sanctuaire et ce qu'elle représente. Il n'est rien qui doive réellement craindre, hormis ce qui doit être détruit, le mal, l'ignorance, les êtres qui tendent les voiles de la Nuit, les puissances râkshasiques. Tout le mouvement et toute l'action du terrible Roudra visent la perfection, la lumière et la plénitude divines.
Car c'est seulement dans la forme extérieure que cet Esprit, que ce Divin est le Destructeur, le Temps qui défait toutes ces formes finies; mais en Lui-même Il est l'Infini, le Maître des Divinités cosmiques, en qui le monde et toute son action sont situés en toute sécurité. Il est le Créateur originel et qui en gendre à jamais, plus grand que cette représentation du Pouvoir créateur appelé Brahmâ qu'il nous révèle sous la forme des choses comme un aspect de Sa trinité, la création mixte où s'équilibrent des alternances de préservation et de destruction. La création divine authentique est éternelle; c'est l'Infini sempiternellement manifesté dans les choses finies, l'Esprit qui se cache et se révèle à jamais en son innombrable infinité d'âmes et en la merveille de leurs actes et la beauté de leurs formes. L'Esprit est l'Immuable éternel; il est l'apparence duelle de ce qui Est et de ce qui n'Est pas, du manifesté et du jamais manifesté, des choses qui furent et semblent ne plus être, sont et semblent condamnées à périr, seront et passeront. Mais ce qu'il est par-delà toutes ces apparences, c'est Cela, le Suprême qui détient toutes les choses mutables en la seule éternité d'un Temps pour lequel tout est à jamais présent, Il possède Son moi immuable en une intemporelle éternité dont le Temps et la création sont une représentation qui se déploie sans cesse.
Telle est la Vérité de l'Esprit en laquelle tout est réconcilié; une harmonie de vérités simultanées et interdépendantes découle de l'unique vérité réelle et s'y résout. C'est la vérité d'une Âme suprême dont la nature suprême a pour dérivé le monde, représentation inférieure de cet Infini; la vérité de l'Ancien des Jours qui préside à jamais aux longues évolutions du Temps; la vérité du Divin, originel dont les dieux, les hommes et toutes les
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créatures vivantes sont les enfants, les pouvoirs, les âmes, spirituellement justifiés en leur être par la vérité de Son existence; la vérité du Connaissant qui développe en l'homme la connaissance de soi, du monde et de Dieu; la vérité de l'unique Objet de toute connaissance, qui se révèle au cœur, au mental et à l'âme de l'homme, de sorte que chaque nouvelle éclosion parmi les formes de notre connaissance est un dévoilement partiel de cet objet, et ainsi jusqu'à la forme la plus élevée par laquelle il est intimement, profondément et intégralement vu et découvert. Tel est le haut, le suprême Équilibre qui engendre, soutient et reçoit en lui-même toutes les choses qui sont dans l'univers. C'est par lui et en sa propre existence que le monde est déployé par son pouvoir omnipotent, par sa miraculeuse auto-conception, son énergie, et son Ânanda de création ininterrompue. Tout est une infinité de ses formes matérielles et spirituelles. Il est tous les multiples dieux, depuis le plus petit jusqu'au plus grand; il est le père des créatures qui, toutes, sont ses enfants et son peuple. Il est l'origine de Brahmâ, le père du premier père des divins créateurs de ces différentes races de choses vivantes. Cette vérité est constamment soulignée. Il est par ailleurs répété qu'il est le Tout, qu'il est chacun sans exception, sarvah. Il est l'Universel infini, et il est chaque individu et chaque chose qui existe, l'unique Force et l'Être unique en chacun de nous, l'Énergie infinie qui se projette dans ces multitudes, l'immesurable Volonté et le puissant Pouvoir de mouvement et d'action qui, à partir de soi, donnent forme à tous les flots du Temps et à toutes les aventures de l'esprit dans la Nature.
Et de cette insistance, la pensée passe naturellement à la présence de cette unique et grande Divinité en l'homme. L'âme du voyant de la vision reçoit alors l'empreinte de trois suggestions successives. D'abord, la conviction s'impose à lui que, dans le corps de ce fils de l'Homme qui, en créature transitoire sur la terre, se mouvait à côté de lui, s'asseyait près de lui, s'étendait avec lui sur le même divan et avec lui mangeait au banquet, était l'objet de plaisanteries et de paroles insouciantes, et prenait une part active à la guerre, au conseil et aux choses ordinaires, en cet homme mortel, il y avait tout le temps quelque
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chose de grand, de caché, d'une signification formidable, une Divinité, un Avatâr, un Pouvoir universel, une Réalité Unique, une suprême Transcendance. Aveugle, il avait été incapable de voir cette occulte divinité en laquelle est enveloppé tout le sens de l'homme et de sa longue course et dont toute l'existence du monde reçoit sa signification intérieure, qui est d'une grandeur ineffable. C'est seulement maintenant qu'il voit l'Esprit universel dans le corps individuel, le Divin incarné dans l'humanité, l'Habitant transcendant de cette Nature symbolique. Il a vu seulement maintenant cette formidable, cette infinie, cette incommensurable Réalité de toutes ces choses apparentes, cette Forme universelle et illimitée qui dépasse tellement chaque forme individuelle et dont, cependant, chaque chose individuelle est la demeure. Car cette grande Réalité est égale et infinie, et elle est la même dans l'individu et dans l'univers. Et tout d'abord son aveuglement, le fait d'avoir traité le Divin sous Son seul aspect d'homme extérieur, de n'avoir vu que les relations mentales et physiques, cela lui semble être un péché contre la Puissance qui se trouvait là. Car l'être qu'il appelait Krishna, Yâdava, camarade, était cette immesurable Grandeur, cet incomparable Pouvoir, cet Esprit unique en tous et dont tous sont les créations. C'est cela, et non l'humanité extérieure qui est un voile, avadjânanti mânoushîm tanoum âshritam, cela qu'il aurait dû voir avec crainte, avec soumission, avec vénération.
Mais voici la seconde suggestion : ce qui était représenté dans la manifestation humaine et dans les rapports humains, cela aussi est une réalité qui accompagne et adoucit pour notre mental le caractère formidable de la vision universelle. Il faut voir la transcendance et l'aspect cosmique, à défaut de quoi on ne peut dépasser les limitations de l'humanité. Et tout doit être compris dans cette unité unificatrice. Mais cela créerait en soi un trop vaste abîme entre l'esprit transcendant et cette âme enchaînée à une Nature inférieure qui la circonscrit. En sa splendeur sans mélange, la présence infinie serait trop écrasante pour la petitesse séparée de l'homme naturel, individuel et limité. Un lien est nécessaire, grâce auquel celui-ci puisse voir en son être individuel et naturel le Divin universel proche de lui.
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Ce Divin ne doit pas être seulement là, dans Son omnipotence, afin de gouverner tout ce qu'il est par Son Pouvoir universel et immesurable, Il doit avoir une représentation humaine afin de soutenir l'homme et de l'élever à l'unité au moyen d'une relation individuelle intime. L'adoration grâce à laquelle la créature finie s'incline devant l'Infini, prend toute sa douceur et se rapproche le plus d'une vérité de la camaraderie et de l'unité lorsqu'elle s'approfondit pour devenir l'adoration plus intime qui vit dans le sens de Dieu en tant que père, de Dieu en tant qu'ami, pour devenir l'amour irrésistible qui existe entre l'Esprit divin d'une part et, de l'autre, notre âme et notre nature humaines. Car le Divin demeure en l'âme et le corps de l'homme; Il attire autour de Lui et porte comme une robe le mental et l'apparence de l'homme. Il assume les relations humaines que l'âme revêt en prenant le corps humain et elles trouvent en Dieu leur sens le plus accompli et leur plus grande réalisation. Telle est la bhakti vaïshnavique, dont la semence se trouve ici, dans les paroles de la Guîtâ, mais qui a reçu par la suite un prolongement plus profond, plus extatique et plus significatif.
Et de cette seconde suggestion, en découle immédiatement une troisième. Pour la vigueur de l'esprit libéré, la forme de Être transcendant et universel est chose puissante, qui encourage et fortifie, c'est une source de pouvoir, une vision qui égalise, qui sublime et qui justifie tout; mais pour l'homme normal, cette forme est écrasante, effroyable et inaccessible. Même quand on la connaît, il est difficile de saisir la vérité rassurante derrière le formidable et puissant aspect du Temps qui détruit tout, derrière l'aspect d'une incalculable Volonté et d'une vaste organisation immesurable et inextricable. Mais il existe aussi la gracieuse forme médiatrice du divin Nârâyana, le dieu si proche de l'homme et qui réside en lui, l'Aurige de la bataille et du voyage, avec ses quatre bras puissamment secourables, symbole humanisé du Divin, au lieu de cette universalité aux millions de bras. C'est cet aspect médiateur que l'homme doit constamment avoir comme soutien devant lui. Car c'est cette représentation de Nârâyana qui symbolise la rassurante vérité. Grâce à elle, la vaste joie spirituelle devient proche,
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visible, vivante et peut être saisie; pour l'esprit et la vie intérieurs de l'homme c'est en elle que, derrière leurs cycles, leur rétrogression et leur progression stupéfiants, culminent souverainement les opérations universelles dont elle est le merveilleux, l'auspicieux dénouement. Pour cette âme incarnée, humanisée, leur fin se traduit ici par une union, une intimité, une constante camaraderie de l'homme et de Dieu, l'homme vivant dans le monde pour Dieu, Dieu demeurant en l'homme et dirigeant vers ses fins divines en lui l'énigmatique marche du monde. Et au-delà de la fin, se trouvent une unité et une résidence intérieure encore plus merveilleuses en les ultimes transfigurations de l'Éternel.
Accédant à la prière Équilibre, le Divin reprend Sa forme normale de Nârâyana, swakam roûpam, image désirée de la grâce, de la beauté, de la douceur et de l'amour. Mais non sans avoir d'abord souligné l'incalculable signification de l'autre Image, celle de la puissance, qu'il est sur le point de voiler. "Celle que tu vois à présent, lui dit-Il, est Ma forme suprême, Ma forme d'énergie lumineuse, Ma forme universelle et originelle que nul autre que toi, d'entre les hommes, n'a encore vue. Je l'ai montrée, grâce à Mon Yoga. Car c'est une image de Mon Moi et de Mon Esprit mêmes, c'est le Suprême lui-même représenté par lui-même dans l'existence cosmique, et l'âme qui est en Yoga parfait avec Moi la voit sans que tremblent aucunement ses parties nerveuses, ni que soit aucunement déconcerté ou troublé son mental; car celui-là perçoit non seulement ce qui est terrible et terrassant dans cette apparence, mais aussi ce qu'elle signifie de rassurant et d'élevé. Et toi aussi, tu dois l'envisager sans crainte, sans trouble de l'esprit, sans que tes membres se dérobent; mais puisque la nature inférieure en toi n'est pas encore prête à la regarder avec cette haute vigueur et cette tranquillité, Je reprends pour toi Ma forme de Nârâyana en laquelle l'esprit humain voit isolément et au diapason de son humanité le calme, l'aspect secourable et la joie d'un Divin qui n'est qu'amitié. La forme majeure et ceci est répété après qu'elle a disparu est réservée aux âmes d'exception, aux âmes les plus élevées. Les dieux eux-mêmes ne cessent de vouloir
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y poser les yeux. Mais le Véda, les austérités, les dons ou le sacrifice ne peuvent la conquérir; seule, peut la voir, la connaître et y pénétrer cette bhakti qui ne regarde, n'adore et n'aime que Moi en toutes choses."
Mais quel est alors le caractère unique de cette Forme qui l'élève tellement au-delà de la perception que, sans aide, toute l'habituelle tentative de la connaissance humaine et même l'austérité la plus profonde de son effort spirituel sont insuffisantes pour en atteindre la vision? C'est que l'homme peut connaître par d'autres moyens tel ou tel aspect exclusif de l'existence unique, son apparence individuelle ou cosmique ou celle qui exclut le monde, mais pas cette Unité suprême qui réconcilie tous les aspects de la Divinité et où tout est à la fois et dans la même vision manifesté, dépassé, accompli. Car ici, Divin transcendant, universel et individuel, Esprit et Nature, Infini et fini, espace et temps et absence de temps, Être et Devenir, tout ce que nous pouvons nous efforcer de penser et de connaître du Divin, que ce soit dans l'existence absolue ou dans l'existence manifestée, tout cela est merveilleusement révélé en une ineffable unité. On ne peut accéder à la vision que par l'absolue adoration, l'amour, l'intime unité qui couronnent, au sommet, la plénitude des œuvres et de la connaissance. La connaître, la voir, y pénétrer, être un avec cette suprême forme du Suprême devient alors possible, et c'est cette fin que la Guîtâ propose pour son Yoga. Il existe une conscience suprême au moyen de laquelle il est possible de pénétrer dans la gloire du Transcendant et de contenir en lui le Moi immuable et tout le Devenir mutable il est possible d'être un avec tout et cependant au-dessus de tout, de dépasser le monde et cependant d'embrasser toute la nature du Divin tant cosmique que supracosmique. Cela est certes difficile à l'homme limité, emprisonné dans son mental et dans son corps; mais, dit le Divin : "Sois l'exécutant de Mes œuvres, accepte-Moi comme l'être suprême et le suprême objet, deviens Mon bhakta, sois libre de l'attachement et n'aie d'inimitié pour aucune existence; car l'homme qui vit ainsi vient à Moi." En d'autres termes, la supériorité sur la nature inférieure, l'unité avec toutes les créatures, l'union avec le Divin
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cosmique et avec la Transcendance, l'union de la volonté avec le Divin dans les œuvres, l'amour absolu pour l'Un et pour Dieu en tout tel est le chemin de l'absolu dépassement de soi sur le plan spirituel et de cette inimaginable transformation.
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LA VOIE ET LE BHAKTA
Dans le onzième chapitre de la Guîtâ, l'objet primitif de l'enseignement a été atteint et amené à une certaine plénitude. L'ordre a été donné d'exécuter un action divine pour le monde et à l'unisson de l'Esprit qui y demeure ainsi qu'en toutes ses créatures et en qui s'opère tout le fonctionnement du monde, et la vibhoûti a accepté cet ordre Le disciple a été détourné du vieil équilibre de l'homme normal et des critères, des motifs, du point de vue, de la conscience égoïste particuliers à son ignorance, détourné de tout ce qu l'avait finalement trahi à l'heure de sa crise spirituelle. L'action même qu'en se fondant sur cette base il avait rejetée, le terrible office, le labeur épouvantable, voici qu'il a été conduit à l'admettre et à y consentir en s'appuyant sur une nouvelle assise intérieure. Une connaissance plus grande et conciliatrice, une conscience plus divine, un haut motif impersonnel, une norme spirituelle d'unité avec la volonté du Divin influant sur le monde depuis la lumière primordiale et avec la force motrice de la nature spirituelle tel est le nouveau principe intérieur des œuvres, qui doit transformer la vieille action ignorante. Une connaissance qui embrasse l'unité avec le Divin et arrive, par le Divin à une consciente unité avec toutes les choses et tous les êtres une volonté vidée de l'égoïsme et n'agissant que sur l'ordre du Maître secret des œuvres et qu'en étant son instrument; un amour divin dont la seule aspiration vise à une étroite intimité avec l'Âme suprême de toute existence; et, accomplie par unité de ces trois pouvoirs en leur perfection, une unité intérieure, et qui englobe tout, avec l'Esprit transcendant et universel, avec la Nature et avec toutes les créatures voilà la fondation offerte à l'homme libéré pour ses activités. Car depuis cette fondation, l'âme en lui peut permettre à la nature instrumental d'agir en toute sécurité; il est soulevé au-dessus de tout ce qui cause les trébuchements, délivré de l'égoïsme et de ses limitations, sauvé de toute peur du péché et
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du mal et de leurs conséquences, exhaussé hors de cet asservissement à la nature extérieur et à l'action limitée qui est le nœud de l'Ignorance. Il peut agir selon le pouvoir de la Lumière, et non plus dans un demi-jour ou dans l'obscurité; une sanction divine soutient sa conduite à chaque pas. La difficulté qu'avait soulevée l'antinomie entre la liberté de l'Esprit et la servitude de l'âme dans la Nature, s'est trouvée résolue par une lumineuse réconciliation de l'Esprit avec la Nature. Cette antinomie existe pour le mental dans l'ignorance elle cesse d'exister pour l'esprit qui sait.
Mais il est encore quelque chose à dire afin de faire ressortir toute la signification du grand changement spirituel. Le douzième chapitre nous conduit à cette connaissance encore informulée, et les six derniers chapitres qui suivent la développent jusqu'à une grandiose conclus, on finale. Cette chose qu'il demeure encore à dire est axée sur la différence entre l'idée védântique ordinaire de libération spirituelle et la liberté plus grande et globale que l'enseignement de la Guîtâ propose à l'esprit. Il y a maintenant un retour marqué à cette différence. La voie védântique ordinaire passait par la porte d'une austère connaissance exclusive. Le Yoga, "unité qu'elle reconnaissait comme moyen et comme essence absorbante de la libération spirituelle étaient un Yoga de connaissance pure et une immobile unité avec un suprême Immuable, un Indéfinissable absolu le Brahman non manifesté, infini, silencieux, intangible, distant, bien au-dessus de tout cet univers de relations. Dans la voie proposée par la Guîtâ, la connaissance est certes la fondation indispensable, mais c'est une connaissance intégrale. Les oeuvres intégrales et impersonnelles constituent le premier moyen indispensable; mais un amour et une adoration vastes et profonds, auxquels un Non-Manifesté sans relations, un Brahman distant et sans mouvement ne peuvent donner de réponse, alors que ces choses demandent que soient établies des relations et une profonde intimité personnelle, cet amour et cette adoration sont le plus puissant et le plus haut pouvoir de libération, de perfection spirituelle et d'immortel Ânanda. Le Divin avec lequel l'âme de l'homme doit connaître cette très
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intime unité est bien, en Son mode suprême, un Impensable transcendant trop grand pour être jamais manifesté, Parabrahman; mais Il est en même temps la suprême Âme vivante de toutes choses. Il est le Seigneur suprême, le Maître des œuvres et de la nature universelle. A la fois, il dépasse et, en tant que leur moi, occupe l'âme, le mental et le corps de la créature. Il est le Pouroushôttama, Parameshwara, Paramâtman, et sous tous ces aspects égaux le même Divin éternel et unique. C'est en un éveil à cette connaissance conciliatrice intégrale qu'est le large portail de la complète libération de l'âme et d'une inimaginable perfection de la nature. C'est le Divin en l'unité de tous ses aspects vers qui nos œuvres, notre adoration et notre connaissance doivent être orientées en un constant sacrifice intérieur. C'est en cette âme suprême, Pouroushôttama, qui transcende l'univers tout en étant l'esprit qui le contient, l'habite et le possède, ainsi que le montre puissamment la vision de Kouroukshétra, c'est en cette âme que l'esprit libéré doit pénétrer, une fois qu'il a atteint à la vision et à la connaissance de ce qu'elle est en tous ses principes et pouvoirs d'existence, une fois qu'il peut saisir et savourer la multiple unité qu'elle possède, djñâtoum drashtoum tattwéna praveshtoum tcha.
La libération proposée par la Guîtâ n'est point une abolition où l'être personnel de l'âme s'oublie en l'absorption dans l'Un, sâyoudjya moukti; elle consiste en toutes sortes d'unions à la fois. Il y a une entière unification avec le Divin suprême dans l'essence de l'être, une intimité de la conscience et une identité de la béatitude, sâyoudjya car l'un des objets de ce Yoga est de devenir Brahman, brahma-bhoûta. Il y a un éternel séjour extatique en la suprême existence du Très-Haut, sâlôkya — car il est dit : "Tu auras en Moi ta demeure", nivasishyasi mayyéva. Il y a un amour et une adoration éternels en une proximité qui unit, il y a un embrassement de l'esprit libéré par son Amant divin et par le Moi enveloppant de ses infinitudes, sâmîpya. Il y a une identité de la nature libérée de l'âme avec la nature divine, sâdrishya moukti car la perfection de l'esprit libre est de devenir semblable au Divin, mad-bhâvam âgatâh, et d'être un avec Lui dans la loi de son être et la loi de son œuvre et de sa
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nature, sâdharmyam: âgatâh. Le Yoga orthodoxe de la connaissance tend à une incalculable immersion dans l'existence unique et infinie, sâyoudjya; cela seul, à son avis, est l'entière libération. Le Yoga de l'adoration voit en une habitation ou une proximité éternelles la plus grande libération, sâlôkya, sâmîpya. Le Yoga des œuvres conduit à l'unité en pouvoir d'être et de nature, sâdrishya. Mais la Guîtâ enveloppe tous ces résultats en son universelle intégralité et les fond tous en une liberté et une perfection divines qui sont les plus grandes et les plus riches.
Ardjouna est tenu de soulever la question de cette différence. On doit se rappeler que la distinction entre l'impersonnel et immuable Akshara Pourousha et l'Âme suprême qui est tout ensemble impersonnalité et la Personne divine et bien plus que l'une ou l'autre que cette distinction capitale impliquée dans les derniers chapitres et dans le divin "Je" dont Krishna n'a cessé de parler, aham, mâm, n'a été, jusqu'à maintenant, ni très précisément ni très exactement faite. Nous l'avons tout du long anticipe afin de comprendre dès le début la pleine signification du message de la Guîtâ et n'avons pas à revenir, comme nous y serions autrement obligés, sur le même terrain vu différemment et prospecté à la lumière de cette plus grande vérité. Ardjouna a d'abord reçu l'ordre d'immerger sa personnalité séparée dans la calme impersonnalité du moi unique, éternel et immuable; cet enseignement s'accordait parfaitement avec ses notions précédentes et ne présentait aucune difficulté. Mais à présent, mis en face de la vision de ce transcendant le plus grand, de ce Divin universel le plus vaste, il reçoit l'ordre de rechercher l'unité avec ce Divin au moyen de la connaissance, des œuvres et de l'adoration. C'est pourquoi, voulant que lui soit ôté un doute qui aurait autrement pu surgir, il demande ce qui vaut le mieux : "De ces adeptes qui, ainsi, par une union constante, Te recherchent, twâm, ou de ceux qui recherchent l'Immuable non manifesté, lesquels ont la plus grande connaissance du Yoga?" Ce qui rappelle la distinction faite au début par des expressions comme "en le moi, puis en Moi", âtmani atho mayi; Ardjouna souligne la distinction, twâm, aksharam avyaktam. Tu es, dit-il en substance, la Source et l'Origine
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suprêmes de tous les êtres, une Présence immanente en toutes choses, un Pouvoir qui, de Tes formes, imprègnes l'univers, une Personne manifestée dans Tes vibhoûtis, manifestée dans les créatures, manifestée dans la Nature, qui sièges comme Seigneur des œuvres dans le monde et dans nos cœurs grâce à Ton puissant Yoga universel. Comme tel, je dois Te connaître et T'adorer, je dois m'unir à Toi en tout mon être, toute ma conscience, mes pensées, mes sentiments, mes actes, satatayoukta. Mais qu'en est-il alors de cet Immuable qui ne se manifeste jamais, ne revêt jamais aucune forme, se tient en retrait et à l'écart de toute action, ne pénètre en aucunes relations avec l'univers ni avec rien qui soit dans l'univers, est éternellement silencieux et un, immobile et impersonnel? Selon toutes les notions courantes, ce Moi éternel est le plus grand Principe, et le Divin dans la manifestation est une représentation inférieure : c'est le non-manifesté, et non pas le manifesté, qui est l'Esprit éternel. Comment, dès lors, l'union qui admet la manifestation, qui admet ce qui est le moins important, finit-elle cependant par être la plus grande connaissance yoguique?
À cette question, Krishna répond avec force et fermeté. "Ceux qui en Moi fondent leur mental et qui, par une constante union, possédant une foi suprême, Me recherchent, ceux-là Je tiens qu'ils sont le plus parfaitement unis en Yoga." La foi suprême est celle qui cherche Dieu en tout, et à ses yeux la manifestation et la non-manifestation sont un seul Divin. L'union parfaite est celle qui trouve le Divin à chaque instant, en chaque action et avec toute l'intégralité de la nature. Mais ceux-là aussi qui, par une ascension pénible, recherchent seulement l'Immuable indéfinissable et non manifesté, dit le Divin, parviennent à Moi. Car ils ne se trompent pas sur leur but, mais ils suivent un chemin plus difficile, moins complet et moins parfait. Au mieux, pour atteindre à l'Absolu non manifesté, il leur faut escalader et traverser l'Immuable manifesté ici-bas. Cet Immuable manifesté est Mon impersonnalité et Mon silence qui baignent tout; vaste, impensable, immobile, constant, omniprésent, il supporte l'action de la personnalité mais n'y prend pas part. Il n'offre point de prise au mental; on ne peut y
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accéder que par une impersonnalité et un silence spirituel sans mouvement, et ceux qui le poursuivent de manière exclusive doivent suspendre tout à fait et même complètement réabsorber l'action du mental et des sens. Mais cependant, par l'égalité de leur compréhension, par leur vision d'un moi unique en toutes choses et par la tranquille bienveillance de leur volonté silencieuse en vue du bien de toutes les existences, eux aussi Me trouvent en tous les objets et toutes les créatures. Tout autant que ceux qui s'unissent avec le Divin dans toutes leurs façons d'exister, sarva-bhâvéna, et pénètrent amplement et pleinement dans l'impensable et vivante source des choses universelles, divyam pourousham atchintya-roûpam, ces chercheurs-là aussi, qui traversant cette plus difficile unité exclusive grimpent vers un Absolu non manifesté et sans relations, trouvent pour finir le même Éternel. Mais leur chemin est moins direct et plus ardu; ce n'est pas le plein mouvement naturel de la nature humaine spiritualisée.
Et l'on ne doit pas s'imaginer que, plus ardue, cette méthode soit fatalement plus haute et plus efficace. La voie plus facile de la Guîtâ conduit plus rapidement, plus naturellement et normalement à la même libération absolue. Si elle accepte la Personne divine, en effet, cela n'implique nullement qu'elle s'attache aux limitations mentales et sensuelles de la Nature incarnée. Au contraire, cette acceptation a tôt fait de briser efficacement les fers qui retiennent à la servitude phénoménale de la naissance et de la mort. Le yogi de la connaissance exclusive s'impose, lui, un pénible combat avec les multiples exigences de sa nature; il leur dénie même leur satisfaction la plus élevée et va jusqu'à se couper de ses impulsions spirituelles tournées vers le haut, quand elles impliquent des relations ou qu'elles ne peuvent atteindre un absolu négatif. Au contraire, la voie vivante de la Guîtâ trouve le moyen d'orienter le plus intensément vers le haut tout notre être et, en le tournant vers Dieu, emploie la connaissance, la volonté, le sentiment et l'instinct de perfection comme autant d'ailes puissantes pour une libération ascendante. En son unité indéfinissable, le Brahman non manifesté est une chose à laquelle les âmes incarnées ne
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peuvent parvenir, et encore, que par une constante mortification, une souffrance de tous les membres due à leur répression, une âpre difficulté et une angoisse de la nature, douhkham avâpyaté, klésho'dhikataras téshâm. L'indéfinissable Unité accepte tout ce qui grimpe vers elle, mais n'offre l'aide d'aucunes relations, ni ne fournit aucune prise au grimpeur. Tout doit s'accomplir au prix d'une sévère austérité et d'un effort individuel âpre et solitaire. Comme les choses changent pour ceux qui poursuivent le Pouroushôttama selon la voie de la Guîtâ! Lorsqu'ils méditent sur Lui en un Yoga qui ne voit nul autre, puisqu'il considère que tout est Vâsoudéva, le Pouroushôttama vient à eux à chaque endroit, à chaque instant, tout le temps sous des formes et des visages sans nombre, élève la lampe de la connaissance intérieure et inonde toute l'existence de son éclat heureux et divin. Illuminés, ils discernent l'Esprit suprême en chaque forme et chaque visage, arrivent tout de suite par toute la Nature au Seigneur de la Nature, arrivent par tous les êtres à l'Âme de tout être, arrivent par eux-mêmes au Moi de tout ce qu'ils sont; ils pratiquent immédiatement cent ouvertures à la fois en cela dont tout tire son origine. L'autre méthode, celle d'une difficile immobilité sans relations, essaie de se retirer de toute action, même si cela est impossible aux créatures incarnées. Ici, toute action est abandonnée au suprême Maître de l'action; et lui, en tant que Volonté suprême, reçoit la volonté de sacrifice, la décharge de son fardeau et se charge pour lui-même des œuvres de la Nature divine en nous. Et quand également, dans sa haute passion d'amour, le disciple de l'Amant et Ami de l'homme et de toutes les créatures projette sur lui tout son cœur plein de conscience et toute sa faim d'éprouver la joie, alors le Suprême vient à lui rapidement sous les traits du sauveur et du libérateur et, par un heureux embrassement de son mental, de son cœur et de son corps, l'élève au-dessus des vagues de l'océan de la mort, le faisant ainsi passer de cette nature mortelle à la sécurité du sein de l'Éternel.
Cette voie-là est donc la plus rapide, la plus vaste et la plus grande. Sur Moi, dit le Divin à l'âme de l'homme, fais reposer tout ton mental, et loge en Moi toute ta compréhension :
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baignés dans le feu céleste de l'amour divin, de la volonté et de la connaissance divines, Je les soulèverai jusqu'à Moi, dont découlent ces choses. N'en doute point, tu auras ta demeure en Moi au-dessus de cette existence mortelle. La chaîne de la nature terrestre limitative ne peut retenir l'esprit immortel exhaussé par la passion, la puissance et la lumière de l'amour, de la volonté et de la connaissance éternels. Sans nul doute, il existe des difficultés sur ce chemin aussi; car il y a la nature inférieure avec sa farouche ou sa morne gravitation vers le bas qui résiste et lutte contre le mouvement ascendant et entrave les ailes de l'exaltation et du ravissement vers le haut. Même si on l'a déjà trouvée en l'émerveillement de hauts moments ou en de calmes et splendides périodes, on ne peut retenir tout à fait ni rappeler à volonté la conscience divine; on éprouve souvent une incapacité à garder la conscience personnelle fixée fermement sur le Divin; il est des nuits de long exil loin de la Lumière, il est des heures ou des moments de révolte, de doute, ou d'échec. Mais cependant, par la pratique de l'union, et par la constante répétition de l'expérience, cet esprit suprême a davantage d'influence sur l'être et prend de façon permanente possession de la nature. Est-ce aussi à cause du pouvoir et de la persistance du mouvement mental tourné vers l'extérieur que l'on trouve cela trop difficile? Alors, il y a un moyen très simple : accomplir toutes les actions pour le Seigneur de l'action, de façon que chaque mouvement mental tourné vers l'extérieur soit associé à la vérité spirituelle intérieure de l'être et rappelé, en son élan même, à la réalité éternelle et relié à sa source. Alors la présence du Pouroushôttama influencera davantage l'homme naturel, jusqu'à ce qu'il en soit empli et devienne une divinité et un esprit; toute la vie deviendra un constant souvenir de Dieu, la perfection elle aussi croîtra, ainsi que l'unité de toute l'existence de l'âme humaine avec l'Existence suprême.
Mais nous souvenir constamment de Dieu et constamment élever nos œuvres vers lui peut paraître dépasser le pouvoir du mental limité, car le mental, en son oubli, se tourne vers l'acte et son objet extérieur, il ne se souviendra pas qu'il doit regarder au-dedans et déposer tous nos mouvements sur l'autel divin de
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l'Esprit. Il convient en ce cas de maîtriser le moi inférieur dans l'action et d'exécuter les œuvres sans en désirer le fruit. On doit renoncer à tous les fruits, les abandonner au Pouvoir qui dirige l'œuvre, et cependant l'œuvre doit être exécutée, que ce Pouvoir impose à la nature. De cette façon, en effet, l'obstacle diminue régulièrement et disparaît sans mal, le mental a toute licence de se rappeler le Seigneur et de se fixer en la liberté de la conscience divine. Et ici, la Guîtâ donne une échelle des forces ascendantes et décerne la palme d'excellence à ce Yoga de l'action sans désir. Abhyâsa, la pratique d'une méthode, la répétition d'un effort et d'une expérience est quelque chose de grand et de puissant; mais la connaissance est meilleure, où la pensée se tourne victorieusement et lumineusement vers la Vérité qui est derrière les choses. Cette connaissance par la pensée est à son tour dépassée par une silencieuse et complète concentration sur la Vérité de façon que la conscience finisse par y vivre et soit toujours une avec elle. Mais encore plus puissant est l'abandon du fruit des œuvres, car cela détruit aussitôt tous les motifs de trouble, entraîne et préserve automatiquement un calme et une paix intérieurs. Or, le calme et la paix sont la base sur laquelle tout le reste devient une possession parfaite et sûre pour l'esprit tranquille. La conscience peut alors être à l'aise, se fixer avec bonheur en le Divin et s'élever sans trouble vers la perfection. Alors, la connaissance, la volonté et la dévotion peuvent aussi élever leurs cimes depuis un ferme terrain de calme solide jusqu'en l'éther de l'Éternité.
Quelle sera alors la nature divine, quel sera l'état supérieur de conscience et d'être pour le bhakta qui a suivi ce sentier et choisi l'adoration de l'Éternel? Dans nombre de versets, la Guîtâ répète de toutes les façons possibles sa première exigence pressante, l'égalité, l'absence de désir, la liberté de l'esprit. Cela doit toujours être la base et c'est pourquoi il y fut tant insisté au début. Et dans cette égalité, la bhakti, l'amour et l'adoration du Pouroushôttama, doivent élever l'esprit vers quelque très haute et très grande perfection dont cette calme égalité soit la vaste fondation. Plusieurs formules de cette équanime conscience de base sont données ici. D'abord, une absence
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d'égoïsme, de sens du je et du mien, nirmamo nirahankârah. Le bhakta du Pouroushôttama est celui qui a un cœur et un mental universels, affranchis des murs étroits de l'ego. Un amour universel demeure en son cœur dont s'écoule une universelle compassion comme une mer qui embrasse tout. Il aura pitié et amitié pour tous les êtres, n'aura de haine pour aucune chose vivante, car il est patient, longanime, endurant : un puits de pardon. Un contentement sans désir le définit, une tranquille égalité vis-à-vis du plaisir et de la douleur, de la souffrance et du bonheur, l'inflexible maîtrise de soi et la volonté, la résolution fermes et inébranlables du yogi, un amour et une dévotion qui abandonnent tout le mental et toute la raison au Seigneur, au maître de sa conscience et de sa connaissance. Ou simplement, il sera celui qui est libéré de la nature inférieure trouble et agitée, de ses vagues de joie, de crainte, d'angoisse, de ressentiment et de désir, un esprit de calme par qui le monde n'est affligé ni dérangé, non plus qu'il n'est, lui, affligé ni dérangé par le monde, une âme de paix avec qui tous sont en paix.
Ou bien il sera celui qui a abandonné tout désir et toute action au Maître de son être, celui qui est pur et tranquille, indifférent à tout ce qui vient, peiné, ni affligé par aucun résultat ni aucun événement, celui qui a rejeté de lui toute initiative égoïste, personnelle et mentale tant pour l'acte intérieur que pour l'acte extérieur, celui qui laisse la volonté divine et la connaissance divine se répandre par son canal sans que les dévoient ses résolutions, ses préférences et ses désirs personnels et qui, cependant, pour cette raison même, est vif et habile en toutes les actions de sa nature, car cette unité sans défaut avec la volonté suprême, cette pure instrumentation est la condition de la plus grande habileté dans les œuvres. D'autre part, il sera celui qui ne désire les choses agréables ni ne se réjouit de leur contact, non plus qu'il n'abhorre les choses désagréables ni ne se chagrine de leur fardeau. Il a aboli les distinctions entre les événements heureux et malheureux, car des mains de son éternel Amant et Maître sa dévotion reçoit mêmement toutes choses comme bonnes. L'amant de Dieu, cher à Dieu, est une âme de vaste égalité; il est égal devant l'ami et l'ennemi, égal devant
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l'honneur et l'insulte, le plaisir et la douleur, la louange et le blâme, le chagrin et le bonheur, la chaleur et le froid, devant tout ce qui dérange la nature ordinaire par des affections opposées. Il n'aura d'attachement ni pour les personnes ni pour les choses, ni pour les lieux ni pour le foyer; il sera content et pleinement satisfait de tout ce qui pourra l'entourer, de toutes les relations que les hommes pourront adopter avec lui, de tout ce qui lui sera réservé comme position ou comme sort. Il conservera en toutes choses un mental ferme, ce dernier siégeant dans le moi le plus haut et étant à jamais fixé sur l'unique objet de son amour et de son adoration. L'égalité, l'absence de désir et la liberté par rapport à l'égoïste nature inférieure et à ses prétentions constituent toujours la seule et parfaite assise qu'exige la Guîtâ pour la grande libération. Jusqu'à la fin, sont répétés avec insistance son premier enseignement de base et ses visées premières : l'âme calme de connaissance qui voit le moi unique en toutes choses, la tranquille égalité sans ego qui résulte de cette connaissance, l'action sans désir offerte en cette égalité au Maître des œuvres, la soumission de toute la nature mentale de l'homme à l'esprit plus puissant qui demeure au-dedans. Et couronnant cette égalité, l'amour fondé sur la connaissance, accompli dans l'action instrumentale, étendu à toutes les choses et tous les êtres, un vaste amour qui absorbe et contient tout, amour pour le Moi divin qui est le Créateur et le Maître de l'univers, souhridam sarva-bhoûtânâm sarva-lôka-maheshwaram. C'est par cette assise, par cette condition, par ce moyen que doit se gagner la suprême perfection spirituelle, et tous ceux qui en sont d'une façon ou d'une autre les possesseurs Me sont chers, dit le Divin, bhaktimân me priyah. Mais particulièrement chères, atîva me priyah, sont ces âmes très proches de la Divinité, dont l'amour de Moi est parachevé par la perfection encore plus vaste et grande dont Je viens de te montrer la voie et la méthode. Ceux-là sont les bhaktas, qui font du Pouroushôttama leur unique et suprême but et qui suivent avec une foi et une exactitude sans défaut le Dharma immortalisateur que décrit cet enseignement. Dans la langue de la Guîtâ, le Dharma désigne la loi innée de l'être et de ses œuvres, ainsi qu'une action découlant
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de la nature intérieure et déterminée par elle, swabhâva-niyatam karma. Dans l'ignorante conscience inférieure du mental, de la vie et du corps, il existe bien des dharmas, des règles, des normes et des lois, car il existe, pour la nature mentale, vitale et physique, bien des déterminations et des types variables. Le Dharma immortel est un; c'est celui de la divine conscience spirituelle la plus haute et de ses pouvoirs, parâ prakritih. Il dépasse les trois gounas; et pour y atteindre, il faut abandonner tous ces dharmas inférieurs, sarva-dharmân parityadjya. Seule, l'unique conscience-et-puissance de Éternel, libératrice et unificatrice, doit les remplacer et devenir la source infinie et le moule de notre action, devenir déterminante et exemplaire. Nous hisser hors de notre égoïsme inférieur personnel, pénétrer en le calme égal et impersonnel de l'immuable et éternel Akshara Pourousha qui imprègne tout et, depuis ce calme, aspirer par une parfaite soumission de toute notre nature et de toute notre existence à cela qui est autre que l'Akshara et plus haut que lui, telle est la première nécessité de ce Yoga. Dans la force de cette aspiration, nous pouvons nous élever jusqu'au Dharma immortel. Là, devenu un en être, en conscience, en divine béatitude avec le plus grand Outtama Pourousha, devenu un avec sa suprême nature-force dynamique, swâ prakritih, l'esprit libéré peut connaître sans fin, aimer sans limites, agir sans erreur selon l'authentique, puissance d'une immortalité qui est la plus haute et d'une parfaite liberté. Le reste de la Guîtâ est écrit pour jeter une lumière plus complète sur ce Dharma immortel.
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DEUXIÈME PARTIE
LE SUPREME SECRET
LE CHAMP ET LE CONNAISSANT DU CHAMP*
Afin de fonder sur une connaissance claire et complète le moyen qu'a l'âme de s'élever de la nature inférieure jusqu'en la nature divine, la Guîtâ, dans ses six derniers chapitres, expose à nouveau et sous une autre forme les lumières que l'Instructeur a déjà données à Ardjouna. Essentiellement, il s'agit de la même connaissance, mais les détails et les relations sont maintenant mis en relief, et toute leur signification leur est conférée; des pensées et des vérités viennent au jour dans leur pleine valeur, auxquelles .il était seulement fait allusion en passant ou qui se trouvaient en général exposées à la clarté d'un autre dessein. Ainsi, dans les six premiers chapitres, accordait-on la première place à la connaissance qu'il faut pour distinguer entre le moi immuable et l'âme voilée dans la nature. Les références au Moi suprême et au suprême Pourousha étaient sommaires et point du tout explicites; ce Pourousha était un postulat établi afin de justifier les œuvres dans le monde, et l'on affirmait qu'il était le Maître de l'être, mais il n'y avait rien, autrement, qui indiquât ce qu'il était, et ses relations avec le reste n'étaient même pas suggérées, encore moins développées. Les chapitres qui restent ont pour but de faire toute la lumière sur cette connaissance étouffée et d'en établir avec force la prééminence. C'est au Seigneur, à l' Îshwara, c'est à la distinction entre la nature supérieure et la nature inférieure, et à la vision du Divin, origine et constituant de tout dans la Nature, c'est à l'Un dans tous les êtres qu'est attribué le premier rôle dans les six adhyâyas suivants (7-12) afin de fonder une unité radicale des œuvres et de l'amour avec la connaissance. Mais pour le moment, il est nécessaire de faire ressortir plus nettement les relations précises qui existent entre le Pourousha suprême, le Moi immuable, le djîva et la Prakriti en son action et ses gounas. A Ardjouna, dès
*Guîtâ, XIII.
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lors, de poser une question qui appelle une plus claire élucidation de ces problèmes encore mal éclairés. Il demande à être renseigné sur le Pourousha et la Prakriti; il s'enquiert du champ de l'être, du connaissant du champ, de la connaissance et de l'objet de la connaissance. Ici, se trouve contenue la somme de toute la connaissance du moi et du monde dont il est encore besoin si l'âme doit rejeter son ignorance naturelle et si, affermissant ses pas grâce à un juste usage de la connaissance, de la vie, des œuvres et de ses relations avec le Divin dans ces choses, elle doit s'élever en l'unité de l'être avec l'Esprit éternel de l'existence.
L'essence de la Guîtâ quant à ces questions a déjà été élucidée dans une certaine mesure : nous avons anticipé l'évolution finale de sa pensée; mais à son exemple, nous pouvons en faire à nouveau l'exposé du point de vue de sa préoccupation actuelle. L'action étant admise, une action divine accomplie avec la connaissance de soi étant prise comme instrument de la Volonté divine dans le cosmos et acceptée et tenue pour parfaitement conciliable avec l'état brahmique et pour une part indispensable du mouvement vers Dieu, cette action étant intérieurement élevée en un sacrifice plein d'adoration au Très-Haut, comment cette méthode affecte-t-elle dans la pratique le grand objet de la vie spirituelle, qui est de s'élever de la nature inférieure en la nature supérieure, de l'être mortel en l'être immortel? Toute la vie, toutes les œuvres sont une transaction entre l'âme et la Nature. Quel est le caractère originel de cette transaction? Que devient-elle à son apogée spirituel? À quelle perfection conduit-elle l'âme qui s'affranchit de ses motifs inférieurs et extérieurs et grandit intérieurement en le très haut équilibre de l'Esprit et la très profonde force motrice des œuvres de son énergie dans l'univers? Telles sont les questions qui se posent tacitement — il en est d'autres que la Guîtâ ne pose pas, ou auxquelles elle ne répond pas, car elles n'avaient rien d'urgent pour l'esprit humain de l'époque -, et il y est répondu dans le sens de la solution puisée dans une combinaison dont la vaste vision embrasse les points de vue du Védânta, du Sânkhya et du Yoga sur l'existence et qui est le point de départ de toute la pensée de la Guîtâ.
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L'Âme qui se trouve ici-bas incarnée dans la Nature a, pour sa propre expérience de soi, une triple réalité. Elle est d'abord un être spirituel que l'ignorance soumet apparemment aux fonctionnements extérieurs de la Prakriti et qui est représenté dans sa mobilité comme personnalité agissante, pensante et mutable, comme créature de la Nature, comme ego. Puis, quand elle passe derrière toute cette action et tout ce mouvement, elle découvre que sa réalité supérieure est un moi éternel et impersonnel et un immuable esprit qui n'a point de part dans l'action et le mouvement, que de les soutenir par sa présence et de les considérer comme le ferait un témoin équanime et imperturbé. Et enfin, lorsqu'elle regarde par-delà ces deux moi opposés, elle découvre une Réalité ineffable et plus grande dont procèdent les deux, l'Éternel qui est le Moi du moi et le Maître de toute la Nature et de toutes les actions, et non seulement le Maître mais l'origine, le soutien spirituel et la scène de ces opérations de son énergie dans le cosmos, et non seulement l'origine et le réceptacle spirituel, mais l'habitant spirituel dans toutes les forces, toutes les choses et tous les êtres, et non seulement l'habitant mais par les développements de cette éternelle énergie de son être que nous appelons Nature lui-même toutes les énergies et toutes les forces, toutes les choses et tous les êtres. Cette Nature est elle-même de deux sortes, l'une dérivée et inférieure, l'autre originelle et suprême. Il existe une nature inférieure du mécanisme cosmique; en s'y associant, l'âme dans la Prakriti vit en une certaine ignorance issue de la Mâyâ, traïgounya-mayî mâyâ, se conçoit comme l'ego d'un mental et d'une vie incarnés, œuvre sous la férule des modes de la Nature, se croit liée, douloureuse, limitée par la personnalité, enchaînée à l'obligation de la naissance et à la roue de l'action : une chose vouée aux désirs, transitoire et mortelle, une esclave de sa propre nature. Au-dessus de ce pouvoir inférieur de l'existence, il y a une nature plus haute et divine, celle de son être vrai; l'âme y est à jamais une portion consciente de l'Éternel et Divin, bienheureuse, libre, supérieure au masque de son devenir, immortelle, impérissable, un pouvoir du Divin. S'élever vers Éternel grâce à cette nature plus haute et au moyen de la connaissance et de
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l'amour divins et des œuvres divines fondées sur une universalité spirituelle, voilà la clef de la libération spirituelle complète. Cela en tout cas a été clarifié; nous devons maintenant voir plus en détail les considérations nouvelles qu'implique ce changement d'être, et surtout quelle différence il y a entre ces deux natures, comment notre action et le statut de notre âme son affectés par la libération. Dans ce dessein, la Guîtâ va jusqu'au bout de certains détails de la plus haute connaissance, qu'elle avait jusque-là laissés à l'arrière-plan. Elle insiste en particulier sur les rapports entre l'Être et le devenir, l'Âme et la Nature, l'action des trois gounas, la plus haute libération, le don de soi le plus grand et le plus complet de l'âme humaine à l'Esprit divin. Dans tout ce qu'elle dit au cours de ces six derniers chapitres, il est bien des choses de la plus haute importance, mais c'est l'ultime pensée sur laquelle elle s'achève qui est d'un suprême intérêt; car nous y trouverons l'idée centrale de son enseignement, la grande parole qu'elle adresse à l'âme humaine, son message suprême.
D'abord, il faut considérer l'existence entière comme un champ où l'âme construit et agit au milieu de la Nature. La Guîtâ explique le kshétram le champ en disant que c'est ce corps que l'on appelle le champ de l'esprit, et qu'en ce corps il y a quelqu'un qui prend conscience du champ, kshétradjña, le connaissant de la Nature. Cependant, il ressort des définitions qui suivent que le champ n'est pas seulement le corps physique, mais aussi tout ce que soutient le corps, le fonctionnement de la nature, la mentalité, l'action naturelle de l'objectivité et de la subjectivité de notre être¹. Ce plus vaste corps n'est lui aussi que le champ individuel; il existe un corps plus grand, universel, à l'échelle du monde, un champ mondial du même connaissant. Car dans chaque créature incarnée, se trouve ce Connaissant unique; en chaque existence, il utilise surtout et de façon centrale ce seul résultat extérieur du pouvoir de sa nature qu'il a
¹L'Oupanishad parle d'un corps ou fourreau quintuple de la Nature: physique, vital, mental, idéal [supramental] et divin. C'est cela que l'on peut considérer comme la totalité du champ, kshétram.
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formé pour y habiter, îshâ vâsyam idam sarvam yat kintcha; il fait de chaque nœud distinct et soutenu de son Énergie mobile la première base et le premier domaine de ses croissantes harmonies. Dans la Nature, il connaît le monde comme il affecte la conscience et comme il y est réfléchi en cet unique corps limité; le monde existe pour nous comme il est vu dans notre seul mental et finalement, même, cette conscience incarnée apparemment petite peut s'élargir de façon à contenir l'univers entier, âtmani vishwa-darshanam. Mais physiquement, c'est un microcosme dans un macrocosme, et le macrocosme aussi, le vaste monde aussi est un corps et un champ qu'habite le connaissant spirituel.
Cela devient évident lorsque la Guîtâ poursuit en exposant le caractère, la nature, la source, les déformations, les pouvoirs de cette incarnation sensible de notre être. Nous voyons alors que c'est tout le fonctionnement de la Prakriti inférieure qui est entendu par kshétra. Cette totalité est le champ de l'action de l'esprit incarné en nous ici-bas, le champ dont il prend conscience. Pour une connaissance diversifiée et détaillée de tout ce monde de la Nature en son action essentielle telle qu'on la voit du point de vue spirituel, nous sommes renvoyés aux versets des anciens voyants, les voyants du Véda et de l'Oupanishad, où nous trouvons l'explication inspirée et intuitive de ces créations de l'Esprit, et aux Brahma Soûtras qui nous en donneront l'analyse rationnelle et philosophique. La Guîtâ se contente d'un bref exposé pratique de la nature inférieure de notre être dans les termes des penseurs sânkhyens. Il y a d'abord l'Énergie indivise et non manifestée dont est sortie l'évolution objective des cinq états élémentaux de la matière, ainsi que l'évolution subjective des sens, de l'intelligence et de l'ego; il y a également cinq objets des sens, ou plutôt cinq façons différentes de prendre sensoriellement conscience du monde, cinq pouvoirs développés par l'énergie universelle afin d'entretenir des relations avec toutes les formes des choses qu'elle a créées à partir des cinq états élémentaux revêtus de sa substance originelle objective — relations organiques par lesquelles l'ego doué d'intelligence et de sensibilité influe sur les formations du
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cosmos. Telle est la constitution du kshétra. Vient ensuite une conscience générale qui inspire, puis illumine l'Énergie en ses œuvres; il existe une faculté de cette conscience grâce à laquelle l'Énergie maintient les relations des objets; il existe également une continuité, une persistance des relations subjectives et objectives de notre conscience avec ses objets. Tels sont les pouvoirs nécessaires du champ; ce sont tous des pouvoirs communs et universels qui appartiennent à la fois à la Nature mentale, vitale et physique. Le plaisir et la douleur, l'attirance et le dégoût sont les principales déformations de ce Kshétra. Du point de vue védântique, nous pouvons dire que le plaisir et la douleur sont les déformations vitales ou sensorielles données par l'énergie inférieure à l'Ânanda, à la joie spontanée de l'esprit quand il est mis en contact avec ce que fait la Nature. Et du même point de vue, nous pouvons dire que l'attirance et le dégoût sont les déformations mentales correspondantes qu'elle donne à la Volonté réactive de l'esprit qui détermine la réponse aux contacts de la Nature. Ces dualités sont les termes positifs et négatifs où l'âme-ego de la nature inférieure jouit de l'univers. Les termes négatifs douleur, dégoût, chagrin, répulsion et le reste — sont des réponses perverses ou au mieux inversées par ignorance; les termes positifs le goût, le plaisir, la joie, l'attirance -, des réponses dévoyées ou au mieux insuffisantes et de caractère inférieur à celles de l'expérience spirituelle authentique.
Prises ensemble, toutes ces choses constituent le caractère fondamental de nos premières transactions avec le monde de la Nature, mais ce n'est évidemment pas l'entière description de notre être; c'est ce qu'actuellement nous sommes, ce n'est pas la limite de nos possibilités. Il est, au-delà, quelque chose à connaître, djñéyam, et c'est quand le connaissant du champ se détourne du champ proprement dit pour s'informer de lui-même en le champ et de tout ce qui est derrière les apparences, que débute la vraie connaissance, djñânam la vraie connaissance du champ non moins que du connaissant. Ce n'est qu'en se tournant vers l'intérieur que l'on est délivré de l'ignorance. Plus nous nous intériorisons, en effet, plus les réalités que nous
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saisissons sont grandes et pleines et plus nous comprenons la vérité complète à la fois de Dieu et de l'âme et du monde et de ses mouvements. Par conséquent, dit le divin Instructeur, c'est la connaissance à la fois du champ et de son connaissant, kshétra-kshétradjñayor djñanam, une connaissance de soi et du monde unie et même unifiée, qui est l'illumination réelle et la seule sagesse. Car l'âme et la nature sont toutes deux le Brahman, mais seul le sage libéré qui possède aussi la vérité de l'esprit, peut découvrir la vraie vérité du monde de la Nature. Un Brahman unique, une réalité unique en le Moi et en la Nature, tel est l'objet de toute connaissance.
Puis, la Guîtâ nous dit ce qu'est la connaissance spirituelle, ou plutôt elle nous dit quelles sont les conditions de la connaissance, les marques, les signes de l'homme dont l'âme est tournée vers la sagesse intérieure. Ces signes sont les caractéristiques reconnues et traditionnelles du sage son cœur se détourne avec force de l'attachement aux choses extérieures et mondaines, son esprit est intériorisé et méditatif, son mental est ferme, et il jouit d'une calme égalité, sa pensée et sa volonté sont fixement établies sur les plus profondes et les plus grandes vérités, sur les choses réelles et éternelles. Apparaît d'abord une certaine condition morale, un gouvernement sattwique de l'être naturel. Et en lui sont fixés une totale absence d'arrogance et d'orgueil mondains, une âme candide, un cœur tolérant, longanime et bienveillant, une pureté du mental et du corps, une fermeté et une résolution tranquilles, la maîtrise de soi, un gouvernement magistral de la nature inférieure et le culte qui voue le cœur à l'Instructeur, que ce soit l'Instructeur divin au-dedans ou le Maître humain en qui est incarnée la Sagesse divine car c'est là le sens du respect que l'on porte au gourou. Viennent ensuite une attitude plus noble et plus libre de parfait détachement et de parfaite égalité, une ferme suppression de l'attirance de l'être naturel pour les objets des sens et un affranchissement radical vis-à-vis des prétentions de ce sens de l'ego, cette idée d'ego, ce motif égoïste qui, vociférant sans trêve, tyrannisent l'homme normal. On ne s'agrippe plus à l'attachement et à l'absorption de la famille et du foyer. À la
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place de ces mouvements vitaux et animaux, il y a une volonté, une sensibilité, une intelligence détachées, une perception aiguë de la nature défectueuse de la vie ordinaire de l'homme physique avec sa sujétion douloureuse et sans but à la naissance, à la mort, à la maladie, à l'âge, une égalité constante à l'égard de tous les événements agréables ou désagréables — car l'âme siège au-dedans, indifférente aux chocs des événements extérieurs et un mental méditatif tourné vers la solitude et détourné du vain bruit des foules et des assemblées humaines. Enfin, on se tourne fortement au-dedans vers les choses qui comptent vraiment, et il y a une perception philosophique du vrai réel et des grands principes de l'existence, une tranquille continuité de la connaissance et de la lumière spirituelles intérieures, le Yoga d'une indéfectible dévotion, l'amour de Dieu, la profonde et constante adoration du cœur pour la Présence universelle et éternelle.
Le seul objet vers lequel doive se tourner le mental qui a la connaissance spirituelle, est l'Éternel; fixée sur lui, l'âme obnubilée ici-bas et enveloppée dans les brumeuses bandelettes de la Nature recouvre et goûte sa conscience native originelle qui est d'immortalité et de transcendance. Être fixé sur le transitoire, être limité par le phénomène, c'est accepter l'état mortel; la vérité constante en les choses qui périssent, est cela qui est intérieur et immuable. Quand elle se laisse tyranniser par les apparences de la Nature, l'âme se manque et tourbillonne au hasard dans le cycle des naissances et des morts de ses corps. Y suivant passionnément et sans fin les mutations de la personnalité et ses intérêts, elle ne peut se retirer pour posséder son existence essentielle, impersonnelle et non née. En être capable, c'est se trouver soi-même et revenir à son être vrai qui assume ces naissances mais ne périt pas lorsque périssent ses formes. Goûter l'éternité dont la naissance et la vie ne sont que des circonstances extérieures, telle est la véritable immortalité de l'âme et sa vraie transcendance. Cet Éternel, ou cette Éternité est le Brahman. Le Brahman est Cela qui est transcendant et Cela qui est universel; c'est l'esprit libre qui, à l'avant, soutient le jeu de l'âme avec la nature et qui, derrière, assure leur
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impérissable unité; c'est à la fois le mutable et l'immuable, le Tout qui est l'Un. En son suprême statut supracosmique, le Brahman est une Éternité transcendante sans origine ni changement, bien au-dessus des oppositions phénoménales de l'existence et de la non-existence, de la persistance et de l'éphémère, entre lesquelles se meut le monde extérieur. Mais une fois qu'on l'a vu dans la substance et la lumière de cette éternité, le monde lui aussi devient autre qu'il ne semble au mental et aux sens; car alors nous ne voyons plus l'univers comme un tourbillon de mental, de vie et de matière, ni comme la masse des déterminations de l'énergie et de la substance, mais comme cet éternel Brahman lui-même. Un esprit qui, incommensurablement, remplit de soi, entoure de soi tout ce mouvement car, en fait, le mouvement aussi est lui et qui, sur tout ce qui est fini, jette la splendeur de son vêtement d'infinité, un esprit qui n'a pas de corps et en a des millions, dont les mains puissantes et les pieds rapides nous encerclent de tous côtés, dont les têtes et les yeux et les visages sont les innombrables faces que nous voyons, de quelque côté que nous nous tournions, dont partout l'oreille écoute le silence de l'éternité et la musique des mondes, est Être universel en l'étreinte de qui nous vivons.
Toutes les relations de l'Âme et de la Nature sont des circonstances dans l'éternité du Brahman; le sens et la qualité, ce qui les réfléchit et les constitue, sont les moyens qu'a cette Âme suprême pour représenter les opérations que son énergie dans les choses libère sans cesse dans le mouvement. Le Brahman est lui-même au-delà de la limitation des sens et voit toutes choses mais pas avec les yeux physiques, entend toutes choses mais pas avec les oreilles physiques, est conscient de tout mais pas avec le mental limitatif le mental qui représente sans être vraiment capable de savoir. Déterminé par aucune qualité, il possède et détermine en sa substance toutes les qualités et jouit de cette action qualitative de sa Nature. Il n'est attaché à rien, lié par rien, fixé à rien de ce qu'il fait; calme, il supporte en une vaste liberté immortelle toute l'action, tout le mouvement, toute la passion de sa Shakti universelle. Il devient tout ce qui est dans l'univers; ce qui est en nous est lui, et tout ce dont
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nous faisons hors de nous l'expérience est lui. L'intérieur et l'extérieur, le lointain et le proche, le mouvant et le non-mouvant, tout cela il l'est à la fois. Il est la subtilité du subtil qui dépasse notre connaissance comme il est la densité de la force et de la substance qui s'offrent à la compréhension de notre mental. Il est indivisible et il est l'Un, mais semble se diviser en formes et en créatures et apparaît comme toutes ces existences séparées. Toutes choses peuvent rentrer en lui, peuvent en l'Esprit retourner à l'indivisible unité de leur existence en soi. Tout naît éternellement de lui, est soutenu en son éternité, repris éternellement en son unité. Il est la lumière de toutes les lumières, il est lumineux par-delà toute l'obscurité de notre ignorance. Il est la connaissance et l'objet de la connaissance. La connaissance spirituelle supramentale qui inonde le mental illuminé et le transfigure, est cet esprit se manifestant dans la lumière à l'âme qu'obscurcit la force et qu'il a émise dans l'action de la Nature. Cette Lumière éternelle est dans le cœur de tous les êtres; c'est lui le connaissant secret du champ, kshétradjña, et, en tant que Seigneur, il préside dans le cœur des choses à cette province et à tous ces royaumes de son devenir et de son action manifestés. Lorsque l'homme voit en lui-même ce Divin éternel et universel, lorsqu'il prend conscience de l'âme en toutes choses et qu'il découvre l'esprit dans la Nature, lorsqu'il sent tout l'univers comme une vague s'élevant en cette Éternité et tout ce qui est comme une unique existence, alors il revêt la lumière du Divin et il est libre au milieu des mondes de la Nature. Le secret de la grande libération spirituelle réside en une connaissance divine et en ce que l'on se tourne parfaitement et avec adoration vers ce Divin. La liberté, l'amour et la connaissance spirituelle nous élèvent depuis la nature mortelle jusqu'à l'être immortel.
L'Âme et la Nature ne sont que deux aspects du Brahman éternel, une dualité apparente sur quoi reposent les opérations de son existence universelle. L'Âme est sans origine et elle est éternelle; la Nature elle aussi est sans origine et éternelle; mais les modes de la Nature et les formes inférieures qu'elle revêt pour notre expérience consciente ont une origine dans les
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transactions de ces deux entités. Ils viennent d'elle, portent de son fait la chaîne extérieure de la cause et de l'effet, de l'action et de ses résultats, de la force et de ses opérations, de tout ce qui est ici-bas transitoire et mutable. Ils ne cessent de changer, et l'âme et la Nature semblent changer avec eux, mais ces deux pouvoirs sont en soi éternels et toujours les mêmes. La Nature crée et agit, l'Âme jouit de sa création et de son action; mais dans cette forme inférieure de son action, la Nature change cette jouissance en les obscures et mesquines figures de la douleur et du plaisir. L'âme, le Pourousha individuel est à toute force attiré par les opérations qualitatives de la Nature, et cette attraction des qualités l'entraîne sans cesse en des naissances de toutes sortes où il savoure la variation et les hauts et les bas, le bien et le mal de l'existence dans la Nature. Mais ce n'est que l'expérience extérieure de l'âme conçue comme étant mutable par identification avec la Nature mutable. Siégeant dans ce corps, se trouve notre Divinité, qui est celle de la Nature aussi bien, le Moi suprême, Paramâtman, l'Âme suprême, le puissant Seigneur de la Nature, qui observe son action, sanctionne ses opérations, soutient tout ce qu'elle fait, commande à sa multiple création, jouit avec la joie universelle qui lui est propre de ce jeu des figures de son être qu'elle lui propose. Telle est la connaissance de soi à laquelle nous devons accoutumer notre mentalité avant de pouvoir vraiment nous connaître comme éternelles portions de l'Éternel. Une fois cela établi, peu importe comment l'âme en nous peut se comporter extérieurement dans ses transactions avec la Nature; quoi qu'elle puisse sembler faire, ou si fort qu'elle puisse sembler revêtir telle ou telle représentation de la personnalité, de la force active et de l'ego incarné, elle est libre en soi, n'est plus liée à la naissance, car elle est, grâce à l'impersonnalité du moi, une avec l'esprit intérieur et non né de l'existence. Cette impersonnalité est notre union avec le suprême Je sans ego de tout ce qui est dans le cosmos.
Cette connaissance vient par une méditation intérieure grâce à laquelle le moi éternel nous devient apparent dans notre existence essentielle. Ou elle vient par le Yoga des sânkhyens, la séparation de l'âme d'avec la nature. Ou elle vient par le Yoga
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des œuvres dans lequel la volonté personnelle se dissout grâce à l'ouverture de notre mental, de notre cœur et de toutes nos forces actives au Seigneur qui assume l'ensemble de nos œuvres dans la nature. La connaissance spirituelle peut être éveillée par la pression de l'esprit en nous, par son appel à tel ou tel Yoga, tel ou tel chemin vers l'unité. Ou elle peut nous venir de ce que nous entendons d'autres personnes parler de la vérité et de ce que le mental est alors façonné selon le sens de ce qu'il écoute avec foi et concentration. Mais de quelque manière que nous y accédions, cette connaissance nous transporte au-delà de la mort vers l'immortalité. Bien au-dessus des transactions mutables de l'âme avec le caractère mortel de la nature, elle nous montre notre Moi le plus haut sous l'aspect du suprême Seigneur des actions de la nature, un et égal en tous les objets et toutes les créatures, non né quand un corps est revêtu, non soumis à la mort quand périssent tous ces corps. Telle est la vraie vision, la vision de ce qui, en nous, est éternel et immortel. En percevant de plus en plus cet esprit égal en toutes choses, nous passons dans cette égalité de l'esprit; en demeurant de plus en plus en cet être universel, nous devenons nous-mêmes des êtres universels; en devenant de plus en plus conscients de cet éternel, nous revêtons notre propre éternité et sommes à jamais. Nous nous identifions avec l'éternité du moi, et non plus avec la limitation et la détresse de notre ignorance mentale et physique. Nous voyons alors que toutes nos œuvres sont un mouvement évolutif et une opération de la Nature et que notre moi réel est non point l'exécutant, mais le libre témoin et le seigneur de l'action, et celui qui en jouit sans y être attaché. Toute cette surface de mouvement cosmique est un devenir divers d'existences naturelles dans Être éternel unique, tout est épandu, manifesté, déployé par Énergie universelle à partir des semences de son Idée à elle dans les profondeurs de son existence à lui; mais l'esprit, même s'il assume les opérations qu'elle exécute en notre corps, et même s'il en jouit, n'est pas affecté par l'état mortel: il est éternel, par-delà la naissance et la mort; il n'est pas limité par les personnalités multiples qu'il endosse en elle, car il est le moi suprême et unique de toutes ces personnalités;
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les mutations de la qualité ne le modifient pas, car il n'est pas déterminé par la qualité; il n'agit pas, même dans l'action, kartâram api akartâram, car il supporte l'action de la nature en étant spirituellement et parfaitement libre de ses effets; il est en réalité l'origine de toutes les activités, mais n'est en rien modifié ni affecté par le jeu de sa Nature. De même que l'éther qui imprègne tout est inaffecté par les multiples formes qu'il revêt, et demeure inchangé, demeure toujours la même substance originelle subtile et pure, de même cet esprit, lorsqu'il a fait et est devenu toutes les choses possibles, demeure-t-il tout du long la même pure essence immuable, subtile et infinie. Telle est la suprême condition de l'âme, para gatih, tel est l'être divin, telle est la nature divine, mad-bhâva, et quiconque accède à la connaissance spirituelle, se hausse à cette suprême immortalité de Éternel
Ce Brahman, ce connaissant éternel et spirituel du champ de son propre devenir naturel, cette Nature perpétuelle énergie du Brahman qui se convertit en ce champ, cette immortalité de l'âme dans la nature mortelle: ces choses font ensemble toute la réalité de notre existence. L'esprit au-dedans, lorsque nous nous tournons vers lui illumine de toute la splendeur des rayons de sa vérité le champ entier de la Nature. A la lumière de ce soleil de la connaissance, l'œil de la connaissance s'ouvre en nous; nous vivons dans cette vérité, et non plus dans cette ignorance. Nous percevons alors que de nous limiter à notre présente nature mentale et physique était une erreur de l'obscurité, nous sommes alors affranchis de la loi de la Prakriti inférieure, de la loi du mental et du corps, nous atteignons alors à la suprême nature de l'esprit. Ce splendide, ce haut changement est le dernier, le devenir infini et divin où l'on se dépouille de la nature mortelle et où l'on revêt l'existence immortelle.
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AU-DESSUS DES GOUNAS*
Les distinctions entre l'Âme et la Nature qu'établissent rapidement quelques épithètes décisives dans les versets du treizième chapitre, quelques caractérisations brèves mais denses de leurs pouvoirs et de leurs fonctionnements séparés, et surtout la distinction entre l'âme incarnée soumise à l'action de la Nature du fait qu'elle jouit de ses gounas, qualités ou modes, et l'Âme suprême qui y demeure, jouissant des gounas, mais n'y est point soumise car elle-même est située au-delà telle est la base sur laquelle la Guîtâ édifie toute son idée de l'être libéré rendu un en la loi consciente de son existence avec le Divin. Cette libération, cette unité, ce fait de revêtir la nature divine, sâdharmya, voilà, déclare-t-elle, l'essence même de la liberté spirituelle et toute la signification de l'immortalité. Cette importance suprême accordée au sâdharmya est un point capital dans l'enseignement de la Guîtâ.
Pour l'ancien enseignement spirituel, l'immortalité n'a jamais consisté en une simple survie personnelle après la mon du corps : tous les êtres sont immortels en ce sens-là, seules périssent les formes. Les âmes qui ne parviennent pas à la libération, vivent au long des âges récurrents; toutes existent, involuées ou cachées dans le Brahman, pendant la dissolution des mondes manifestés et renaissent quand paraît un nouveau cycle. Le pralaya, la fin d'un cycle d'âges, est la désintégration temporaire d'une forme universelle d'existence et de toutes les formes individuelles qui se meuvent en ses tours, mais ce n'est qu'une pause momentanée, un intervalle silencieux que suit l'explosion d'une nouvelle création, d'une réintégration et d'une reconstruction où ces formes réapparaissent et recouvrent l'élan de leur marche. Notre mort physique est elle aussi un pralaya la Guîtâ se servira bientôt du mot pour désigner cette mort,
*Guîtâ, XIV.
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pralayam yâti déha-bhrit, "l'âme portant le corps arrive à un pralaya", à une désintégration de cette forme de la matière avec laquelle son ignorance identifiait son être et qui se dissout à présent dans les éléments de la nature. Mais l'âme elle-même persiste et, après un temps, reprend dans un nouveau corps formé à partir de ces éléments la ronde de ses naissances dans le cycle, exactement comme, après l'intervalle de pause et d'arrêt, l'Être universel reprend sa ronde sans fin dans les cycles d'âges. Cette immortalité dans les rondes du Temps est commune à tout esprit qui s'incarne.
L'immortalité dans le sens plus profond, est autre chose que cette survie après la mon et que ce constant retour. L'immortalité est cet état suprême où l'Esprit se connaît supérieur à la mort et à la naissance, non conditionné par la nature de sa manifestation, infini, impérissable, immuablement éternel immortel parce que, n'étant jamais né, il ne meurt jamais. Le divin Pouroushôttama, qui est le Seigneur suprême et le suprême Brahman, possède à jamais cette immortelle éternité et n'est pas affecté par le fait de prendre un corps ou de revêtir constamment des formes et des pouvoirs cosmiques, car il existe toujours en cette connaissance de soi. Sa nature même est d'être inchangeablement conscient de son éternité; il est conscient de soi sans qu'il y ait à cela ni commencement ni fin. Il est ici l'Habitant de tous les corps, mais en qualité de non-né dans chaque corps, non limité dans sa conscience par cette manifestation, non identifié avec la nature physique qu'il endosse; car cela n'est qu'un épisode mineur de son jeu universel de l'existence rendu actif. La libération, l'immortalité consiste à vivre dans cet être immuablement conscient et éternel du Pouroushôttama¹. Mais pour arriver ici-bas à cette plus grande immortalité spirituelle, l'âme incarnée doit cesser de vivre selon la loi
¹Il est à noter que, nulle pan dans la Guîtâ, il n'est indiqué que la dissolution de l'être spirituel individuel dans le Brahman non manifesté indéfinissable ou absolu, avyaktam anirdéshyam, soit le vrai sens ou la vraie condition de l'immortalité ou le vrai but du Yoga. Au contraire, la Guîtâ décrit plus loin l'immortalité comme le fait de demeurer dans l'îshwara en son suprême statut, mayi nivasishyasi, param dhâma, et ici comme sâdharmya, parâm siddhim, une perfection suprême, le fait de devenir un en loi d'être et en nature avec le Suprême pour l'individu qui demeure encore dans l'existence et est conscient du mouvement universel mais au-dessus, de même que tous les sages existent encore, mounayah sarvé, non liés par la naissance dans la création, non troublés par la dissolution des cycles.
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de la nature inférieure; elle doit se conformer à la loi du suprême mode d'existence propre au Divin qui est en fait la loi réelle de son essence éternelle. Dans l'évolution spirituelle de son devenir, tout autant que dans son être originel et secret, elle doit croître à l'image du Divin.
Et nous ne pouvons réaliser cette grande chose — nous hisser hors de la nature humaine jusqu'en la nature divine — qu'au prix d'un effort de la connaissance, de la volonté et de l'adoration tournées vers Dieu. Car l'âme émise par le Suprême comme sa portion éternelle, son représentant immortel dans les opérations de la Nature universelle est toutefois obligée par le caractère de ces opérations, avasham prakriter vashât, de s'identifier dans sa conscience extérieure avec les conditions limitatives de la Nature, de s'identifier avec une vie, un mental et un corps oublieux de leur réalité spirituelle intérieure et du Divin inné. Revenir à la connaissance de soi et à la connaissance du réel, en ce que cette double connaissance se distingue des relations apparentes de l'âme avec la Nature, connaître Dieu, nous connaître nous-mêmes et le monde en une expérience non plus physique ou extériorisée, mais spirituelle, grâce à la vérité la plus profonde de la conscience spirituelle intérieure et non grâce aux trompeuses significations phénoménales du mental sensoriel et de la compréhension extérieure, est un indispensable moyen de cette perfection. La perfection ne peut venir sans la connaissance de soi et de Dieu et sans une attitude spirituelle vis-à-vis de notre existence naturelle; c'est pourquoi l'ancienne sagesse insistait tant sur le salut par la connaissance non point une perception intellectuelle des choses, mais l'épanouissement de l'homme, l'être mental en une plus grande conscience spirituelle. Le salut de l'âme ne peut s'obtenir sans la perfection de l'âme, sans qu'elle s'épanouisse en la nature divine; le Divin, qui est impartial,
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ne l'accomplira pas pour nous par un acte capricieux ou un sanad¹ arbitraire de Sa faveur. Les œuvres divines font beaucoup pour le salut, car elles nous conduisent vers cette perfection, nous mènent à une connaissance du moi, de la nature et de Dieu par une croissante unité avec le Maître intérieur de notre existence. L'amour divin a ce puissant effet, car nous grandissons grâce à lui à l'image de l'unique et suprême objet de notre adoration et faisons descendre en réponse l'amour du Très-Haut pour nous submerger de la lumière de sa connaissance, de la puissance et de la pureté exaltantes de son esprit éternel. Par conséquent, dit la Guîtâ, c'est là la connaissance suprême, le plus haut de tous les savoirs, car cette connaissance nous conduit à la perfection la plus élevée et au statut spirituel, parâm siddhim, et confère à l'âme la ressemblance avec le Divin, sâdharmya. C'est la sagesse éternelle, la grande expérience spirituelle par laquelle tous les sages atteignirent à cette perfection la plus haute, grandirent en une seule loi d'être avec le Divin et vivent à jamais en Son éternité, non nés dans la création, ni troublés par l'angoisse de la dissolution universelle. Cette perfection, dès lors, ce sâdharmya, est la voie de l'immortalité et la condition indispensable sans laquelle l'âme ne peut vivre consciemment dans l'Éternel.
L'âme de l'homme ne pourrait croître à la ressemblance du Divin, si en sa secrète essence elle n'était partie intégrante de Sa divinité impérissablement une avec le Divin; elle ne pourrait être ni devenir immortelle si elle était une simple créature de la Nature mentale, vitale et physique. Toute existence est une manifestation de l'existence divine, et ce qui est en nous est esprit de l'Esprit éternel. Sans doute sommes-nous descendus dans la nature matérielle inférieure et sommes-nous sous son influence, mais nous venons de la nature spirituelle supérieure; cet état inférieur imparfait est notre être apparent, mais l'autre est notre être réel. Éternel émet tout ce mouvement : c'est son auto-création. Il est à la fois le Père et la Mère de l'univers; la substance de l'Idée infinie, vidjñâna, le Mahat Brahman, est la
¹Diplôme, certificat (mot arabe). (N.d.T.)
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matrice en laquelle il projette la semence de sa propre conception de soi. Sur-Âme, il projette la semence; Mère, Âme-Nature, Énergie emplie de son pouvoir conscient, il la reçoit en cette infinie substance d'être grosse de son Idée illimitable et qui pourtant se limite elle-même. En cette Vastitude de conception de soi, il accueille l'embryon divin et, le développant, le change en une forme mentale et physique de l'existence, née de l'acte originel de la création conceptive. Tout ce que nous voyons sourd de cet acte créateur; mais ce qui naît ici est seulement une idée et une forme finies du non-né et de l'infini. L'Esprit est éternel et supérieur à toute sa manifestation : la Nature, éternelle, sans commencement dans l'Esprit, se poursuit à jamais au rythme des cycles par l'acte sans fin de la création et celui, qui n'est pas une conclusion, de la cessation; l'Âme, de son côté, qui revêt telle ou telle formé en la Nature, n'est pas moins éternelle, anâdî oubhaou api. Lors même qu'en la Nature elle suit l'incessante ronde des cycles, elle est dans Éternel dont elle provient à jamais hissée au-dessus des termes de naissance et de mort et, même en sa conscience apparente ici-bas, peut se rendre compte de cette transcendance constante et innée.
Qu'est-ce, alors, qui fait la différence, qu'est-ce qui entraîne l'âme dans le simulacre de la naissance, de la mort et de la servitude car il est évident qu'il ne s'agit que d'un simulacre? C'est un acte ou un état subordonnés de la conscience, c'est une identification accompagnée d'un oubli de soi avec les modes de la Nature dans les opérations limitées de cette mise en mouvement inférieure et avec ce nœud enveloppé par le moi et borné par l'ego, nœud qui représente l'action du mental, de la vie et du corps. Nous élever au-dessus des modes de la Nature, être traïgounâtîta, est indispensable, si nous devons retourner en notre être pleinement conscient, loin du pouvoir obsédant de l'action inférieure et revêtir la nature libre de l'esprit et son éternelle immortalité. Cette condition du sâdharmya est ce que la Guîtâ va ensuite développer. Elle y a déjà fait allusion et l'a stipulée en y insistant brièvement dans un chapitre précédent; mais il lui faut maintenant indiquer plus précisément ce que sont ces modes, ces gounas, comment ils enchaînent l'âme et la
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coupent de la liberté spirituelle, et ce que l'on entend par s'élever au-dessus des modes de la Nature.
Les modes de la Nature sont tous qualitatifs en leur essence; c'est pour cette raison qu'on les appelle ses gounas ou qualités. Dans toute conception spirituelle de l'univers, il en est fatalement ainsi, car ce qui relie l'esprit à la matière doit être la psyché, le pouvoir de l'âme, et l'action primordiale doit être psychologique et qualitative, non point physique et quantitative; la qualité est en effet l'élément immatériel et le plus spirituel dans toute l'action de l'Énergie universelle, sa première force motrice. La prédominance de la Science physique nous a habitués à une vue différente de la Nature; là, en effet, la première chose qui nous frappe est l'importance donnée à l'aspect quantitatif de ses opérations et la dépendance où elle se trouve par rapport à des combinaisons et des dispositions quantitatives pour créer des formes. Même là, cependant, en découvrant que la matière est une substance ou un acte de l'énergie au lieu que l'énergie soit une force motrice de la substance matérielle existant en soi ou un pouvoir inhérent agissant dans la matière, on en est venu à ressusciter jusqu'à un certain point une plus ancienne façon de lire la Nature universelle. L'analyse des anciens penseurs indiens, sans rejeter l'action quantitative de la Nature, mâtrâ, considérait que cette action était propre à son fonctionnement plus objectif et formellement exécutif, tandis que le pouvoir qui, idéatif et exécutif de façon innée, dispose les choses selon la qualité de leur être et de leur énergie, gouna, swabhâva, est le déterminant premier, sous-jacent dans toutes les dispositions quantitatives extérieures. Si cela n'apparaît pas à la base du monde physique, c'est seulement parce que l'esprit idéatif sous-jacent, le Mahat Brahman, est recouvert et dissimulé par le mouvement de la Matière et de l'énergie matérielle. Mais même dans le monde physique, les divers résultats miraculeux des différentes combinaisons et quantités d'éléments autrement identiques les uns aux autres n'admettent pas d'explication concevable s'il n'existe un pouvoir supérieur de la qualité suscitant la variation, et dont ces dispositions matérielles ne sont que les commodes subterfuges mécaniques. Ou
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du moins disons tout de suite qu'il doit y avoir une secrète capacité idéative de l'énergie universelle, vidjñâna quand même supposerions-nous que cette énergie et son idée instrumentale, bouddhi, sont elles-mêmes mécaniques dans leur nature -, qui fixe les mathématiques et décide des résultantes de ces dispositions extérieures; c'est l'omnipotente Idée en l'esprit qui invente ces processus et y recourt. Et dans l'existence vitale et mentale, la qualité apparaît d'emblée et ouvertement comme le pouvoir premier; la quantité d'énergie n'est qu'un facteur secondaire. Mais en fait, l'existence mentale, l'existence vitale, l'existence physique sont toutes trois soumises aux limitations de la qualité toutes trois gouvernées par ses déterminations, cette vérité semblât-elle de plus en plus obscurcie à mesure que nous descendons l'échelle de l'existence. Seul, l'Esprit qui, par le pouvoir de son idée-être et de son idée-force nommées l'une mahat et l'autre vidjñâna, établit ces conditions n'est pas déterminé de la sorte, ni soumis à aucune limitation que ce soit de qualité ou de quantité, car son immesurable et indéterminable infinité est supérieure aux modes qu'il développe et utilise pour sa création.
Mais d'autre part, toute l'action qualitative de la Nature, si infiniment compliquée en ses détails et sa diversité, apparaît coulée dans le moule de trois modes généraux de qualité partout présents, entrelacés, quasiment inextricables, sattwa, radjas, tamas. Ces modes ne sont décrits dans la Guîtâ qu'en fonction de leur action psychologique en l'homme, ou incidemment dans des choses comme la nourriture pour autant qu'elles aient un effet psychologique ou vital sur les êtres humains. Si nous cherchons une définition plus générale, nous en aurons peut-être un aperçu dans l'idée symbolique de la religion hindoue qui attribue respectivement chacune de ces qualités à l'un des membres de la trinité cosmique, le sattwa à Vishnou le préservateur, le radjas à Brahmâ le créateur, le tamas à Roudra le destructeur. En cherchant derrière une telle idée le fondement rationnel de cette triple attribution, nous pourrions définir les trois modes ou qualités dans les termes de la dynamique de Énergie universelle comme les trois pouvoirs inséparables et
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concomitants de la Nature : équilibre, mouvement, inertie. Mais cela n'est que leur apparence en termes d'action extérieure de la Force. Il en va autrement si nous considérons la conscience et la force comme termes jumeaux de l'Existence unique, toujours coexistants dans la réalité de l'être, quand bien même, dans le prime phénomène extérieur de la Nature matérielle, la lumière de la conscience pourrait-elle sembler disparaître en la vaste action d'une énergie sans clarté ni connaissance, tandis qu'à l'opposé, dans le calme spirituel, l'action peut sembler disparaître en l'immobilité de la conscience qui observe, ou conscience-témoin. Ces deux conditions sont les deux extrêmes du Pourousha et de la Prakriti apparemment séparés; or, à son point extrême l'un n'abolit pas l'autre; tout au plus cache-t-il son éternel compagnon dans les profondeurs du mode d'être qui lui est particulier. Dès lors, puisqu'il y a toujours conscience même en une Force apparemment inconsciente, nous devons découvrir un pouvoir psychologique correspondant de ces trois qualités, pouvoir qui inspire leur action exécutive plus extérieure. Du point de vue psychologique, les trois qualités peuvent se définir ainsi : le tamas est le pouvoir de nescience de la Nature, le radjas son pouvoir d'ignorance active qui cherche et qu'éclairent le désir et l'impulsion, le sattwa son pouvoir de connaissance qui possède et harmonise.
Les trois modes qualitatifs de la Nature sont inextricablement entremêlés dans toute existence cosmique. Le tamas, ou principe de l'inertie, est une nescience passive et inerte qui souffre tous les chocs et tous les contacts sans du tout s'efforcer d'avoir une réaction qui les maîtrise; par elle-même, cette nescience conduirait à une désintégration de toute l'action de l'énergie et à une dispersion radicale de la substance. Mais le pouvoir cinétique du radjas la pousse et, même dans la nescience de la Matière, un principe préservateur, inné mais non possédé, d'harmonie, d'équilibre et de connaissance entre en contact avec elle et l'absorbe. L'énergie matérielle semble tamasique en son action fondamentale, djada, nesciente, mécanique, et désintégrante en son mouvement. Mais elle est dominée par une force et une impulsion énormes de muette kinésis
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radjasique qui, même en et par sa dispersion et sa désintégration, la conduit à édifier et à créer et, d'un autre côté, par un élément sattwique idéatif dans sa force apparemment inconsciente qui, toujours, impose une harmonie et un ordre préservateur aux deux tendances opposées. Le radjas, ou principe d'effort créateur, de mouvement et d'impulsion en la Prakriti, de kinésis, pravritti, perçu ainsi dans la Matière apparaît plus évidemment comme une passion consciente ou à demi consciente de recherche, de désir et d'action dans le caractère dominant de la Vie : car cette passion est la nature de toute existence vitale. Et par lui-même, le radjas mènerait, en sa propre nature, à une vie, une activité et une création toujours changeantes et instables, sans nul résultat définitif. Mais confrontée d'un côté par le pouvoir désintégrateur du tamas avec la mort, la déchéance et l'inertie, son action ignorante est, de l'autre côté de son fonctionnement, établie, harmonisée, soutenue par le pouvoir du sattwa, subconscient dans les formes inférieures de la vie, de plus en plus conscient dans l'émergence de la mentalité, très conscient dans l'effort de l'intelligence évoluée que représentent la volonté et la raison chez l'être mental pleinement développé. Le sattwa, ou principe de la connaissance qui comprend et de l'assimilation, de la mesure et de l'équilibre qui harmonisent, ne mènerait en soi qu'à une durable concorde d'harmonies fixes et lumineuses; mais dans les mouvements du monde, il est tenu de suivre la lutte et l'action mutables de la kinésis éternelle, et constamment terrassé ou borné par les forces de l'inertie et de la nescience. Ainsi apparaît ce monde que gouverne le jeu des trois modes qualitatifs de la Nature en leur entrelacement où chacun impose aux autres des limites.
La' Guîtâ applique cette analyse généralisée de Énergie universelle à la nature psychologique de l'homme dans son esclavage vis-à-vis de la Prakriti et dans la réalisation de la liberté spirituelle. Par la pureté de sa qualité, le sattwa, nous dit-elle, est cause de lumière et d'illumination, et la vertu de cette pureté fait qu'il ne produit ni maladie ni morbidité, ni souffrance dans la nature. Lorsque par toutes les portes du corps,
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entre une marée de lumière, comme si les portes et les fenêtres d'une maison fermée étaient ouvertes au soleil une lumière de compréhension, de perception, de connaissance -, lorsque l'intelligence est alerte et illuminée, les sens vivifiés, toute la mentalité satisfaite et emplie de brillance et l'être nerveux calmé et plein d'un bien-être illuminé et de clarté, prasâda, on doit comprendre qu'il s'est produit un fort accroissement et une élévation du gouna sattwique en la nature. Car la connaissance, un bien-être, un plaisir, un bonheur harmonieux sont les résultats caractéristiques du sattwa. Le plaisir sattwique n'est pas seulement ce contentement qu'apporte une clarté intérieure due à la satisfaction de la volonté et de l'intelligence, mais aussi tout le délice et toute la joie qui viennent de ce que l'âme se possède dans la lumière ou bien de ce qu'existe un accord, un équilibre satisfaisant et véritable entre l'âme qui regarde, la Nature qui entoure et les objets qu'elle offre au désir et à la perception.
Par ailleurs, le radjas, nous dit la exécutive, a pour essence l'inclination et la vive attirance. Le radjas est enfant de l'attachement de l'âme au désir des objets; il naît de la soif qu'a la nature pour une satisfaction point possédée. Il est dès lors plein d'agitation et de fièvre, de convoitise, d'avidité et d'excitation, d'impulsions chercheuses, et tout cela s'élève en nous, quand augmente le gouna intermédiaire. C'est la force du désir qui est derrière toute initiative personnelle ordinaire d'action et tout ce remuement, cette recherche et cette propulsion de notre nature, composantes de l'élan vers l'action et les œuvres, pravritti. Le radjas est donc évidemment la force cinétique parmi les modes de la Nature. Il a pour fruit le désir passionné de l'action, mais aussi le chagrin, la douleur, toutes sortes de souffrances; car il ne possède pas son objet de la bonne façon en fait, le désir implique la non-possession et même le plaisir qu'il goûte dans la possession acquise est instable et troublé, car sa connaissance n'est pas claire, et il ne sait comment posséder ni ne peut trouver le secret de l'harmonie et de la juste jouissance. Toute recherche ignorante et passionnée de la vie appartient au mode radjasique de la Nature.
Le tamas, enfin, naît de l'inertie et de l'ignorance; le fruit en
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est aussi l'ignorance et l'inertie. C'est l'obscurité du tamas qui obscurcit la connaissance et cause toute la confusion, toute l'illusion. Le tamas est par conséquent le contraire du sattwa, car l'essence du sattwa est la mise en lumière, prakâsha, et l'essence du tamas est l'absence de lumière, la nescience, aprakâsha, Mais le tamas fait que l'on est incapable ou que l'on néglige d'agir, et entraîne également l'incapacité et la négligence dues à l'erreur, à l'inattention et à la méprise ou à l'incompréhension; l'indolence, la langueur et le sommeil relèvent de ce gouna. Dès lors, il est aussi le contraire du radjas; car l'essence du radjas est le mouvement, l'impulsion, la kinésis, pravritti, tandis que l'essence du tamas est l'inertie, apravritti. Le tamas est l'inertie de la nescience et l'inertie de l'inaction, une double négation.
Ces trois qualités de la Nature sont évidemment présentes et actives dans tous les êtres humains, et l'on ne peut dire de personne qu'il soit tout à fait dépourvu de deux ou même d'aucune des trois; nul n'est coulé dans le moule d'un seul gouna à l'exclusion des autres. Tous les hommes ont en eux, à quelque degré que ce soit, l'impulsion radjasique du désir et de l'activité, et possèdent le don sattwique de la lumière et du bonheur, un certain équilibre, une certaine adaptation du mental à lui-même, à son milieu et à ses objets, et tous ont leur part d'incapacité et d'ignorance ou de nescience tamasiques. Mais ces qualités ne sont constantes chez aucun homme dans l'action quantitative de leur force ni dans la combinaison de leurs éléments. Variables, elles sont en effet continuellement dans un état d'impact réciproque, de déplacement, d'interaction. Tantôt l'une mène, tantôt une autre s'accroît et prédomine, et chacune nous soumet à son action caractéristique et à ses conséquences. Ce n'est qu'en vertu d'une prédominance générale et ordinaire de telle ou telle qualité que l'on peut dire d'un homme qu'il est sattwique, radjasique ou tamasique en sa nature; mais ce ne peut être qu'une description globale : rien d'exclusif, ni d'absolu. Les trois qualités sont un triple pouvoir dont l'interaction décide du caractère et de la disposition qui, à leur tour par leurs divers élans, déterminent les actions de l'homme naturel. Mais ce triple pouvoir est en même temps une triple corde
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de servitude. "Les trois gounas issus de la Prakriti, dit la exécutive, enchaînent dans le corps l'impérissable habitant du corps." D'une certaine manière, nous pouvons voir immédiatement qu'il doit y avoir servitude à suivre l'action des gounas; car ils sont tous les trois limités, étant finis en qualité et en fonctionnement, et ils causent la limitation. Le tamas est, sous ses deux aspects, une incapacité; de toute évidence, il enchaîne donc à la limitation. Le désir radjasique, incitant à l'action, est un pouvoir plus positif; mais cependant, nous pouvons assez bien voir qu'avec sa mainmise sur l'homme, mainmise limitative et absorbante, le désir doit toujours être une servitude. Mais comment le sattwa, le pouvoir de connaissance et de bonheur, devient-il une chaîne? C'est parce qu'il est un principe de la nature mentale, un principe de la connaissance limitée et limitative et d'un bonheur qui dépend de la juste poursuite ou du juste accomplissement de cet objet ou de cet autre, ou bien d'états particuliers de la mentalité, d'une lumière du mental qui ne peut être qu'un demi-jour plus ou moins clair. Son plaisir ne peut être qu'une intensité passagère ou qu'un confort qualifié. Tout autres sont l'infinie connaissance spirituelle et la libre joie existante en soi de notre être spirituel.
Mais se pose alors cette question : comment notre esprit infini et impérissable, même imbriqué dans la Nature, en arrive-t-il à se limiter à l'action inférieure de la Prakriti et à subir cet esclavage, et comment — à l'instar de l'esprit suprême dont il est une portion n'est-il pas libre en son infinité lors même qu'il savoure les limitations spontanées de son évolution active? La raison, dit la Guîtâ, en est notre attachement aux gounas et au résultat de leurs opérations. Le sattwa, dit-elle, attache au bonheur, le radjas attache à l'action, le tamas recouvre la connaissance et attache à la négligence née de l'erreur et de l'inaction. Ou encore : "Le sattwa enchaîne par l'attachement à la connaissance et par l'attachement au bonheur, le radjas enchaîne l'esprit incarné par l'attachement aux œuvres, le tamas enchaîne par la négligence, l'indolence et le sommeil." En d'autres termes, par attachement au plaisir tiré des gounas et de leurs résultats, l'âme concentre sa conscience sur l'action inférieure
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et extérieure de la vie, du mental et du corps dans la Nature, s'emprisonne dans la forme de ces choses et oublie sa conscience plus grande qui est à l'arrière, dans l'esprit; elle n'est pas consciente du libre pouvoir et du domaine du Pourousha libérateur. Afin d'être délivrés et parfaits, nous devons évidemment nous retirer de ces choses, nous éloigner des gounas, nous placer au-dessus et retourner au pouvoir de cette libre conscience spirituelle au-dessus de la Nature.
Mais cela semblerait impliquer un arrêt de toute action, puisque ce sont les gounas, puisque c'est la Nature qui, par le chenal de ses modes, accomplit toute action naturelle. L'âme ne peut agir par elle-même, elle ne peut agir qu'au moyen de la Nature et de ses modes. Et pourtant, la Guîtâ, tout en exigeant que l'on se libère des modes, insiste sur la nécessité de l'action. On voit ici combien il est important qu'elle souligne le rôle de l'abandon des fruits; car le désir pour les fruits de l'action est la cause la plus puissante de l'esclavage de l'âme; et en y renonçant, l'âme peut être libre dans l'action. L'ignorance est le résultat de l'action tamasique, la douleur la conséquence des œuvres radjasiques : la douleur réactive due à la déception, à l'insatisfaction, ou au caractère transitoire des choses. Dès lors, l'attachement aux fruits de ce genre d'activité, accompagnés qu'ils sont de ces réactions indésirables, ne présente aucun avantage. Mais le fruit des œuvres accomplies de la façon juste est pur et sattwique, le résultat intérieur en est la connaissance et le bonheur. Il faut néanmoins abandonner entièrement jusqu'à l'attachement à ces choses délectables : tout d'abord, ce sont dans le mental des formes limitées et limitatives, et en second lieu la jouissance en est une source de perpétuelle insécurité, du fait que le sattwa s'embrouille constamment avec le radjas et le tamas dont il subit l'assaut et qui peuvent à chaque instant le dominer. Mais serait-on libre de tout attachement au fruit, il peut y avoir un attachement au travail lui-même, soit pour l'amour du travail, et c'est le lien radjasique essentiel, ou à causé d'une veule sujétion à la Nature qui nous mène, et c'est le lien tamasique, ou pour l'attirante justesse de la chose accomplie, et c'est le mobile sattwique de l'attachement qui exerce son
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pouvoir sur le vertueux, ou sur l'homme de connaissance. Et ici, le recours se trouve évidemment dans cette autre injonction de la Guîtâ : abandonner l'action elle-même au Seigneur des œuvres et n'être qu'un instrument sans désir et équanime de sa volonté. Voir que les modes de la Nature sont à eux seuls l'agent et la cause de nos œuvres, connaître ce qui est suprême au-dessus des gounas, et vers cela se tourner, tel est le moyen de nous élever au-dessus de la nature inférieure. C'est de cette manière seulement que nous pouvons atteindre au mouvement et au statut du Divin, mad-bhâva, grâce auxquels, libre de la sujétion à la naissance et à la mort et à leur escorte — le déclin, la vieillesse, la souffrance -, l'âme libérée jouira enfin de l'immortalité et de tout ce qui est éternel.
Mais, demande Ardjouna, à quoi reconnaît-on un tel homme? Comment agit-il et comment, même dans l'action, est-il, à ce que l'on dit, au-dessus des trois gounas? Le signe, répond Krishna, c'est cette égalité dont J'ai si constamment parlé; le signe, c'est qu'intérieurement il considère le bonheur et la souffrance d'un même regard, que l'or, la boue et la pierre ont pour lui la même valeur et qu'à ses yeux l'agréable et le désagréable, la louange et le blâme, l'honneur et l'insulte, la conjuration de ses amis et la cabale de ses ennemis se valent. Il est fermement établi en un calme et une quiétude intérieurs pleins de sagesse que rien ne peut perturber ni modifier. Il n'entreprend nulle action, mais laisse aux gounas de la Nature toutes les œuvres à faire. Le sattwa, le radjas ou le tamas peuvent s'élever ou s'arrêter dans sa mentalité extérieure ou dans ses mouvements physiques, avoir leurs résultats d'illumination, d'impulsion au travail ou d'inaction et obscurcir l'être mental et nerveux, mais il ne se réjouit point, lorsque cela se produit ou s'arrête; pas davantage n'abhorre-t-il en revanche l'opération ou la cessation de ces choses ni ne s'y dérobe-t-il. Il s'est établi dans la lumière consciente d'un autre principe que la nature constituée par les gounas et cette plus grande conscience demeure ferme en lui, au-dessus de ces pouvoirs, inébranlée par leurs mouvements, tel le soleil au-dessus des nuages pour celui qui s'est élevé dans une atmosphère supérieure. De cette hauteur, il voit que ce sont les
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gounas qui sont en action et que leur tempête ou leur accalmie ne sont pas lui, mais simplement un mouvement de la Prakriti; son moi au-dessus ne peut être remué, et son esprit ne participe pas à cette mouvante mutabilité des choses instables. Telle est l'impersonnalité de la condition brahmique; car ce principe supérieur, cette plus grande conscience vaste et haut située, koûtastha, est le Brahman immuable.
Mais de toute évidence, il existe là un double statut, une scission de l'être entre deux opposés; un esprit libéré dans le Moi, le Brahman immuable, observe l'action d'une Nature non libérée et mutable Akshara et Kshara. N'existe-t-il aucun statut plus grand, aucun principe de perfection plus absolue? Cette division est-elle la plus haute conscience possible dans le corps, et le Yoga a-t-il pour fin de laisser tomber la nature mutable et les gounas issus de l'incarnation dans la Nature et de disparaître en l'impersonnalité et l'éternelle paix du Brahman? Ce laya, cette dissolution du Pourousha individuel, est-ce donc la plus grande libération? Il semblerait y avoir autre chose, car la Guîtâ dit à la fin, revenant toujours à cette unique note finale : "Celui qui M'aime et Me recherche avec un amour et une adoration qui ne fléchissent point, celui-là aussi franchit les trois gounas et il est préparé à devenir le Brahman." Ce "Moi", c'est le Pouroushôttama qui est la fondation du Brahman silencieux et de l'immortalité, de l'impérissable existence spirituelle, du Dharma éternel et d'un bonheur extatique absolu. Il y a donc un statut plus grand que la paix de l'Akshara observant, sans en être touché, la lutte des gounas. Il y a une expérience et une fondation spirituelles suprêmes au-dessus de l'immuabilité du Brahman, il y a un Dharma éternel plus grand que l'impulsion radjasique vers les oeuvres, pravritti, il y a un délice absolu que n'affecte pas la souffrance radjasique et qui se trouve au-delà du bonheur sattwique; on découvre ces choses et on les possède en demeurant en l'être et le pouvoir du Pouroushôttama. Mais cela s'acquérant par la bhakti, le statut doit en être la joie divine, l'Ânanda, en quoi s'éprouvent l'union de l'amour absolu¹ et la
¹niratishaya-prémâspadatwam ânanda-tattwam.
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possession dans l'unité, couronnement de la bhakti. Et s'élever en cet Ânanda, en cette inexprimable unité doit être le parachèvement de la perfection spirituelle et l'accomplissement de l'éternel Dharma d'immortalité.
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LES TROIS POUROUSHAS*
Du commencement à la fin, la doctrine de la Guîtâ converge, sur toutes ses lignes et par toute la flexibilité de ses tournures, vers une pensée centrale unique, à laquelle elle parvient en équilibrant et en conciliant tous les désaccords des divers systèmes philosophiques et en synthétisant soigneusement les vérités de l'expérience spirituelle, des lumières qui, souvent, sont en conflit ou qui, du moins, divergent lorsqu'on les prend séparément ou qu'on les suit de façon exclusive, selon leur arc et leur courbe extérieure de radiation, mais qui sont ici groupés en un seul foyer de vision globale. Cette pensée centrale est l'idée d'une triple conscience, qui est trois et néanmoins une, présente sur toute l'échelle de l'existence.
Il y a ici-bas un esprit qui œuvre dans le monde et qui est un sous d'innombrables apparences. C'est lui qui élabore la naissance et l'action, lui le pouvoir qui meut la vie, la conscience qui demeure dans les myriadaires mutabilités de la Nature et y organise les associations; il est la réalité constituante de tout ce mouvement dans l'Espace et le Temps; il est en soi le Temps, l'Espace et la Circonstance. Il est cette multitude d'âmes dans les mondes; il est les dieux et les hommes, les créatures et les choses, les forces, les qualités et les quantités, les pouvoirs et les présences. Il est la Nature, qui est pouvoir de l'Esprit, et il est les objets, qui sont ses phénomènes manifestés comme noms, idées et formes, et il est les existences, qui sont des portions, des naissances et des devenirs de cette entité spirituelle unique et existante en soi, l'Un, l'Éternel. Mais ce que, de façon évidente, nous voyons à l'oeuvre devant nous, n'est point cet Éternel et sa Shakti consciente; c'est une Nature qui, dans l'aveugle tension de ses travaux, ignore l'esprit qu'elle porte en son action. Son labeur est un jeu confus, ignorant et limitatif de certains modes,
*Guîtâ, XV.
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qualités, principes de force fondamentaux dans l'opération mécanique et la fixité ou le flux de leurs conséquences. Et toute âme qui vient à la surface dans son action, paraît elle-même ignorante, douloureuse, liée au jeu incomplet et insatisfaisant de cette Nature inférieure. Le Pouvoir inhérent en elle est autre, toutefois, que ce qu'il paraît être ainsi; car dissimulé en sa vérité, manifesté en ses apparences, il y a le Kshara, l'Âme universelle, l'esprit en la mutabilité du phénomène et du devenir cosmiques, un avec l'Immuable et le Suprême. Nous devons arriver à cette vérité cachée derrière la manifestation de ses apparences; découvrir l'Esprit derrière ces voiles et voir que l'individuel, l'universel, le transcendant, tout est l'Un, vâsoudévah sarvam iti. Chose impossible à atteindre avec quelque plénitude sur le plan de la réalité intérieure tant que nous vivons concentrés dans la Nature inférieure. Car dans ce mouvement moins important, la Nature est une ignorance, une Mâyâ; elle recèle le Divin dans ses plis, mais se Le cache, à elle et à ses créatures. Le Divin est caché par la Mâyâ de Son Yoga créateur de toute chose, Éternel représenté dans le transitoire, l'Être absorbé et recouvert par les phénomènes de sa manifestation. Dans le Kshara pris séparément comme une chose en soi, dans l'universel mutable considéré hors de l'Immuable et du Transcendant indivis, il n'y a nulle plénitude de connaissance, nulle plénitude pour notre être et, par conséquent, nulle libération.
Mais il est alors un autre esprit dont nous prenons conscience et qui n'est aucune de ces choses, qui est être pur, et cela seulement. Cet Esprit est éternel, toujours identique, jamais changé ni affecté par la manifestation, l'un, le stable, une existence en soi indivise et pas même apparemment divisée par la division des choses et des pouvoirs dans la Nature; il est inactif en l'action de la Nature, immobile en son mouvement. Il est le Moi de tout et cependant intouché, indifférent, intangible, comme si toutes ces choses qui dépendent de lui étaient non-moi, n'étaient pas ses résultats, ses pouvoirs et ses conséquences, mais constituaient une représentation de l'action se déroulant sous l'œil d'un spectateur qui ne participerait ni ne serait affecté. Car le mental qui monte la pièce et y participe, est
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autre que le Moi qui, indifférent, contient l'action. L'esprit est intemporel, bien que nous le voyions dans le Temps; il n'est pas étendu dans l'espace, bien qu'il nous semble imprégner l'espace. Nous en prenons conscience dans la mesure où nous nous retirons de l'extérieur vers l'intérieur, ou bien dans la mesure où, derrière l'action et le mouvement, nous cherchons quelque chose d'éternel et de stable, ou encore dans la mesure où nous quittons le temps et sa création pour passer dans l'incréé, où nous quittons le phénomène pour passer dans l'être, le personnel pour passer dans l'impersonnalité, le devenir pour passer dans l'inaltérable existence en soi. Tel est l'Akshara, l'immuable en le mutable, l'immobile en le mobile, l'impérissable en les choses périssables. Ou plutôt, puisqu'il n'y a qu'apparence d'imprégnation, c'est l'immuable, l'immobile, l'impérissable en quoi se déroule toute la mobilité des choses mutables et périssables.
L'esprit kshara, qui nous est visible sous la forme de toute existence naturelle et de la totalité de toutes les existences, se meut et s'infuse en son action dans l'immobile Akshara éternel. Ce Pouvoir mobile du Moi agit dans cette stabilité fondamentale du Moi; il est alors le second principe de la Nature matérielle, Vâyou, avec sa force de contact qui agrège et sépare, attire et repousse; il soutient la force formatrice qui est dans les mouvements ignés (radiants, gazeux, électriques) et les autres mouvements élémentaux, et s'étend par imprégnation dans la stabilité subtilement massive de l'éther. Cet Akshara est le moi supérieur à la bouddhi il dépasse même ce suprême principe subjectif de la Nature dans notre être, l'intelligence libératrice, grâce à laquelle l'homme, franchissant son mental mouvant et agité et retournant à son moi spirituel éternel et calme, est enfin libre de la continuelle naissance et de la longue chaîne de l'action, du karma. Ce moi en son statut le plus élevé, param dhâma, est un non-manifeste par-delà même le principe non manifesté de la Prakriti cosmique et originelle, Avyakta, et si l'âme se tourne vers cet Immuable, l'emprise du cosmos et de la Nature se détache d'elle et, dépassant la naissance, elle gagne une existence éternelle et inaltérable. Les deux sont alors les deux esprits que nous voyons dans le monde; l'un émerge au
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premier plan dans son action, l'autre demeure en retrait, fermement établi en ce silence perpétuel d'où provient l'action et où cessent toutes les actions, s'évanouissant en l'être intemporel, nirvana. Dwâvimaou pouroushaou lôké ksharahtchâkshara éva tcha.
La difficulté qui déconcerte notre intelligence est celle-ci : les deux semblent irréductiblement opposés, sans rien qui les relie vraiment, ni aucune transition qui se fasse de l'un à l'autre, si ce n'est par un mouvement intolérant de séparation. Le Kshara agit, ou du moins stimule l'action isolément dans l'Akshara; l'Akshara se tient à l'écart, centré sur lui-même, isolé, dans son inactivité, du Kshara. A première vue, cela semblerait presque mieux, plus logique, plus compréhensible, si, avec les sânkhyens, nous admettions une dualité originelle et éternelle Pourousha-Prakriti, voire même une éternelle pluralité d'âmes. Notre expérience de l'Akshara serait alors simplement un retrait de chaque Pourousha en lui-même, se détournant de la Nature et dès lors de tout contact avec les autres âmes dans les relations de l'existence; car chaque âme se suffit à elle-même, est infinie et complète en son essence. Or, tout compte fait, l'expérience finale est celle d'une unité de tous les êtres, qui n'est point seulement une communauté d'expérience, une sujétion commune à une force de la Nature, mais une unité dans l'esprit, une vaste identité de l'être conscient par-delà toute cette infinie variété de déterminations, derrière tout cet apparent séparatisme de l'existence relative. La Guîtâ prend pour base cette suprême expérience spirituelle. Elle paraît sans doute admettre une éternelle pluralité d'âmes soumises à leur unité éternelle qui, en même temps, les soutient, car le cosmos existe à jamais et la manifestation suit des cycles sans fin; pas davantage n'affirme-t-elle nulle part ni n'emploie-t-elle aucune expression qui indiquerait une absolue disparition, laya, l'annulation de l'âme individuelle dans l'Infini. Mais elle affirme en même temps, et en y insistant fortement, que l'Akshara est le moi unique de toutes ces multiples âmes, et il est par suite évident que ces deux esprits sont un statut duel d'une unique existence éternelle et universelle. C'est là une doctrine très ancienne, qui
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constitue toute l'assise de la vision majeure des Oupanishads ainsi, lorsque l'Îsha Oupanishad nous dit que le Brahman est à la fois le mobile et l'immobile, l'Un et le Multiple, est le Moi et toutes les existences, âtman, sarva-bhoûtâni, est la Connaissance et l'Ignorance, est l'éternelle condition de non-né et aussi la naissance des existences, et qu'insister sur une seule de ces choses en en rejetant l'éternelle contrepartie est une obscurité de la connaissance exclusive ou une obscurité de l'ignorance. Comme la Guîtâ, l'Îsha tient à ce que l'homme connaisse et embrasse les deux et découvre le Suprême en son entièreté samagram mâm, dit la Guîtâ afin de jouir de l'immortalité et de vivre en l'Éternel. L'enseignement de la Guîtâ et cet aspect de l'enseignement des Oupanishads sont jusque-là d'accord; car ils considèrent et admettent les deux côtés de la réalité et cependant arrivent à l'identité qu'ils tiennent pour la conclusion de l'existence et sa plus haute vérité.
Mais si vraies qu'elles soient, et si puissamment qu'elles attirent notre vision la plus haute, cette connaissance et cette expérience plus grandes doivent encore se débarrasser d'une très réelle et pressante difficulté, d'une contradiction tout à la fois pratique et logique qui semble au premier abord persister jusqu'aux suprêmes hauteurs de l'expérience spirituelle, Éternel est autre que cette expérience mobile subjective et objective, il existe une conscience plus grande, na idam yad oupâsaté¹; et pourtant, tout ceci est en même temps Éternel, tout ceci est en même temps l'éternelle vision de soi de l'Être, sarvam khalou idam brahma², ayam âtmâ brahma³. Éternel est devenu toutes les existences, âtmâ abhoût sarva-bhoûtâni4; comme le dit la Shwétâshwatara Oupanishad : "Tu es ce garçon et, là-bas, cette jeune fille et ce vieillard qui, pour marcher, s'appuie sur son bâton." De même, dans la Guîtâ, le Divin dit-Il qu'il est Krishna et Ardjouna et Vyâsa et Oushanas, et le lion et
¹Kéna Oupanishad.
²Tchhândôgya Oupanishad : En vérité, tout ceci qui est, est le Brahman.
³Mândoûkya Oupanishad : Le Moi est le Brahman.
4Îsha Oupanishad.
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l'arbre ashwattha, et la conscience et l'intelligence et toutes les qualités et le moi de toutes les créatures. Mais comment les deux sont-ils le même, lorsqu'ils semblent non seulement si opposés en nature, mais encore si difficiles à unifier en expérience? En effet, lorsque nous vivons en la mobilité du devenir, si nous pouvons prendre conscience de l'immortalité de l'intemporelle existence en soi, il ne nous est guère possible d'y vivre. Et lorsque nous nous établissons en l'être intemporel, le Temps, l'Espace et la circonstance se détachent de nous et commencent d'apparaître comme un rêve agité dans l'Infini. À première vue, la conclusion la plus convaincante serait que la mobilité de l'esprit dans la Nature est une illusion, une chose qui n'a de réalité que quand nous y vivons, mais qui n'est pas réelle en essence : c'est pourquoi, lorsque nous retournons dans le moi, elle se détache de notre essence incorruptible. C'est ainsi que, d'habitude, on tranche le nœud de l'énigme, brahma satyam djagan mithyâ.
La Guîtâ ne prend pas refuge en cette explication, qui présente d'énormes difficultés, sans compter qu'elle ne parvient pas à justifier l'illusion. Cette explication, en effet, se contente de dire que tout est une Mâyâ mystérieuse et incompréhensible nous pourrions tout aussi bien dire que tout est une double réalité mystérieuse et incompréhensible, l'esprit se cachant de l'esprit. La Guîtâ, elle, parle de la Mâyâ, mais seulement comme d'une conscience partielle et déroutante qui n'a plus de prise sur la réalité complète, vit dans le phénomène de la Nature mobile et ne voit point l'Esprit dont elle est le pouvoir d'action, mé prakritih. Lorsque nous transcendons cette Mâyâ, le monde ne disparaît pas; simplement, tout le sens en est centralement modifié. Dans la vision spirituelle, nous ne découvrons pas que tout ceci n'a pas d'existence réelle, mais plutôt que tout est, bien que dans un tout autre sens que sa présente signification erronée : tout est le moi, l'âme, la nature du Divin, tout est Vâsoudéva. Pour la Guîtâ, le monde est réel, c'est une création du Seigneur, un pouvoir de Éternel, une manifestation issue du Parabrahman, et même cette nature inférieure de la triple Mâyâ dérive de la suprême Nature divine. Pas davantage ne pouvons-nous
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nous réfugier tout à fait dans cette distinction selon laquelle il y a une réalité double : d'une part, inférieure, active et temporelle et, de l'autre, supérieure, calme, immobile et éternelle au-delà de l'action; distinction selon laquelle notre libération consiste à passer de cet état partiel à cette grandeur, de l'action au silence. La Guîtâ y insiste en effet : nous pouvons et devons, lors même que nous vivons, être conscients dans le moi et dans son silence, et cependant agir puissamment dans le monde de la Nature. Et de donner l'exemple du Divin Luimême que ne lie pas la nécessité de naître, qui est libre et supérieur au cosmos et, néanmoins, demeure éternellement dans l'action, varia éva tcha karmani. C'est dès lors en revêtant une apparence de la nature divine dans sa plénitude que l'unité de cette double expérience devient entièrement possible. Mais quel est le principe de cette unité?
La Guîtâ le trouve dans sa suprême vision du Pouroushôttama, car selon sa doctrine, c'est le type de l'expérience complète la plus haute, la connaissance des connaissants intégraux, kritsna-vidah. L'Akshara est para, suprême, par rapport aux éléments et à l'action de la Nature cosmique. C'est l'immuable Moi de tous, et l'immuable Moi de tous est le Pouroushôttama, L'Akshara est, lui, dans la liberté de son existence en soi que n'affecte point l'action de son pouvoir dans la Nature, que ne heurte point l'élan de son devenir, que ne dérange point le jeu de ses qualités. Mais pour grand qu'il soit, ce n'est là qu'un aspect de la connaissance intégrale. Le Pouroushôttama, cependant, est plus grand que l'Akshara, parce qu'il est plus que cette immuabilité et qu'il n'est pas limité même par le plus haut statut éternel de son être, param dhâma. C'est néanmoins par le canal de tout ce qui est immuable et éternel en nous que nous arrivons à ce statut suprême dont on ne revient pas pour naître; telle était la libération que recherchaient les hommes avisés d'antan, les anciens sages. Mais poursuivie au moyen du seul Akshara, cette tentative de libération devient la recherche de l'Indéfinissable, chose bien difficile pour notre nature, incarnés que nous sommes ici-bas dans la Matière. L'Indéfinissable, auquel l'Akshara, le moi pur et intangible en nous, ici-bas, s'élève en son élan
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séparateur, est un certain Non-Manifeste suprême, parah avyaktah, et ce suprême Akshara non manifesté est encore le Pouroushôttama. Dès lors, comme la Guîtâ l'a dit, ceux-là aussi qui poursuivent l'Indéfinissable viennent à Moi, le Divin éternel. Mais il est quand même davantage qu'un suprême Akshara non manifesté, davantage que n'importe quel Absolu négatif, néti néti, parce qu'on doit aussi le connaître comme suprême Pourousha déployant en sa propre existence tout cet univers. Il est un suprême et mystérieux Tout, un ineffable Absolu positif de toutes choses ici-bas. Il est le Seigneur dans le Kshara, le Pouroushôttama non seulement là, mais ici dans le cœur de chaque créature, Îshwara. Et là aussi, même en son statut éternel le plus élevé, parah avyaktah, il est le Seigneur suprême, Parameshwara, non pas un Indéfinissable lointain et sans relations, mais l'origine, le père, la mère, la prime fondation, la demeure éternelle du moi et du cosmos, le Maître de toutes les existences, qui prend plaisir à l'ascèse et au sacrifice. C'est en le connaissant à la fois dans l'Akshara et le Kshara, c'est en connaissant en lui le Non-Né qui se manifeste partiellement dans toutes les naissances et descend même personnellement et constamment comme Avatâr, c'est en le connaissant en son entièreté, samagram mâm, que l'âme s'affranchit aisément des apparences de la Nature inférieure et que, par une vaste et soudaine croissance et une ample, une immesurable ascension, elle retourne en l'être divin et la suprême Nature. Car la vérité du Kshara est elle aussi une vérité du Pouroushôttama. Le Pouroushôttama est dans le cœur de chaque créature et se manifeste dans ses innombrables vibhoûtis; le Pouroushôttama est l'esprit cosmique dans le Temps, et c'est lui qui commande l'action divine de l'esprit humain libéré. Il est tout ensemble l'Akshara et le Kshara, et cependant il est autre, car il est davantage et il est plus grand que l'un ou l'autre de ces opposés. Outtamah pouroushas twanyah paramâtmétyoudâhritah, yô lôka-trayam âvishya bibhartyavyaya îshwarah, "Mais autre que ces deux est l'esprit le plus haut, que l'on appelle le Moi suprême, qui pénètre en les trois mondes et les soutient, le Seigneur impérissable." Ce verset est le mot-clef par lequel la Guîtâ
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réconcilie ces deux aspects apparemment contraires de notre existence.
L'idée du Pouroushôttama a été préparée, suggérée, ébauchée, tenue même pour établie depuis le début, mais c'est seulement maintenant, au quinzième chapitre, qu'elle est expressément formulée et que la distinction porte un nom illuminateur. Et il est instructif de voir comment elle est directement abordée et développée. Pour s'élever en la nature divine, on nous l'a dit, il faut d'abord s'établir en une parfaite égalité spirituelle et se hisser au-dessus de la nature inférieure marquée par les trois gounas. Transcendant ainsi la Prakriti inférieure, nous nous fixons en l'impersonnalité, en l'imperturbable supériorité sur toute action, en la pureté vis-à-vis de toute définition, de toute limitation imposées par la qualité, en cela qui constitue un aspect de la nature manifestée du Pouroushôttama, sa manifestation d'éternité et d'unité du moi, ou Akshara. Mais il y a aussi une ineffable et éternelle multiplicité du Pouroushôttama, une suprême vérité, qui est la vérité la plus vraie, derrière le mystère primordial de la manifestation de l'âme. L'Infini possède un éternel pouvoir, une action sans commencement ni fin de sa Nature divine, et dans cette action le miracle de la personnalité de l'âme émerge d'un jeu de forces apparemment impersonnelles, prakritir djîva-bhoûtâ. Ce qui est possible du fait que la personnalité est elle aussi un caractère du Divin et trouve en l'Infini sa vérité et sa signification spirituelles les plus hautes. Mais la Personne dans l'Infini n'est point la personnalité égoïste, séparatrice et sans mémoire qui est dans la Prakriti inférieure; c'est quelque chose d'élevé, d'universel et de transcendant, d'immortel et de divin. Ce mystère de la Personne suprême est le secret de l'amour et de la dévotion. La personne spirituelle, pourousha, l'âme éternelle en nous s'offre, elle et tout ce qu'elle a et est, à l'éternel Divin, à la Personne suprême, à la Divinité suprême, dont elle est une portion, ansha. La plénitude de la connaissance se trouve en cette offrande de soi, en cette élévation de notre nature personnelle par l'amour et l'adoration pour l'ineffable Maître de notre personnalité et de ses actes; le sacrifice des œuvres est ainsi consommé et parfaitement sanctionné.
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C'est donc par ces choses que l'âme humaine s'accomplit le plus totalement dans cet autre secret dynamique, cet autre grand aspect intime de la nature divine, et qu'elle possède, par cet accomplissement, la fondation de l'immortalité, la suprême félicité et le Dharma éternel. Et ayant ainsi exposé cette double condition : l'égalité dans le moi unique, l'adoration de l'unique Seigneur, tout d'abord séparément comme s'il s'agissait de deux moyens différents de parvenir au statut brahmique, brahmabhoûyâya l'une prenant la forme d'un sannyâsa quiétiste, l'autre une forme d'amour divin et d'action divine -, la Guîtâ continue à présent en unissant le personnel et l'impersonnel dans le Pouroushôttama et en définissant leurs relations. Car l'objet de la Guîtâ est de se débarrasser des exclusions et des exagérations séparatrices et de fondre ces deux aspects de la connaissance et de l'expérience spirituelle en une seule voie parfaite vers la suprême perfection.
Vient d'abord une description de l'existence cosmique selon l'image védântique de l'arbre ashwattha. Cet arbre de l'existence cosmique n'a ni commencement ni fin, nânto na tchâdih, dans l'espace ou le temps; car il est éternel et impérissable, avyaya. Nous n'en pouvons percevoir la forme réelle en ce monde matériel où l'homme est incarné, pas davantage n'a-t-il de durable fondation apparente ici-bas; il est mouvement infini, et sa base est au-dessus, dans le suprême de l'Infini. Il a pour principe l'ancien et sempiternel besoin d'agir, pravritti, qui à jamais découle sans début et sans fin de l'Âme originelle de toute existence, âdyam pourousham yatah pravrittih prasritâ pourânî. Par conséquent, sa source originelle est au-dessus, par-delà le Temps, dans Éternel, mais ses branches s'éploient au-dessous, et il étend et plonge ses autres racines les solides et tenaces racines de l'attachement et du désir, avec leurs conséquences, qui sont toujours plus de désir et une action se développant sans fin -, les plonge vers le bas, ici, dans le monde des hommes. Les hymnes du Véda sont comparés à ses feuilles, et l'homme qui connaît cet arbre du cosmos est le connaissant du Véda. Ici, nous voyons le sens de cette notion plutôt déprédatrice du Véda, ou du moins du Védavâda, qu'il nous a fallu
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noter au commencement. Car la connaissance que le Véda nous donne est une connaissance des dieux, des principes et des pouvoirs du cosmos, et les fruits en sont les fruits d'un sacrifice offert avec désir, les fruits de la jouissance et de la souveraineté dans la nature des trois mondes, la terre, le ciel et le monde entre la terre et le ciel. Les branches de cet arbre cosmique s'étendent à la fois au-dessous et au-dessus, au-dessous dans le plan matériel, au-dessus dans le plan supraphysique; elles grandissent selon les gounas de la Nature, car le triple gouna est tout le sujet des Védas, traïgaunya-vishayâ védâh. Les rythmes védiques, tchandânsi, sont les feuilles, tandis que les objets sensibles du désir que remporte suprêmement un juste accomplissement du sacrifice sont le constant bourgeonnement de la frondaison. Dès lors, tant qu'il jouit du jeu des gounas et qu'il est attaché au désir, l'homme est retenu dans les anneaux de pravritti, dans le mouvement de la naissance et de l'action et tourne sans cesse entre la terre, les plans intermédiaires et les cieux, sans pouvoir regagner ses suprêmes infinitudes spirituelles. Cela, les sages en eurent la perception. Pour atteindre à la libération, ils suivirent le sentier de nivritti, ou cessation du besoin originel d'agir, laquelle cessation se résolvait, en son accomplissement, dans la cessation de la naissance elle-même et un statut transcendant dans la suprême étendue supracosmique de Éternel Mais à cet effet, il est nécessaire de trancher ces vieilles racines du désir avec la robuste épée du détachement et de chercher alors ce but suprême dont, une fois que l'on y est parvenu, il n'est pas obligatoire de retourner à la vie mortelle. Être libre de l'égarement où jette cette Mâyâ inférieure, sans égoïsme, la grande faute de l'attachement étant conquise, tous les désirs réduits au silence, la dualité de la joie et du chagrin rejetée, être toujours établi dans une pure conscience spirituelle, telles sont les étapes sur le chemin de ce suprême Infini. Là, nous trouvons l'être intemporel que n'illuminent ni le soleil, ni la lune, ni le feu, mais qui est lui-même la lumière de la présence de l'éternel Pourousha. Je me détourne, dit le verset védântique, afin de chercher cette Âme originelle seule et de parvenir jusqu'à elle lors du grand passage. Tel est le plus haut statut
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du Pouroushôttama, son existence supracosmique.
Mais il semblerait qu'on puisse l'atteindre vraiment bien, et même mieux, d'une façon prééminente et directe, grâce à la tranquillité du sannyâsa. Il semblerait que son chemin désigné soit la voie de l'Akshara, un complet renoncement aux œuvres et à la vie, une réclusion ascétique, une ascétique inaction. Où y situer l'ordre d'agir, ou du moins où en trouver l'appel, et la nécessité, et qu'a à faire tout cela avec le maintien de l'existence cosmique, lôka-sangraha, le carnage de Kouroukshétra, les voies de l'Esprit dans le Temps, la vision du Seigneur aux millions de corps et son commandement superbe : "Debout, mets à mort l'ennemi, jouis d'un opulent royaume"? Et qu'est alors cette âme dans la Nature? Cet esprit aussi, ce Kshara, celui-là qui jouit de notre existence mutable, c'est le Pouroushôttama; c'est lui en son éternelle multiplicité, telle est la réponse de la Guîtâ. "C'est une éternelle portion de Moi qui devient le djîva dans un monde de djîvas." C'est là une désignation, une déclaration dont la teneur et les suites sont immenses. Cela veut dire en effet que chaque âme, chaque être en sa réalité spirituelle est le Divin même, quelque partielle qu'en soit en fait la manifestation dans la Nature. Et cela veut dire également, si tant est que les mots aient un sens, que chacun des multiples esprits qui se manifestent, est un individu éternel, un pouvoir éternel, non né et immortel de l'unique Existence. Cet Esprit qui se manifeste, nous l'appelons djîva, car il prend ici l'apparence d'une créature vivante en un monde de créatures vivantes, et nous parlons de cet esprit dans l'homme comme de l'âme humaine et n'y pensons que dans les termes de l'humanité. Mais il est en vérité quelque chose de plus grand que sa présente apparence, et sa nature humaine ne le lie point : moindre manifestation que l'être humain par le passé, il peut devenir beaucoup plus grand, dans le futur, que l'homme mental. Et lorsque cette âme s'élève au-dessus de toute les limitations ignorantes, alors elle revêt sa nature divine, dont son humanité n'est qu'un voile temporaire, une chose à la signification fragmentaire et incomplète. L'esprit individuel existe et a toujours existé au-delà, dans Éternel, car il est lui-même perpétuel, sanâtana. Cette idée de l'individu
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éternel conduit évidemment la Guîtâ à éviter toute expression qui tant soit peu suggère une dissolution complète, laya, et à parler plutôt d'un état suprême de l'âme, d'un état où l'âme demeure dans le Pouroushôttama, nivasishyasi mayyéva. Si elle semble, lorsque nous parlons de l'unique Moi de tous, employer le langage de l'Adwaïta, cette durable vérité de l'individu éternel, mamânshah sanâtanah, ajoute néanmoins quelque chose qui introduit une qualification et paraît presque accepter la vision du Vishishtâdwaïta — bien que nous ne devions pas en profiter pour nous hâter de conclure que cela seul est la philosophie de la Guîtâ ou que sa doctrine est identique à celle, ultérieure, de Râmânoudja. Mais ceci, en tout cas, est clair : il y a un principe de multiplicité éternel et réel, et non pas simplement illusoire, dans l'être spirituel de l'unique Existence divine.
Cet individu éternel n'est autre que le Pourousha divin, ou bien il n'est en aucune façon réellement séparé de lui. C'est le Seigneur lui-même, l'îshwara qui, par la vertu de l'éternelle multiplicité de son unité tout n'est-il pas une traduction de cette vérité de l'Infini? -, existe à jamais comme âme immortelle en nous, a revêtu ce corps et quitte ce cadre transitoire lorsque celui-ci est rejeté pour disparaître dans les éléments de la Nature. Il introduit et cultive les pouvoirs subjectifs de la Prakriti, le mental et les cinq sens, afin de jouir des objets du mental et des sens, et lorsqu'il s'en va les emporte avec lui, de même que le vent emporte les parfums d'un vase. Mais l'identité du Seigneur et de l'âme dans la Nature mutable nous est cachée par l'apparence extérieure et se perd dans la foule des mouvantes tromperies de cette Nature. Ceux qui se laissent gouverner par les représentations de la Nature, par la représentation humaine ou par toute autre forme, ne la verront jamais; ils ignoreront et mépriseront le Divin logé dans le corps humain. Leur ignorance ne peut Le percevoir lorsqu'il entre, s'en va ou demeure et qu'Il savoure et revêt la qualité; elle ne voit que ce que peuvent voir le mental et les sens, et non la vérité plus grande que seul peut entrevoir l'œil de la connaissance. S'y efforceraient-ils, ils ne peuvent Le voir tant qu'ils n'apprennent pas à écarter les limitations de la conscience extérieure, tant qu'ils n'édifient pas en
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eux-mêmes leur être spirituel, qu'ils ne créent pour lui, en quelque sorte, une forme dans leur nature. Pour se connaître, l'homme doit être kritâtmâ, coulé dans le moule spirituel et y être complet, et la vision spirituelle doit l'éclairer. Les yogis qui possèdent cet œil de la connaissance, voient Être divin que nous sommes en leur propre réalité sans fin, en l'éternité de leur esprit. Illuminés, ils voient le Seigneur en eux-mêmes et sont affranchis des grossières limitations matérielles, de la forme de la personnalité mentale, de la formulation de la vie transitoire; immortels, ils demeurent en la vérité du moi et de l'esprit. Mais ils ne voient pas le Seigneur qu'en eux-mêmes, ils le voient dans tout le cosmos également. En la lumière du soleil qui illumine tout ce monde, ils reconnaissent la lumière du Divin qui est en nous; la lumière de la lune et du feu est la lumière du Divin. C'est le Divin qui est entré dans cette forme qu'est la terre, qui est l'esprit de la force matérielle de la terre et qui, par Son pouvoir, soutient ces multitudes. Le Divin est la divinité du Sôma qui, par le rassa, la sève de la terre-mère, nourrit les plantes et les arbres dont sa surface est recouverte. Nul autre que le Divin n'est la flamme de vie qui soutient le corps physique des créatures vivantes et change sa nourriture en aliment de leur force vitale. Il est logé dans le cœur de tout ce qui respire; la mémoire, la connaissance et les débats de la raison viennent de Lui. Il est ce qui est connu par les Védas et toutes les formes de connaissance; Il est celui qui connaît le Véda et qui fait le Védânta. En d'autres termes, le Divin est à la fois l'Âme de la matière, l'Âme de la vie et l'Âme du mental aussi bien que l'Âme de la lumière supramentale qui est par-delà le mental et son intelligence raisonnante et limitée.
Ainsi le Divin est-Il manifesté en l'âme double de Son mystère, en un double pouvoir, dwâvimaou pouroushaou. Il supporte à la fois l'esprit des choses mutables qui est toutes ces existences, ksharah sarvâni bhoûtâni, et l'esprit immuable qui se tient au-dessus d'elles en l'imperturbable immobilité de Son silence et de Son calme éternels. Et c'est par la force du Divin en elles que ces deux esprits comme deux pôles magnétiques contraires et inconciliables, l'un tenant à annuler l'autre, attirent si
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puissamment dans différentes directions le mental, le cœur et la volonté de l'homme. Mais le Divin n'est entièrement ni le seul Kshara, ni l'Akshara seul. Il est plus grand que le Moi immuable et beaucoup plus grand que l'Âme des choses mutables. S'Il peut être les deux ensemble, c'est parce qu'il en est différent, anyah, qu'il est le Pouroushôttama au-dessus de tout le cosmos et cependant déployé dans le monde et déployé dans le Véda, dans la connaissance de soi et dans l'expérience cosmique. Et quiconque le connaît ainsi et voit en Lui le Pouroushôttama, n'est plus dérouté par l'apparence du monde ni par l'attraction divergente de ces deux pôles apparemment contraires. Tout d'abord, ces deux pôles se confrontent ici en lui comme un positif de l'action cosmique et comme son négatif dans le Moi qui ne prend aucune part à l'action, laquelle appartient ou semble appartenir entièrement à l'ignorance de la Nature. Ou bien ils défient sa conscience sous l'aspect d'un positif d'existence en soi pure, indéterminable, stable, éternelle et de son négatif : un monde de déterminations et de relations, d'idées et de formes insaisissables, un perpétuel et instable devenir, et l'écheveau, créateur et destructeur, de l'action et de l'évolution, de la naissance et de la mort, de l'apparition et de la disparition. Il les embrasse et s'en échappe, vainc leurs oppositions et devient tout-connaissant, sarva-vid, un connaissant intégral. Il voit le sens complet à la fois du moi et des choses; il restaure la réalité intégrale du Divin¹; il unit le Kshara et l'Akshara dans le Pouroushôttama. Il aime, vénère, adore fidèlement le Moi suprême de son existence et de toute existence, l'unique Seigneur de ses énergies et de toutes les énergies, Éternel proche et lointain dans le monde et au-delà. Et cela non plus, il ne le fait pas seulement avec un aspect ou une portion de lui-même, avec un mental spiritualisé exclusif, ou avec l'aveuglante lumière du cœur, intense et pourtant divorcée de l'ampleur, ou avec l'aspiration de la volonté dans les œuvres; il le fait dans toutes les voies parfaitement illuminées de son être et de son devenir, de son âme et de sa nature. Divin en l'égalité de son imperturbable
¹samagram mâm.
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existence en soi, un en elle avec tous les objets et toutes les créatures, il fait descendre cette égalité sans bornes, cette profonde unité dans son mental, son cœur, sa vie et son corps et, en une indivisible intégralité, y fonde la trinité de l'amour divin, des œuvres divines et de la connaissance divine. Telle est, selon la Guîtâ, la voie du salut.
Et après tout, n'est-ce pas aussi le véritable Adwaïta qui ne crée pas la moindre scission dans l'Existence éternelle et unique? Ce monisme absolu et qui ne divise point, voit l'un comme l'un jusque dans les multiplicités de la Nature, sous tous les aspects dans la réalité du moi et du cosmos autant que dans cette suprême réalité du supracosmique qui est la source du moi et la vérité du cosmos et que ne lie aucune affirmation de l'universel devenir ni aucune négation universelle ou absolue. Tel est du moins l'Adwaïta de la Guîtâ. C'est le Shâstra le plus secret, dit l'Instructeur à Ardjouna; c'est l'enseignement et la science suprêmes qui nous conduisent au cœur du plus haut mystère de l'existence. D'une façon absolue le connaître, le saisir dans la connaissance, le sentiment, la force et l'expérience, c'est atteindre à la perfection dans la compréhension transformée, être divinement satisfait dans le cœur et réussir dans le sens et l'objectif suprêmes de toute volonté, de toute action et de toute œuvre. C'est le moyen d'être immortel, de s'élever vers la nature divine la plus haute et d'épouser le Dharma éternel.
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LA PLÉNITUDE DE L'ACTION SPIRITUELLE
L'idée de la Guîtâ a atteint un point de son développement où une seule question reste encore sans solution : celle de notre nature asservie et défectueuse ainsi que les moyens qu'elle a d'accomplir non seulement en principe, mais dans tous ses mouvements son évolution depuis l'être inférieur jusqu'à l'être supérieur et depuis la loi de son action présente jusqu'au Dharma immortel. Cette difficulté est contenue dans certaines des dispositions stipulées par la Guîtâ, mais il faut la mettre davantage en relief et lui donner une forme plus claire pour notre intelligence. La Guîtâ se fondait sur une connaissance psychologique familière au mental de l'époque; et en en suivant la pensée, elle pouvait ton bien abréger ses transitions, tenir beaucoup de choses pour acquises et en laisser beaucoup d'autres inexprimées, qu'il nous a fallu mettre dans une vive lumière et préciser pour nous. Au début, son enseignement déclare proposer une nouvelle source et un nouveau degré pour notre action dans le monde. C'était le point de départ, et c'est aussi ce qui fait l'objet de la conclusion. Son dessein initial n'était pas précisément d'offrir un moyen d'atteindre à la libération, môksha, mais de montrer plutôt que les œuvres sont compatibles avec l'effort de l'âme vers la libération et que la liberté spirituelle, une fois que l'on y est parvenu, l'est elle-même avec la poursuite de l'action dans le monde, mouktasya karma. Au passage, un Yoga synthétique ou une méthode psychologique pour arriver à la libération et à la perfection spirituelles se sont trouvés développés, et l'on a émis certaines affirmations métaphysiques, certaines vérités de notre être et de notre nature sur lesquelles repose la validité de ce Yoga. Mais la préoccupation originelle demeure tout du long, cette difficulté, ce problème rencontrés au début : comment Ardjouna, qu'une forte révulsion de sa pensée et de ses sentiments a arraché aux bases et aux normes d'action établies, naturelles et rationnelles,
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doit trouver pour les œuvres une norme spirituelle nouvelle et satisfaisante, ou comment il doit vivre en la vérité de l'Esprit puisqu'il ne peut plus agir selon les vérités partielles de la raison et de la nature habituelles de l'homme et comment il doit néanmoins faire le travail qui lui est assigné sur le champ de bataille de Kouroukshétra. Vivre intérieurement calme, détaché, silencieux dans le silence du Moi impersonnel et universel et toutefois accomplir dynamiquement les œuvres de la Nature dynamique, et, plus vastement, être un avec l'Éternel en nous et accomplir toute la volonté de l'Éternel dans le monde qui s'exprime au moyen d'une force sublimée, d'une divine hauteur de la nature personnelle soulevée, libérée, universalisée, faite une avec la nature divine telle est la solution de la Guîtâ.
Voyons ce qu'il en est dans les termes les plus simples et positifs et en considérant le problème qui est à la source de la difficulté d'Ardjouna et de son refus. Son devoir d'être humain et d'être social est de s'acquitter des hautes fonctions du kshatriya sans lesquelles la structure de la société ne peut être maintenue, les idéaux de la race justifiés, l'ordre harmonieux du droit et de la justice soutenu contre la violence anarchique de l'oppression, de l'illégalité et de l'injustice. Et pourtant, l'appel au devoir ne peut plus en soi satisfaire le protagoniste du combat parce que, dans la terrible réalité de Kouroukshétra, il se présente en termes âpres, ambigus et dubitatifs. L'accomplissement de son devoir social en est soudain venu à signifier le consentement à un énorme résultat de péché, de souffrance et de chagrin; les moyens coutumiers pour maintenir l'ordre social et la justice, voici qu'au contraire ils mènent à un grand désordre et au chaos. La règle de la juste revendication et du juste intérêt ce que nous appelons les droits ne lui sera ici d'aucun secours; le royaume qu'il doit remporter pour lui-même et ses frères et pour ses partisans dans la guerre est bien le leur, en effet, et de plein droit, et son affirmation équivaut à renverser la tyrannie asourique et à défendre la justice, mais une justice ensanglantée, mais un royaume possédé dans l'affliction et souillé par un grand péché, un tort monstrueux causé à la société, un véritable crime contre la race humaine. Et la règle du
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dharma, du droit éthique ne l'aidera pas davantage; car il y a ici un conflit de dharmas. Une nouvelle règle, plus grande et qu'il faut encore découvrir, est nécessaire pour résoudre le problème, Mais cette règle, quelle est-elle?
Se dégager de l'œuvre, en effet prendre refuge en une sainte inactivité et abandonner le monde imparfait à lui-même et à ses méthodes et ses motifs insatisfaisants, est une solution possible et qu'il est facile d'envisager et d'exécuter, mais c'est précisément la façon de trancher le nœud que l'Instructeur a instamment proscrite. L'action est exigée de l'homme, ainsi le veut le Maître du monde qui est le maître de toutes les œuvres de l'homme et dont le monde est un champ d'action, que les œuvres soient accomplies au moyen de l'ego et dans l'ignorance ou à la lumière incomplète de la raison humaine limitée, ou bien qu'elles proviennent d'un plus haut plan de vision et d'inspiration et d'où l'on ait une vue plus vaste. D'autre part, abandonner cette action particulière comme mauvaise, serait une solution d'un autre genre, le facile recours du mental moralisateur en sa myopie; mais à cette évasion-là aussi, l'Instructeur refuse de donner son accord. Qu'Ardjouna s'abstienne, et il s'ensuivrait un péché, un mal beaucoup plus grands. Pour peu que cela ait un effet, cela signifierait le triomphe du mal et de l'injustice, et qu'il rejette sa mission d'instrument des œuvres divines. Une violente crise dans les destinées de la race humaine a été provoquée non par aucun mouvement aveugle de forces ni seulement par l'obscur conflit d'idées, d'intérêts, de passions, d'égoïsmes humains, mais par une Volonté qui est derrière ces apparences extérieures. Cette vérité, il faut qu'Ardjouna soit amené à la voir; il doit apprendre à agir d'une façon impersonnelle et sans que rien puisse le troubler, en instrument non de ses petits désirs personnels et de ses dérobades d'homme faible, mais d'un Pouvoir plus vaste et lumineux, d'une Volonté plus grande, toute sage, divine et universelle. Il doit agir impersonnellement et universellement en une haute union de son âme avec le Divin intérieur et extérieur, youkta, en un calme Yoga avec son Moi suprême et avec le Moi qui imprègne l'univers.
Mais cette vérité ne peut être vue correctement, ce genre
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d'action ne peut être correctement entrepris, ne peut devenir réel tant que l'homme est gouverné par l'ego, fût-ce l'ego sattwique, à demi éclairé mais sans illumination, de la raison et de l'intelligence mentale. Cette vérité, en effet, est vérité de l'esprit, cette action procède d'une base spirituelle. Une connaissance spirituelle, et non pas intellectuelle, est la condition sine qua non pour suivre cette voie des œuvres, sa seule lumière, son seul véhicule, son seul stimulant possibles. L'Instructeur commence donc par indiquer que toutes ces idées et tous ces sentiments qui troublent Ardjouna, le déroutent et le déconcertent la joie et le chagrin, le désir et !e péché, la tendance qu'a le mental à gouverner l'action d'après les résultats extérieurs de l'action, le recul humain devant ce qui semble terrible et formidable dans les rapports de l'Esprit universel avec le monde — sont des choses issues de la sujétion de notre conscience à l'ignorance naturelle, de la façon de travailler d'une nature inférieure où l'âme, qui y est imbriquée, se voit sous l'aspect d'un ego séparé répondant à l'action que les choses ont sur celui-ci par les réactions duelles de douleur et de plaisir, de vertu et de vice, de justice et d'injustice, de bonne et de mauvaise fortune. Ces réactions créent un inextricable écheveau de perplexités où l'âme se perd, égarée par sa propre ignorance; elle doit se guider elle-même grâce à des solutions partielles et imparfaites dont les trébuchements suffisent d'habitude dans la vie ordinaire, mais qui échouent à l'épreuve d'une plus vaste vision et d'une expérience plus profonde. Pour comprendre le vrai sens de l'action et de l'existence, il faut se retirer, derrière toutes ces apparences, dans la vérité de l'esprit; il faut fonder la connaissance de soi avant de pouvoir préparer la base d'une juste connaissance du monde.
Tout d'abord, il faut secouer les ailes de l'âme pour la libérer du désir, de la passion, des émotions qui troublent et de toute cette atmosphère d'agitation et de distorsion du mental humain et la faire entrer dans un éther d'égalité sans passion, dans un ciel de calme impersonnel, dans un sentiment et une vision sans ego des choses. Ce n'est en effet que dans cet air supérieur et transparent, dans ces étendues libres de toute
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tempête et de tout nuage, que peut venir la connaissance de soi et que la loi du monde et la vérité de la Nature peuvent être vues sans décalage, d'un œil panoramique et dans une lumière imperturbée qui englobe et pénètre tout. Derrière cette petite personnalité qui est un instrument débile, une marionnette passive, ou qui résiste en vain, de la Nature, et une forme représentée dans les créations de cette Nature, il existe un moi impersonnel, unique en tout, qui voit et connaît toutes choses; il y a une présence égale, impartiale, universelle qui supporte la création, une conscience-témoin qui permet à la Nature d'élaborer le devenir des choses dans leur type particulier, swabhâva, mais ne s'empêtre ni ne se perd dans l'action dont elle est l'origine. Se retrancher de l'ego et de la personnalité agitée dans ce Moi calme, égal, éternel, universel, impersonnel est le premier pas vers une action visionnaire dans le Yoga, vers une action accomplie en union consciente avec l'Être divin et l'infaillible Volonté qui, si obscurs qu'ils nous soient à présent, se manitestent dans l'univers.
Lorsque nous vivons tranquillement établis dans ce moi d'impersonnelle ampleur, alors du fait qu'il est vaste, calme, paisible, impersonnel, notre autre moi, qui est petit et faux, notre ego d'action disparaît en son étendue, et nous voyons que c'est la Nature qui agit, non pas nous, que toute action est celle de la Nature et ne peut rien être d'autre. Et cette chose que nous nommons Nature est un Pouvoir exécutif universel d'existence éternelle, un Pouvoir en mouvement qui prend différentes formes et différents aspects dans cette classe de ses créatures ou dans cette autre et en chaque individu de l'espèce suivant son type d'existence naturelle et la fonction et la loi qui en résultent pour ses œuvres. Chaque créature doit agir selon sa nature et ne peut se conformer à rien d'autre. L'ego, la volonté et le désir personnels ne sont rien de plus que les formes intensément conscientes et que les opérations naturelles limitées d'une Force universelle qui, elle-même sans forme et infinie, les dépasse de beaucoup; la raison, l'intelligence, le mental, les sens, la vie et le corps et tout ce dont nous nous targuons ou que nous croyons nôtre, sont des instruments et des créations de la Nature. Mais
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le Moi impersonnel n'agit point, ni ne fait partie de la Nature; de derrière et d'en haut, il observe l'action et demeure le souverain de lui-même, un connaissant et un témoin libres et impassibles. L'âme qui vit en cette impersonnalité n'est pas affectée par les actions dont notre nature est un instrument; elle n'y répond pas, non plus qu'à leurs effets, par le chagrin et la joie, le désir et le recul, l'attirance et la répulsion, ou l'une quelconque des cent dualités qui nous tirent, nous ébranlent et nous affligent. Elle considère tous les hommes, toutes les choses et tous les événements d'un œil égal, regarde les modes ou qualités de la Nature agir sur les modes ou qualités, voit tout le secret du mécanisme, mais est elle-même par-delà ces modes et qualités — être essentiel, pur et absolu, impassible, libre, en paix. La Nature élabore son action; et l'âme, impersonnelle et universelle, la soutient, mais n'est pas imbriquée, n'est pas attachée, n'est pas empêtrée, n'est pas agitée, n'est pas déroutée. Si nous pouvons vivre dans ce moi égal, nous aussi sommes en paix; nos œuvres se poursuivent tant que l'impulsion de la Nature se prolonge dans nos instruments, mais il y a liberté spirituelle et quiétude.
Cette dualité du Moi et de la Nature, du calme Pourousha et de la Prakriti active, n'est pas, cependant, tout notre être. Ces deux termes ne sont pas vraiment les deux derniers mots sur la question. S'il en était ainsi, toute œuvre serait parfaitement indifférente à l'âme, et cette action ou cette autre ou cette abstention de l'action serait due à un caprice des perpétuelles variations des gounas : l'impulsion radjasique dans les instruments inciterait Ardjouna à se battre, ou l'inertie tamasique ou l'indifférence sattwique l'en dissuaderait. Ou bien, s'il est vrai qu'il doit agir, et agir de cette façon seulement, ce serait du fait d'un déterminisme mécanique de la Nature. De surcroît, puisque l'âme en sa retraite serait amenée à vivre dans le Moi impersonnel et paisible et cesserait de vivre si peu que ce soit dans la Nature active, le résultat final serait la paix, l'inaction, la cessation, l'inertie, non pas l'action imposée par la Guîtâ. Enfin, cette dualité n'explique pas réellement pourquoi l'âme est tant soit peu tenue de s'imbriquer dans la Nature et ses œuvres; car
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il est impossible que l'unique esprit conscient de soi et à jamais non imbriqué dans la Nature s'y perde et perde la connaissance de soi et qu'il doive retourner à cette connaissance. Ce Moi pur, cet Atman est au contraire toujours là, toujours le même, toujours l'unique Témoin conscient de soi, impersonnel et distant, ou l'impartial soutien de l'action. C'est cette lacune, ce vide impossible qui nous oblige à supposer deux Pouroushas ou deux attitudes de l'unique Pourousha : l'un secret dans le Moi observant tout depuis son existence en soi ou peut-être n'observant rien -, l'autre spontanément projeté dans la Nature, se prêtant à l'action et s'identifiant avec les créations de la Nature. Mais même ce dualisme du Moi et de la Prakriti ou de la Mâyâ corrigé par le dualisme des deux Pouroushas n'est pas tout le credo philosophique de la Guîtâ, qui dépasse ceux-ci pour atteindre à la suprême unité universelle d'un Pourousha supérieur, le Pouroushôttama.
La Guîtâ affirme qu'il existe un suprême Mystère, une suprême Réalité qui soutient et concilie la vérité de ces deux manifestations différentes. Il existe un ultime et suprême Moi, Seigneur et Brahman, qui est à la fois l'impersonnel et le personnel, mais autre et plus grand que celui-ci ou celui-là, et autre et plus grand que les deux ensemble. Il est le Pourousha, le Moi et l'âme de notre être, mais il est aussi la Prakriti; car la Prakriti est le pouvoir de la Toute-Âme, le pouvoir de l'Éternel et Infini spontanément incité à l'action et à la création. Ineffable suprême, Personne universelle, il devient par sa Prakriti toutes ces créatures. Suprême Atman et Brahman, il manifeste par sa Mâyâ de connaissance de soi et sa Mâyâ d'ignorance la double vérité de l'énigme cosmique. Seigneur suprême, maître de sa Force, de sa Shakti, il crée, anime et gouverne toute cette Nature et toute la personnalité, tout le pouvoir et toutes les œuvres de ces innombrables existences. Chaque âme est un être partiel de cet Un qui existe en soi, une âme éternelle de cette Toute-Âme, une manifestation partielle de ce Seigneur suprême et de sa Nature universelle. Tout, ici-bas, est ce Divin, cette Déité, Vâsoudéva; car au moyen de la Nature et de l'âme dans la Nature, il devient tout ce qui est, et tout provient de lui et vit en lui ou par lui,
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bien qu'il soit lui-même plus grand que la manifestation la plus vaste, que l'esprit le plus profond et qu'aucune représentation cosmique. Telle est la vérité complète de l'existence, et tel l'entier secret de l'action universelle que nous avons vus se dégager des derniers chapitres de la Guîtâ.
Mais comment cette vérité plus grande modifie-t-elle, ou comment affecte-t-elle le principe de l'action spirituelle? Elle le modifie pour commencer en ceci, qui est fondamental : tout le sens de la relation du Moi, de l'âme et de la Nature se trouve changé, s'ouvre à une nouvelle vision, remplit les blancs qui restaient, acquiert une plus grande amplitude, revêt une signification vraie, spirituellement positive et d'une intégralité sans défaut. Le monde n'est plus une action et une détermination qualitatives purement mécaniques de la Nature opposées à la quiétude d'une impersonnelle existence en soi qui n'a ni qualité ni pouvoir d'auto-détermination, ni capacité ni impulsion de créer. Un pont est jeté sur l'abîme que laisse ce dualisme insatisfaisant, et une unité toute d'élévation se révèle entre la connaissance et les œuvres, l'âme et la Nature. Le Moi paisible et impersonnel est une vérité c'est la vérité du calme du Divin, du silence de Éternel, de la liberté du Seigneur de toute naissance, de tout devenir, de toute action et de toute création; c'est la vérité de la calme et infinie liberté de son existence en soi que n'enchaîne, n'affecte, ni ne trouble sa création, que ne touchent pas l'action et la réaction de sa Nature. Dès lors, la Nature elle-même n'est plus une inexplicable illusion, un phénomène séparé et contraire, mais un mouvement de Éternel; tout le mouvement, toute l'activité et la multiplicité de la Nature ont pour base et point d'appui la tranquillité de l'observateur détaché qui est le propre d'un moi et d'un esprit immuables. Le Seigneur de la Nature demeure ce moi immuable lors même qu'il est tout ensemble l'âme unique et multiple de l'univers et devient, en une manifestation partielle, toutes ces forces, tous ces pouvoirs, ces consciences, ces dieux, ces animaux, ces choses, ces hommes. La Nature déterminée par les gounas est une action inférieure, et qui se limite elle-même, du pouvoir du Seigneur; c'est la nature d'une manifestation imparfaitement
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consciente et, par conséquent, d'une certaine ignorance. La vérité du moi, de même que la vérité du Divin, est à l'arrière, soustraite à la force frontale absorbée ici-bas en son action extérieure beaucoup à la façon dont l'être plus profond de l'homme est retenu à l'arrière, soustrait au savoir de sa conscience de surface — jusqu'au moment où l'âme en la Nature se tourne pour trouver cette chose cachée, rentre en elle-même et découvre ses propres vérités réelles, ses sommets et ses profondeurs. C'est pourquoi l'âme doit se retirer de son petit moi personnel et égoïste et passer dans son ample Moi impersonnel, immuable et universel, afin d'être à même de se connaître. Cependant, le Seigneur est là, non seulement dans ce Moi, mais dans la Nature. Il est dans le cœur de toutes les créatures et, par sa présence, guide les tours de ce grand mécanisme naturel. Il est présent en tout, tout vit en lui, tout est lui parce que tout est un devenir de son être, une portion, ou une représentation de son existence. Mais tout se poursuit ici-bas dans un fonctionnement inférieur et partiel issu d'une secrète nature, plus haute, plus grande et plus complète, de la Divinité : la nature éternelle et infinie ou l'absolu pouvoir en soi du Divin, dévâtmashakti. Éternelle portion de la Déité, être spirituel de l'Être divin éternel, l'âme parfaite intégralement consciente, cachée dans l'homme peut s'ouvrir en nous et peut également nous ouvrir au Divin si nous vivons constamment dans cette vérité vraie de Son action et de notre existence. Celui qui cherche le Divin doit revenir à la réalité de son moi impersonnel immuable et éternel et, en même temps, voir partout le Divin de qui il procède, voir qu'il est tout, Le voir dans l'ensemble de cette Nature mutable, dans chaque partie et chaque résultat et chaque fonctionnement de la Nature, et là aussi il doit se faire un avec Dieu, là aussi vivre en Dieu, là aussi pénétrer dans la divine unité. En cette intégralité, il unit la liberté et le calme divins de son existence essentielle profonde et un pouvoir suprême d'action instrumentale de son moi divinisé qui appartient à la Nature.
Mais comment s'y prendre? Cela peut se faire tout d'abord grâce à un esprit juste dans notre volonté d'œuvrer. Le chercheur doit considérer toute son action comme un sacrifice au
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Seigneur des œuvres qui est Être éternel et universel, son propre Moi suprême et le Moi de tous les autres, et le Divin suprême qui demeure en tout, contient tout, gouverne tout dans l'univers. Toute l'action de la Nature est un tel sacrifice d'abord offert, sans doute, aux Pouvoirs divins qui meuvent la Nature et se meuvent en elle, mais ces pouvoirs ne sont que des formes et des noms limités de l'Un, de l'inimitable. D'ordinaire, l'homme, ouvertement ou de façon dissimulée, offre son sacrifice à son ego; son oblation est l'action fausse de sa volonté obtuse et de son ignorance. Ou bien il offre sa connaissance, son action, son aspiration, les œuvres de son énergie, son effort aux dieux pour des motifs partiels, temporels et personnels. Tout au contraire, l'homme de connaissance, l'âme libérée offre toutes ses activités à l'unique Divin éternel sans nul attachement à leurs fruits ou à la satisfaction de ses désirs inférieurs personnels. Il travaille pour Dieu, non pour lui-même, pour le bien universel, pour l'Âme du monde et non pour un quelconque objet particulier qu'il créerait lui-même ou pour une quelconque construction de sa volonté mentale, un quelconque objet de ses appétits vitaux, il travaille en tant qu'agent divin et non comme bénéficiaire principal et autonome dans le commerce universel. Et, il faut le noter, c'est là une chose qui ne peut se faire réellement que dans la mesure où le mental arrive à l'égalité, à l'universalité, à une vaste impersonnalité et parvient à s'affranchir nettement de chaque déguisement de l'ego opiniâtre; sans ces choses, en effet, professer agir ainsi est une prétention ou une illusion. Toute l'action du monde est l'affaire du Seigneur de l'univers et regarde l'Esprit existant en soi dont c'est la création incessante, le devenir progressif, la manifestation significative et le vivant symbole dans la Nature. Les fruits lui appartiennent, les résultats sont ceux qu'il détermine, et notre action personnelle n'est qu'une contribution mineure régie ou rejetée dans la mesure où la motive une prétention égoïste par ce Moi, cet Esprit en nous qui est le Moi et l'Esprit en tout et qui gouverne les choses pour les fins universelles et le bien universel, et non pour notre ego. Travailler de façon impersonnelle, sans désir ni attachement aux fruits de notre travail, pour
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Dieu et le monde, pour le Moi plus grand et l'accomplissement de la volonté universelle, tel est le premier pas vers la libération et la perfection.
Mais au-delà de cette étape, se trouve cet autre mouvement plus grand, la soumission intérieure de toutes nos actions à la Divinité en nous. Car c'est la Nature infinie qui donne l'impulsion à nos œuvres et une divine Volonté en elle et au-dessus d'elle qui exige que nous agissions; le choix et le tour qu'y donne notre ego sont un apport de notre qualité tamasique, radjasique, sattwique, une déformation dans la Nature inférieure. La déformation vient de ce que l'ego se considère comme l'auteur; le caractère de l'acte prend la forme de la nature personnelle limitée, et l'âme y est enchaînée, ainsi qu'à ses étroites représentations, elle ne laisse pas l'acte s'écouler librement et purement du pouvoir infini qui est en elle. Et l'ego est enchaîné à l'acte et à son résultat; il doit supporter les conséquences et les réactions personnelles tout autant qu'il s'attribue l'origine et la responsabilité de l'action et qu'il prétend l'avoir personnellement voulue. Il y a travail libre et parfait quand on commence par référer et que l'on finit par soumettre entièrement l'action et sa mise en train au divin Maître de notre existence; car nous sentons qu'une suprême Présence en nous s'en charge peu à peu, que l'âme est attirée en une profonde intimité et une étroite unité avec un Pouvoir et un Divin intérieurs, et que le travail naît directement du Moi plus grand, delà force toute sage, infinie, universelle d'un être éternel, et non pas de l'ignorance du petit ego personnel. L'action est choisie et façonnée selon la nature, mais entièrement par la Volonté divine dans la nature et par conséquent elle est libre et parfaite intérieurement, quelle qu'en soit l'apparence extérieure; elle se présente, porteuse du sceau spirituel intérieur de l'Infini indiquant qu'elle est la chose à faire, le mouvement et la marche décrétés dans les voies du Maître omniscient de l'action, kartavyam karma. L'âme de l'homme libéré est libre en son impersonnalité, lors même que cet homme fournit comme moyen et occasion de l'action la création personnelle et instrumentale de son moi, la volonté particulière et le pouvoir particulier de sa
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nature. Cette volonté et ce pouvoir ne lui appartiennent plus en propre d'une façon égoïste et séparée, mais constituent une force du Divin suprapersonnel qui agit en ce devenir de Son moi, en cette personnalité parmi des myriades d'autres, au moyen de la forme caractéristique de l'être naturel, le swabhâva; C'est là le haut secret, le haut mystère, outtamam rahasyam, de l'action de l'homme libéré. C'est à cela qu'aboutissent la croissance de l'âme humaine en une Lumière divine et l'union de sa nature avec une suprême nature universelle.
Seule, la connaissance peut produire ce changement. Une juste connaissance du moi, de Dieu et du monde est nécessaire, et il est également nécessaire de vivre et de croître en la conscience plus grande à laquelle nous introduit cette connaissance. Nous savons maintenant ce qu'est la connaissance. Il suffit de se rappeler qu'elle repose sur une vision autre et plus vaste que celle du mental humain, sur une vision et une expérience changées et par lesquelles on est en premier lieu affranchi des limitations du sens de l'ego et de ses contacts, tandis que l'on sent et voit le moi unique en tout, tout en Dieu, et tous les êtres comme Vâsoudéva, comme les réceptacles du Divin et soi-même comme un être représentatif de ce Divin unique et une âme manifestant Son pouvoir; elle traite dans une conscience spirituelle unificatrice tous les événements de la vie des autres comme s'ils étaient ceux de sa propre vie; elle ne permet aucun mur de séparation et vit en une sympathie universelle avec toutes les existences tandis qu'au milieu du mouvement du monde on accomplit encore l'œuvre qu'il faut accomplir pour le bien de tous, sarva-bhoûta-hité, selon la voie qu'assigne le Divin et dans la mesure qu'impose le commandement de l'Esprit, qui est le Maître du Temps. Vivant et agissant ainsi dans la connaissance, l'âme de l'homme s'unit à Éternel dans la personnalité et l'impersonnalité, vit dans Éternel tout en agissant dans le Temps, comme le fait l'Éternel; et elle est libre, parfaite et extatique, quelles que puissent être la forme et la détermination de l'œuvre accomplie dans la Nature.
L'homme libéré possède la connaissance complète et totale, kritsna-vid, et accomplit toutes les œuvres sans aucune des
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restrictions que fait le mental, kritsna-krit, selon la force, la liberté et le pouvoir infini de la volonté divine en lui. Étant uni à Éternel, il possède aussi la pure joie spirituelle et illimitable de son existence éternelle. Avec adoration, il se tourne vers le Moi dont il est un fragment, vers le Maître de ses œuvres, l'Amant divin de son âme et de sa nature. Il n'est pas qu'un impassible et calme spectateur; il n'élève pas que sa connaissance et sa volonté vers Éternel, mais aussi son cœur plein d'amour, d'adoration et de passion. Car sans cette élévation du cœur, sa nature n'est pas tout entière accomplie et unie à Dieu; l'extase du calme de l'esprit a besoin d'être transformée par l'extase de l'Ânanda de l'âme. Par-delà le djîva personnel et le Brahman ou Atman impersonnel, il atteint au Pouroushôttama supracosmique qui est immuable dans l'impersonnalité, s'accomplit dans la personnalité et nous attire à lui par ces deux moyens différents. Le chercheur libéré se hisse personnellement à ce suprême Noumène grâce à l'amour et à la joie que son âme trouve en Dieu et grâce à l'adoration de la volonté en lui pour le Maître de ses œuvres; la paix et l'amplitude de sa connaissance impersonnelle et universelle sont parachevées par la joie que donne la réalité existante en soi, intégrale et très intime de ce Divin sans pareil et universel. Cette joie glorifie sa connaissance, qu'elle unit à la joie éternelle de l'Esprit en son essence et en sa manifestation; elle rend parfaite, aussi, sa personnalité en la suprapersonne du divin Pourousha, et fait que son être naturel et son action sont un avec la beauté éternelle, l'éternelle harmonie, l'amour et l'Ânanda éternels.
Mais tout ce changement implique un entier passage de la nature humaine inférieure à la nature divine supérieure. C'est une élévation de tout notre être ou du moins de tout notre être mental qui veut, sait et sent — par-delà ce que nous sommes, en quelque suprême conscience spirituelle, quelque satisfaisant pouvoir d'existence parfaitement plein, quelque joie très profonde et très vaste de l'esprit. Et cela se peut fort bien grâce à une transcendance de notre présente vie naturelle, cela se peut fort bien en quelque état céleste par-delà l'existence terrestre, ou au-delà encore, en une supraconscience supracosmique; cela
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peut venir d'une transition conduisant à un pouvoir et un statut absolus et infinis de l'Esprit. Mais tant que nous sommes ici-bas dans un corps, ici-bas dans la vie, ici-bas dans l'action, qu'advient-il de la nature inférieure au cours de ce changement? Car à présent, toutes nos activités sont déterminées, dans leur tendance et leur forme, par la nature, et cette Nature ici-bas est celle des trois gounas, et dans tous les êtres de la Nature et toutes les activités de la Nature existe le triple gouna : le tamas avec son ignorance et son inertie, le radjas avec son dynamisme et son action, sa passion, son chagrin et sa perversion, le sattwa avec sa lumière et son bonheur, et la servitude qu'entraînent ces choses. Et en admettant que, dans le moi, l'âme devienne supérieure aux trois gounas, comment, dans sa nature instrumentale, échappe-t-elle à leur fonctionnement, à leur résultat et à leur esclavage? Car même l'homme de connaissance, dit la Guîtâ, doit agir selon sa nature. Il ne suffit pas de sentir et de supporter les réactions des gounas dans la manifestation extérieure, et d'en être quand même libre, de leur être quand même supérieur dans le moi conscient, qui, de derrière, observe; car il reste encore un dualisme liberté-sujétion, une contradiction entre ce que nous sommes au-dedans et ce que nous sommes au-dehors, entre notre moi et notre pouvoir, ce que nous savons que nous sommes et ce que nous voulons et faisons. Où est la libération ici, où la pleine transformation, la pleine élévation vers la nature spirituelle supérieure, le Dharma immortel, la loi propre à l'infinie pureté et au pouvoir infini d'un être divin? Si ce changement ne peut se faire quand on est dans le corps, alors il faut dire que la nature ne peut pas être changée tout entière et que doit demeurer une irréductible dualité tant que le type mortel de l'existence ne tombe pas, tel une coquille rejetée de l'esprit. Mais dans ce cas, l'évangile des œuvres ne peut pas être exactement le bon évangile, ou du moins ce ne peut être le dernier : une quiétude parfaite, en tout cas aussi parfaite qu'il est possible, un sannyâsa progressif, un progressif renoncement aux œuvres semblerait encore être le vrai moyen pour atteindre à la perfection comme l'affirme d'ailleurs le mâyâvâdi, pour qui la voie de la son moi est sans doute aucun la voie juste aussi longtemps
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que nous restons dans l'action, mais pour qui les œuvres sont néanmoins une illusion, et la quiétude la voie suprême, Agir dans cet esprit, c'est bien, mais ce n'est qu'une transition avant le renoncement à toute œuvre, avant l'arrêt, avant une quiétude absolue.
C'est là la difficulté à laquelle la Guîtâ doit encore faire face afin de justifier les œuvres aux yeux de celui qui cherche l'Esprit. Sans quoi, elle doit dire à Ardjouna : "Agis momentanément de cette façon, mais cherche plus tard la voie supérieure du renoncement aux œuvres." Or, elle a dit au contraire que le meilleur chemin n'est point la cessation des œuvres, mais le renoncement au désir; elle a parlé de l'action de l'homme libéré, mouktasya karma. Elle a même insisté, disant qu'il faut accomplir toutes les actions, sarvâni karmâni, kritsna-krit; de quelque façon que vive et agisse le yogi achevé, a-t-elle dit, il vit et agit en Dieu. Cela ne se peut que si la nature aussi, en sa dynamique et ses opérations, devient divine : un pouvoir imperturbable, intangible, inviolé, pur et inaffecté par les réactions de la Prakriti inférieure. Comment et par quelles étapes doit s'effectuer cette très difficile transformation? Quel est ce dernier secret de la perfection de l'âme? Quel est le principe ou le processus de cette transmutation de notre nature humaine et terrestre?
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DÉVA ET ASOURA*
La principale difficulté dans le passage de la nature normale ignorante et enchaînée de l'homme à la liberté dynamique d'un être divin spirituel apparaîtra si nous nous demandons, plus rigoureusement, comment la transition peut s'opérer du fonctionnement entravé et embarrassé des trois qualités à l'action infinie de l'homme libéré qui n'est plus soumis aux gounas. La transition est indispensable; car il est clairement stipulé que l'homme doit être au-dessus des trois gounas, ou bien sans gounas, trigounâtîta, nistraïgounya. En revanche, il n'est pas moins clairement stipulé, et pas avec moins d'insistance, qu'en chaque existence naturelle ici-bas, sur la terre, les trois gounas sont présents dans leur inextricable jeu, et il est même dit que toute action de l'homme, ou de la créature, ou de la force est simplement l'action que ces trois modes exercent les uns sur les autres, un fonctionnement où prédomine celui-ci ou celui-là dont les autres modifient l'opération et les résultats, gounâ gounéshou variante. Comment peut-il alors exister une autre nature dynamique et cinétique, ou toute autre espèce d'œuvres? Agir, c'est être assujetti aux trois qualités de la Nature; dépasser ces conditions où elle œuvre, c'est être silencieux en l'esprit. L' Îshwara, le Suprême, qui est le maître de toutes les œuvres et fonctions de la Nature, les guide et les détermine par Son vouloir divin, est en fait au-dessus de ce mécanisme des qualités; les modes de la Nature ne Le touchent ni ne L'affectent; mais il semblerait néanmoins qu'il agit toujours par leur canal, qu'il crée des formes par le pouvoir du swabhâva et au moyen du mécanisme psychologique des gounas. Ces trois gounas sont les propriétés fondamentales de la Prakriti, les opérations nécessaires de la Nature force exécutive qui prend forme ici en nous; le djîva n'est lui-même qu'une portion du Divin dans cette
*Guîtâ, XVI.
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Prakriti. Si donc l'homme libéré continue d'œuvrer, de se mou voir dans le mouvement cinétique, ce doit être qu'il se meut et agit dans la Nature et par le caractère limitatif de ses qualités, soumis à leurs réactions, et non pas dans la mesure où persiste la part de la nature en lui dans la liberté du Divin. Mais la Guîtâ a dit exactement le contraire; elle a dit que le yogi délivré l'est des réactions des gounas et que, quoi qu'il fasse, de quelque manière qu'il vive, il se meut et agit en Dieu, dans le pouvoir de sa liberté et de son immortalité, selon la loi de l'Infini éternel et suprême, sarvathâ vartamâno'pi sa yôgî mayi vartaté. Il semblés y avoir ici une contradiction, une impasse.
Mais c'est seulement lorsque nous nous enfermons dans les rigides oppositions logiques du mental analytique, non pas lors que nous considérons librement et de façon subtile la nature de l'esprit et l'esprit dans la Nature. Ce qui meut le monde, ce n'est pas vraiment les modes de la Prakriti — ce n'est là que l'aspect inférieur, le mécanisme de notre nature normale. La vraie force motrice est une divine Volonté spirituelle qui utilise actuelle ment ces conditions inférieures, mais n'est pas elle-même limitée, dominée, mécanisée, comme l'est la volonté humaine, par les gounas. Étant si universels dans leur action, ces modes doivent sans aucun doute procéder de quelque chose qui est inhérent au pouvoir de l'Esprit; il doit y avoir dans la divine force-de-Volonté des pouvoirs où ces aspects de la Prakriti prennent leur source. Tout, dans la nature normale inférieure, dérive en effet du pouvoir spirituel supérieur de l'être du Pouroushôttama, mattah pravartaté; cela ne voit pas le jour de novo et sans cause spirituelle. Il doit exister quelque chose dans le pouvoir essentiel de l'esprit dont la lumière et la satisfaction sattwiques, la dynamique radjasique, l'inertie tamasique de notre nature sont des dérivés et les formes imparfaites ou dégradées. Mais une fois revenus à ces sources en leur pureté, au-dessus de cette imperfection et de cette dégradation en les quelles nous vivons, nous constaterons que ces mouvements revêtent un tout autre aspect dès que nous commençons de vivre dans l'esprit. L'être et l'action, et les modes de l'être et de l'action deviennent des choses entièrement différentes, bien au
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dessus de leur présente apparence limitée.
Qu'y a-t-il, en effet, derrière tout ce dynamisme agité du cosmos, ses conflits et ses luttes? Qu'est ce qui touchant le mental, revêtant des valeurs mentales, crée les réactions de désir, d'effort, de tension, d'erreur de la volonté, de chagrin, de péché, de douleur? C'est une volonté de l'esprit en mouvement, c'est une ample volonté divine en action, qui n'est point affectée par ces choses; c'est un pouvoir¹ du libre et infini Divin conscient qui n'a point de désir, car Il jouit d'une possession universelle et d'un Ânanda spontané de son mouvement. Lassé par aucun effort ni aucune tension, Il jouit d'une libre maîtrise de Ses moyens et de Ses objets; fourvoyé par aucune erreur de la volonté, Il détient une connaissance de soi et des choses qui est la source de Sa maîtrise et de Son Ânanda; terrassé par aucun chagrin, aucun péché, ni aucune peine, Il a la joie et la pureté de Son être et la joie et la pureté de Son pouvoir. L'âme qui vit en Dieu agit selon cette Volonté spirituelle et non pas selon la volonté normale du mental non libéré : sa dynamique résulte de cette force spirituelle et non pas du mode radjasique de la Nature, précisément parce qu'elle ne vit plus dans le mouvement inférieur auquel appartient cette déformation, mais qu'en la nature divine elle est revenue au sens pur et parfait de la dynamique.
Et qu'est ce qui, d'autre part, se trouve derrière l'inertie de la Nature, derrière ce tamas qui, complet, rend l'action de la Nature semblable à l'aveugle conduite d'une machine, en fait un élan mécanique sans autre souci que du sillon où elle doit tourner sans fin et inconsciente même de la loi de ce mouvement ce tamas qui change l'arrêt de l'action coutumière en mort et en désintégration et qui devient dans le mental un pouvoir pour l'inaction et l'ignorance? Ce tamas est une obscurité dont l'erreur est, pouvons-nous dire, de traduire l'éternel principe de calme et de repos de l'Esprit en inaction du pouvoir et inaction de la connaissance — le repos, le Divin ne le perd jamais, même lorsqu'il agit; le repos éternel supporte l'action
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intégrale de Sa connaissance et la force de Sa volonté créatrice à la fois là dans leurs infinités et ici dans l'apparente limitation de leur fonctionnement et de leur conscience de soi. La paix du Divin n'est pas une désintégration de l'énergie non plus qu'une vide inertie; quand partout le Pouvoir cesserait pour un temps de connaître et de créer activement, elle conserverait tout ce que l'Infini a connu et accompli, qui serait recueilli et conscient de façon concentrée en un silence omnipotent. L'Éternel n'a besoin de dormir ni de se reposer; il ne se fatigue ni ne s'étiole; il n'a nul besoin de pause pour réparer et recréer ses énergies épuisées; car son énergie est inépuisablement la même, infatigable et infinie. Le Divin est calme et au repos au milieu de Son action; et si d'autre part Il arrêtait Son action, cet arrêt conserverait le plein pouvoir et toutes les potentialités de Son dynamisme. L'âme libérée pénètre dans ce calme et participe à l'éternel repos de l'esprit. Quiconque a goûté si peu que ce soit à la joie de la libération sait qu'elle contient une éternelle puissance de calme. Et cette profonde tranquillité peut demeurer au cœur même de l'action, peut se prolonger dans le plus violent mouvement de forces. Il peut y avoir un flot impétueux de pensée, d'action, de volonté, de mouvement, un déborde ment d'amour, et dans sa plus forte intensité l'émotion de l'extase spirituelle existante en soi; cela peut s'étendre à une jouissance spirituelle fougueuse et enflammée des choses et des êtres dans le monde et dans les voies de la Nature, et néanmoins cette tranquillité et ce repos seraient derrière la houle et en elle, toujours conscients de leur profondeur, toujours identiques. Le calme de l'homme libéré n'est pas indolence, incapacité, insensibilité, inertie; il est plein de pouvoir immortel, capable de toutes les actions, accordé à la plus profonde joie, ouvert à l'amour et à la compassion les plus profonds, et à tous les mode du plus intense Ânanda.
Et de même, par-delà la lumière et le bonheur inférieurs de cette qualité la plus pure de la Nature, sattwa, pouvoir qui travaille à l'assimilation et à l'équivalence, au juste savoir et au rapport juste, à la belle harmonie, au ferme équilibre, à la juste loi d'action et à la juste possession et qui apporte au mental une
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si pleine satisfaction par-delà cette chose qui est la plus élevée de la nature normale, admirable en soi dans ses limites et tant qu'on peut la maintenir, mais précaire, obtenue par la limitation, dépendant de la règle et de la condition, il y a, en sa haute et distante origine, une lumière plus grande et une béatitude libre en la liberté de l'esprit. Cette lumière et cette béatitude ne sont point limitées, ni ne dépendent de la limitation, de la règle ou de la condition; elles existent en elles-mêmes et sont inaltérables; elles ne résultent pas de cette harmonie-ci ou de celle-là au sein des discordes de notre nature, mais elles sont la fontaine de l'harmonie et peuvent créer toutes les harmonies qu'elles désirent. Il s'agit d'une force de connaissance qui est lumineuse et spirituelle et, dans son action naturelle, directe et supramentale, djyôtih, non de notre lumière mentale modifiée et dérivée, prakâsha. C'est la lumière et la béatitude de la plus vaste existence en soi, de la connaissance de soi spontanée, de l'intime identité universelle, du plus profond interéchange de soi, et non d'une acquisition, d'une assimilation, d'une adaptation et d'une équivalence fabriquée. Cette lumière est pleine d'une lumineuse volonté spirituelle, et il n'existe ni hiatus infranchissable ni disparité entre sa connaissance et son action. Cette joie n'est pas notre bonheur mental plus pâle, soukham, mais une béatitude existante en soi, profonde, intense et concentrée, étendue à tout ce que notre être fait, envisage et crée : un stable ravissement divin, l'Ânanda. L'âme libérée participe de plus en plus profondément à cette lumière et à cette béatitude et y grandit d'autant plus parfaitement, s'unit d'autant plus intégralement avec le Divin. Et tandis que parmi les gounas de la Nature inférieure, il y a nécessairement déséquilibre, constant décalage des mesures et lutte perpétuelle pour dominer, la lumière et la béatitude plus grandes de l'Esprit, son calme et sa volonté cinétique plus grands ne s'excluent pas mutuellement, ne sont pas en guerre, ni même simplement en équilibre : chacun est un aspect des deux autres et, en leur plénitude, tous sont inséparables et un. Lorsqu'il s'approche du Divin, notre mental peut paraître entrer dans celui-ci à l'exclusion de cet autre, peut sembler par exemple atteindre le calme à l'exclusion du mouvement
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de l'action, mais c'est parce que nous abordons le Divin par l'intermédiaire de l'esprit sélectif dans le mental. Plus tard, lorsque nous sommes capables de nous élever même au-dessus du mental spirituel, nous pouvons voir que chaque pouvoir divin contient tout le reste et peut se débarrasser de son erreur initiale¹.
Nous voyons alors que l'action est possible sans que l'âme soit soumise à l'habituel fonctionnement dégradé des modes de la Nature. Ce fonctionnement dépend de la limitation mentale, vitale et physique dont nous sommes pétris; c'est une déformation, une incapacité, une valeur fausse ou amoindrie que nous imposent le mental et la vie dans la matière. Lorsque nous grandissons en l'esprit, ce dharma, loi inférieure de la Nature, est remplacé par le dharma immortel de l'esprit; il y a l'expérience d'une libre action immortelle, d'une divine connaissance illimitable, d'un pouvoir transcendant, d'un insondable repos. Mais demeure encore la question de la transition; car il doit y avoir une transition, une avance par étapes, puisque rien, dans les opérations de Dieu en ce monde, n'est le produit d'une action abrupte, sans méthode ni fondement. Ce que nous cherchons, nous l'avons en nous, mais pratiquement il nous faut l'exprimer des formes inférieures de notre nature². Dès lors, dans l'action même des modes, il doit y avoir un certain moyen,
¹La description donnée ici des formes spirituelles suprêmes et des formes supramentales de l'action de la plus haute Nature correspondant aux gounas ne vient pas de la Guîtâ, mais découle de l'expérience spirituelle. La Guîtâ ne donne aucun détail sur l'action de la Nature la plus haute, rahasyam outtamam; elle laisse au chercheur le soin d'en faire la découverte grâce à sa propre expérience spirituelle. Elle indique simplement la nature du tempérament et de l'action sattwiques élevés par lesquels doit s'atteindre ce suprême mystère, et elle insiste en même temps sur le dépassement du sattwa et la transcendance des trois gounas.
²Cela du point de vue de notre nature s'élevant par la conquête de soi, l'effort et la discipline. Doit aussi intervenir de plus en plus une descente de la Lumière, de la Présence et de la Puissance divines dans l'être afin de le transformer; sans quoi le changement, au point culminant et au-delà, ne peut avoir lieu. C'est pourquoi entre en jeu comme ultime mouvement la nécessité d'une absolue soumission de l'âme.
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un certain levier, un certain point d'appui¹ grâce auquel nous puissions effectuer cette transformation. La force-de-Volonté le trouve dans le plein développement du gouna sattwique : en sa puissante expansion, il atteint un point où il peut se dépasser et disparaître en sa source. La raison en est évidente; le sattwa est un pouvoir de lumière et de bonheur, une force qui prépare au calme et à la connaissance; à son point le plus haut, il peut arriver à réfléchir dans une certaine mesure la lumière et la béatitude spirituelles dont il dérive et presque à s'identifier mentalement avec elles. Les deux autres gounas ne peuvent connaître cette transformation, le radjas ne peut se transformer en la divine volonté cinétique, ni le tamas en le divin repos et le calme divin, sans l'intervention du pouvoir sattwique en la Nature. Le principe de l'inertie demeurera toujours une inerte inaction de la puissance, ou une incapacité de la connaissance jusqu'à tant que son ignorance s'évanouisse dans une illumination et que sa torpide incapacité se perde dans la lumière et la force de l'omnipotente volonté divine de repos. Alors, et seule ment alors, nous pouvons avoir le calme suprême. Par conséquent, le tamas doit être dominé par le sattwa. Pour la même raison, le principe du radjas doit toujours demeurer un fonctionnement troublé, agité, fiévreux ou malheureux, car il ne possède point la connaissance juste; son mouvement naturel est une action erronée et perverse – perverse du fait de l'ignorance. Notre volonté doit se purifier grâce à la connaissance; elle doit de plus en plus parvenir à une action juste et lumineusement inspirée avant de pouvoir se convertir en la divine volonté cinétique. Cela aussi rend nécessaire l'intervention du sattwa. La qualité sattwique est un premier médiateur entre la nature supérieure et la nature inférieure. A un certain point, elle doit à vrai dire se transformer ou s'échapper à elle-même, se débander et se dissoudre en sa propre source; sa lumière, qui cherche, est conditionnée et dérivée, son action soigneusement construite; toutes deux doivent se muer en la libre et directe dynamique et en la lumière spontanée de l'esprit. Mais entre-temps, un haut
¹En français dans le texte.
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accroissement de pouvoir sattwique nous affranchit largement de l'incapacité tamasique et radjasique; et une fois que nous ne sommes plus trop tirés vers le bas par le radjas et le tamas, sa propre inaptitude peut être surmontée beaucoup plus facile ment. Développer le sattwa jusqu'au point où il est empli de lumière, de calme et de bonheur spirituels, telle est la première condition de cette discipline préparatoire de la nature.
C'est là, comme nous le verrons, tout le propos des derniers chapitres de la Guîtâ. Mais préludant d'abord à la considération de ce mouvement illuminateur, elle distingue deux sortes d'êtres, le déva et l'asoura; car le déva est capable d'une haute action sattwique qui se transforme, tandis que l'asoura en est incapable. Nous devons voir quel est l'objet de cette introduction, et l'exacte portée de cette distinction. La nature générale de tous les êtres humains est la même; c'est un mélange des trois gounas; il semblerait donc qu'en tous doive exister la capacité de développer et de fortifier l'élément sattwique et de le tourner vers les sommets de la transformation divine. Notre tendance habituelle à faire, en réalité, de notre raison et de notre volonté les domestiques de notre égoïsme radjasique ou tamasique, les ministres de notre désir cinétique agité et mal assuré, ou de notre indolence satisfaite et de notre inertie statique, cette tendance ne peut être, penserait-on, qu'une caractéristique temporaire de notre être spirituel non développé, une inexpérience propre à son évolution imparfaite, et elle doit disparaître quand notre conscience s'élève dans l'échelle spirituelle. Mais au vrai, nous voyons que les hommes, du moins les hommes au dessus d'un certain niveau, se répartissent grosso modo en deux classes, ceux qui ont pour trait dominant une force de caractère sattwique tournée vers la connaissance, la maîtrise de soi, la bienfaisance, la perfection et ceux chez qui domine une force de caractère radjasique tournée vers la grandeur égoïste, la satisfaction du désir, la complaisance à l'égard de leur forte volonté et de leur personnalité qu'ils cherchent à imposer au monde, non pour le service de l'homme ou de Dieu, mais pour leur orgueil, leur gloire et leur bon plaisir. Ce sont les représentants humains des dévas et des dânavas, ou asouras, des dieux et des titans.
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C'est là une très ancienne distinction que fait le symbolisme religieux de l'Inde. L'idée fondamentale du Rig Véda est une lutte entre les dieux et leurs sombres adversaires, entre les Maîtres de la Lumière, fils de l'Infini, et les enfants de la Division et de la Nuit, une bataille à laquelle l'homme prend part et qui se reflète dans toute sa vie intérieure et son action. C'était aussi un principe fondamental de la religion de Zoroastre. La même idée est très évidente dans la littérature ultérieure. Dans son projet sur le plan éthique, le Râmâyana est la parabole d'un énorme conflit entre le déva sous une forme humaine et le râkshasa incarné, entre le représentant d'une haute culture et d'un dharma élevé et une force colossale effrénée, une gigantesque civilisation de l'Ego démesuré. Le Mahâbhârata, dont la Guîtâ est une section, prend pour sujet un choc, qui dure une vie, entre dévas et asouras humains, les hommes de pouvoir, fils des dieux, que gouverne la lumière d'un haut dharma éthique, et les autres, qui sont les titans incarnés, les hommes de pouvoir qui se dressent pour le service de leur ego intellectuel, vital et physique. Plus ouvert que le nôtre à la vérité des choses derrière le voile physique, le mental des anciens voyait derrière la vie de l'homme de grands Pouvoirs cosmiques ou des êtres qui représentaient certains aspects ou certains degrés de la Shakti universelle : divins, titanesques, gigantesques, démoniaques. Les hommes qui personnifiaient puissamment ces types de la nature étaient eux-mêmes considérés comme des dévas, des asouras, des râkshasas, des pishâtchas. Pour des motifs personnels, la expérience reprend cette distinction et développe la différence entre ces deux sortes d'êtres, dwaou bhoûta-sargaou. Elle a précédemment parlé de la nature asourique et râkshasique qui fait obstacle à la connaissance de Dieu, au salut et à la perfection; elle la met à présent en contraste avec la nature daïvique, qui, elle, est tournée vers ces choses.
Ardjouna, dit l'Instructeur, appartient à la nature des dévas. Il n'a pas besoin de s'affliger en pensant que, s'il accepte la bataille et le carnage, il cédera aux impulsions asouriques. L'action autour de laquelle tourne toute l'affaire, la bataille que doit
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livrer Ardjouna avec, pour aurige, le Divin incarné, lorsque l'ordonne le Maître du monde sous la forme de l'Esprit du Temps, est un combat qui a pour but d'établir le royaume du Dharma, l'empire de la Vérité, du Droit et de la Justice. Lui même est né dans la catégorie des dévas; il a développé en lui l'être sattwique, au point d'être maintenant capable d'une haute transformation, d'un affranchissement du traïgounya et donc de la nature sattwique elle-même La distinction entre déva et asoura ne concerne pas toute l'humanité, ne peut s'appliquer rigidement à tous les individus. Pas davantage n'est-elle nette ment tranchée à tous les stades de l'histoire morale ou spirituelle de la race humaine, ni dans toutes les phases de l'évolution individuelle. L'homme tamasique, qui tient un si grand rôle dans l'ensemble, ne se range dans une catégorie ni dans l'autre, telle que la description en est ici donnée; il peut cependant avoir les deux éléments en lui à un degré peu élevé; le plus souvent, il sert mollement les qualités inférieures. L'homme normal est d'habitude un mélange; mais chez lui, une tendance est plus prononcée que l'autre, incline à le rendre surtout radjaso tamasique ou sattwo-radjasique et le prépare, peut-on dire, à culminer en l'une ou en l'autre, en la clarté divine ou en l'agitation titanesque. Ici, en effet, ce dont il s'agit, c'est une certaine culmination dans l'évolution de la nature qualitative, comme la description donnée dans le texte le rendra évident. D'un côté, il peut y avoir une sublimation de la qualité sattwique, la culmination ou la manifestation du déva non né; de l'autre, une sublimation de l'aspect radjasique de l'âme dans la nature, la complète naissance de l'asoura. L'une conduit vers ce mouvement de libération sur lequel la eux-mêmes va maintenant insister; elle permet au sattwa de se dépasser grandement et rend possible une transformation à l'image de l'être divin, vimôkshâya. L'autre détourne de cette potentialité universelle et précipite vers une exagération de notre asservissement à l'ego, Voilà tout le sens de cette distinction.
La nature du déva se distingue par un apogée des habitudes et qualités sattwiques; maîtrise de soi, sacrifice, esprit religieux, netteté et pureté, franchise et rectitude, vérité, calme et abnégation,
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compassion à l'égard de tous les êtres, modestie, douceur, pardon, patience, constance, une grave absence douce et pro fonde de toute agitation, de toute frivolité, de toute versatilité, sont ses attributs naturels. Les traits asouriques colère, convoitise, ruse, traîtrise, attitude délibérément blessante envers autrui, orgueil, arrogance, prétention excessive n'entrent point dans sa composition. Mais sa douceur, son abnégation et, sa maîtrise de soi sont exempts, par ailleurs, de toute faiblesse. La nature du déva possède l'énergie, la force de l'âme, une puissante résolution, l'intrépidité de l'esprit qui vit dans la justice et selon la vérité, et son incapacité à faire du mal, tédjah, abhayam, dhritih, ahinsâ, satyam. Tout l'être, tout le tempérament est intégralement pur; il y a poursuite de la connaissance, et l'on demeure, de façon calme et fixe, en la connaissance. Telle est la richesse, la plénitude de l'homme né dans la nature du déva.
La nature asourique a elle aussi sa richesse, la plénitude de sa force, mais d'un genre très différent, puissant et mauvais. Les hommes asouriques ne possèdent pas la vraie connaissance de la façon d'agir ou de s'abstenir, de suivre leur nature ou de la réprimer. La vérité n'est pas en eux, ni l'action propre, ni la fidèle observance. Ils ne voient tout naturellement dans le monde qu'un jeu colossal de la satisfaction du moi; leur monde est un monde qui a le Désir pour cause, pour semence, pour force directrice et pour loi, un monde du Hasard, un monde dépourvu des relations justes et de l'enchaînement du karma, un monde sans Dieu, qui n'est pas vrai, pas fondé dans la Vérité. Ils peuvent posséder les meilleurs dogmes intellectuels ou des dogmes religieux supérieurs, cela seul est le véritable credo de leur mental et de leur volonté en action; ils suivent toujours le culte du Désir et de l'Ego. Ils s'appuient en réalité sur cette façon de voir la vie, dont la fausseté perd leur âme et leur raison. L'homme asourique devient le centre ou l'instrument d'une action féroce, titanesque et violente, un pouvoir de destruction dans le monde, une source de maux et d'injustices. Arrogants, pleins d'amour-propre, ivres d'orgueil, les hommes asouriques sont des âmes dévoyées qui s'illusionnent, persistent dans des visées fausses et tenaces et s'abandonnent à l'exigence inexorable
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et impure de leurs appétits. Ils s'imaginent que le désir et le plaisir sont tout le but de la vie et, dans leur insatiable poursuite démesurée, ils sont la proie d'un souci, d'une pensée, d'une angoisse, d'un effort incessants et sans bornes qui les rongent jusqu'à l'heure de leur mort. Liés par cent liens, dévorés par la colère et la convoitise, sans relâche occupés à amasser d'injustes gains qui puissent servir leur plaisir et l'assouvissance de leur faim, ils pensent toujours : "Aujourd'hui, j'ai gagné cet objet de désir; demain, j'aurai cet autre; aujourd'hui, je possède cette richesse, j'aurai davantage demain. J'ai tué cet ennemi que j'avais, les autres aussi je les tuerai. Je suis un seigneur et un roi des hommes, je, suis parfait, accompli, puissant, heureux, for tune, je suis un jouisseur privilégié du monde; je suis riche, je suis de haut lignage; qui peut prétendre m'égaler? Je sacrifierai, je donnerai, je jouirai." Ainsi absorbés par mainte idée égoïste, bernés, accomplissant les œuvres mais de la mauvaise manière, agissant puissamment, mais pour eux-mêmes, pour le désir, pour la jouissance et non pour Dieu en eux, non pour Dieu en l'homme, ils tombent dans l'enfer abject de leur mal. Ils sacrifient et donnent, mais avec suffisance et ostentation, avec vanité, avec un fol et rigide orgueil. Dans l'égoïsme de leur force et de leur puissance, dans la violence de leur colère et de leur arrogance, ils haïssent, méprisent, et rabaissent le dieu caché en eux et le dieu en l'homme. Et parce qu'ils nourrissent cette haine et ce mépris orgueilleux pour le bien et pour Dieu, parce qu'ils sont cruels et mauvais, le Divin les précipite sans cesse en des naissances plus asouriques. Ne Le cherchant point, ils ne Le trouvent point et, perdant tout à fait pour finir le chemin qui mène à Lui, ils sombrent dans l'état le plus bas de la nature de l'âme, adhamâm gatim.
Cette description imagée, si elle donne toute sa valeur à la distinction qu'elle veut faire, ne doit cependant pas être poussée au point qu'elle exprime plus qu'elle n'implique. Lorsque l'on dit qu'il y a deux créations d'êtres dans ce monde matériel, les dévas et les asouras¹, cela ne signifie pas que les âmes humaines
¹La distinction entre les deux créations revêt pleinement sa vérité dans les plans supraphysiques, où la loi de l'évolution spirituelle ne gouverne pas le mouvement. Il y a les mondes des dévas, les mondes des asouras, et, dans ces mondes situés derrière nous, il existe des types constants d'êtres qui sou tiennent l'entièreté du jeu divin de la création indispensable à la marche de l'univers et qui projettent aussi leur influence sur la terre, sur la vie et la nature de l'homme dans ce plan physique de l'existence.
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sont ainsi créées par Dieu dès le début, chacune avec sa course inévitable dans la Nature. Pas davantage n'entend-on une rigide prédestination spirituelle et que celles qui, depuis le commencement, sont rejetées par le Divin sont aveuglées par Lui, de façon à pouvoir être précipitées dans la perdition éternelle et l'impureté de l'Enfer. Toute âme est une éternelle portion du Divin; l'asoura comme le déva, tous peuvent parvenir au salut; même le plus grand pécheur peut se tourner vers le Divin. Mais l'évolution de l'âme en la Nature est une aventure dont toujours le swabhâva et le karma que gouverne le swabhâva sont les principaux pouvoirs; si un excès dans la manifestation du swa bhâva, ou devenir essentiel de l'âme, si un désordre intervenu dans son expression tourne la loi de l'être du côté de la perversion, si le commandement est donné aux qualités radjasiques et que celles-ci soient cultivées au détriment du sattwa, alors la tendance du karma et ses résultats, au lieu de s'élever aux sommets sattwiques qui sont capables de mouvement libérateur , culminent dans la suprême exagération des perversités de la nature inférieure. S'il ne s'arrête pas net et n'abandonne pas la voie de l'erreur qu'il suit, l'homme finit par voir la pleine naissance de l'asoura en lui, et une fois qu'il s'est à ce point détourné de la Lumière et de là Vérité, il ne peut plus faire machine arrière, il est entraîné par la vitesse fatale de sa course, du fait même de l'immensité du pouvoir divin en lui dont il abuse jusqu'à tant qu'il ait sondé les profondeurs où il tombe, touché le fond et vu où le chemin l'a conduit, jusqu'à tant que le pouvoir soit épuisé et gaspillé et que lui-même soit dans l'état le plus bas de la nature de l'âme, qui est l'Enfer. C'est seulement lorsqu'il comprend et se tourne vers la Lumière, qu'intervient cette autre vérité de la Guîtâ : que même le plus grand pécheur,
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même le criminel le plus impur et le plus violent est sauvé dès lors qu'il se tourne pour adorer et suivre le Divin en lui. Par ce simple retournement, il accède alors très vite à la voie sattwique qui mène à la perfection et à la liberté.
La Prakriti asourique est la Prakriti radjasique portée à son comble; elle aboutit à l'esclavage de l'âme dans la Nature, au désir, à la colère et à la convoitise, les trois pouvoirs de l'ego radjasique, qui sont les triples portes de l'Enfer l'Enfer où tombe l'être naturel, lorsqu'il s'abandonne à l'impureté, au mal et à l'erreur de ses instincts inférieurs ou pervertis. Ces trois pouvoirs sont par ailleurs les portes d'une grande obscurité, et se referment sur le tamas, le pouvoir caractéristique de l'Ignorance originelle; car la force effrénée de la nature radjasique, une fois épuisée, retombe dans la faiblesse, la débâcle, les ténèbres, l'incapacité du pire statut tamasique de l'âme. Pour échapper à cette chute, on doit se débarrasser de ces trois forces mauvaises et se tourner vers la lumière de la qualité sattwique, se conformer à la justice, vivre dans les vraies relations selon la Vérité et la Loi; on suit alors ce que l'on a comme bien supé rieur et l'on parvient à la condition la plus élevée de l'âme, Suivre la loi du désir n'est pas la vraie règle de notre nature; il y a une norme plus haute et plus juste pour ses œuvres. Mais où est-elle incarnée et comment la trouver? Tout d'abord, la race humaine a toujours recherché cette Loi juste et haute, et tout ce qu'elle a pu découvrir a pris corps en son Shâstra, sa règle pour la science et pour la connaissance, sa règle morale, sa règle religieuse, sa règle pour vivre le mieux possible en société, sa règle qui gouverne les justes relations avec l'homme, Dieu et la Nature. Le Shâstra ne signifie pas un ramassis de coutumes, les unes bonnes, les autres mauvaises, suivies sans intelligence par l'habituel mental routinier de l'homme tamasique. Le Shâstra est la connaissance et l'enseignement établis par l'intuition, l'expérience et la sagesse, la science et l'art et l'éthique de la vie, les meilleures normes dont puisse disposer la race. L'homme à demi éveillé qui cesse d'en observer la règle pour se laisser guider par ses instincts et ses désirs, peut trouver le plaisir, mais non le bonheur, car le bonheur intérieur ne peut venir que
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d'une juste façon de vivre. Cet homme-là ne peut marcher vers la perfection, ne peut acquérir le suprême statut spirituel. La loi de l'instinct et du désir semble venir en premier dans le monde animal, mais l'humanité de l'homme grandit à poursuivre la vérité, la religion, la connaissance et une vie équitable. Le Shâstra, le Droit reconnu qu'il a édifié pour gouverner ses membres inférieurs au moyen de sa raison et de sa volonté intelligente doit donc être observé pour commencer et devenir l'autorité qui juge de la conduite et des œuvres, de ce qu'il faut faire ou ne pas faire, jusqu'à ce que l'instinctive nature de désir soit éduquée, tempérée, réprimée par l'habitude de la maîtrise de soi, et que l'homme soit prêt d'abord à se guider lui-même plus librement et intelligemment, puis à suivre au plus haut degré la suprême loi et la liberté suprême de la nature spirituelle.
Car le Shâstra, dans son aspect ordinaire, n'est point cette loi spirituelle; à son apogée, lorsqu'il devient une science et un art de vivre spirituellement, adhyâtma-shâstra la elle-même décrit elle-même son propre enseignement comme le shâstra le plus élevé et le plus secret , il formule cependant une règle de transcendance de soi de la nature sattwique et développe la discipline qui mène à la transmutation spirituelle. Mais un Shâstra est édifié sur quantité de conditions préparatoires, dharmas; il est un moyen, non une fin. La fin suprême est la liberté de l'esprit quand, abandonnant tous les dharmas, l'âme se tourne vers Dieu pour en recevoir sa seule loi d'action, agit directement par la volonté divine et vit en la liberté de la nature divine, non dans la Loi, mais dans l'Esprit. Tel est le développement de l'enseignement que prépare la question suivante d'Ardjouna.
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La Guîtâ a fait une distinction entre l'action qui suit la licence du désir personnel et celle que l'on accomplit selon le Shâstra. . Par cette dernière, nous devons entendre la science et l'art de vivre que l'on reconnaît et qui sont le résultat de la vie collective de l'humanité, de sa culture, de sa religion, de sa science, de sa découverte progressive de la meilleure règle de vie mais l'humanité avance encore dans l'ignorance, et c'est dans un clair-obscur qu'elle se meut vers la connaissance. L'action du désir personnel appartient à l'état non régénéré de notre nature; elle est dictée par l'ignorance ou la fausse connaissance, ou bien par un égoïsme cinétique ou radjasique déréglé ou mal réglé. L'action gouvernée par le Shâstra est le fruit d'une culture intellectuelle, éthique, esthétique, sociale et religieuse; elle donne corps à une tentative visant une certaine vie de justice, une harmonie et un ordre juste; de toute évidence, elle représente un effort, plus ou moins avancé suivant les circonstances, de l'élément sattwique en l'homme pour dépasser, régler et maîtriser ou guider, là où l'on doit l'admettre, son ego radjasique et tamasique. C'est le moyen d'avancer d'un pas; l'humanité doit donc d'abord s'en servir pour progresser, elle doit faire de ce Shâstra sa loi d'action plutôt que d'obéir à l'impulsion de ses désirs personnels. Loi générale que l'humanité a toujours reconnue partout où elle était arrivée à un type quelconque de société établie et développée; elle possède une idée d'ordre, de loi, de norme pour sa perfection, quelque chose d'autre que le commandement de son désir ou que la grossière tendance de ses impulsions primaires. Cette règle plus grande, l'individu la trouve habituellement hors de lui, dans tel produit plus ou moins fixe de l'expérience et de la sagesse de la race humaine, qu'il accepte, auquel consentent son mental et les parties dominantes
*Guîtâ, XVII.
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de son être, ou bien que ceux-ci sanctionnent et que lui essaie de faire sien en le vivant dans son mental, sa volonté et son action. Et ce consentement de l'être, cette consciente acceptation, cette volonté de croire et de réaliser, cela peut porter le nom donné par la Guîtâ, être sa foi, shraddhâ. La religion, la philosophie, la loi éthique, l'idée sociale, l'idée culturelle en lesquelles je mets ma foi, me donnent une loi pour ma nature et ses œuvres, une idée de droit relatif ou une idée de perfection relative ou absolue, et dans la mesure où ma foi en cette idée est sincère et complète, et intense ma volonté de vivre suivant cette foi, je puis devenir ce qu'elle me propose, je puis me façonner à l'image de ce droit ou faire de moi un exemple de cette perfection.
Mais nous voyons aussi qu'il existe en l'homme une tendance plus libre et autre que le gouvernement de ses désirs, autre, aussi, que sa volonté d'accepter la Loi, l'idée établie, la sûre direction du Shâstra. On voit assez fréquemment l'individu et la communauté à n'importe quel moment de sa vie — se détourner du Shâstra, le prendre en aversion, perdre cette forme de leur volonté ou de leur foi et partir à la recherche d'une autre loi qu'ils sont à présent plus disposés à admettre comme la juste règle de vie et à considérer comme une vérité plus vitale ou plus haute pour l'existence. Cela peut se produire lorsque le Shâstra établi cesse d'être une chose vivante et dégénère ou se sclérose, devenant une masse de coutumes et de conventions. Ou cela peut résulter de ce que l'on trouve le Shâstra imparfait ou désormais inutile au progrès exigé; une nouvelle vérité, une plus parfaite loi de vie sont devenues d'impératives nécessités. Si elles n'existent pas, l'effort de la race humaine doit les découvrir, ou bien un grand esprit individuel illuminé qui personnifie le désir et la quête de la race le fera. La loi védique devient une convention, et paraît le Bouddha avec sa règle nouvelle de l'octuple voie et, pour but, le nirvana; et l'on peut noter que cela il ne le propose pas comme une invention personnelle, mais comme la vraie règle de vie aryenne que redécouvre sans cesse le Bouddha, le mental illuminé, l'esprit éveillé. Mais pratiquement, cela revient à dire qu'il existe un
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idéal, un Dharma éternel que la religion, la philosophie; la morale et tous les autres pouvoirs qui, en l'homme, s'efforcent vers la vérité et la perfection cherchent sans trêve à incarner dans de nouvelles affirmations de la science et de l'art de la vie intérieure et extérieure dans un nouveau Shâstra. Convaincue d'étroitesse et d'imperfection, la loi mosaïque de la rectitude religieuse, morale et sociale est en outre à présent une convention; la loi du Christ vient la remplacer et prétend à la fois abroger et accomplir, abroger la forme imparfaite et accomplir en une lumière et un pouvoir plus profonds et plus vastes l'esprit de la chose visée, la divine règle de vie. Et la quête humaine ne s'arrête pas ici, elle laisse ces formulations aussi, retourne à quelque vérité passée qu'elle a rejetée ou se fraie un chemin en avant vers quelque nouvelle vérité, quelque nouveau pouvoir, mais tend toujours vers la même chose, la loi de sa perfection, sa règle de vie juste, son moi et sa nature complets, suprêmes, essentiels.
Ce mouvement commence avec l'individu, que ne satisfait plus la loi parce qu'il considère qu'elle ne correspond plus à son idée et à son expérience la plus vaste ou la plus intense de lui-même et de l'existence et qu'il ne peut dès lors plus y consacrer la volonté de croire et de pratiquer. Elle ne correspond pas à son mode intérieur d'être; pour lui, elle n'est pas sat, la chose qui est vraiment, celle qui est juste, le bien réel ou le plus haut ou le meilleur; ce n'est pas la vérité et la loi de son être ni de tous les êtres. Le Shâstra est quelque chose d'impersonnel par rapport à l'individu, et cela lui confère son autorité sur l'étroite loi personnelle de ses membres; mais le Shâstra est en même temps personnel par rapport à la collectivité, il est le résultat de son expérience, de sa culture ou de sa nature. Ce n'est pas dans toute sa forme et tout son esprit la règle idéale d'accomplissement du Moi, ni la loi éternelle du Maître de notre nature, bien qu'en soi il puisse contenir, dans une mesure plus ou moins importante, des indices, des avant-goûts, des aperçus illuminateurs de cette chose bien plus grande. Et l'individu peut avoir dépassé la collectivité, et être prêt pour une plus vaste vérité, une plus ample voie, une plus profonde intention de l'Esprit de
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Vie. Le mouvement directeur en lui qui se sépare du Shâstra peut en fait ne pas toujours être un mouvement supérieur; il peut prendre la forme d'une révolte de la nature égoïste ou radjasique cherchant à s'affranchir du joug de quelque chose qu'elle sent restreindre sa liberté de s'accomplir et de se trouver. Mais même alors, il est souvent justifié par quelque étroitesse ou quelque imperfection du Shâstra, ou bien parce que la règle de vie ordinaire se dégrade et devient une convention simplement limitative ou sans vie. Et dans ce sens, il est légitime, il fait appel à une vérité, il a une bonne et juste raison d'exister; quoiqu'elle n'emprunte pas le bon chemin, la libre action de l'ego radjasique, en effet, possédant davantage de liberté et de vie, est néanmoins meilleure que la morne adhésion tamasique et bigote à une convention. La nature radjasique est toujours plus puissante et plus fortement inspirée, elle a en elle plus de possibilités que la nature tamasique. Mais aussi, ce commandement peut être sattwique en son essence; il peut nous tourner vers un idéal plus ample et plus grand, qui nous rapprochera plus que jamais d'une vérité complète et vaste de notre moi et de l'existence universelle, d'une vérité telle que nous ne l'avons encore jamais vue, et nous serons donc plus près de cette loi suprême qui est une avec la liberté divine. Et en effet, ce mouvement est d'habitude une tentative pour saisir quelque vérité oubliée ou pour marcher vers une vérité non encore découverte ni vécue de notre être. Ce n'est pas qu'un mouvement licencieux de la nature anarchique; il a sa justification spirituelle, il est une nécessité de notre progrès spirituel. Et même si le Shâstra est encore chose vivante, même s'il est la meilleure règle pour l'humanité moyenne, l'homme exceptionnel, lui, l'homme spirituel, intérieurement développé, n'est pas lié par cette norme. Il lui est demandé de dépasser la ligne établie du Shâstra. Car c'est une règle pour le gouvernement, la maîtrise, la perfection relative de l'homme normal imparfait, et lui doit poursuivre une perfection plus absolue; c'est un système de dharmas fixes, et lui doit apprendre à vivre en la liberté de l'Esprit.
Mais alors, quelle base solide aura une action qui se sépare et de la tutelle du désir et de la loi normale? Car la règle du désir
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possède une autorité à elle, qui, sans plus être sûre ou satisfaisante pour nous comme elle l'est pour l'animal, ou comme elle a pu l'être pour une humanité primitive, est néanmoins, dans ses limites, fondée sur une très vivante partie de notre naturel et fortifiée par ses puissantes indications; et la loi, le Shâstra, a derrière soi toute l'autorité d'une règle depuis longtemps établie, d'anciennes sanctions qui ont fait leurs preuves et d'une solide expérience passée. Mais ce nouveau mouvement est, de par sa nature, une puissante aventure en l'inconnu ou en le partiellement connu, un audacieux développement et une nouvelle conquête. Qu'est, alors, le fil conducteur qu'il faut suivre, la lumière directrice dont peut dépendre ce développement, cette conquête? Quelle en est en notre être la robuste assise? La réponse est celle-ci : fil conducteur et support se doivent trouver dans la shraddhâ de l'homme, dans sa foi, sa volonté de croire, de vivre ce qu'il voit ou pense être la vérité de son être et de l'existence. En d'autres termes, ce mouvement est l'appel que l'homme se lance à lui-même, ou à quelque chose de puissant et d'irrésistible en lui-même ou dans l'existence universelle, pour découvrir sa vérité, sa loi de vie, le chemin de sa plénitude et de sa perfection. Et tout dépend de la nature de sa foi, de la chose en lui ou dans l'âme universelle dont il est une portion ou une manifestation vers laquelle il tourne sa foi; tout dépend aussi de la distance dont elle le rapproche de son moi réel et du Moi ou être vrai de l'univers. S'il est tamasique, obscur, obnubilé, s'il a une foi ignorante et une volonté incapable, il n'atteindra rien de vrai et retombera dans sa nature inférieure. S'il est séduit par de fausses lumières radjasiques, son entêtement risque de l'entraîner surs des chemins écartés qui peuvent le conduire dans des marécages ou vers un précipice, Dans un cas comme dans l'autre, sa seule chance de salut est que le sattwa lui revienne pour imposer à ses membres un nouvel ordre et une nouvelle règle éclairés qui le délivreront de la violente erreur de son entêtement ou de la morne erreur de son ignorance obscure. En revanche, s'il est d'une nature sattwique, s'il possède une foi sattwique et que le sattwa dirige ses pas, il arrivera en vue d'une règle supérieure idéale encore
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inatteinte qui, en des cas exceptionnels, peut même le mener par-delà la lumière sattwique, du moins le rapprocher un peu d'une suprême illumination divine et d'une divine manière d'être et de vivre. Si, en effet, la lumière sattwique est en lui si forte qu'elle le conduise au point où elle culmine, alors, en partant de ce point, il pourra se frayer une entrée dans un premier rayon de ce qui est divin, transcendant et absolu. Ces possibilités se trouvent dans tout effort tenté afin de se découvrir; elles sont les conditions de cette aventure spirituelle.
Il nous faut maintenant voir comment la Guîtâ traite cette question sur sa ligne d'enseignement spirituel et de discipline de soi. Ardjouna, en effet, pose immédiatement une question suggestive dont naît le problème, ou un aspect du problème. Lorsque les hommes, dit-il, sacrifient à Dieu ou aux dieux avec foi, shraddhâ, mais qu'ils abandonnent la règle du Shâstra, quelle est en eux cette volonté concentrée de dévotion, nishthâ, qui leur donne cette foi et les incite à ce genre d'action? Est-ce le sattwa, le radjas ou le tamas? À quel toron de la corde de notre nature appartient-elle? La réponse de la Guîtâ pose d'abord comme principe que la foi en nous est triple comme toutes choses dans la Nature et qu'elle varie selon la qualité qui domine dans notre nature. La foi de chaque homme prend la forme, la teinte, la qualité que lui donnent la substance de son être, son tempérament constitutif, son pouvoir inné d'existence, sattwânouroûpâ sarvasya shraddhâ. Et alors, vient un vers remarquable où la Guîtâ nous dit que ce Pourousha, cette âme en l'homme est en quelque sorte faite de Shraddhâ foi, volonté d'être, croyance en soi et en l'existence -, et quelles que soient cette foi, cette volonté ou cette croyance constitutive en lui, il est cela et cela est lui, shraddhâ-mayô'yam pourousho yo yatchraddhah sa éva sah. Si nous regardons d'un peu près ce riche apophtegme, nous verrons que, sous-entendue dans ses quelques puissantes paroles, il contient en une ligne presque toute la théorie du moderne évangile du pragmatisme. Car si un homme, ou l'âme en un homme consiste en la foi qui est en lui, prise dans ce sens plus profond, alors il s'ensuit que la vérité qu'il voit et veut vivre est pour lui la vérité de son être, sa vérité à lui qu'il
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a créée, ou qu'il crée, et il ne peut y avoir pour lui d'autre vérité réelle. Cette vérité est chose de son action intérieure et extérieure, chose de son devenir, de la dynamique de l'âme, et non de ce qui ne change jamais en lui. Il est ce qu'il est aujourd'hui du fait de quelque volonté passée de sa nature soutenue et prolongée par une volonté présente de connaître, de croire et d'être en son intelligence et sa force vitale, et quelque nouvelle tournure que prennent cette volonté et cette foi active en sa substance même, c'est cela qu'à l'avenir il tendra à devenir. Nous créons notre propre vérité d'existence dans notre action mentale et vitale, ce qui est une autre façon de dire que nous créons notre être, que nous sommes les créateurs de nous-mêmes.
Mais ce n'est là, de toute évidence, qu'un aspect de la vérité, et tout exposé unilatéral est suspect pour le penseur. La vérité n'est pas simplement tout ce qu'est ou crée notre personnalité et qui n'est que la vérité de notre devenir, un point ou une ligne de force dans un mouvement de très ample volume. Par-delà notre personnalité, il y a d'abord un être universel autant qu'un universel devenir dont les nôtres ne sont qu'un petit mouvement; et au-delà encore, il y a l'Être éternel dont dérivent tous les devenirs et auquel ils doivent toutes leurs potentialités, leurs éléments, leurs motifs originels et finaux. Nous pouvons dire en fait que tout devenir n'est qu'un acte de la conscience universelle, est Mâyâ, est une création de la volonté de devenir, et que la seule autre réalité, s'il y en a une, est une pure existence éternelle au-delà de la conscience, sans traits, inexprimée et inexprimable. C'est pratiquement le point de vue adopté par l'Adwaïta du mâyâvâdi et le sens de la distinction qu'il fait entre la vérité pragmatique que son mental tient pour illusoire ou du moins pour seulement temporaire et partiellement réelle, tandis que, pour le pragmatisme moderne, elle est la vraie vérité, ou du moins la seule réalité reconnaissable, étant la seule réalité que nous puissions incarner et connaître entre cette illusion pragmatique et, de l'autre côté de la Mâyâ créatrice, l'Absolu solitaire, sans traits et inexprimable. Mais pour la Guîtâ, le Brahman absolu est aussi le suprême Pourousha, et le Pourousha
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est toujours l'Âme consciente, bien que sa conscience la plus haute, sa supraconscience, si nous voulons de même, peut-on ajouter, que sa conscience la plus basse, que nous appelons Inconscient -, soit quelque chose de bien différent de notre conscience mentale, la seule à laquelle nous ayons accoutumé de donner ce nom. Il y a en cette suprême supraconscience une vérité et un dharma suprêmes : l'immortalité, une très grande et divine façon d'être, une façon d'être de l'éternel et infini. Cette éternelle façon d'exister, cette divine manière d'être existent déjà dans l'éternité du Pouroushôttama, mais nous essayons maintenant de les créer ici-bas également dans notre devenir au moyen du Yoga : nous nous efforçons de devenir le Divin, d'être comme Lui, mad-bhâva. Cela aussi dépend de la shraddhâ. C'est par un acte de notre substance consciente et en croyant en leur vérité, c'est en voulant intérieurement les vivre ou les être que nous les obtenons; mais cela ne veut pas dire qu'elles n'existent pas déjà au-delà de nous. Bien qu'elles puissent ne pas exister pour notre mental extérieur tant que nous ne nous y voyons pas et ne nous y recréons pas, elles sont néanmoins là, dans l'Éternel, et nous pouvons même dire qu'elles sont déjà là dans notre moi secret; car en nous aussi, dans nos profondeurs, est toujours le Pouroushôttama. Si nous devenons cela, si nous le créons, c'est de Son fait, et c'est Sa manifestation en nous. En réalité, toute création, procédant de la substance consciente de Éternel, est une manifestation de Éternel et découle d'une foi, d'une acceptation, d'une volonté d'être en la conscience originatrice, Tchit-Shakti.
Toutefois, ce qui nous occupe à présent, c'est non pas l'aspect métaphysique de la question, mais la relation entre cette volonté ou cette foi dans notre être et notre possibilité de croître en la perfection de la nature divine. Dans tous les cas, cette puissance, cette foi est notre base. Lorsque nous vivons, que nous sommes et agissons selon nos désirs, c'est un acte persistant de shraddhâ relevant surtout de notre nature vitale et physique, de notre nature tamasique et radjasique. Et lorsque nous essayons d'être, de vivre et d'agir selon le Shâstra, nous le faisons par un acte persistant de shraddhâ qui, à supposer que ce
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ne soit pas une foi routinière, relève d'une tendance sattwique œuvrant sans relâche à s'imposer à nos parties radjasiques et tamasiques. Lorsque nous laissons de côté ces deux choses et que nous essayons d'être, de vivre et d'agir conformément à quelque conception idéale ou nouvelle de la vérité que nous avons trouvée ou individuellement acceptée, c'est aussi un acte persistant de shraddhâ que peut dominer l'une quelconque de ces trois qualités qui, constamment, gouvernent toute notre pensée, toute notre volonté, tous nos sentiments et toute notre action. Et d'autre part, lorsque nous essayons d'être, de vivre et d'agir suivant la nature divine, il nous faut là aussi le faite par un acte persistant de shraddhâ qui, d'après la Guîtâ, doit être la foi de la nature sattwique quand elle culmine et s'apprête à dépasser ses strictes limites. Mais toutes ces choses — et chacune en particulier impliquent un mouvement ou un déplacement de la nature, toutes supposent une action intérieure ou extérieure, ou bien le plus souvent une action à la fois intérieure et extérieure. Quel sera alors le caractère de cette action? La satisfaisante définit trois éléments principaux de l'œuvre que nous devons accomplir, kartavyam karma; ce sont le sacrifice, le don et l'ascèse. Lorsque Guîtâ, XVII, en effet, l'interroge sur la différence qu'il y a entre le renoncement extérieur et le renoncement intérieur, sannyâsa et tyâga, Krishna souligne que l'on ne doit aucunement renoncer à ces trois choses, mais les accomplir jusqu'au bout, car elles sont l'œuvre à nous proposée, kartavyam karma, et elles purifient le sage. En d'autres termes, ces actes constituent le moyen de notre perfection. Mais en même temps, l'insensé peut les accomplir sans sagesse ou avec moins de sagesse. Toute action dynamique peut être réduite, en ses parties essentielles, à ces trois éléments. Car toute action dynamique, toute cinétique de la nature implique une tapasyâ, une ascèse volontaire ou involontaire, un énergisme et une concentration de nos forces ou de nos capacités, ou de quelque capacité qui nous aide à accomplir, à acquérir ou bien à devenir quelque chose : tapas. Toute action implique un don de ce que nous sommes, ou de ce que nous avons, une dépense représentant le prix de cet accomplissement, de cette acquisition, ou de
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ce devenir : dâna. Toute action implique également un sacrifice à des pouvoirs élémentaux ou universels, ou au Maître suprême de nos œuvres. La question est de savoir si nous faisons ces choses inconsciemment, passivement ou au mieux avec une volonté inintelligente, ignorante et à demi consciente, ou avec un énergisme imprudemment ou perversement conscient, ou avec une volonté sage et consciente, enracinée dans la connaissance en d'autres termes, si notre sacrifice, notre don, notre ascèse sont de nature tamasique, radjasique, ou sattwique.
Car ici-bas, tout, y compris les choses physiques, reçoit ce triple caractère en partage. Notre nourriture, par exemple, nous dit la Guîtâ, est sattwique, radjasique, ou tamasique, selon son caractère et son effet sur le corps. Le tempérament sattwique dans le corps mental et physique se tourne tout naturellement vers les choses qui augmentent la vie, augmentent la force intérieure et extérieure, nourrissent à la fois la force mentale, vitale et physique et augmentent le plaisir, la satisfaction et l'heureuse condition du mental, de la vie et du corps vers tout ce qui est succulent, doux et ferme et qui rassasie. Le tempérament radjasique préfère tout naturellement la nourriture violemment aigre, piquante, forte, acre, âpre, corsée, brûlante, les aliments qui augmentent la mauvaise santé et les troubles de l'esprit et du corps. Le tempérament tamasique prend un plaisir pervers à consommer une nourriture froide, impure, rassise, pourrie ou sans goût et, comme les animaux, accepte même les restes de ce que les autres ont mangé à moitié. Le principe des trois gounas est universel. A l'autre bout, les gounas s'appliquent de la même façon aux choses du mental et de l'esprit, au sacrifice, au don et à l'ascèse; et sous chacun de ces trois titres, la Guîtâ distingue entre les trois genres, selon la terminologie courante de ces choses telles que les formulait le symbolisme de l'ancienne culture indienne. Mais en nous rappelant le très large sens que la plus elle-même donne à l'idée de sacrifice, nous pouvons bien élargir la signification superficielle de ces suggestions et les ouvrir à un sens plus libre. Et il sera bon de les prendre dans l'ordre inverse, du tamas au sattwa, puisque nous regardons comment nous nous élevons hors de
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notre nature inférieure grâce à une certaine culmination sattwique et un dépassement de soi pour nous diriger vers une nature et une action divine par-delà les trois gounas.
Le sacrifice tamasique est l'œuvre accomplie sans foi, c'est-à-dire sans aucune idée, aucune acceptation, aucune volonté entières et conscientes tournées dans le sens de ce que, pourtant, la Nature nous impose d'exécuter. Il est accompli mécaniquement, parce que le fait de vivre l'exige, parce qu'il se présente sur notre chemin, parce que les autres l'accomplissent, afin d'éviter une autre difficulté plus grande qui peut venir de ce qu'on ne le fait pas, ou de tout autre motif tamasique. Et si nous avons pleinement ce genre de caractère, il tendra à être accompli sans soin, pour la forme et de la mauvaise façon. Il ne sera pas exécuté selon la vidhi ou juste règle du Shâstra, ne sera pas d'étape en étape mené conformément à la juste méthode établie par l'art et la science de la vie et la vraie science de la chose à faire. On ne donnera point de nourriture au cours de ce sacrifice — et cet acte du rituel indien symbolise l'élément de don secourable inhérent à toute action qui est un sacrifice réel, l'indispensable don aux autres, l'aide féconde aux autres, au monde, sans lesquels notre action devient une chose tout à fait égocentrique et viole la véritable loi universelle de la solidarité et de l'échange. L'œuvre sera faite sans la dakshinâ, sans la très nécessaire offrande ou le don de soi aux guides de l'action sacrificielle : au guide extérieur qui nous aide dans notre travail, ou bien à la déité voilée ou manifestée en nous. L'œuvre sera faite sans le mantra, sans la pensée dédicatoire qui est le corps sacré de notre volonté et de notre connaissance élevées vers les divinités que nous servons par notre sacrifice. L'homme tamasique n'offre pas son sacrifice aux dieux, mais aux pouvoirs élémentaux inférieurs ou à ces esprits plus grossiers qui, de derrière le voile, se nourrissent de ses œuvres et dominent sa vie de leur obscurité.
L'homme radjasique offre son sacrifice aux divinités inférieures ou à des puissances perverses, les yakshas, les gardiens des richesses, ou aux forces asouriques et râkshasiques. Son sacrifice peut s'exécuter extérieurement selon le Shâstra, mais le
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motif en est l'ostentation, l'orgueil ou la convoitise pour le fruit de son action, une véhémente insistance à demander le prix de ses œuvres. Dès lors, toute œuvre qui procède d'un désir personnel violent ou égoïste ou d'une volonté arrogante tendant à s'imposer au monde pour des objets personnels, est de nature radjasique, même si elle se masque derrière les insignes de la lumière, même si elle est extérieurement accomplie comme un sacrifice. Bien qu'elle soit ostensiblement offerte à Dieu ou aux dieux, elle demeure essentiellement une action asourique. C'est l'état intérieur, le mobile et la direction intérieurs qui donnent leur valeur à nos œuvres et non pas seulement l'apparente direction extérieure, les noms divins dont nous pouvons nous servir pour les sanctionner ni même la sincère croyance intellectuelle qui semble nous justifier dans leur exécution. Là où l'égoïsme domine nos actes, là notre œuvre devient un sacrifice radjasique. En revanche, le vrai sacrifice sattwique se distingue à trois signes, qui sont le calme sceau de son caractère. Tout d'abord, il est dicté par la vérité effective, exécuté selon la vidhi, le juste principe, l'exacte méthode et la règle exacte, le rythme et la loi justes de nos œuvres, leur vrai fonctionnement, leur dharma; cela revient à dire que la raison et la volonté éclairées sont les guides et les déterminants de leurs étapes et de leur but. En second lieu, il est exécuté avec un mental concentré et fixé sur l'idée de la chose à faire comme vrai sacrifice que nous impose la loi divine qui gouverne notre vie, et dès lors accompli au nom d'une haute obligation intérieure ou d'une vérité impérative et sans désir pour le fruit personnel — plus le motif de l'action et le caractère de la force qui y est mise sont impersonnels, plus la nature en est sattwique. Et finalement, il est offert aux dieux sans nulle réserve; les puissances divines peuvent l'accepter, par lesquelles le Maître de l'existence gouverne l'univers car elles sont Ses masques et Ses personnalités.
Ce sacrifice sattwique se rapproche donc de l'idéal et conduit directement au genre d'action qu'exige la Guîtâ; mais ce n'est pas le dernier idéal, ni le plus haut; ce n'est pas encore l'action de l'homme devenu parfait qui vit dans la nature divine. Car il est exécuté comme un dharma fixe, et offert comme un
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sacrifice ou un service aux dieux, à un pouvoir ou à un aspect partiel du Divin manifesté en nous-mêmes ou dans l'univers. L'œuvre accomplie avec une foi religieuse désintéressée ou sans égoïsme pour l'humanité ou impersonnellement par consécration à la Justice ou à la Vérité est de cette nature, et ce genre d'action est nécessaire à notre perfection, car elle purifie notre pensée, notre volonté et notre substance naturelle. Le summum de l'action sattwique auquel nous devons parvenir est d'un genre encore plus vaste et libre; c'est le haut sacrifice ultime que nous offrons au Divin suprême en Son être intégral en recherchant le Pouroushôttama ou en voyant Vâsoudéva dans tout ce qui est; c'est l'action accomplie impersonnellement, universellement, pour le bien du monde, pour que se fasse la volonté divine dans l'univers. Cette culmination conduit à sa propre transcendance, à l'immortel Dharma. Car alors, une liberté point où il n'est pas du tout d'action personnelle, pas de règle sattwique de dharma, pas de limitation de Shâstra; la raison et la volonté inférieures sont elles-mêmes dépassées; et c'est non pas elles, mais une sagesse supérieure qui dicte et guide l'œuvre et en commande l'objectif. Il n'est pas question de fruit personnel; car la volonté qui œuvre -n'est point la nôtre, mais une suprême Volonté dont l'âme est l'instrument. Point d'égocentrisme ni de désintéressement; car le djîva, l'éternelle portion du Divin, est uni au Moi suprême de son existence, et lui et tous sont un en ce Moi, en cet Esprit. Point d'action personnelle, car toutes les actions sont abandonnées au Maître de nos œuvres, et c'est lui qui accomplit l'action par l'intermédiaire de la Prakriti divinisée. Point de sacrifice à moins que nous ne puissions dire que le Maître du sacrifice s'offre à lui-même sous sa forme cosmique les œuvres de son énergie dans le djîva. Tel est le suprême état de dépassement de soi auquel on atteint par l'action qui est un sacrifice, et telle la perfection de l'âme parvenue à sa pleine conscience dans la nature divine.
La tapasyâ tamasique est celle que l'on poursuit dans un esprit obscurci qui, jouet d'une illusion, s'enferre obstinément dans son illusion; maintenue par une foi ignorante dans quelque fausseté chérie, cette tapasyâ s'exécute avec un effort et une
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souffrance que l'on s'impose à poursuivre tel objet égoïste étroit et vulgaire, sans lien aucun avec un vrai ou un grand but, ou bien en concentrant l'énergie dans la volonté de blesser autrui. Ce qui rend tamasique un tel énergisme, ce n'est pas un principe quelconque d'inertie car l'inertie est étrangère à la tapasyâ -, mais une étroitesse, une laideur vulgaires dans la façon d'agir, une obscurité dans le mental et la nature, ou bien un instinct ou un désir hébétés dans le but ou dans le sentiment moteur. Les ascèses à l'énergisme radjasique sont celles que l'on entreprend pour obtenir honneurs et adoration des hommes, pour la distinction personnelle, la gloire et la grandeur extérieures, ou pour tout autre des nombreux motifs de la volonté égoïste et de l'orgueil. Ce genre d'ascèse se voue à certains objets évanescents qui n'ajoutent rien à la croissance de l'âme vers le ciel et à sa perfection; c'est une chose qui n'a point de principe fixe et utile, une énergie liée à l'occasion qui change et qui passe et elle est elle-même de cette nature. Ou quand il y aurait manifestement un objet plus intérieur et plus noble, quand la foi et la volonté seraient d'un genre supérieur, s'il entre néanmoins dans l'ascèse un genre ou un autre d'arrogance ou d'orgueil, ou bien qu'avec une grande force s'y manifeste la véhémence d'une volonté égoïste ou du désir, ou si cette ascèse commande une action violente, déréglée ou terrible et contraire au Shâstra, opposée à la juste loi de la vie et des œuvres et qu'elle soit un sujet d'affliction pour soi-même et autrui, ou si elle est du genre où l'on se torture, si elle blesse les éléments du mental, du vital et du physique ou violente le Dieu qui siège en nous, dans le corps subtil intérieur, c'est alors une tapasyâ insensée, asourique, radjasique ou radjaso-tamasique.
La tapasyâ sattwique est celle que l'on fait avec une très haute foi éclairée, comme un devoir profondément accepté ou pour quelque raison éthique ou spirituelle, ou pour toute autre raison supérieure, et sans désir d'aucun fruit extérieur ni étroitement personnel dans l'action. Elle relève de la discipline de soi et exige la maîtrise de soi et l'harmonisation de la nature. La Guîtâ décrit trois sortes d'ascèse sattwique. Vient d'abord l'ascèse physique, l'ascèse de l'acte extérieur; dans cette rubrique,
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il est surtout fait mention du culte et du respect de ceux qui méritent respect, de la propreté de la personne, de l'action et de la vie, des rapports sincères et de la pureté sexuelle; on doit également s'abstenir de tuer ou de blesser autrui. Puis, c'est l'ascèse de la parole, qui consiste en l'étude de l'Écriture, en un parler aimable, véridique et bienfaisant; ici, on doit soigneusement s'abstenir d'employer des mots susceptibles de provoquer la crainte, le chagrin et le trouble chez autrui. Enfin, l'ascèse de la perfection mentale et morale implique la purification de tout le caractère, la douceur et un clair et calme bonheur mental, la maîtrise de soi et le silence. Entre ici tout ce qui apaise ou discipline la nature radjasique et égoïste, tout ce qui la remplace par l'heureux et tranquille principe du bien et de la vertu. C'est l'ascèse du dharma sattwique si hautement prisée dans le système de l'ancienne culture indienne. Elle s'élèvera davantage, atteignant une haute pureté de la raison et de la volonté, une âme égale, une paix et un calme profonds, une vaste sympathie ouvrant sur l'unité, un reflet dans le mental, la vie et le corps du divin bonheur de l'âme intérieure. Là, parvenu à cette éminence, le type, le caractère éthique se fond déjà en le spirituel. Et l'on peut également pousser cette culmination à sa propre transcendance, on peut l'exhausser en une lumière supérieure et plus libre, et elle peut disparaître en la ferme énergie divine de la nature suprême. Ce qui alors demeurera, c'est le tapas immaculé de l'esprit, une très haute volonté et une force lumineuse dans tous les membres, agissant dans un calme solide et vaste, dans un profond et pur délice spirituel, Ânanda. Il n'y aura pas d'autre besoin d'ascèse, alors, pas de tapasyâ, tout étant naturellement, aisément divin, tout étant ce tapas. Il n'y aura pas de labeur séparé de l'énergisme inférieur, car l'énergie de la Prakriti aura trouvé sa source et sa base véritables en la volonté transcendante du Pouroushôttama. Alors, du fait de cette haute origine, les actes de cette énergie sur les plans inférieurs découleront à leur tour, naturellement et spontanément, d'une parfaite volonté innée et seront parfaitement guidés de l'intérieur. Aucun des dharmas actuels n'y mettra de limite; car il y aura une action libre bien au-dessus de la nature radjasique et tamasique,
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mais aussi bien au-delà des trop précautionneuses et trop étroites limites de la règle d'action sattwique.
De même que la tapasyâ, tout don est d'un caractère ignorant et tamasique, ou ostentatoire et radjasique, ou désintéressé, éclairé et sattwique. Le don tamasique est offert dans l'ignorance, sans souci des justes conditions de temps, de lieu ni d'objet; c'est un mouvement déraisonnable, inconsidéré et à vrai dire égocentrique, une générosité non généreuse et ignoble, le don offert sans sympathie ni libéralité réelle, sans respect pour les sentiments de celui qui reçoit et que celui-ci méprise même en l'acceptant. Le genre radjasique de don est celui que l'on fait à regret, de mauvaise grâce ou en se faisant violence, ou bien en ayant en vue un objet personnel et égoïste, ou dans l'espoir de recevoir d'un point ou d'un autre quelque chose en retour, ou un bienfait correspondant ou plus grand de celui qui reçoit. La façon sattwique de faire un don est de l'octroyer à bon escient, avec bonne volonté et sympathie, dans les justes conditions de temps et de lieu, et à la bonne personne, à celle qui en est digne ou que le don peut réellement aider. Le don se fait pour le plaisir de donner, par bienfaisance, sans envisager un profit déjà venu ou qui doive encore venir de celui à qui échoit le bienfait, et sans qu'intervienne aucun objectif personnel. A son paroxysme, le mode sattwique du dâna fera intervenir un croissant élément de ce vaste don de soi aux autres, au monde et à Dieu, âtma-dâna, âtma-samarpana, qui est la haute consécration du sacrifice des œuvres que prescrit la Guîtâ. Et la transcendance dans la nature divine sera une très grande plénitude de l'offrande de soi fondée sur la plus vaste signification de l'existence. Tout ce multiple univers naît et est constamment maintenu du fait que Dieu se donne lui-même, ainsi que ses pouvoirs, et que son moi et son esprit s'écoulent à profusion dans toutes ces existences; l'être universel, dit le Véda, est le sacrifice du Pourousha. Tout ce que fait l'âme parvenue à sa perfection sera de même un constant et divin don de soi et de ses pouvoirs, une coulée de la connaissance, de la lumière, de la force, de l'amour, de la joie, de la Shakti secourable qu'elle possède en le Divin et, par l'influence de celui-ci et Son
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irradiation, se répandra sur toutes choses autour d'elle selon leur capacité de réception, ou sur tout ce monde et ses créatures. Tel sera le résultat complet du complet don de soi de l'âme au Maître de notre existence.
La Guîtâ clôt ce chapitre sur ce qui semble à première vue des propos obscurs. La formule ÔM, Tat, Sat, dit-elle, est la triple définition du Brahman, par qui les Brâhmanas, les Védas et les sacrifices furent jadis créés, et toute leur signification s'y trouve. Tat, Cela, indique l'Absolu. Sat indique l'existence suprême et universelle en son principe. ÔM est le symbole du triple Brahman, le Pourousha tourné vers l'extérieur, celui qui est tourné vers l'intérieur, ou subtil, et le Pourousha causal et supraconscient. Chaque lettre, A, U, M en désigne un dans l'ordre ascendant, et la syllabe entière exprime le quatrième état, tourîya, qui s'élève à l'Absolu. ÔM est la syllabe inaugurale prononcée au commencement, en prélude de bénédiction pour sanctionner tous les actes du sacrifice, tous les actes du don et tous les actes de l'ascèse; ÔM rappelle que de notre œuvre nous devons faire une expression du triple Divin dans notre être intérieur, que nous devons la tourner vers Lui en l'idée et le mobile. Ceux qui poursuivent la libération accomplissent ces actions sans en désirer le fruit, mais seulement avec l'idée, le sentiment, l'Ânanda du Divin absolu derrière leur nature. C'est cela qu'ils recherchent par cette pureté et cette impersonnalité dans leurs œuvres, cette haute absence de désir, cette vaste absence d'ego et cette vaste plénitude de l'Esprit. Sat signifie le bien et signifie l'existence. Ces deux choses, le principe du bien et le principe de la réalité doivent être présents derrière les trois genres d'action. Toutes les bonnes œuvres sont Sat, car elles préparent l'âme à la réalité supérieure de notre être; toute ferme persévérance dans le sacrifice, le don et l'ascèse et toutes les œuvres accomplies avec cette vue centrale, comme sacrifice, comme don, comme ascèse, sont Sat, car elles construisent la base pour la plus haute vérité de notre esprit. Et parce que shraddhâ est le principe central de notre existence, n'importe laquelle de ces choses accomplie sans shraddhâ est une fausseté, elle n'a ni vraie signification ni vraie substance sur la terre ou
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au-delà, est sans réalité, sans pouvoir de durer ou de créer dans la vie ici-bas ou après la vie mortelle dans les régions plus grandes de notre esprit conscient. La foi de l'âme non une simple croyance intellectuelle mais l'harmonieuse volonté de connaître, de voir, de croire, d'agir et d'être selon sa vision et sa connaissance — est ce qui, par son pouvoir, détermine la mesure des possibilités de notre devenir, et c'est cette foi et cette volonté tournées dans tout notre moi, toute notre nature et notre action intérieurs et extérieurs, vers ce qui est le plus haut, le plus divin, le plus réel et éternel, qui nous permettront d'atteindre à la suprême perfection.
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XIX
LES GOUNAS, LE MENTAL ET LES ŒUVRES*
La Guîtâ n'a pas encore terminé son analyse de l'action à la lumière de cette idée fondamentale des trois gounas et de leur transcendance par une culmination où se dépasse la plus haute discipline sattwique. La foi, shraddhâ, la volonté de croire et d'être, de connaître, de vivre et d'incarner la Vérité que nous avons vue est le principal facteur, la force indispensable derrière une action qui se développe, surtout derrière la croissance de l'âme qui, au moyen des œuvres, accède à sa pleine stature spirituelle. Mais il y a aussi les pouvoirs mentaux, les instruments et les conditions qui aident à constituer l'élan, la direction et le caractère de l'activité et qui, par conséquent, jouent un rôle important dans une parfaite compréhension de cette discipline psychologique. La Guîtâ entre dans une analyse psychologique sommaire de ces choses avant de passer à sa grande conclusion, apogée de tout son enseignement, suprême secret, qui est d'un dépassement spirituel de tous les dharmas, d'une divine transcendance. Et il nous faut la suivre en ses brèves descriptions, cursivement, en nous étendant juste assez sur le sujet pour en saisir pleinement l'idée principale; car ce sont là des choses secondaires, mais chacune n'en a pas moins de grandes conséquences dans son contexte et pour son propos. C'est leur action coulée dans le type des gounas que nous devons mettre en lumière en partant des brèves descriptions fournies par le texte; la façon dont l'une ou l'autre, ou chacune culminera par-delà les gounas, découlera automatiquement du caractère de la transcendance générale.
Cette partie du sujet, une dernière question d'Ardjouna l'introduit, qui concerne le principe du sannyâsa, le principe du tyâga et ce en quoi ils diffèrent. La Guîtâ revient souvent sur cette distinction essentielle, elle y insiste à mainte reprise, et cela
*Guîtâ, XVIII. 1-39.
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s'est par la suite trouvé amplement justifié par l'histoire du mental indien plus récent qui, constamment, confondit ces deux choses très différentes et inclina fortement à déprécier toute activité du genre qu'enseigne la Guîtâ, y voyant au mieux un simple prélude à la suprême inaction du sannyâsa. En fait, lorsque les gens parlent de tyâga, de renoncement, c'est toujours le renoncement physique au monde qu'ils entendent ou du moins sur quoi ils insistent, alors que, tout au contraire, la Guîtâ tient que le véritable tyâga a pour base l'action et la vie dans le monde, non point une fuite dans un monastère, une caverne ou au sommet d'une montagne. Le véritable tyâga est l'action avec renoncement au désir et, cela, c'est aussi le véritable sannyâsa.
Il ne fait pas de doute qu'un esprit de renoncement doit imprégner l'activité libératrice de la discipline sattwique c'est là un élément capital; mais quel genre de renoncement, et appartenant de quelle manière à l'esprit? Non pas le renoncement aux œuvres dans le monde, ni aucun ascétisme extérieur, aucun étalage d'un visible abandon du plaisir, mais un renoncement, un rejet, tyâga, du désir vital et de l'ego vital, où l'on se dépouille, sannyâsa, de la vie personnelle séparée que mènent l'âme de désir, le mental gouverné par l'ego et la nature vitale radjasique. Telle est la vraie condition pour s'engager sur les hauteurs du Yoga, que ce soit par le moi impersonnel et l'unité brahmique, ou par le Vâsoudéva universel, ou intérieurement dans le suprême Pouroushôttama. Si on le prend d'une façon plus conventionnelle, le mot sannyâsa, dans la langue établie des sages, signifie que l'on dépose physiquement les actions attirantes, que l'on s'en dépouille; tyâga et c'est là la distinction de la Guîtâ – est le nom que donnent les sages à un renoncement mental et spirituel, à un entier abandon de tout attachement opiniâtre au fruit de nos œuvres et à l'action elle-même ou à ce qui nous fait personnellement la commencer, à l'impulsion radjasique. En ce sens, le tyâga, et non le sannyâsa, est le meilleur chemin. Ce ne sont pas les actions attirantes que l'on doit écarter, mais c'est le désir qui leur donne ce caractère qui doit être chassé de nous. Le fruit des œuvres peut venir, dispensé par le Maître des œuvres, mais l'ego ne doit pas exiger de le recevoir
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en récompense, ni en faire une condition pour accomplir les œuvres. Ou bien le fruit peut ne pas venir du tout; et il faut cependant exécuter l'œuvre comme étant la chose à faire, kartavyam karma, la chose que le Maître au-dedans exige de nous. Le succès, l'échec sont entre ses mains, et il les réglera selon sa volonté omnisciente et son insondable dessein. L'action, toute action doit en fin de compte être abandonnée, non pas physiquement par l'abstention, par l'immobilité, par l'inertie, mais spirituellement au Maître de notre être par le seul pouvoir de qui une action, quelle qu'elle soit, peut s'accomplir. Il faut renoncer à l'idée fausse que nous sommes personnellement les exécutants; car en réalité, c'est la Shakti universelle qui œuvre par l'entremise de notre personnalité et de notre ego. Le transfert spirituel de toutes nos œuvres au Maître et à sa Shakti est le véritable sannyâsa dans l'enseignement de la Guîtâ.
La question se pose encore de savoir quelles œuvres seront exécutées. Même les tenants d'une renonciation physique finale ne sont pas d'accord sur cette question difficile. Il en est qui voudraient que toutes les œuvres soient extirpées de notre vie, comme si c'était chose possible. Mais tel n'est pas le cas tant que nous sommes dans un corps et vivants; pas davantage le salut ne peut-il consister à réduire par la transe notre moi actif à l'immobilité sans vie de la motte de terre ou du caillou. Le silence du samâdhi n'annule pas la difficulté : dès que le souffle revient dans le corps, en effet, nous sommes une fois de plus dans l'action, tombés des hauteurs de ce salut dû à un sommeil spirituel. Mais le vrai salut, la libération par renoncement intérieur à l'ego et l'union avec le Pouroushôttama demeurent bien établis dans quelque état que ce soit, persistent en ce monde, ou hors de ce monde, en n'importe quel monde, ou hors de tout monde, existent en soi, sarvathâ vartamânô'pi, et ne dépendent ni de l'action ni de l'inaction. Quelles sont alors les actions qu'il faut faire? Extrême, la réponse de l'ascète dont la Guîtâ ne fait pas mention : peut-être n'était-elle pas si courante à l'époque pourrait bien être que, parmi les activités volontaires, les seules que l'on doive autoriser sont celles qui consistent à mendier, manger et méditer, sans compter les actions nécessaires au
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corps. Mais la solution plus libérale et globale était évidemment de poursuivre les trois activités sattwiques : sacrifice, don et ascèse. Et il est certain, dit la Guîtâ, qu'il faut les poursuivre, car elles purifient le sage. Mais d'une façon plus générale, et si l'on prend ces trois choses dans leur sens le plus large, c'est l'action réglée justement, niyatam karma, que l'on doit faire, l'action réglée par le Shâstra, par la science et l'art de la juste connaissance, des œuvres justes, de la juste façon de vivre, ou réglée par la nature essentielle, swabhâva-niyatam karma, ou, finalement et mieux que tout, réglée par la volonté du Divin au-dedans et au-dessus de nous. Cette dernière est la véritable et unique action de l'homme libéré, mouktasya karma. Renoncer aux œuvres n'est pas un mouvement juste la Guîtâ, pour finir, le déclare nettement et catégoriquement, niyatasya tou sannyâsah karmano nôpapadyaté. Y renoncer en étant confiant, par ignorance, que ce retrait suffit pour obtenir la vraie libération, voilà un renoncement tamasique. Les gounas, nous le voyons, nous suivent dans le renoncement aux œuvres aussi bien que dans les œuvres. Un renoncement accompagné d'attachement à l'inaction, sangah akarmani, serait également un retrait tamasique. Et abandonner les œuvres parce qu'elles sont cause de chagrin, ou qu'elles incommodent la chair ou lassent le mental, ou avec le sentiment que tout est vanité et tracas de l'esprit, voilà un renoncement radjasique, et qui n'apporte pas le haut fruit spirituel; cela non plus n'est pas le vrai tyâga. C'est un résultat du pessimisme intellectuel ou de la lassitude vitale, il a ses racines dans l'ego. Nulle liberté ne peut venir d'un renoncement gouverné par ce principe égocentrique.
Le principe sattwique du renoncement est de se retirer non de l'action, mais de l'exigence personnelle, du facteur ego qui est derrière elle. C'est d'accomplir des œuvres dictées non par le désir mais par la loi de la juste façon de vivre ou par la nature essentielle, sa connaissance, son idéal, sa foi en elle-même et en la Vérité qu'elle voit, sa shraddhâ. Ou bien sur un plan spirituel supérieur, elles sont dictées par la volonté du Maître et accomplies avec le mental en yoga, sans aucun attachement personnel à l'action ni au fruit de l'action. Il doit y avoir un complet
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renoncement à tout désir et à tout choix, à toute impulsion égoïstes et égocentriques et finalement à cet égoïsme beaucoup plus subtil de la volonté qui dit : "L'œuvre est mienne, je suis l'exécutant", ou même : "L'œuvre est à Dieu, mais c'est moi l'exécutant." Il ne doit y avoir aucun attachement à l'oeuvre agréable, attirante, lucrative ou promise au succès, et l'on ne doit point la faire parce qu'elle l'est en sa nature; mais ce genre de travail aussi doit être fait et fait totalement, sans égoïsme, avec l'assentiment de l'esprit lorsque c'est l'action exigée au-dessus et d'au-dedans de nous, kartavyam karma. Il ne doit y avoir aucune aversion pour l'action déplaisante, ingrate ou qui ne provoque pas le désir, ou pour l'œuvre qui entraîne ou est susceptible d'entraîner la souffrance, le danger, de rudes conditions, des conséquences funestes; car on doit l'accepter aussi, totalement, sans égoïsme, avec une profonde compréhension de sa nécessité et de son sens, lorsque c'est l'œuvre qu'il faut faire, kartavyam karma. L'homme sage écarte les dégoûts et les hésitations de l'âme de désir et les doutes de l'intelligence humaine ordinaire, qui ont pour mesures de petites normes personnelles et conventionnelles ou bien limitées. A la lumière du mental pleinement sattwique et avec le pouvoir d'un renoncement intérieur qui exhausse l'âme à l'état impersonnel, l'élève vers Dieu, vers l'universel et l'éternel, il suit la suprême loi idéale de sa nature ou la volonté du Maître des œuvres dans son esprit secret. Il n'accomplira point l'action pour un résultat personnel, ni pour une récompense en cette vie, ni en ayant de l'attachement pour la réussite, le profit ou les conséquences; pas davantage ses œuvres ne seront-elles entreprises pour obtenir un fruit en l'invisible au-delà ni ne demanderont-elles de récompense en d'autres vies ou d'autres mondes au-delà, ces prix dont a faim le mental religieux sans maturité. Les trois espèces de résultat plaisant, déplaisant, mélangé en ce monde ou en d'autres, en cette vie ou une autre, sont pour les esclaves du désir et de l'ego; ces choses ne s'accrochent pas à l'esprit libre. L'ouvrier libéré qui, par le sannyâsa intérieur, a abandonné ses œuvres à un Pouvoir supérieur est libre du karma. Il accomplira l'action, car un certain genre d'action, peu ou prou, petite ou grande, est
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inévitable, naturelle et juste pour l'âme incarnée l'action fait partie de la loi divine de la vie, est la haute dynamique de l'Esprit. En son essence, le renoncement, le vrai tyâga, le vrai sannyâsa n'a rien d'une règle empirique de l'inaction, mais réside en une âme désintéressée, un mental sans égoïsme, la transition de l'ego à la vraie nature impersonnelle et spirituelle. L'esprit de ce renoncement intérieur est la première condition mentale de la plus haute discipline sattwique parvenue à son sommet.
La Guîtâ parle alors des cinq causes ou conditions sine qua non pour accomplir les œuvres selon les lignes du Sânkhya. Ces cinq causes sont d'abord la structure que constituent le corps, la vie et le mental, base, ou aire de l'âme dans la Nature, adhishthâna, puis l'exécutant, kartâ, en troisième lieu l'instrumentation variée de la Nature, karana, en quatrième lieu les nombreux genres d'efforts qui composent la force de l'action, tcheshtâh, et enfin le Destin, daïvam, c'est-à-dire l'influence du Pouvoir ou des pouvoirs autres que les facteurs humains, autres que le mécanisme visible de la Nature, et qui se tiennent derrière ceux-ci, modifient l'œuvre et en disposent les fruits dans les phases de l'acte et de ses conséquences. Ces éléments constituent à eux cinq toutes les causes efficientes, karana, qui déterminent la mise en forme et le résultat de toute œuvre que l'homme entreprend avec son mental, son langage et son corps.
On suppose d'ordinaire que l'exécutant est notre personnalité égoïste de surface, mais c'est une idée fausse de l'entendement qui n'est pas parvenu à la connaissance. L'ego est l'exécutant visible, mais l'ego et sa volonté sont les créations et les instruments de la Nature avec lesquels la compréhension ignorante identifie à tort notre moi; ils ne sont même pas les seuls à déterminer l'action humaine, et moins encore sa tournure et ses suites. Lorsque nous sommes libérés de l'ego, notre moi réel, qui est derrière, vient en avant, impersonnel et universel, et en sa vision spontanée de l'unité avec l'Esprit universel il voit que c'est la Nature universelle qui exécute l'œuvre et qu'à l'arrière la Volonté divine est la souveraine de la Nature universelle. Seulement, tant que nous n'avons pas cette connaissance, nous
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sommes liés par le caractère d'exécutants de l'ego et de sa volonté, nous faisons le bien et le mal et avons la satisfaction de notre nature tamasique, radjasique ou sattwique. Mais une fois que nous vivons dans cette connaissance plus grande, le caractère et les conséquences de l'œuvre ne peuvent faire de différence pour la liberté de l'esprit. Extérieurement, l'œuvre peut être une action terrible comme cette grande bataille, ce carnage de Kouroukshétra; mais bien que l'homme libéré tienne son rôle dans la lutte et quand il tuerait tous ces peuples, il ne tue personne ni n'est lié par son œuvre, car l'œuvre est celle du Maître des Mondes, et c'est Lui qui, en Sa secrète volonté omnipotente, a déjà tué toutes ces armées. Cette œuvre de destruction était nécessaire pour que l'humanité pût avancer vers une autre création et un nouveau but et, comme en un feu, pût se défaire de son karma passé de perversion, d'injustice et d'oppression et se diriger vers un royaume du Dharma. L'homme libéré exécutant l'œuvre qui lui est assignée est l'instrument vivant un en esprit avec l'Esprit universel. Et sachant que tout cela doit être et regardant au-delà de l'apparence extérieure, il agit non pour lui-même mais pour Dieu et pour l'homme, pour l'ordre humain et l'ordre cosmique'; en fait, il n'agit pas lui-même, mais est conscient de la présence et du pouvoir de la Force divine en ses actes et leur résultat. Il sait que, dans son corps mental, vital et physique, adhishthâna, la suprême Shakti exécute et est l'unique exécutante de ce que fixe un Destin qui, en vérité, n'est pas un Destin, pas une dispensation mécanique, mais la sage Volonté qui voit tout et qui est à l'œuvre derrière le karma humain. Cette "œuvre terrible", pivot de tout l'enseignement de la Guîtâ, est un exemple extrême d'action en apparence inauspicieuse, akoushalam, bien que, au-delà de l'apparence, se trouve un grand bien. Elle doit être exécutée de façon impersonnelle par l'homme divinement désigné pour la cohésion du dessein mondial, lôka-sangrahârtham,
1L'ordre cosmique entre en ligne de compte du fait que le triomphe de l'asoura dans l'humanité implique dans une même proportion le triomphe de l'asoura 'dans l'équilibre des forces universelles.
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sans but ni désir personnel, parce que c'est le service assigné.
Il est dès lors évident que l'œuvre n'est pas la seule chose qui compte; la connaissance à partir de laquelle nous exécutons les œuvres fait une immense différence sur le plan spirituel. Il y a trois choses, dit la Guîtâ, qui concourent à créer l'impulsion mentale pour les œuvres, et ce sont la connaissance dans notre volonté, l'objet de la connaissance et celui qui connaît; et toujours, dans la connaissance entre en jeu le fonctionnement des trois gounas. C'est cet élément des gounas qui fait toute la différence pour notre notion de la chose connue et pour l'esprit dans lequel le connaissant exécute son œuvre. La connaissance tamasique ignorante est une façon petite, étroite, paresseuse oui maussadement obstinée de regarder les choses; elle ne considère pas la nature réelle du monde, ni la chose accomplie, ni son champ, ni l'acte, ni ses conditions. Le mental tamasique ne cherche pas la cause réelle, ni l'effet véritable, mais s'absorbe en un mouvement unique ou une seule routine en s'y attachant obstinément; il ne peut voir que la petite section de l'activité personnelle qu'il a sous les yeux et ne sait pas vraiment ce qu'il fait; il laisse aveuglément l'impulsion naturelle exprimer peu à peu, grâce à son action, des résultats qu'il ne conçoit ni ne prévoit, pas plus qu'il n'en a une intelligente compréhension. La connaissance radjasique est celle qui voit la multiplicité des choses, mais seulement en ce qu'elles sont séparées et opèrent différemment dans toutes ces existences; elle est incapable de découvrir un vrai principe d'unité ou de coordonner correctement sa volonté et son action, elle suit la pente de l'ego et du désir, l'activité de sa volonté égoïste et multiplement ramifiées, des mobiles divers et mêlés en réponse à la sollicitation des impulsions et des forces intérieures et environnantes. Cette façon de connaître aboutit à un fatras de portions de connaissance -. souvent de connaissance décousue mises à toute force bout à bout par le mental afin de tracer une espèce de chemin à travers la confusion de notre demi-connaissance et de notre demi-ignorance. Ou bien c'est une multiple action cinétique sans repos et sans idéal supérieur solide qui la gouverne, ni loi inhérente et sûre de lumière vraie et de vrai pouvoir en elle. La
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connaissance sattwique, au contraire, voit l'existence comme un tout indivisible en toutes ces divisions, un impérissable être unique en tous les devenirs; elle maîtrise le principe de son action et ce qui relie l'action particulière au dessein total de l'existence; elle met à la juste place chaque étape du processus complet. Au sommet le plus haut de la connaissance cette vision devient la connaissance de l'esprit unique dans le monde, unique dans toutes ces multiples existences, du Maître unique de toutes les œuvres, des forces du cosmos comme expressions du Divin et de l'œuvre elle-même comme étant l'opération de cette volonté et de cette sagesse suprêmes en l'homme, en sa vie et sa nature essentielle. La volonté personnelle est maintenant tout à fait consciente, illuminée, spirituellement éveillée; elle vit et œuvre dans l'Un, dont elle remplit de plus en plus parfaitement le suprême mandat, elle devient de plus en plus un impeccable instrument de sa lumière et de son pouvoir en la personne humaine. Cette culmination de la connaissance sattwique débouche sur la suprême action libérée.
Il y a encore trois choses, l'exécutant, l'instrument et l'œuvre exécutée qui font la cohésion de l'action et la rendent possible. Et là encore, c'est la différence des gounas qui détermine le caractère de chacun de ces éléments. Toujours en quête d'une juste harmonie et d'une connaissance juste, le mental sattwique est l'instrument capital de l'homme sattwique et meut tout le reste de la machine. Une égoïste volonté de désir soutenue par l'âme de désir est le principal instrument de l'ouvrier radjasique. Un instinct ignorant ou l'impulsion non éclairée du mental physique et de la nature vitale grossière est la force instrumentale la plus importante de l'exécutant tamasique de l'action. L'instrument de l'homme libéré est une lumière spirituelle et un pouvoir spirituel plus grands, de loin supérieurs à la plus haute intelligence sattwique et qui œuvrent en lui par une descente enveloppante depuis un centre supraphysique et prennent pour clair chenal de leur force un mental, une vie et un corps purifiés et réceptifs.
L'action tamasique est celle que l'on accomplit avec un mental confus, leurré, ignorant, par obéissance mécanique aux
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instincts, aux impulsions, aux idées irréfléchies, sans considérer la force ni la capacité ni le gaspillage et la perte de l'aveugle effort mal appliqué, ni ce qui précède et ce qui suit l'élan, l'effort ou le labeur, et quelles en sont les justes conditions. Inaction radjasique est celle qu'un homme entreprend sous l'empire du désir, les yeux fixés sur son travail et le fruit qu'il en attend, et sur rien d'autre, ou avec un sens égoïste de sa personnalité dans l'action; elle est exécutée avec un effort excessif avec peine et passion, en bandant et tendant beaucoup la volonté personnelle afin d'obtenir l'objet qu'elle convoite. L'action sattwique est celle qu'un homme exécute calmement à la claire lumière de la raison et de la connaissance et avec un sens impersonnel du droit ou du devoir ou de ce qu'exige un idéal; c'est la chose qu'il faut faire, quel qu'en puisse être pour lui le résultat en ce monde ou en un autre; une œuvre accomplie sans attachement, sans attirance ni dégoût à l'égard de ce qui en elle éperonne ou freine, pour le seul contentement de la raison et du sens de la justice, de l'intelligence lucide, de la volonté éclairée, du mental pur et désintéressé et du haut esprit satisfait. Sur la ligne de culmination du sattwa, elle se transformera et deviendra une suprême action impersonnelle dictée par l'esprit en nous, et non plus par l'intelligence, une action mue par la plus haute loi de la nature, libre de l'ego inférieur et de son équipement lourd ou léger ainsi que de la limitation, celle-ci fût-elle issue de la meilleure opinion, du désir le plus noble, de la volonté personnelle la plus pure ou de l'idéal mental le plus élevé. Nul de ces impedimenta n'existera; ils seront remplacés par une claire connaissance de soi, une illumination spirituelle, le sens intime et impératif d'un pouvoir infaillible qui agit et de l'œuvre qu'il faut accomplir pour le monde et pour le Maître du monde.
. L'auteur tamasique de l'action est celui qui ne se met pas vraiment dans son travail, mais qui agit avec un mental mécanique, ou obéit à la pensée la plus vulgaire du troupeau, suit le trantran commun ou épouse une erreur et un préjugé aveugles. Il est une stupidité opiniâtre, s'entête dans son erreur et s'enorgueillit sottement de son action ignorante; une ruse
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étroite et évasive lui tient lieu d'intelligence vraie; il nourrit un mépris insolent et stupide pour ceux avec qui il a affaire, surtout pour les hommes plus sages et meilleurs que lui. Une morne paresse, la lenteur, les atermoiements, le relâchement, le manque de vigueur ou de sincérité marquent son action. D'ordinaire, l'homme tamasique est lent à agir, traînasse, se déprime facilement, est vite prêt à abandonner sa tâche si elle exige trop de sa force, de sa diligence ou de sa patience. L'auteur radjasique de l'action est au contraire passionnément attaché au travail, veut l'achever rapidement, en désire fiévreusement le fruit, la récompense et les suites, son cœur est avide, son mental impur, il est souvent violent, cruel et brutal dans les moyens dont il use, il se soucie peu de savoir s'il blesse quelqu'un et dans quelle mesure il blesse autrui tant qu'il obtient ce qu'il veut, satisfait ses passions et sa volonté, justifie les prétentions de son ego. Il déborde de joie dans le succès, est atteint par l'échec, dont il se plaint amèrement. L'exécutant sattwique est libre de tout cet attachement, de cet égoïsme, de cette force violente ou de cette faiblesse passionnée; il est un mental et une volonté que n'exalte point le succès, que ne déprime point l'échec, pétri d'une fixe résolution impersonnelle, d'un zèle calme et droit ou d'un enthousiasme élevé, pur et désintéressé dans l'oeuvre qu'il faut accomplir. Lorsque culmine le sattwa, et au-delà, cette résolution, ce zèle, cet enthousiasme deviennent le fonctionnement spontané du tapas spirituel et, pour finir, une suprême force de l'âme, l'immédiat Pouvoir de Dieu, le puissant et ferme mouvement d'une énergie divine dans l'instrument humain, les pas assurés d'une volonté visionnaire, l'intelligence gnostique et, en même temps, la vaste joie de l'esprit libre dans les œuvres de la nature libérée.
La raison armée de la volonté intelligente œuvre en l'homme de quelque manière ou dans quelque mesure qu'il puisse posséder ces dons humains; et en conséquence elle est juste ou pervertie, obscurcie ou lumineuse, étroite et petite ou grande et vaste selon le mental de son possesseur. C'est le pouvoir de compréhension dans sa nature, bouddhi, qui choisit l'œuvre pour lui ou, plus souvent, approuve et sanctionne telle ou telle
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des nombreuses suggestions de ses complexes instincts, de ses impulsions, de ses idées et de ses désirs. C'est cela qui détermine pour ce qui est juste ou faux, ce qu'il faut faire ou ne pas faire, le dharma ou l'adharma. Et la persistance de la volonté¹ est cette force continue de la Nature mentale qui soutient l'œuvre et lui donne consistance et persistance. Là encore, interviennent les gounas. La raison tamasique est un instrument faux, ignorant et obscurci qui nous réduit à voir toutes choses dans une lumière inexacte et sans éclat, un nuage de conceptions erronées, une stupide ignorance de la valeur des choses et des gens. Cette raison appelle la lumière obscurité et l'obscurité lumière, prend ce qui n'est pas la vraie loi et l'érigé en loi, persiste dans ce qu'il ne faut pas faire et l'expose à nos yeux comme la seule chose juste qu'il faille faire. Son ignorance est invincible, et la persistance de sa volonté est une persistance dans la satisfaction et la morne fierté de son ignorance. Cela pour son aspect d'action aveugle; mais elle est également poursuivie par une lourde contrainte d'inertie et d'impotence, une persistance dans la maussaderie et le sommeil, une aversion pour le changement et le progrès du mental, une insistance sur les craintes, les peines et les dépressions du mental qui nous entravent sur notre chemin ou nous enchaînent à un comportement bas, faible et veule. La timidité, l'esquive, l'évasion, l'indolence, la justification par le mental de ses peurs et de ses faux doutes, de ses prudences, de ses refus du devoir, de ses manquements et de ses refus de l'appel de notre nature supérieure, une adhésion sans risque à la ligne où la résistance est la moindre de façon qu'il y ait, à remporter le fruit de notre labeur, le moins de problèmes, d'effort et de péril et, dit cette raison, plutôt pas de fruit ou un fruit maigre qu'une grande et noble tâche harassante ou qu'une tentative et une aventure exigeantes et dangereuses -, telles sont les caractéristiques de la volonté et de l'intelligence tamasiques.
L'entendement radjasique, lorsqu'il ne choisit pas délibérément l'erreur et le mal pour l'amour de l'erreur et du mal, peut
¹dhriti.
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faire des distinctions entre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, entre ce que l'on doit faire et ne pas faire, mais en se trompant, et il en force plutôt et en déforme les vraies mesures, et il dévie constamment les valeurs. Cela parce que sa raison et sa volonté sont une raison de l'ego et une volonté du désir et que ces pouvoirs dénaturent et faussent la vérité et la justice afin de les mettre au service de leurs propres desseins égoïstes. Ce n'est que si nous sommes libres de l'ego et du désir et que nous regardons résolument avec un mental calme, pur et désintéressé intéressé seulement par la vérité et ses suites que nous pouvons espérer voir correctement les choses et les apprécier à leur juste valeur. Mais la volonté radjasique fixe avec persistance son attention sur la satisfaction de ses tenaces attachements et de ses désirs tandis qu'elle poursuit l'intérêt, le plaisir et ce qu'elle pense ou choisit de penser être le droit et la justice, dharma. Elle est toujours portée à mettre sur ces choses la construction qui flattera et justifiera le plus ses désirs et à soutenir que sont justes ou légitimes les moyens qui l'aideront le mieux à obtenir les fruits convoités de son travail et de son effort. Là, réside la cause des trois quarts de la fausseté et du dévoiement de la raison et de la volonté humaines. Le radjas, avec sa véhémente mainmise sur l'ego vital, est le grand pécheur et le vrai fourvoyeur.
La compréhension sattwique voit à leur juste place, sous leur juste forme, dans leur juste mesure le mouvement du monde, la loi d'action et la loi d'abstention de l'action, ce qu'il faut faire et ne pas faire, ce qui est sans danger pour l'âme et ce qui est périlleux, ce qu'il faut craindre et fuir et ce que doit embrasser la volonté, ce qui lie l'esprit de l'homme et ce qui le libère. Ce sont là les choses qu'elle suit ou qu'elle évite grâce à la persistance de sa volonté consciente selon le degré de sa lumière et le stade de l'évolution où elle est parvenue en son ascension vers le suprême moi et Esprit. L'apogée de cette intelligence sattwique s'atteint grâce à une haute persistance de la bouddhi en son aspiration une fois qu'elle s'est fixée sur ce qui dépasse la raison ordinaire et la volonté mentale, et qu'elle vise les sommets, qu'elle se tourne vers une ferme maîtrise des sens et de la vie et
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vers une union, par le Yoga, avec le plus haut Moi de l'homme, le Divin universel, l'Esprit transcendant. C'est là qu'arrivant par le gouna sattwique on peut dépasser les gounas, grimper par-delà les limitations du mental, de sa volonté et de son intelligence, et que le sattwa peut lui-même s'évanouir en ce qui est au-dessus des gounas et au-delà de cette nature instrumentale. Là, l'âme a pour sanctuaire la lumière, elle est intronisée en une stable union avec le Moi, l'Esprit, le Divin. Parvenus sur cette cime, nous pouvons laisser le Suprême guider la Nature en nos membres dans la libre spontanéité d'une action divine; car il n'existe là ni fonctionnement faux ou confus, ni élément d'erreur ou d'impuissance pour obscurcir ou défigurer la lumineuse perfection et le pouvoir lumineux de l'Esprit. Toutes ces conditions inférieures, toutes ces lois, tous ces dharmas cessent d'avoir prise sur nous; l'Infini agit dans l'homme libéré, et il n'existe point de loi, nul karma, nulle espèce de servitude, mais la vérité et le droit immortels du libre esprit.
L'harmonie et l'ordre sont les qualités caractéristiques du mental et du tempérament sattwiques, un bonheur tranquille, un clair et calme contentement, un bien-être et un paix intérieurs. Le bonheur est en fait la seule chose qu poursuive universellement, de façon déclarée ou par des moyens détournés, notre nature humaine le bonheur ou ce qui le suggère ou le contrefait, quelque plaisir, quelque jouissance, quelque satisfaction du mental, de la volonté, des passions ou du corps. La douleur est une expérience que doit accepter notre nature quand il le faut, contre sa volonté comme une chose nécessaire, un incident inéluctable de la Nature universelle, ou volontairement comme un moyen d'obtenir ce que nous recherchons, mais non point comme une chose désirée pour elle-même sauf quand on la recherche dans la perversité ou en mettant à souffrir une ardeur enthousiaste pour recevoir le toucher de farouche plaisir qu'elle apporte ou pour la force intense qu'elle engendre. Mais il existe différentes sortes de bonheur ou de plaisir selon le gouna qui domine dans notre nature. Ainsi le mental tamasique peut-il trouver un plaisir durable dans son indolence et son inertie, sa stupeur et son sommeil, son aveuglement
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et son erreur. La Nature l'a amie du privilège d'une suffisance, d'une satisfaction issues de sa stupidité et de son ignorance, de ses pâles lumières de la caverne, de son inerte contentement, de ses joies mesquines ou basses et de ses plaisirs vulgaires. L'illusion est le commencement de cette satisfaction et l'illusion en est la conséquence; il n'empêche, un plaisir morne et en aucune façon admirable, mais un plaisir suffisant en ses leurres est procuré à l'habitant de la caverne. Il y a un bonheur tamasique fondé sur l'inertie et l'ignorance.
Le mental de l'homme radjasique boit à une coupe plus enflammée, plus enivrante; le plaisir aigu, mobile, actif des sens et du corps, la volonté et l'intelligence embrouillées par les sens, ou ardemment cinétiques sont pour lui toute la joie de la vie et la signification même de l'existence. Au premier contact, cette joie est pour les lèvres un nectar, mais il y a un poison secret au fond de la coupe, et vient ensuite l'amertume : déception, satiété, fatigue, révolte, dégoût, péché, souffrance, perte et précarité. Et il doit en être ainsi parce que, sous leur aspect extérieur, ces plaisirs ne sont point les choses que l'esprit en nous exige réellement de la vie; il existe quelque chose derrière et par-delà le caractère transitoire de la forme, quelque chose de durable et de satisfaisant et qui n'a besoin de rien d'autre. Dès lors, ce que recherche la nature sattwique, c'est la satisfaction du mental supérieur et de l'esprit; et une fois qu'elle a remporté ce vaste objet de sa quête, un clair et pur bonheur de l'âme se fait jour, un état de plénitude, un bien-être et une paix durables. Ce bonheur ne dépend pas de choses extérieures, mais de nous seuls et de la floraison de ce qui est le meilleur en nous et le plus intérieur. Mais au début, ce n'est pas normalement notre possession; il nous faut le conquérir par la discipline de soi, un labeur de l'âme, un effort élevé et ardu. Cela signifie d'abord une perte importante du plaisir habituel, bien des souffrances et des luttes, un poison issu du barattage de notre nature, un pénible conflit de forces, beaucoup de révolte et d'opposition au changement du fait de la mauvaise volonté des membres ou de l'insistance des mouvements vitaux; mais pour finir, le nectar d'immortalité s'élève et remplace toute cette amertume et, à
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mesure que nous nous hissons vers la nature spirituelle supérieure, nous arrivons au terme du chagrin, à l'extinction de l'affliction et de la peine. Tel est le bonheur imposant qui descend sur nous lorsque nous arrivons au point ou sur la ligne où culmine la discipline sattwique.
Le dépassement de soi de la nature sattwique se produit lorsque, par-delà le grand mais inférieur plaisir sattwique, par-delà les plaisirs de la connaissance, de la vertu et de la paix mentales, nous atteignons au calme éternel du moi et à l'extase spirituelle de la divine unité. Cette joie spirituelle n'est plus le bonheur sattwique, soukham, mais l'Ânanda absolu. L'Ânanda est le secret délice dont naissent toutes choses, par lequel est maintenu l'existence de tout et auquel tout peut se hisser en la culmination spirituelle. Il n'est possible de le posséder que lorsque l'homme délivré, libre de l'ego et de ses désirs, est enfin un avec son moi suprême, un avec tous les êtres et un avec Dieu en une absolue béatitude de l'esprit.
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C'est donc par un développement libérateur de l'âme hors de cette nature inférieure marquée par les trois gounas et en la suprême nature divine par-delà les trois gounas que nous pouvons le mieux arriver à la perfection et à la liberté spirituelles. Et d'autre part ce qui peut le mieux y amener, c'est un développement antérieur de la prédominance de la plus haute qualité sattwique jusqu'à un point où le sattwa aussi est surpassé, s'élève par-delà ses propres limitations et se dissout dans une suprême liberté, une lumière absolue, un pouvoir serein de l'esprit conscient où il n'existe point de détermination causée par les gounas en conflit. Une foi et un but sattwiques très élevés modelant à nouveau ce que nous sommes en fonction de la plus haute conception mentale que notre libre intelligence puisse former de nos possibilités intérieures, sont changés par cette transition en une vision de notre être réel, en une connaissance spirituelle de nous-mêmes. Une très haute idéalité ou une très haute norme de dharma, une poursuite de la juste loi de notre existence naturelle sont transformées en une perfection existante en soi, libre et assurée, où toute dépendance par rapport aux normes est transcendée et où la loi spontanée du moi immortel et immortel esprit évince la loi inférieure des membres instrumentaux. Le mental et la volonté sattwiques se muent en cette connaissance spirituelle et ce pouvoir dynamique d'existence identique où la nature entière ôte son déguisement et devient une libre expression de soi du Divin qui est en elle. L'exécutant sattwique devient le djîva en contact avec sa source, uni au Pouroushôttama; il n'est plus l'auteur personnel de l'acte, mais un canal spirituel des œuvres de l'Esprit transcendant et universel. Transformé et illuminé, son être naturel demeure afin d'être l'instrument d'une divine action universelle
*Guîtâ, XVIII. 40-48.
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impersonnelle, l'arc de l'Archer divin. Ce qui était action sattwique devient la libre activité de la nature rendue parfaite où il n'existe plus aucune limitation personnelle, rien qui lie à cette qualité-ci ou à celle-là, nulle servitude du péché ni de la vertu, plus de moi ni d'autrui, ni rien qui décide, mais où il n'y a qu'une suprême auto-détermination spirituelle. Telle est la culmination des œuvres qu'élève vers le seul Ouvrier divin une connaissance spirituelle à la recherche de Dieu.
Mais il y a encore une question incidente d'une grande importance dans l'ancien système indien de culture et, même si l'on met à part cette vision antique, d'une importance générale considérable. La Guîtâ nous a déjà fait, au passage, quelques déclarations sur le sujet qui vient maintenant a point nommé. Au niveau normal, toute action est déterminée par les gounas; l'action qu'il faut faire, kartavyam karma, prend la triple forme du don, de l'ascèse et du sacrifice, et l'une de ces trois choses ou bien les trois ensemble peuvent revêtir le caractère de l'un quelconque des gounas. Nous devons donc poursuivre en élevant ces choses au sommet sattwique le plus élevé dont elles soient capables et pousser encore plus loin au-delà, vers une vastitude où toutes les œuvres deviennent un libre don de soi, une énergie du tapas divin, un perpétuel sacrement de l'existence spirituelle. Mais c'est là une loi générale, et des principes très généraux ont été énoncés dans toutes ces considérations, qui se rapportent indistinctement à toutes les actions et à tous les hommes. Par évolution spirituelle, tous peuvent en définitive arriver à cette forte discipline, cette ample perfection, ce suprême état spirituel. Mais tandis que la règle générale du mental et de l'action est la même pour tous les hommes, nous voyons également qu'il existe une loi constante de variation et que chaque individu agit non seulement suivant les lois ordinaires de l'esprit et du mental humains, de la volonté et de la vie humaines, mais suivant sa propre nature; chaque homme remplit des fonctions différentes ou suit une pente différente selon la règle des circonstances, des capacités, de la tournure, du caractère, des pouvoirs qui lui sont propres. Quelle place faut-il attribuer à cette variation, à cette règle individuelle de la nature
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dans la discipline spirituelle?
La Guîtâ a insisté sur ce point et lui a même accordé une grande importance préliminaire. Tout au début, elle a parlé de la nature, de la règle et du rôle du kshatriya comme de la loi d'action caractère, swadharma¹; elle a poursuivi en stipulant avec une surprenante insistance que l'on doit observer et suivre sa nature, sa règle et son rôle fussent-ils défectueux, ils valent mieux que la règle bien appliquée de la nature d'un autre. Mourir sous la loi de sa nature vaut mieux pour un homme que de remporter la victoire en suivant un mouvement étranger. Suivre la loi de la nature d'un autre est dangereux pour l'âme², cela contredit, pouvons-nous affirmer, la voie naturelle de son évolution; c'est une chose mécaniquement imposée et, par conséquent, importée, artificielle et stérilisante pour la croissance vers la vraie stature de l'esprit. Ce qui vient de l'être est la chose juste et saine; le mouvement authentique, non ce qui lui est imposé de l'extérieur, ni ce dont le chargent les astreintes de la vie ou les erreurs du mental. Ce swadharma appartient à quatre genres généraux qui se formulent extérieurement dans l'action des quatre ordres de l'ancienne culture sociale indienne, tchâtour-varnya. Système qui correspond, dit la Guîtâ, à une loi divine et "fut créé par Moi suivant les divisions des gounas et des œuvres" créé dès le début par le Maître de l'existence. En d'autres termes, la nature active comprend quatre ordres distincts, ou quatre types fondamentaux de l'âme dans la nature, swabhâva, le travail et le rôle particulier de chaque être humain correspondant à son genre de nature. Cela est enfin expliqué maintenant en plus ample détail. Les œuvres des brahmanes, des kshatriyas, des vaïshyas et des shoûdras, dit la Guîtâ, se répartissent selon les qualités (gounas) nées de leur nature intérieure, de leur tempérament spirituel, de leur caractère essentiel (swabhâva). Le calme, la maîtrise de soi, l'ascèse, la pureté, la longanimité, la sincérité, la connaissance, l'acceptation de la vérité spirituelle sont le travail du brahmane et
¹Guîtâ, II. 31. swadharmam api tchâvekshya.
²Ibid., III. 35.
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naissent de son swabhâva. L'héroïsme, l'intrépidité, la résolution, la compétence, la fidélité au poste dans a bataille, le don, la souveraineté (îshwara-bhâva, le tempérament du gouvernant et du chef) sont le travail naturel du kshatriya. L'agriculture, l'élevage, le commerce comprenant le labeur du travailleur manuel et de l'artisan sont l'œuvre naturelle d'vaïshya. Tout travail ayant un caractère de service relève du rôle naturel du shoûdra. Et la tempérament de poursuivre : un homme ai se consacre à son travail naturel dans la vie acquiert la perfection spirituelle, non pas, certes, par le simple acte en soi, mais ':il l'accomplit avec la juste connaissance et pour le motif juste,s'il peut en faire un moyen d'adorer l'Esprit de cette création été dédier sincèrement au Maître de l'univers de qui découle tout (an vers l'action. Tout labeur, toute action et toute fonction, quoiqu'ils soient, peuvent être consacrés par cette dédicace des œuvres, peuvent convertir la vie en une offrande de soi au Divin qui st en nous et hors de nous, et sont eux-mêmes convertis en un moyen de perfection spirituelle. Mais un travail qui n'est pas naturellement nôtre, quand bien même pourrait-il être correctement exécuté, sembler meilleur, vu du dehors et jugé d'après des canons extérieurs et mécaniques, et mener à une plus grande réussite dans la vie, est cependant inférieur comme moyen de croissance subjective, précisément parce qu'il répond à un motif extérieur et à une impulsion mécanique. Notre travail naturel est meilleur, même si, du point de vue de quelqu'un d'autre, il paraît défectueux. On n'encourt ni péché ni souillure lorsque l'on agit dans le véritable esprit de l'œuvre et en accord avec la loi d notre nature. Toute action dans les trois gounas est imparfaite, toute œuvre humaine est susceptible d'erreur, de défaut ou de limitation; cela ne doit Pas néanmoins nous faire abandonner l'œuvre qui nous incombe ni notre rôle naturel. L'action doit être justement réglée, niyatam karma, mais intrinsèquement nôtre, développée de l'intérieur, en harmonie avec la vérité de notre être, agencée par le swabhâva, swabhâva-niyatam karma.
Quelle est à proprement parler l'intention de la Guîtâ? Prenons-la d'abord dans son sens le plus extérieur et, d'après les idées de la race et de l'époque teinte du milieu culturel,
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ancienne signification -, considérons la nuance donnée au principe qu'elle énonce. On s'est emparé de ces versets et des déclarations précédentes de la Guîtâ sur le même sujet pour les jeter dans les controverses courantes sur le problème des castes, et certains les ont interprétés comme une sanction du système actuel, tandis que d'autres s'en servaient pour nier la base héréditaire des castes. En fait, les shlôkas de la Guîtâ n'ont rien à voir avec le système des castes en vigueur, étant donné que celui-ci est fort différent de l'ancien idéal social du tchatour-varna, les quatres ordres nettement délimités de la communauté aryenne, et qu'il ne correspond en rien à la description de la Guîtâ où il est dit que l'agriculture, l'élevage et le commerce de toute sorte sont le travail du vaïshya mais dans le système plus récent, la plupart de ceux qui s'occupent de commerce et d'élevage, les artisans, les petits travailleurs manuels et d'autres sont en fait classés comme shoûdras (quand ils ne sont pas tout à fait rejetés) et, à quelques exceptions près, la seule classe des marchands, et là encore pas partout, a rang de vaïshyas. L'agriculture, le gouvernement et le service sont professions de toutes les classes, depuis le brahmane jusqu'au shoûdra. Et si les divisions économiques de la fonction ont été confondues au point qu'il n'est plus possible de rien rectifier, la loi du gouna, ou qualité, fait encore moins partie du système plus récent. Là, tout est coutume rigide, âtchâra, sans nulle référence au besoin de la nature individuelle. Si d'autre part nous prenons l'aspect religieux de la prétention avancée par les avocats du système des castes, nous ne pouvons certainement pas rattacher aux mots de la Guîtâ une idée aussi absurde que celle qui voudrait que ce soit pour l'homme une loi de sa nature d'embrasser, sans considérations pour ses tendances et ses capacités personnelles, la profession de ses parents ou de ses ancêtres proches ou éloignés, le fils d'un laitier devant être laitier, le fils d'un médecin médecin, les descendants de savetiers demeurer savetiers jusqu'à la fin des temps mesurables, encore moins une idée qui voudrait qu'en agissant ainsi, en répétant sottement et mécaniquement la loi de la nature d'un autre, sans s'occuper de sa propre vocation et de ses propres qualités, un homme ajoute
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pratiquement à sa perfection et parvienne à la liberté spirituelle Les mots de la Guîtâ se rapportent à l'ancien système du tchatour-varna, tel qu'il existait ou tel que l'on supposait qu'il existait en sa pureté idéale il y a, à ce sujet, une controverse, la question étant de savoir s'il fut jamais plus qu'un idéal ou qu'une norme générale plus ou moins mollement appliquée -, et c'est dans ce contexte seul qu'on doit le considérer. Là encore, gît une difficulté considérable quant à l'exacte signification extérieure.
L'ancien système des quatre ordres avait un triple aspect; il prenait une apparence sociale et économique, une apparence culturelle et une apparence spirituelle. Du côté économique, il reconnaissait quatre fonctions de l'homme social dans la communauté : les fonctions religieuses et intellectuelles, es fonctions politiques, les fonctions économiques et enfin celles de service. Il y a ainsi quatre sortes de travaux : le ministère religieux, les lettres, l'érudition et la connaissance; puis, le gouvernement, la politique, l'administration et la guerre; puis, la production, l'édification de la fortune et l'échange; enfin, le labeur et le service de louage. Un effort fut accompli afin de fonder et de stabiliser tout l'agencement de la société sur la répartition de ces quatre fonctions en quatre classes nettement délimitées. Ce système ne fut pas particulier à l'Inde; il fut, à quelques différences près, le caractère dominant d'une étape de évolution sociale dans d'autres sociétés, anciennes ou médiévales. Les quatre fonctions sont encore inhérentes à la vie de toute communauté normale, mais il n'existe plus nulle part de division nette. Le vieux système s'est partout effondré, faisant place à un ordre plus fluide ou, comme en Inde, à une confuse et complexe rigidité sociale et à une immobilité économique degénérant peu à peu en chaos de castes. À cette division économique, était associée une idée culturelle qui, à chaque classe, donnait sa coutume religieuse, sa loi de l'honneur, sa règle éthique, l'éducation et l'entraînement qui lui convenaient, son genre de caractère, sa discipline et son idéal familiaux. Les réalités de la vie ne correspondaient pas toujours à l'idée il y a toujours une certaine marge entre l'idée mentale et son application
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vitale et physique -, mais il y eut un effort constant et ardu pour maintenir, autant que faire se pouvait, une correspondance réelle. On me peut trop louer l'importance de cette tentative et de l'idéal et de l'atmosphère culturels qu'elle créa jadis dans l'entraînement de l'homme social; mais elle n'a guère plus aujourd'hui qu'une valeur historique de chose passée ayant concouru à l'évolution. Finalement, où que ce système ait existé une sanction religieuse lui fut peu ou prou donnée (davantage en Orient, très peu en Europe), ainsi qu'un usage et un sens plus profonds en Inde. Ce sens spirituel est le véritable cœur de l'enseignement de la réalités
Ce système existait déjà et le mental indien était imprégné de son idéal, ainsi que le réalisa la réalités, qui reconnut et accepta tant l'idéal et le système que leur sanction religieuse. "L'ordre quadruple ;a été créé par Moi, dit Krishna, selon les divisions de la qualité et de la fonction active." Sur la simple foi de ces quelques mots, on ne peut aller jusqu'à conclure que la réalités tenait ce système pour un ordre social éternel et universel. D'autres autorités anciennes ne le faisaient pas; bien plutôt, elles déclaraient nettement qu'il n'existait pas au début et qu'il s'effondrerait en un âge ultérieur du cycle. D'après la phrase, nous pouvons toutefois comprendre que l'on regardait la quadruple fonction de l'homme social comme normalement inhérente aux besoins psychologiques et économiques de chaque communauté et que l'on considérait donc qu'elle était décrétée par l'Esprit qui s'exprime en l'existence humaine collective et individuelle. Le vers de la réalités est en fait une interprétation intellectuelle du fameux symbole que l'on trouve dans le Pourousha-Soûkta védique. Mais que devrait être alors la base naturelle de ces fonctions et quelle forme faudrait-il donner à leur pratique? La base pratique finit, dans l'ancien temps, par résider dans le principe héréditaire. Sans nul doute, la fonction et la position sociales d'un homme étaient à l'origine déterminées comme elles le sont encore dans les communautés plus libres, moins rigoureusement ordonnées par le milieu, l'occasion, la naissance et la capacité. Mais inséré dans une stratification plus rigide, son rang finit pratiquement par être surtout ou
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seulement réglé par la naissance; et dans le système ultérieur des castes, la naissance finit par être l'unique règle pour établir le statut. Le fils d'un brahmane a toujours statut de brahmane, bien qu'il puisse ne rien avoir des qualités ou du caractère typiques d'un brahmane, ne posséder ni éducation intellectuelle, ni expérience spirituelle, ni mérite religieux, ni connaissance, n'avoir aucuns rapports d'aucune sorte avec la juste fonction de sa classe, rien d'un brahmane dans son travail et rien d'un brahmane dans sa nature.
Évolution inévitable, du fait que les signes extérieurs sont les seuls que l'on puisse aisément et commodément identifier et que la naissance était le plus pratique, le plus maniable dans un ordre social de plus en plus mécanisé, complexe et conventionnel. Pendant un temps, on compensa, ou on minimisa la disparité qu'il pouvait y avoir entre la fiction de l'hérédité et le vrai caractère, la vraie capacité innés de l'individu par l'éducation et l'instruction; mais cet effort n'étant finalement plus soutenu, la convention héréditaire fut la règle absolue. Tout en reconnaissant la pratique héréditaire, les anciens législateurs soulignaient que la qualité, le caractère et la capacité constituaient la seule base saine et réelle et qu'à défaut le statut social héréditaire devenait un mensonge anti-spirituel, ayant perdu sa signification véritable. Comme toujours, la gît elle aussi fonde sa pensée sur la signification intérieure. En fait, elle parle dans un seul shlôka de l'œuvre née avec l'homme, sahadjam karma; mais cela n'implique pas en soi une base héréditaire. Selon la théorie indienne de la re-naissance que reconnaît la gît, la nature innée d'un homme et le cours de sa vie sont essentiellement déterminés par ses vies passées, sont le développement de soi déjà effectué par ses actions passées et par son évolution mentale et spirituelle; ils ne sauraient dépendre du seul facteur matériel que représentent ses ancêtres, ses parents, sa naissance physique, toutes choses qui ne peuvent être que d'une importance subordonnée, un signe peut-être effectif, mais non pas le principe dominant. Le mot sahadja signifie ce qui naît avec nous, tout ce qui est naturel, inhérent, inné; dans tous les autres passages, il a pour équivalent swabhâvadja. Le travail ou la
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fonction d'un homme sont déterminés par ses qualités; le karma par le gouna; c'est le travail né de son swabhâva, swabhâvadjam karma, et réglé par son swabhâva, swabhâva-niyatam karma Cette insistance sur une qualité et un esprit intérieurs qui trouvent leur expression dans le travail, la fonction et l'action tel est tout le sens de l'idée que la Guîtâ a du karma.
Et de cette importance accordée à la vérité intérieure et non à la forme extérieure, naissent le sens et le pouvoir spirituels que l'adhésion au swadharma possède pour la Guîtâ. C'est cela qui compte vraiment dans le passage. On a trop parlé de ses rapports avec l'ordre social extérieur, comme si l'objet de la Guîtâ était seulement de s'en faire le soutien ou de le justifier par une théorie philosophico-religieuse. En fait, elle insiste très peu sur la règle extérieure, et beaucoup sur la loi intérieure que le système du varna tenta de mettre en pratique extérieurement et de façon codifiée. Et c'est sur la valeur individuelle et spirituelle de cette loi que se fixe l'œil de la pensée dans ce passage, non sur son importance dans la communauté et pour l'économie, ou dans tout autre système social et culturel. La Guîtâ accepta la théorie védique du sacrifice, mais lui donna un aspect de profondeur, une signification intérieure, subjective et universelle, un sens et une direction spirituels qui en modifient toutes les valeurs. Ici, encore, et de la même façon, elle accepte la théorie des quatre ordres pour les hommes, mais lui donne un aspect de profondeur, une signification intérieure, subjective et universelle, un sens et une direction spirituels. Et aussitôt, l'idée qui est derrière la théorie change de valeur et devient une durable et vivante vérité que ne lie pas le caractère transitoire d'une forme et d'un ordre sociaux particuliers. Ce qui intéresse la Guîtâ, ce n'est pas la validité de l'ordre social aryen maintenant aboli ou en déliquescence serait-ce tout, son principe du swabhâva et du swadharma n'aurait ni vérité ni valeur permanentes -, mais les relations entre la vie extérieure d'un homme et son être intérieur, le déroulement de son action à partir de son âme et de la loi intérieure de sa nature.
Et nous voyons en fait que la Guîtâ elle-même indique très clairement son intention lorsqu'elle décrit le travail du brâhmane
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et celui du kshatriya non en termes de fonction extérieure, non pas en les définissant comme érudition, prêtrise et lettres, ou bien gouvernement, guerre et politique, mais entièrement en termes de caractère intérieur. Langage qui, à notre oreille, rend un son un peu curieux. Le calme, la maîtrise de soi, l'ascèse, la pureté, la longanimité, la sincérité, la connaissance, l'acceptation et la pratique de la vérité spirituelle ne seraient pas présentés d'ordinaire comme la fonction et le travail d'un homme, ni ce à quoi il occupe sa vie. Et pourtant, c'est précisément ce que veut dire la Guîtâ, et qu'elle dit : ces choses, leur développement, leur expression dans la conduite, leur pouvoir de donner forme à la loi de la nature sattwique sont le vrai travail du brahmane; l'érudition, le ministère religieux et les autres fonctions extérieures n'en sont que le champ le plus commode, un moyen favorable à ce développement intérieur, Lime expression de soi appropriée, une façon de se fixer dans la fermeté d'un type et dans la solidité rendue extérieure du caractère. La guerre, le gouvernement, la politique, le commandement et le droit sont un champ similaire, un moyen analogue pour le kshatriya; mais son vrai travail est de développer-, d'exprimer dans la conduite, la loi de l'esprit royal ou guerrier actif et combatif, et de pouvoir donner forme et rythme dynamique de mouvement à cette loi. Le travail du vaïshya et celui du shoûdra s'expriment en termes de fonction extérieure, et cet aspect tout opposé pourrait bien signifier quelque chose. Carle tempérament incité à produire et à amasser des richesses ou celui qui se confine dans le cercle du labeur et du service, l'esprit mercantile et l'esprit domestique sont d'habitude tournés vers l'extérieur, plus occupés des valeurs extérieures de leur travail que de son pouvoir pour le caractère, et cette disposition n'es-t pas si favorable à une action sattwique ou spirituelle de la filature. C'est aussi la raison pour laquelle une ère ou une société commerciales et industrielles préoccupées de l'idée de travail et de labeur créent autour d'elles une atmosphère plus favorable à la vie matérielle qu'à la vie spirituelle, plus adaptée à l'efficacité vitale qu'à la perfection plus subtile du mental de haut vol et de l'esprit. Néanmoins, ce genre de nature aussi, de même que ses
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fonctions, a son sens intérieur, sa valeur spirituelle, et l'on peut en faire un moyen et un pouvoir menant à la perfection. Comme on l'a dit ailleurs, non seulement le brahmane avec son idéal de spiritualité, de pureté morale et de connaissance, non seulement le kshatriya avec son idéal de noblesse, de chevalerie et d'intrépidité, mais le vaïshya qui cherche fortune, le shoûdra prisonnier du labeur, la femme avec sa vie étroite, circonscrite et soumise, et jusqu'au paria né d'entrailles pécheresses, pâpayônayah, peuvent, par cette route, s'élever d'emblée vers la grandeur intérieure et la liberté spirituelle plus hautes, vers la perfection, vers la libération et l'accomplissement de l'élément divin en l'être humain.
Trois propositions s'offrent d'elles-mêmes dès le premier regard, et l'on peut considérer qu'elles sont implicitement contenues dans tout ce que dit la Guîtâ au cours de ce passage. Primo, toute action doit être déterminée de l'intérieur, chaque homme ayant en lui quelque chose qui lui est propre, un principe caractéristique et un pouvoir inné de sa nature. C'est le pouvoir efficient de son esprit, qui crée la forme dynamique de son âme dans la nature; l'exprimer et le parfaire par l'action, le rendre effectif en capacité, en conduite et dans la vie est le travail, le vrai karma de l'homme, auquel il indique la bonne façon de vivre intérieurement et extérieurement et pour le développement ultérieur, dont il constitue le juste point de départ. Secundo, il y a, en gros, quatre genres de nature, chaque genre possédant sa fonction typique, sa règle idéale de travail et son caractère, indiquant la sphère particulière de l'homme et devant tracer pour lui le juste cercle de sa fonction dans l'existence sociale extérieure. Enfin, tout travail qu'un homme exécute, s'il est exécuté en accord avec la loi de son être, la vérité de sa nature, peut être tourné vers Dieu et changé en un moyen efficace de libération et de perfection spirituelles. La première et la dernière de ces propositions suggèrent une vente et une justice évidentes. Le modus vivendi ordinaire de l'homme individuel e,t social semble au vrai contredire ces principes; il est certain, en effet, que nous portons un poids terrible : nécessité, règle et loi extérieures, et que notre besoin de nous exprimer, de
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développer notre vraie personnalité, notre âme réelle, la plus profonde loi caractéristique de notre nature dans la vie est à chaque instant dérangé, contrecarré, violemment détourné par les influences du milieu qui lui offrent une bien faible chance et un pauvre domaine de réalisation. La vie, l'État, la société, la famille, tous les pouvoirs environnants semblent ligués pour mettre notre esprit sous le joug, nous couler de force dans leurs moules, nous imposer leur intérêt mécanique et leur bon plaisir immédiat et grossier. Nous devenons parties d'une machine; nous ne sommes pas, nous n'avons guère le droit d'être dans le vrai sens manoushya, pourousha, des âmes, des êtres mentaux, de libres enfants de l'esprit habilités à développer la perfection caractéristique la plus haute de notre être et à en faire notre moyen de servir la race humaine. Il semblerait que nous soyons non point ce que nous faisons de nous-mêmes, mais ce que l'on fait de nous. Et pourtant, plus nous avançons dans la connaissance, plus la vérité de la règle de la Guîtâ doit apparaître. L'éducation de l'enfant devrait être un moyen d'amener à la lumière tout ce qui, en sa nature, est le meilleur, le plus puissant, le plus intime et le plus vivant; le moule en lequel il faudrait couler l'action de l'homme et son développement est celui de sa qualité et de son pouvoir innés. Il doit acquérir des choses nouvelles, mais il les acquerra le mieux, le plus essentiellement sur la base du développement de son propre type et de sa force innée. Ainsi également les fonctions d'un homme devraient-elles être déterminées par ses dispositions, ses dons et ses capacités naturels. L'individu qui se développe librement de cette manière sera une âme vivante et un mental vivant, et il aura un pouvoir beaucoup plus grand à mettre au service de la race. Et nous pouvons voir aujourd'hui plus clairement que cette règle vaut non seulement pour l'individu mais pour la communauté et la nation, pour l'âme de groupe, pour l'homme collectif. La seconde proposition au sujet des quatre types et de leurs fonctions donne davantage à débattre. On peut dire qu'elle est trop simple et positive, qu'elle ne tient pas suffisamment compte de la complexité de la vie et de la plasticité de la nature humaine : quelle que soit la théorie et quels qu'en soient
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les mérites intrinsèques, sa mise en pratique sur le plan sociale extérieur conduira fatalement à cette tyrannie même d'une règle mécanique, plate contradiction de toute loi du swadharma. Mais elle a, sous la surface, un sens plus profond, qui lui donne une valeur moins discutable. Et quand nous la rejetterions, la troisième proposition conservera néanmoins son sens général. Quels que soient le rôle et le travail d'un homme dans la vie s'ils sont déterminés de l'intérieur ou s'il lui est permis d'en faire une expression personnelle de sa nature, il peut les changer en un moyen de croissance et de plus grande perfection intérieure. Et quel que soit son rôle naturel, s'il le tient dans l'esprit juste s'il l'éclairé au moyen du mental idéal, s'il en tourne l'action pour l'usage du Divin au-dedans, et sert avec lui l'Esprit manifesté dans l'univers, ou en fait une instrumentation consciente pour les desseins du Divin dans l'humanité, il peut le transmuer en un moyen de s'élever vers la plus haute perfection et la plus haute liberté spirituelles.
Mais ici, l'enseignement de la Guîtâ a une signification plus profonde encore si, au lieu de le prendre comme une citation détachée, possédant un sens autonome, comme on le fait trop souvent, nous le prenons, comme nous le devons, en rapport avec tout ce qui a été dit au long de l'œuvre, et particulièrement dans les douze derniers chapitres. La philosophie de la vie et des œuvres selon la Guîtâ est que tout procède de l'Existence divine, de l'Esprit transcendant et universel. Tout est une manifestation voilée du Divin, Vâsoudéva, yatah pravritti bhoûtânam yéna sarvam idam tatam; dévoiler l'Immortel au-dedans et dans le monde, demeurer uni à l'Âme de l'univers, s'élever en conscience, en connaissance, en volonté, en amour, en délice spirituel vers l'union avec le Divin suprême, vivre en la plus haute nature spirituelle, l'être individuel et naturel étant délivre de l'imperfection et de l'ignorance et devenu un instrument conscient pour les œuvres de la divine Shakti, telle est la perfection dont l'humanité est capable, et telle la condition de l'immortalité et de la liberté. Mais comment cela est-il possible, quand en fait nous sommes enveloppés dans l'ignorance naturelle et que notre âme est enfermée dans la prison de l'ego, quand
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nous sommes dominés, assaillis, martelés et moulés par le milieu maîtrisés par le mécanisme de la Nature, dépossédés de la prise sur a réalité de notre secrète force spirituelle? La réponse est celle-ci : pour enveloppée qu'elle soit à présent dans un fonctionnement contraire et voilé, toute cette action naturelle n'en contient pas moins le principe de sa liberté et de sa perfection progressives. Un Divin siège en le cœur de chaque homme et II est 1e Seigneur de cette mystérieuse action de la Nature. Bien que cet Esprit de l'univers, cet Un qui est tout, paraisse nous faire tourner par la force de la Mâyâ sur la roue du monde comme sur une machine, nous façonner en notre ignorance se comme le potier façonne un pot, comme le tisserand tisse une étoffe, par un habile principe mécanique, c'est pourtant cet esprit qui est notre plus grand moi; et c'est suivant l'idée réelle, la vérité de notre être, suivant ce qui grandit en nous et trouve toujours des formes nouvelles et plus adéquates de naissance en naissance, dans notre vie animale et humaine et divine, en cela que nous fûmes, cela que nous sommes, cela que nous serons c'est suivant cette vérité intérieure de l'âme que, ainsi que le découvriront nos yeux ouverts, nous sommes peu à peu façonnés par cet esprit en nous, et selon sa très sage omnipotence. Ce mécanisme de l'ego, cette inextricable complexité des trois gounas, du mental, du corps, de la vie, des émotions, du désir, de la lutte, de la pensée, de l'aspiration, de l'effort, cette rigoureuse interaction de la douleur et du plaisir, du péché et de la vertu, de la tentative et du succès et de l'échec, de l'âme et du milieu, de moi-même et d'autrui, cela n'est que la forme extérieure imparfaite que prend en moi une Force spirituelle supérieure qui, à travers ses vicissitudes, poursuit la progressive expression de soi de la réalité et de la grandeur divines que je suis secrètement dans mon esprit et que je deviendrai ouvertement dans ma nature. Cette action contient en soi le principe de sa réussite, le principe du swabhâva et du swadharma.
Le djîva est une portion du Pouroushôttama s'exprimant lui-même. Il représente dans la Nature le pouvoir de l'Esprit suprême; en sa personnalité, il est ce Pouvoir; il manifeste en une existence individuelle les potentialités de l'Âme de l'univers.
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Ce djîva est lui-même esprit, il n'est pas l'ego naturel; c'est l'esprit, et non la forme de l'ego, qui est notre réalité et le principe intérieur de notre âme. La vraie force de ce que nous sommes et pouvons être est là, en ce Pouvoir spirituel supérieur et la Mâyâ mécanique définie par les trois gounas n'est pas la vérité fondamentale et la plus profonde de ses mouvements; ce n'est qu'une énergie pour le moment exécutive, un dispositif inférieur commode, une combinaison pour s'exercer extérieurement et trouver une application extérieure. La Nature spirituelle qui est devenue cette multiple personnalité dans l'univers para prakritir djîva-bhoûtâ, est le matériau de base de notre existence : tout le reste est dérivation inférieure et formation extérieure depuis une suprême activité cachée de l'esprit. Et dans la Nature, chacun de nous a un principe et une volonté de devenir ce qu'il est; chaque âme est une force de la conscience de soi qui y formule une idée du Divin et, par cette idée, en guide l'action et l'évolution, la progressive découverte de soi, la constante et diverse expression de soi, la croissance apparemment incertaine mais secrètement inévitable vers la plénitude. C'est cela, notre swabhâva, notre nature réelle, cela notre vérité d'être qui ne trouve à présent qu'une expression partielle constante en notre devenir varié dans le monde. La loi d'action déterminée par ce swabhâva est la loi juste qui gouverne notre formation, notre fonction et nos œuvres : notre swadharma.
Ce principe vaut pour tout le cosmos; partout, est à l'œuvre le Pouvoir unique — commune Nature universelle, mais qui, en chaque classe, chaque forme, chaque énergie, chaque genre, chaque espèce, chaque créature individuelle, suit une Idée majeure et des idées et des principes mineurs de variation constante et complexe, lesquels fondent à la fois le Dharma permanent de chacun et ses dharmas provisoires. Ceux-ci établissent pour lui la loi de son être en devenir, la courbe de sa naissance, de sa persistance et de son changement, la force de son autopréservation et de son auto-accroissement, les lignes son expression et de sa découverte de soi qui, stables, évoluent pourtant, les règles de ses relations avec tout le reste de l'expression du Moi dans l'univers. Suivre la loi de son être, swadharma,
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développer l'idée en son être, swabhâva, tel est le terrain où, pour lui' es choses sont sûres, tel est son juste chemin, et sa juste façon d'agir. En fin de compte, cela n'enchaîne l'âme à aucune formulation actuelle; bien plutôt, par ce mode de développement, l'âme s'enrichit le plus sûrement de nouvelles expériences assimilées à sa loi et à son principe, elle peut croître le plus puissamment et, son heure venue, briser les moules présents et s'élancer vers une expression de soi supérieure. Que l'âme ne puisse maintenir sa loi et son principe, ne puisse réussir à s'adapter à son milieu de façon à adapter celui-ci à elle-même et à le rendre utile à sa nature, voilà perdu le moi de l'âme, voilà l'âme déchue des droits de son moi, déviée du chemin de son moi; c'est la perdition, vinashti, c'est le mensonge, la mort, l'angoisse du déclin et de la dissolution et la nécessité d'une douloureuse reprise de conscience, souvent après éclipse et disparition, c'est le vain circuit de la mauvaise route retardant notre progrès réel. Cette loi vaut sous une forme ou une autre dans toute la Nature; elle est sous-jacente dans toute cette action de la loi de l'universalité et de la loi de la variation que nous révèle la Science. La même loi domine la vie de l'être humain, toutes ses multiples vies en de multiples corps humains. Elle a ici un jeu extérieur et une vérité spirituelle intérieure, et le jeu extérieur ne peut revêtir sa pleine et réelle signification que lorsque nous avons trouvé la vérité spirituelle intérieure et éclairé toute notre action avec les valeurs de l'esprit. Cette grande et désirable transformation peut s'effectuer rapidement et puissamment dans la mesure de notre progrès en la connaissance de nous-mêmes.
Il nous faut d'abord voir que le swabhâva signifie une chose dans la nature spirituelle la plus haute et qu'il prend une tout autre forme et un tout autre sens dans la nature inférieure définie par les trois gounas. Là aussi, il agit, mais sans être en pleine possession de lui-même; il cherche en quelque sorte sa vraie loi dans un demi-jour ou une obscurité et poursuit son chemin à travers maintes formes inférieures, maintes formes mensongères, des imperfections et des perversions sans fin, sans fin se perdant, se trouvant, recherchant norme et règle avant
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d'arriver à la découverte de soi et à la perfection. Notre nature, ici-bas, est une étoffe métissée de connaissance et d'ignorance, de vérité et de mensonge, de réussite et d'échec, de juste et d'injuste, de découverte et de pêne, de péché et de vertu. C'est toujours le swabhâva qui cherche à s'exprimer et à se trouver au moyen de toutes ces choses, swabhâvas tou pravartaté, vérité qui devrait nous enseigner une charité universelle et une égalité de vision, puisque nous sommes tous soumis à la même perplexité et au même combat. Ces mouvements appartiennent non à l'âme, mais à la nature. Le Pouroushôttama n'est pas limité par cette ignorance; il la gouverne d'en haut et guide l'âme à travers ses mutations. Le pur moi immuable n'est pas affecté par ces mouvements; il est le témoin et, par son intangible éternité, le soutien de cette Nature mutable en ses vicissitudes. L'âme réelle de l'individu l'être central en nous est plus grande que ces choses, mais les accepte en son évolution extérieure dans la Nature. Et lorsque nous sommes arrivés à cette âme réelle, à ce moi universel et immuable qui nous soutient et au Pouroushôttama, au Seigneur en nous qui préside à toute l'action de la Nature et la guide, alors nous avons trouvé tout le sens spirituel de la loi de notre vie. Car nous devenons conscients du Maître de l'existence qui, à jamais, s'exprime en sa qualité infinie, ananta-gouna, en tous les êtres. Nous devenons conscients d'une quadruple présence de la Divinité : d'une Âme de connaissance de soi et de connaissance du monde, d'une Âme de force et de puissance qui cherche et trouve et utilise ses pouvoirs, d'une Âme de mutualité, de création, de relations et d'échange entre créature et créature, d'une Âme d'oeuvres qui travaille dans l'univers et sert tous en chacun, et met le labeur de chacun au service de tous les autres. Nous devenons conscients aussi du Pouvoir individuel du Divin en nous, de ce qui utilise directement ces quadruples pouvoirs, donne sa ligne à notre expression de nous-mêmes, détermine notre œuvre divine et notre rôle divin et, au moyen de tout cela, nous élève à son universalité dans la multiplicité jusqu a tant que nous puissions ainsi trouver notre unité spirituelle avec Lui et avec tout ce qu'il est dans le cosmos.
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La notion extérieure des quatre ordres d'hommes dans la vie ne s'occupe que du fonctionnement le plus extérieur de cette vérité de l'action divine; elle est limitée à un seul côté de ses opérations dans le fonctionnement des trois gounas. Il est vrai qu'en cette vie les hommes se rangent d'une façon très générale en quatre catégories : l'homme de connaissance, l'homme de pouvoir, l'homme vital de production, l'homme de rude labeur et de service. Ce sont non pas des divisions fondamentales, mais des étapes dans l'épanouissement de notre qualité humaine. L'être humain commence avec un poids considérable d'ignorance et d'inertie; son premier état est de labeur grossier, qu'imposent à son indolence animale les besoins du corps, l'impulsion de la vie, la nécessité de la Nature et passé un degré de ce besoin une certaine forme d'obligation directe ou indirecte dont le taxe la société; ceux que gouverne encore ce tamas sont les shoûdras, les serfs de la société qui donnent à celle-ci leur labeur et, en comparaison avec des hommes plus développés, ne peuvent rien offrir d'autre, ou très peu, à son multiple jeu de la vie. Grâce à l'action cinétique, l'homme développe le gouna radjasique en lui, et nous obtenons un second type d'homme, mené constamment, celui-là, par un instinct de création, de production, de possession, d'acquisition, d'avoir et de jouissance utiles, l'homme économique et vital moyen, le vaïshya. À un degré supérieur de la qualité radjasique ou cinétique de notre nature unique et commune, nous avons l'homme actif doué d'une volonté plus forte, d'ambitions plus audacieuses, de l'instinct d'agir, de se battre, d'imposer sa volonté et, à son paroxysme, de conduire, de commander, de gouverner, d'entraîner des masses humaines dans son orbite : le combattant, le chef, le maître, le prince, le roi le kshatriya. Et là où prédomine le mental sattwique, nous avons le brahmane, l'homme doué pour la connaissance, qui apporte dans la vie la pensée, la réflexion, la recherche de la vérité et une règle intelligente ou, à son apogée, une règle spirituelle dont il illumine sa conception de l'existence et son mode de vie.
Développé ou non, large ou étroit, étouffé ou venant à la
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surface, il y a toujours dans la nature humaine quelque chose de ces quatre personnalités; mais chez la plupart des hommes, c'est l'une ou l'autre qui tend à prédominer, et elle semble parfois occuper tout le champ d'action de la nature. Et dans toute société, nous devons avoir les quatre types même si par exemple, nous pouvions créer une société purement productrice ou commerciale comme les temps modernes s'y sont essayés, voire une société shoûdra de travail, une société du prolétariat, comme celle qui attire le mental le plus moderne et que l'on tente d'établir dans une partie de l'Europe tandis qu'on la prône dans d'autres¹. Il y aurait encore les penseurs incités à trouver la loi, la vérité et la règle directrice de toute l'affaire, les capitaines et chefs d'industrie qui, de toute cette activité productrice, feraient une excuse pour satisfaire leur besoin d'aventure, de bataille, d'autorité et de domination, les multiples types d'hommes purement producteurs et amasseurs de biens, les travailleurs moyens satisfaits d'un labeur minimum et de la rétribution de leur labeur. Mais ce sont là des choses tout extérieures, et, s'il n'y avait rien de plus, cette économie du type humain n'aurait nulle signification spirituelle. Ou tout au plus voudrait-elle dire, comme on l'a parfois cru en Inde, que nous devons passer par ces étapes de développement dans nos vies, car il nous faut à toute force emprunter la nature tamasique, la nature radjaso-tamasique, la nature radjasique ou la nature radjaso-sattwique pour atteindre peu à peu à la nature sattwique, nous élever et nous fixer en l'état intérieur du brahmane, brâhmanya, et, depuis cette base, chercher alors le salut. Mais en ce cas, il n'y aurait logiquement pas de place pour l'affirmation de la définie, selon laquelle même le shoûdra ou le tchândâla, en tournant leur vie vers Dieu, peuvent directement se hisser à la liberté et à la perfection spirituelles.
La vérité fondamentale n'est pas cette chose extérieure, mais une force de notre être intérieur en mouvement, la vérité du quadruple pouvoir actif de la nature spirituelle. Chaque djîva, en sa nature spirituelle, possède ces quatre aspects, est une âme
¹Ces lignes ont été écrites en 1920. (N.d.T.)
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de connaissance, une âme de force et de pouvoir, une âme de mutualité et d'échange, une âme de travaux et de service, mais un aspect ou l'autre prédomine dans l'action et dans l'esprit expressif, teinte les rapports de l'âme avec sa nature incarnée : cet aspect conduit aux autres pouvoirs, qu'il marque de son sceau et utilise pour la ligne d'action, la tendance, l'expérience principales. Le swabhâva suit donc non pas grossièrement et rigidement comme l'indique la délimitation sociale, mais de façon subtile et flexible la loi de cette tendance et, en la développant, développe les trois autres pouvoirs. Ainsi, à poursuivre l'élan vers les œuvres et le service correctement exécutés, on développe la connaissance, on accroît le pouvoir, on s'exerce au rapprochement ou à l'équilibre de la mutualité, à l'adresse et à l'ordre dans les relations. Chaque face de la quadruple divinité, en agrandissant le principe dominant de sa nature et en l'enrichissant grâce aux trois autres, se meut vers une totale perfection. Ce développement subit la loi des trois gounas. Là, il est possible de suivre même le dharma de l'âme de connaissance d'une façon tamasique et radjasique, de suivre le dharma de la puissance d'une façon brutale tamasique ou d'une haute façon sattwique, de suivre le dharma des œuvres et du service d'une façon énergiquement radjasique ou d'une belle et noble façon sattwique. Parvenir à la façon sattwique du swadharma individuel intérieur et des œuvres vers lesquelles il nous attire sur les chemins de la vie, est une condition préliminaire de la perfection. Et l'on peut noter que le swadharma intérieur n'est lié par aucune forme extérieure, sociale ou autre, d'action, d'occupation ni de fonction. L'âme de travaux qui est satisfaite de servir — ou bien cet élément en nous peut, par exemple, faire de la vie où l'on poursuit la connaissance, de la vie de lutte et de pouvoir, ou de la vie de mutualité, de production et d'échange un moyen de satisfaire l'élan divin qui la pousse à œuvrer et à servir.
Et arriver pour finir à la représentation la plus divine et au plus dynamique pouvoir d'âme de cette quadruple activité, c'est emprunter un vaste passage qui mène au plus vite à la réalité la plus ample de la perfection spirituelle la plus haute. Ce que
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nous pouvons faire si nous changeons l'action du swadharma en un culte du Divin intérieur, de l'Esprit universel, du indique transcendant et que, finalement, nous remettions entre Ses mains toute l'action des trois gounas, mayi sannyasya karmâni. Alors, de même que nous dépassons la limitation des trois gounas, de même dépassons-nous aussi la division de la loi quadruple et la limitation de tout dharma distinctif sarva-dharmân parityadjya. L'Esprit se charge de l'individu dans le swabhâva universel, parachève et unifie l'âme quadruple de la nature en nous et en exécute les œuvres spontanément déterminées selon la volonté divine et le pouvoir accompli de la divinité dans la créature.
L'injonction de la Guîtâ est d'adorer le Divin au moyen de nos œuvres, swa-karmanâ; notre offrande doit consister en les œuvres que déterminent notre loi d'être et notre nature. Car c'est du Divin que proviennent tous les mouvements de création et tous les élans vers l'action, et par Lui que tout cet univers est déployé et pour la cohésion des mondes qu'il préside à tout acte et le modèle grâce au swabhâva. L'adorer au moyen de nos activités intérieures et extérieures, faire de toute notre vie un sacrifice des œuvres au Suprême, c'est nous préparer à devenir un avec Lui en toute notre volonté, toute notre substance et toute notre nature. Notre travail doit se conformer à la vérité qui est en nous, et non pas être un compromis avec les normes extérieures et artificielles : ce doit être une vivante et sincère expression de l'âme et de ses pouvoirs innés. Suivre la vérité vivante et la plus intérieure de cette âme en notre nature présente nous aidera en effet à parvenir finalement à l'immortelle vérité de la même âme en la nature suprême et maintenant supraconsciente. Nous pouvons y vivre en unité avec Dieu, avec notre vrai moi et avec tous les êtres et, rendus parfaits, devenir des instruments sans défaut de l'action divine dans la liberté de l'immortel Dharma.
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VERS LE SUPRÊME SECRET*
L'Instructeur a dit tout ce qu'il avait encore à dire, il a dégagé tous les principes centraux de son message et les suggestions et les implications qui vont dans le même sens, il a fait la lumière sur les doutes majeurs et les principales questions qui pourraient survenir; il ne lui reste maintenant qu'à couler en une expression décisive, en une formule pénétrante le seul dernier mot, le cœur même de son message, l'âme de son évangile. Et nous nous apercevons que cette parole ultime et décisive qui couronne le tout n'est pas simplement l'essence de ce qui a déjà été dit sur la question, pas simplement une description concentrée de la discipline nécessaire, sâdhanâ, et de cette plus grande conscience spirituelle, résultat escompté de tout cet effort et de toute cette ascèse; elle s'étend pour ainsi dire encore plus loin, abat toute limite et toute règle, toute norme et toute formule et débouche sur une vaste, une illimitable vérité spirituelle dont la signification est en puissance infinie. Et c'est là un signe de la profondeur, de l'ample portée, de la grandeur de l'esprit de l'enseignement de la Guîtâ. Un enseignement religieux ordinaire ou une doctrine philosophique ordinaire se satisfont aisément de capter certains grands aspects vitaux de la vérité et d'en faire des dogmes utilisables et une instruction, une méthode et un mode d'emploi pour guider l'homme dans sa vie intérieure et lui fournir la loi et la forme de son action; ils ne vont pas plus loin, n'ouvrent point de portes au-delà du cercle de leur propre système, ne nous entraînent pas dans une liberté qui soit la plus grande, dans une vastitude que rien n'emprisonne. Cette limitation est utile et, en fait, indispensable pour un temps. L'homme, borné par son mental et sa volonté, a besoin d'une loi et d'une règle, d'un système fixe, d'un code précis qui choisisse pour lui sa pensée et son action; il recherche
*X XVIII. 49-56.
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le seul sentier sur lequel on ne puisse se méprendre, tracé borde de haies, établi, sans risques, les horizons limités, les relais clôturés. Seule, l'élite des forts peut marcher librement vers la liberté. Et encore, à la fin, l'âme libre doit-elle sortir des formes et des systèmes ou le mental trouve son compte et prend un plaisir borné. Dépasser l'échelle de notre ascension, ne pas nous arrêter brusquement, fût-ce sur le degré le plus élevé, mais aller sans contrainte et librement de par la vastitude de l'esprit est un affranchissement important pour notre perfection; l'absolue liberté de l'esprit, tel est notre état parfait. Et c'est ainsi que nous conduit la Guîtâ; elle propose pour l'ascension un chemin ferme et sûr, mais très large, un grand dharma, et nous fait ensuite émerger par-delà tout ce qui est stipulé, par-delà tous les dharmas, dans des espaces infiniment ouverts, nous révèle l'espérance, nous admet dans le secret d'une absolue perfection fondée dans une absolue liberté spirituelle, et ce secret, gouhyatamam, est la substance de ce qu'elle appelle sa parole suprême, c'est la chose cachée, la connaissance la plus profonde.
Tout d'abord, la Guîtâ reprend l'ensemble de son message. Elle en résume tout le contour et toute l'essence dans le bref espace de quinze versets dont, cursifs et concentrés, l'expression et le sens ne manquent rien qui appartienne au cœur du sujet, exprimés qu'ils sont en des formules de la précision et de la clarté les plus lumineuses. Il faut donc examiner ces versets avec soin, les lire en profondeur à la lumière de tout ce qui les précède, car ici le propos est évidemment d'extraire ce que la Guîtâ elle-même tient pour la signification centrale de son propre enseignement. L'exposé commence au point de départ originel de la pensée qui anime le livre : l'énigme de l'action humaine, la difficulté apparemment insurmontable de vivre en le moi et l'esprit les plus hauts tandis que nous continuons encore d'exécuter les œuvres du monde. Le moyen le plus facile est d'abandonner le problème comme insoluble, la vie et l'action comme illusion ou mouvement inférieur de l'existence dont il faut nous déprendre aussitôt que nous pouvons nous hisser hors du piège du monde et passer en la vérité de notre être spirituel. C'est la solution de l'ascète, si on peut l'appeler une
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solution; c'est en tout cas une façon efficace et décisive de se sortir de l'énigme, une méthode vers laquelle l'ancienne pensée indienne du genre le plus élevé et le plus méditatif s'est tournée, lui reconnaissant une prépondérance toujours croissante dès lors que, quittant sa large et libre synthèse du début, elle a commencé de dévaler la pente raide qui en partait. Comme le Tantra et, pour certains aspects, comme les religions ultérieures, la Guîtâ tente de préserver l'ancien équilibre; elle maintient la substance et la fondation de la synthèse initiale, mais la forme a changé, a été rénovée à la lumière d'une expérience spirituelle qui se développait. Cet enseignement n'élude point la question épineuse que pose la réconciliation de la pleine vie active de l'homme avec la vie intérieure en le moi et l'esprit les plus hauts; il propose ce qu'il regarde comme la vraie solution. Il ne nie aucunement l'efficacité, pour son propos, de la renonciation ascétique à la vie, mais il considère qu'au lieu de le relâcher, cette renonciation tranche le nœud de l'énigme et, par conséquent, il la tient pour une méthode inférieure, jugeant que la sienne propre est la meilleure. Les deux chemins nous font l'un et l'autre sortir de l'habituelle nature inférieure ignorante de l'homme et nous conduisent à la pure conscience spirituelle et, jusque-là, on doit considérer qu'ils sont tous les deux valables et même qu'ils sont un en essence; mais là où l'un s'arrête brusquement et s'en retourne, l'autre avance avec une ferme subtilité et un courage élevé, ouvre une porte sur des perspectives inexplorées, parachève l'homme en Dieu, unit et réconcilie en l'esprit l'âme et la Nature.
Dés lors, dans les cinq premiers de ces versets, la Guîtâ formule sa déclaration de telle façon qu'elle soit applicable tout ensemble à la voie du renoncement intérieur et à celle du renoncement extérieur et que cependant on n'ait qu'à donner à certaines de leurs expressions communes une signification plus profonde et intériorisée pour avoir le sens et la pensée de la méthode prisée par la Guîtâ. La difficulté de l'action humaine réside en ce que l'âme et la nature de l'homme semblent fatalement soumises à maintes sortes d'esclavage : la prison de l'ignorance, les rets de l'ego, les chaînes des passions, la martelante
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insistance de la vie du moment, cercle obscur, limité, sans issue. L'âme enfermée dans ce cercle de l'action n'a ni la liberté ni le loisir de se découvrir, elle et la vraie valeur de la vie, le vrai sens de l'existence; elle n'a pas non plus pour le faire la lumière de la connaissance de soi. Certes, elle reçoit bien, à propos de son être, telles suggestions qui peuvent lui venir de sa personnalité active et de sa nature dynamique, mais les normes de perfection qu'elle y peut ériger sont trop temporelles, restreintes et relatives pour fournir une clef satisfaisante à sa propre énigme. Comment va-t-elle revenir à son moi réel et à son existence spirituelle, alors qu'elle est absorbée dans l'obsédant appel de sa nature active qui la tire sans cesse au-dehors? Le renoncement ascétique et la voie de la Guîtâ sont tous les deux d'accord sur ce point : l'âme doit en premier lieu renoncer à cette absorption, rejeter les sollicitations externes des choses du dehors et séparer le moi silencieux de la nature active; elle doit s'identifier avec l'esprit immobile et vivre en le silence. Elle doit parvenir à une inactivité intérieure, naïshkarmya. C'est par conséquent cette salvatrice passivité intérieure que la Guîtâ pose ici comme premier objet de son yoga, comme première perfection, ou siddhi, qui y est nécessaire. "Compréhension qui ne s'attache à aucune chose, âme conquise par elle-même et vide de désir, l'homme, par le renoncement, atteint à une suprême perfection du naïshkarmya."
Cet idéal du renoncement, d'une quiétude conquise d'elle-même, d'une passivité spirituelle et d'une liberté par rapport au désir est commun à toute la sagesse ancienne. La Guîtâ nous en donne la base psychologique avec une plénitude et une clarté insurpassées. Cette base repose sur l'expérience propre a tous les chercheurs de connaissance de soi : il est deux natures différentes en nous et, pour ainsi dire, deux moi. Il y a le moi inférieur avec son obscure nature mentale, vitale et physique soumise à l'ignorance et à l'inertie dans l'étoffé même de sa conscience et surtout à sa base, qui est de substance matérielle; ce moi est en fait cinétique et vital de par le pouvoir de la vie, mais, en son action, sans possession ni connaissance de soi inhérentes; il atteint dans le mental à une certaine connaissance et une certaine
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harmonie, mais seulement au prix d'un effort pénible et en luttant constamment contre ses propres incapacités. Et il y a d'autre part la nature supérieure, le moi de notre être spirituel, par lui-même possédé et lumineux en soi mais, dans notre mentalité ordinaire, inaccessible à notre expérience. Nous avons parfois des aperçus de cette chose plus grande en nous, mais n'y sommes pas consciemment, ne vivons pas dans sa lumière et son calme et son illimitable splendeur. La première de ces deux natures très différentes est selon la Guîtâ celle que définissent les trois gounas. Sa vision d'elle-même est centrée dans l'idée d'ego, son principe d'action est le désir né de l'ego, et le nœud de l'ego est l'attachement aux objets du mental et des sens et le désir de la vie. Le résultat constant de toutes ces choses est fatalement la servitude, la sujétion permanente à une autorité inférieure, le manque de maîtrise de soi, l'absence de connaissance de soi. L'autre plus grand pouvoir, l'autre présence plus grande, c'est, découvre-t-on, la nature et l'être du pur esprit que ne conditionne point l'ego, ce que, dans la philosophie indienne, on appelle moi et Brahman impersonnel. Son principe est une infinie existence impersonnelle une et semblable en tout; et puisque cette existence impersonnelle est sans ego, sans qualité qui la conditionne, sans désir, sans besoin ni incitation, elle est immobile et immuable; éternellement la même, elle regarde et soutient l'action de l'univers, mais ne la partage ni ne la lance. L'âme, lorsqu'elle se projette dans la Nature active, est le Kshara de la Guîtâ, son Pourousha mobile ou mutable; la même âme revenue à son recueillement dans le moi pur et silencieux, dans l'esprit essentiel est l'Akshara de la réside, le Pourousha immobile ou immuable.
Alors, évidemment, le chemin en ligne droite, et le plus simple, pour s'extraire de cet étroit esclavage de la nature active et pour retourner à la liberté spirituelle est de rejeter entièrement tout ce qui appartient à la dynamique de l'ignorance et de convertir l'âme à une pure existence spirituelle. C'est ce que l'on appelle devenir le Brahman, brahma-bhoûya. C'est se séparer de l'existence mentale, vitale, physique inférieure et revêtir le pur être spirituel. Et c'est par l'intelligence et la volonté,
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bouddhi, notre principe le plus haut à l'heure actuelle, que l'on peut le mieux y réussir. La bouddhi doit se détourner des choses de l'existence inférieure et, d'abord et surtout de son nœud effectif de désir, de notre attachement aux objets que poursuivent le mental et les sens. On doit devenir une compréhension de toutes choses, mais sans attachement asakta-bouddhih sarvatra. Alors, tout désir se détache de l'âme en son silence; elle est libre de toute faim, vigata sprihah. Et cela entraîne, ou rend possible la soumission de notre moi inférieur et la possession de notre moi supérieur, une possession liée à une complète maîtrise de soi qu'assurent une victoire radicale et la conquête de notre nature mobile, djitâtmâ. Ce qui se traduit par un absolu renoncement intérieur au désir des choses, sannyâsa. Le renoncement est la voie de cette perfection, et l'homme qui a ainsi renoncé intérieurement à tout, la Guîtâ le décrit comme le vrai sannyâsi. Mais le mot désignant aussi bien, d'ordinaire, un renoncement extérieur, ou parfois ne désignant même que ce renoncement-là, l'Instructeur en emploie un autre, tyâga, pour distinguer le retrait intérieur du retrait extérieur, et il dit que le tyâga est meilleur que le sannyâsa. La voie ascétique va bien plus loin dans son recul devant la Nature dynamique. Entichée du renoncement pour le renoncement, elle insiste sur un abandon extérieur de la vie et de l'action, un quiétisme complet de l'âme et de la nature. Ce qui n'est pas entièrement possible tant que nous vivons dans un corps, répond la Guîtâ. On peut le faire autant qu'il est possible, mais une aussi rigoureuse diminution des œuvres n'est pas indispensable : elle n'est même pas à conseiller réellement, ou du moins pas en temps ordinaire. La seule chose nécessaire est un complet quiétisme intérieur, et c'est là tout ce qu'entend la Guîtâ par naïshkarmya.
Si nous demandons pourquoi faire cette restriction, pourquoi privilégier le principe dynamique alors que notre objectif est de devenir le moi pur et que l'on décrit le moi pur comme étant inactif, akartâ, la réponse est que cette inactivité et ce divorce du moi d'avec la Nature ne sont pas toute la vérité de notre libération spirituelle. Le moi et la Nature sont en fin de compte une seule chose; une spiritualité totale et parfaite permet
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que nous soyons un avec tout le Divin en moi et en nature. Au vrai, devenir le Brahman, brahma-bhoûya, nous élever en le moi de silence éternel, n'est pas tout notre objectif, mais seulement l'immense base nécessaire à un devenir divin, mad-bhâva, encore plu5 grand et merveilleux. Et pour accéder à cette perfection spirituelle la plus grande, il nous faut en vérité être immobiles en le moi, silencieux en tous nos membres, il nous faut aussi agir en le pouvoir, Shakti, Prakriti, la vraie, la haute force de l'Esprit. Et si nous demandons comment est possible une simultanéité de ce qui semble être deux opposés, la réponse est que telle est la nature même d'un être spirituel complet; toujours, il possède ce double équilibre de l'Infini. Le moi impersonnel est silencieux; nous aussi devons être intérieurement silencieux, impersonnels, retirés en l'esprit. Le moi impersonnel considère que toute action est faite non par lui mais par la Prakriti; il regarde, avec une pure égalité, tout le mécanisme des qualités, des modes et des forces de la Prakriti; l'âme impersonnalisée dans le moi doit de même considérer que toutes nos actions sont faites non par elle mais par les qualités de la Prakriti; elle doit être égale en toutes choses, sarvatra. Et en même temps, afin que nous puissions ne pas nous arrêter là, afin que nous puissions au bout du compte aller de l'avant et trouver une règle et une direction spirituelles dans nos œuvres et non pas seulement une loi d'immobilité et de silence intérieurs, il nous est demandé d'imposer à l'intelligence et à la volonté l'attitude de sacrifice, toute notre action étant intérieurement modifiée, changée en une offrande au Seigneur de la Nature, à l'Être dont la Prakriti est le pouvoir essentiel, swâ prakritih, l'Esprit suprême. Nous devons même finir par renoncer à tout, à tout remettre entre Ses mains, à abandonner toute initiative personnelle, sarvârambhâh, à ne conserver nos moi naturels que comme instruments de Ses œuvres et de Son dessein. Ces choses ont déjà été expliquées en détail, et la Guîtâ n'y insiste pas ici; simplement, elle emploie sans les qualifier davantage les termes communs de sannyâsa et de naïshkarmya.
Une fois admis le plus complet quiétisme intérieur comme moyen nécessaire à notre existence en le moi pur et impersonnel,
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la question de savoir comment, pratiquement, ce quiétisme provoque ce résultat est le point à discuter ensuite. "Comment, ayant atteint à cette perfection, on atteint de la sorte au Brahman, entends-le de Moi, ô fils de Kounti cela qui est la suprême orientation concentrée de la connaissance." La connaissance désignée ici est le Yoga des sânkhyens le Yoga de la connaissance pure, qu'accepte la Guîtâ, djñâna-yôguéna sânkhyânâm, dans la mesure où il est un avec son propre Yoga lequel inclut également la voie des œuvres des yogis, karmayoguéna yoguînâm. Mais toute allusion aux œuvres est pour le moment mise de côté. Par Brahman, en effet, on entend d'abord ici le Brahman silencieux, impersonnel, immuable. En fait, le Brahman est, tant pour les Oupanishads que pour la Guîtâ, tout ce qui est et vit et se meut; ce n'est pas seulement un Infini impersonnel ou un Absolu impensable et incommunicable, atchintyam avyavahâryam. Tout ceci est le Brahman, dit l'Oupanishad; tout ceci est Vâsoudéva, dit la Guîtâ le suprême Brahman est tout ce qui se meut ou est stable, et ses mains, ses pieds, ses yeux, ses têtes, ses visages nous entourent de partout. Mais il existe néanmoins deux aspects de ce Tout son moi immuable et éternel qui soutient l'existence et son moi de pouvoir actif qui se répand dans le mouvement du monde. Ce n'est que quand nous perdons notre personnalité égoïste limitée en l'impersonnalité du moi que nous accédons à la calme et libre unité par laquelle nous pouvons posséder une vraie unité avec le pouvoir universel du Divin en Son mouvement universel. L'impersonnalité réfute la limitation et la division, et le culte de l'impersonnalité est une condition naturelle de l'être vrai, un prélude indispensable à la vraie connaissance et, par conséquent, l'une des premières conditions de l'action vraie. Il est bien évident que nous ne pouvons devenir un avec tout, ni devenir un avec l'Esprit universel et sa vaste connaissance de soi, sa volonté complexe et son immense dessein mondial si nous insistons sur la personnalité limitée de l'ego; car elle nous sépare des autres, nous asservit et nous donne comme centre notre point de vue et notre volonté d'agir. Emprisonnes da la personnalité, nous ne pouvons parvenir qu'à une union limitée:
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par sympathie ou en nous adaptant relativement, d'une façon ou d'une autre à l'optique, aux sentiments et à la volonté d'autrui. pour être un avec tout et avec le Divin et Sa volonté dans le cosmos, nous devons d'abord devenir impersonnels, nous libérer de l'ego et de ses prétentions, ainsi que de la façon dont l'ego nous voit, nous, le monde et les autres. Cela, nous ne pouvons le faire à moins qu'il n'existe en notre être quelque chose d'autre que la personnalité, d'autre que l'ego, un moi impersonnel un avec toutes les existences. Perdre l'ego et être ce moi impersonnel, devenir ce Brahman impersonnel dans notre conscience est dès lors le premier mouvement de ce Yoga.
Comment le faire, alors? D'abord, dit la Guîtâ, par une union de notre intelligence purifiée avec la pure substance spirituelle en nous, grâce au Yoga de la bouddhi, bouddhyâ vishouddhayâ youktah. Ce retournement spirituel de la bouddhi, qui ne regarde plus vers l'extérieur et le bas mais vers l'intérieur et le haut caractérise le Yoga de la connaissance. La compréhension purifiée doit régir tout l'être, âtmânam niyamya; elle doit nous écarter de l'attachement aux désirs orientés vers l'extérieur et qui appartiennent à la nature inférieure, par une volonté ferme et résolue, dhrityâ, qui en sa concentration se tourne entièrement vers l'impersonnalité de l'esprit pur. Les sens doivent abandonner leurs objets, le mental rejeter le goût et le dégoût que ces objets excitent en lui car le moi impersonnel n'a ni désirs, ni répulsions; ce sont des réactions vitales de notre personnalité aux contacts des choses, et la réponse correspondante du mental et des sens à ces contacts est leur support et leur base. Il faut acquérir une entière maîtrise du mental, de la parole et du corps, voire des réactions vitales et physiques : faim, froid, chaleur, plaisir et douleur physiques. Tout notre être doit devenir indifférent, ne pas être affecté par ces choses, être égal devant tous les contacts extérieurs comme devant les réactions et les réponses qui y sont intérieurement données. C'est la méthode la plus directe et la plus puissante, la voie droite et précise du Yoga. Il faut que cessent tout à fait le désir et l'attachement, vaïrâguya, il est exigé du chercheur qu'il recoure avec force à la solitude impersonnelle et s'unisse constamment
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au moi le plus profond par la méditation. Et pourtant l'objet de cette austère discipline n'est point de se centrer sur soi dans quelque suprême retraite égoïste, quelque tranquillité du sage, du penseur qui répugne à se donner la peine de participer à l'action universelle; l'objet est de se débarrasser de tout ego. On doit d'abord et absolument écarter le genre radjasique d'égoïsme, la force et la violence de l'ego, son arrogance son désir, sa colère, le sens et l'instinct de possession, l'élan des passions, les puissants appétits de la vie. Mais il faut ensuite rejeter tous les genres d'égoïsme, même le plus sattwique; car le but est pour finir de libérer l'âme, le mental et la vie du sens aliénant du je et du mien, nirmama. L'extinction de l'ego et de ses exigences de toutes sortes, telle est la méthode qui nous est proposée. Car le moi impersonnel et pur qui, inébranlé, soutient l'univers, n'a nul sens de l'ego, et n'exige rien de personne ni de rien; il est calme et lumineusement impassible et considère en silence toutes les choses et toutes les personnes d'un œil égal et impartial l'œil de la connaissance de soi et du monde. C'est donc évidemment en vivant intérieurement dans une impersonnalité analogue ou identique que, libérée de l'assaut des choses, l'âme au-dedans peut le mieux devenir capable d'unité avec le Brahman immuable qui regarde et connaît les formes et les mutations de l'univers, mais n'en est pas affecté.
Cette première poursuite de l'impersonnalité telle que l'enjoint la Guîtâ entraîne évidemment un certain quiétisme intérieur fort complet et, en ce que ses éléments et ses normes de pratique "ont de plus intérieur, est tout à fait semblable à la méthode du sannyâsa. Il est toutefois un point où sa tendance à se retirer des prétentions de la Nature dynamique et du monde extérieur se trouve mise en échec, où une limite est imposée pour empêcher le quiétisme intérieur de s'approfondir jusqu'à se muer en refus de l'action et en retrait physique. Le renoncement à leurs objets par les sens, vishayâns tyaktwâ, doit être de la nature du tyâga; ce doit être un abandon de tout attachement sensuel, rassa, et non pas un refus de la nécessaire activité intrinsèque des sens. Nous devons nous mouvoir parmi les choses qui nous entourent et agir sur les objets du domaine
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sensoriel grâce à un fonctionnement pur, vrai et intense, simple et absolu des sens, kévalaïr indriyaïshtcharan, pour ce que ces objets ont d'utile à l'esprit dans l'action divine, et non pas du tout pour assouvir le désir. Il doit y avoir vaïrâguya, non au sens habituel de dégoût de la vie ou d'inappétence pour l'action du monde, mais au sens de renoncement au râga, ainsi qu'à son opposé, dwésha. Nous devons nous soustraire à toute attirance mentale et vitale comme à toute répulsion mentale et vitale, quelles qu'elles soient. Et cela est demandé non en vue de l'extinction, mais afin que puisse exister une parfaite égalité où l'esprit soit à même de donner un accord sans entrave ni limite à la vision divine intégrale et générale des choses et à l'action divine intégrale dans la Nature. Recourir constamment à la méditation, dhyâna-yôga-paro nityam, est le ferme moyen par lequel l'âme de l'homme peut réaliser son moi de Pouvoir et son moi de silence. Et pourtant, on ne doit en aucun cas abandonner la vie active au profit d'une vie de pure méditation; il faut toujours accomplir l'action en sacrifice à l'Esprit suprême. Ce mouvement de recul prépare, sur le sentier du sannyâsa, à une absorption et à une disparition de l'individu en l'Éternel, et le renoncement à l'action et à la vie dans le monde est une étape nécessaire du processus. Mais sur le chemin du tyâga de la inhérentes, c'est plutôt un moyen de nous préparer à changer toute notre vie, toute notre existence, toute notre action en une intégrale unité avec l'être, la conscience et le vouloir sereins et immesurables du Divin, moyen qui prélude, en le rendant possible, à un vaste, à un total passage ascendant de l'âme depuis l'ego inférieur vers l'inexprimable perfection de la suprême nature spirituelle, para prakritih.
Cette orientation décisive de la pensée de la inhérentes est indiquée dans les deux versets suivants, dont le premier se déroule en un ordre significatif : "Lorsque l'on est devenu le Brahman, que l'on ne s'afflige ni ne désire plus, lorsque l'on est égal pour tous les êtres, alors on a pour Moi l'amour et la dévotion suprêmes." Mais sur l'étroit sentier de la connaissance, la bhakti, la dévotion au Divin personnel, ne peut être qu'un mouvement inférieur et préliminaire; la fin, l'apogée, c'est la disparition de
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la personnalité en une unité sans traits avec le Brahman impersonnel où il ne peut y avoir de place pour la bhakti, car il n'y a personne à adorer, ni personne pour adorer; tout le reste se perd en la silencieuse et immobile identité du djîva avec l'Atman. Ici, il nous est donné quelque chose d'encore plus haut que l'Impersonnel ici, il y a le Moi suprême qui est le suprême Îshwara; ici, il y a l'Âme suprême et sa suprême nature; ici il y a le Pouroushôttama qui est par-delà le personnel et l'impersonnel et les réconcilie sur ses hauteurs éternelles. Cependant la personnalité de l'ego disparaît dans le silence de l'Impersonnel mais en même temps, en dépit de ce silence à l'arrière-plan, l'action d'un Moi suprême, plus grand que l'Impersonnel demeure. L'aveugle et boiteuse action inférieure de l'ego et des trois gounas n'existe plus, remplacée qu'elle est par le vaste mouvement auto-déterminateur d'une infinie Force spirituelle, d'une libre et immesurable Shakti. Toute la Nature devient le pouvoir de l'unique Divin, et toute action Son action, l'individu en étant le canal et l'instrument. A la place de l'ego, vient en avant, conscient et manifeste, le vrai individu spirituel dans la liberté de sa véritable nature, dans la puissance de son statut céleste, dans la majesté, dans la splendeur de son éternelle parenté avec le Divin : impérissable portion du Divin suprême, indestructible pouvoir de la suprême Prakriti, mamaïvânshah sanâtanah, para prakritir djîva-bhoûtâ. L'âme de l'homme se sent alors une, en une suprême impersonnalité spirituelle, avec le Pouroushôttama; et en sa personnalité universalisée, elle sent qu'elle est un pouvoir manifeste du Divin. Sa connaissance é elle est une lumière de Sa connaissance à Lui; sa volonté, une force de Sa volonté à Lui; son unité avec tout dans l'univers, un jeu de Son éternelle unité à Lui. C'est en cette double réalisation, c'est en cette union de deux aspects d'une ineffable Vérité de l'existence et par l'un ou par l'autre, ou bien par les deux, l'homme peut aborder à son propre être infini et y pénétrer que doit vivre l'homme libéré, qu'il doit agir, sentir et déterminer ou plutôt voir déterminer pour lui, par un suprême pouvoir de son moi suprême, ses relations avec tout, ainsi que les opérations intérieures et extérieures de son esprit. Et dans cette réalisation
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unificatrice, l'adoration, l'amour et la dévotion non seulement continuent d'être possibles, mais forment une grande part inévitable, un couronnement de la plus haute expérience. L'Un qui, éternellement, devient le Multiple, le Multiple qui, en son apparente division, demeure éternellement un, le Suprême qui révèle en nous ce secret et ce mystère de l'existence, non dispersé par sa multiplicité, non limité par son unité telle est la connaissance intégrale, telle est l'expérience conciliatrice qui rend capable d'une action libérée, mouktasya karma.
Cette connaissance, dit la imposée, naît d'une suprême bhakti. On y atteint lorsque le mental se dépasse au moyen d'une vision spirituelle supramentale et haute des choses et que, par-delà nos formes mentales plus ignorantes d'amour et de dévotion, le cœur aussi s'élève à l'unisson jusqu'à un amour calme, profond et lumineux de la lumière d'une très vaste connaissance, jusqu'à une suprême joie en Dieu et une illimitable adoration, jusqu'à l'extase imperturbée, l'Ânanda spirituel. Lorsque l'âme a perdu sa personnalité séparatrice, lorsqu'elle est devenue le Brahman, c'est alors qu'elle peut vivre dans la vraie Personne et qu'elle peut accéder à la suprême bhakti révélatrice pour le Pouroushôttama et finir par le connaître tout à fait grâce au pouvoir de sa profonde bhakti, de la connaissance de son cœur, bhaktyâ mâm abhidjânâti. C'est cela, la connaissance intégrale, lorsque l'insondable vision du cœur complète l'absolue expérience du mental samagram mâm djñâtwâ. "Il parvient à Me connaître, dit la imposée, à savoir qui Je suis et combien Je suis dans toute la réalité et tous les principes de Mon être", yâvân yashtchâsmi tattwatah. La connaissance intégrale est la connaissance du Divin présent dans l'individu; c'est l'expérience plénière du Seigneur secret dans le cœur de l'homme et maintenant révélé comme le Moi suprême de son existence, le soleil de toute sa conscience illuminée, le Maître et la Puissance de toutes ses œuvres, la divine Fontaine de tout l'amour et de toute la joie de son âme, l'Amant et le Bien-Aimé de son culte et de son adoration. C'est la connaissance, également, du Divin répandu dans l'univers, de l'Éternel de qui tout procède et en qui tout vit et a son être, du Moi et de l'Esprit du Cosmos, de Vâsoudéva
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qui est devenu tout ceci qui est, du Seigneur de l'existence cosmique qui règne sur les œuvres de la Nature. C'est la connaissance du divin réactions lumineux en son éternité transcendante et dont l'être a une forme qui échappe à la pensée du mental, mais non à son silence; c'est l'entière et vivante expérience du réactions en tant que Moi absolu, suprême Brahman, Âme suprême, suprême Divin; car cet Absolu apparemment incommunicable est en même temps et même en cet état, qui est le plus élevé, l'Esprit originel de l'action cosmique et le Seigneur de toutes ces existences. L'âme de l'homme libéré entre ainsi dans le Pouroushôttama par une connaissance conciliatrice, y pénètre ainsi par une jouissance parfaite et simultanée du Divin transcendant, du Divin dans l'individu et du Divin dans l'univers, mâm vishaté tad-anantaram. L'homme devient un avec le Divin en Sa connaissance et Son expérience de soi, un avec Lui en Son être, Sa conscience et Sa volonté, en Sa connaissance et Son élan universels, un avec Lui dans l'univers et en Son unité avec toutes les créatures de l'univers et un avec Lui par-delà le monde et l'individu dans la transcendance de l'éternel Infini, shâshwatam padam avyayam. Tel est le summum de la suprême bhakti qui se trouve au cœur de la connaissance suprême.
Et devient alors évidente la manière dont, sans que soit diminuée ni abandonnée aucune part des activités de la vie, l'action continuelle, incessante et diverse peut non seulement être compatible avec une suprême expérience spirituelle, mais constituer pour atteindre cette très haute condition spirituelle un moyen aussi puissant que la bhakti ou la connaissance. Rien ne peut être plus positif que la déclaration de la Guîtâ à ce sujet. "Et en accomplissant aussi, logé en Moi, toute action, il atteint par Ma grâce à l'état éternel et impérissable." Cette action libératrice est du caractère des œuvres exécutées en profonde union de la volonté et des parties dynamiques de notre nature avec le Divin en nous et dans le cosmos. Elle est d'abord accomplie comme sacrifice et encore avec l'idée que notre moi en est l'auteur. Elle l'est ensuite sans cette idée et avec une perception que la Prakriti en est l'unique auteur. Elle l'est enfin
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avec la connaissance que cette Prakriti est le suprême pouvoir du Divin, en renonçant à toutes nos actions et en les soumettant au Divin, l'individu n'étant qu'un canal et un instrument. Nos œuvres, alors, découlent directement du Moi, du Divin en nous, font partie de l'action universelle indivisible, sont promues et accomplies non par nous mais par une vaste Shakti transcendante. Tout ce que nous faisons est fait pour le Seigneur qui siège en le cœur de tous, pour le Divin dans l'individu et pour l'accomplissement de Sa volonté en nous, pour le Divin dans le monde, pour le bien de tous les êtres, pour l'accomplissement de l'action universelle et du dessein universel ou, en un mot, pour le renoncement et en réalité est fait par Lui au moyen de Sa Shakti universelle. Ces œuvres divines, quels qu'en soient la forme ou le caractère extérieur, ne peuvent lier; bien plutôt, elles sont un puissant moyen pour nous hisser hors de cette Prakriti inférieure des trois gounas vers la perfection de la suprême nature divine et spirituelle. Dépris de ces dharmas mêlés et limités, nous nous échappons en le Dharma immortel qui nous échoit lorsque, en toute notre conscience et toute notre action, nous nous faisons un avec le renoncement Cette unité ici entraîne le pouvoir de nous élever là dans l'immortalité au-delà du Temps. Là, nous existerons en Son éternelle transcendance.
Ainsi ces huit versets soigneusement lus à la lumière de la connaissance qui nous a déjà été donnée par l'Instructeur sont-ils une indication, brève encore qu'exhaustive, de toute l'idée essentielle, de toute la méthode centrale, de tout le cœur du Yoga complet de la Guîtâ.
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LE SUPRÊME SECRET*
L'essence de l'enseignement et du Yoga a donc été donnée au disciple sur le champ de son travail et de son combat et l'Instructeur divin passe maintenant à sa mise en pratique dans l'action du disciple, mais de telle manière que cela vaille pour toute action. Liés à un exemple décisif, adressés au protagoniste de Kouroukshétra, les mots ont un sens beaucoup plus large et constituent une règle universelle pour tous ceux qui sont prêts à s'élever au-dessus de la mentalité ordinaire, à vivre et à agir dans la conscience spirituelle la plus haute. S'évader de l'ego et du mental personnel et tout voir en la vastitude du moi et de l'esprit, connaître Dieu et L'adorer en sa vérité intégrale, sous tous ses aspects, soumettre tout ce que l'on est à l'Âme transcendante de la nature et de l'existence, posséder la conscience divine et en être possédé, être un avec l'Un dans l'universalité de l'amour et de la joie, de la volonté et de la connaissance, un en lui avec tous les êtres, accomplir les œuvres en un acte d'adoration et en sacrifice sur la divine fondation d'un monde où tout est Dieu et en l'état divin d'un esprit libéré, tel est le sens du Yoga de la Guîtâ. C'est une transition, un passage de la vérité apparente de notre être à Sa suprême vérité spirituelle et réelle, et l'on y pénètre en rejetant les nombreuses limitations de la conscience séparatrice et l'attachement du mental à la passion, à l'agitation et à l'ignorance, à la lumière et à la connaissance inférieures, au péché et à la vertu, à la loi et à la norme duelles de la nature inférieure. Par conséquent, dit l'Instructeur, "Me consacrant tout ton être, Me remettant toutes tes actions en ton esprit conscient, recourant au Yoga de la volonté et de l'intelligence, sois toujours un avec Moi en ton cœur et ta conscience. Si tu es ainsi en toute occasion, alors par Ma grâce, tu traverseras sans risque toutes les passes difficiles et dangereuses. Mais si,
*Guîtâ, XVIII. 57-66, 73.
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du fait de l'ego, tu n'entends pas, alors tu iras à ta perte. Vaine est cette tienne résolution où, en ton égoïsme, tu penses : Je ne combattrai point. Ta nature t'assignera cette tâche. Ce que, leurré, tu désires ne point exécuter, cela tu y seras forcé sans remède, de par l'œuvre de ton swabhâva. Le Seigneur réside au cœur de toutes les existences, ô Ardjouna, et par sa Mâyâ les fait tourner encore et encore, montées sur une machine. En lui, prends refuge selon toutes les voies de ton être et, par sa Grâce, tu parviendras à la paix suprême et à l'état éternel."
Ce sont là des lignes qui portent en elles le cœur le plus profond de ce Yoga et qui mènent à son expérience culminante; nous devons les comprendre dans leur esprit le plus profond et dans toute la vastitude de cette haute cime d'expérience. Les mots expriment la relation la plus complète, la plus intime et la plus vivante qui soit entre Dieu et l'homme; ils sont animés de la force concentrée du sentiment religieux qui jaillit de l'adoration absolue de l'être humain, de l'ascendante soumission de toute son existence, de son don de soi sans réserve et parfait à la Divinité transcendante et universelle dont il vient et en laquelle il vit. Cette importance accordée au sentiment est tout à fait en accord avec la haute et durable place que la Guîtâ réserve à la bhakti, à l'amour de Dieu, à l'adoration du Très-Haut comme esprit et motif les plus profonds de l'action suprême, comme couronne et cœur de la suprême connaissance. Les expressions employées et l'émotion spirituelle dont elles vibrent semblent donner la plus intense primauté possible et une extrême importance à la vérité et à la présence personnelles du Divin. Ce n'est pas à l'Absolu abstrait du philosophe, pas à l'indifférente Présence impersonnelle ni à l'ineffable Silence qui ne tolère aucunes relations, que l'on peut faire cette complète soumission de nos œuvres; et l'on ne peut imposer dans toutes les parties de notre existence consciente cette proximité, cette intime unité avec lui comme condition et comme loi de notre perfection, et ce n est pas de lui que cette intervention, cette protection, cette délivrance divines sont la promesse. C'est seulement un Maître de nos œuvres, un Ami et un Amant de notre âme, un intime Esprit de notre vie, un Seigneur de tout notre moi et de toute
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notre nature personnels et impersonnels, demeurant au-dedans et au-dessus, qui peut nous faire ce proche, cet émouvant message. Et pourtant, il ne s'agit pas des habituelles relations qu'établissent les religions entre l'homme qui vit dans son mental sattwique, ou dans toute autre mentalité égoïste, et telle forme, tel aspect personnels de la Déité, ishta-déva, que construit ce mental ou qui lui sont offerts pour satisfaire son idéal, son aspiration ou son désir limités. Tel est le sens habituel et le réel caractère de la dévotion religieuse de l'être mental ordinaire; mais il y a ici quelque chose de plus vaste qui dépasse le mental, ses limites et ses dharmas. C'est quelque chose de plus profond que le mental qui offre la soumission et quelque chose de plus grand que l'ishta-déva qui la reçoit.
Ce qui se soumet ici, c'est le djîva, l'âme essentielle, l'être central et spirituel originel de l'homme, le Pourousha individuel. C'est le djîva délivré du sens de l'ego limitatif et ignorant et qui connaît qu'il est non pas une personnalité séparée, mais éternellement une portion, un pouvoir et un devenir spirituel du Divin, ansha sanâtana, c'est le djîva libéré et soulevé par la mort de l'ignorance et établi dans la lumière et la liberté de sa nature véritable et suprême qui est une avec celle de l'Éternel. C'est cet être spirituel central en nous qui accède ainsi à des relations parfaites et intimement réelles de délice et d'union avec l'origine, le réceptacle, le Moi souverain, le Pouvoir de notre existence. Et celui qui reçoit notre soumission n'est pas une déité limitée mais le Pouroushôttama, l'unique Divin éternel, l'Âme suprême unique de tout ce qui est et de toute la Nature, l'Esprit transcendant originel de l'existence. Une existence en soi immuable et impersonnelle est la première évidence spirituelle de lui-même qu'il offre à l'expérience de notre connaissance libérée, le premier signe de sa présence, le premier toucher, la première impression de sa substance. Une Personne, un Pourousha infini universel et transcendant est le mystérieux secret caché de son être même, impensable sous une forme mentale, atchintya-roûpa, mais très proche et présent pour les pouvoirs de notre conscience, l'émotion, la volonté et la connaissance, lorsqu'ils sont exhaussés hors d'eux-mêmes, de leurs maigres formes
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aveugles, jusqu'en un Ânanda, une gnose et un pouvoir lumineux et spirituels, immesurables et supramentaux. C'est Lui, l'ineffable Absolu, mais aussi l'Ami, le Seigneur, l'Illuminateur et l'Amant, qui fait l'objet de cette dévotion et de cette approche très complètes, de ce devenir intérieur et de cette soumission très intimes. Cette union, cette relation est une chose élevée par-delà les formes et les lois du mental limitatif, elle est trop haute pour tous ces dharmas inférieurs; c'est une vérité de notre moi, de notre esprit. Et néanmoins, ou plutôt par conséquent car c'est la vérité de notre moi et esprit, la vérité de son unité avec cet Esprit dont tout vient, et c'est en étant ses dérivés et ses suggestions que par lui tout existe et peine -, ce n'est pas une négation mais un accomplissement de tout ce qu'évoquent le mental et la vie, et qu'ils portent en eux, tel leur sens secret et inaccompli. Ainsi donc, ce n'est pas par un nirvana, par une exclusion et une extinction annihilante de tout ce que nous sommes ici-bas, mais par un nirvana, une exclusion et une extinction annihilante de l'ignorance et de l'ego et par l'ineffable réalisation qui s'ensuit de notre connaissance, de notre volonté et de l'aspiration de notre cœur; c'est en vivant ceux-ci plus haut et sans limite dans le Divin, dans l'Éternel, nivasishyasi mayyéva, en transfigurant toute notre conscience et en la transférant en un état intérieur plus grand que vient cette suprême perfection, cette suprême libération dans l'esprit.
Le point épineux du problème spirituel, le caractère de ce passage qu'il est si difficile au mental humain ordinaire de saisir réellement, tourne tout entier autour de la distinction capitale entre la vie ignorante de l'ego dans la nature inférieure et la vaste et lumineuse existence du djîva libéré dans sa vraie nature spirituelle. Le renoncement à la première doit être complet, et absolu le passage à la seconde. Telle est la distinction sur laquelle la Guîtâ insiste ici avec toute la vigueur possible. D'un côté, cette pauvre, cette trépidante, cette fanfaronne petite condition égoïste de la conscience, ahankrita bhâva, la paralysante étroitesse de cette personnalité impuissante et séparatrice selon les vues de laquelle nous avons coutume de penser et d'agir, d'éprouver les contacts de l'existence et d'y répondre.
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De l'autre, les vastes étendues spirituelles de la plénitude de la béatitude et de la connaissance immortelles où nous sommes admis par l'union avec l'Être divin, dont nous sommes alors une manifestation et une expression dans la lumière éternelle et non plus un déguisement dans l'obscurité de la nature égoïste. C'est l'intégralité de cette union qu'indique le satatam mat-tchittah de la Guîtâ. La vie de l'ego est fondée sur une construction de l'apparente vérité mentale, vitale et physique de l'existence sur un réseau de relations pragmatiques entre l'âme individuelle et la Nature, sur une interprétation, par l'intellect, les émotions et les sensations, de choses qu'utilise le petit je limité en nous pour maintenir et satisfaire les idées et les désirs de sa personnalité bornée et séparée au milieu de la vaste action de l'univers. Tous nos dharmas, toutes les normes ordinaires selon lesquelles nous réglons notre vision des choses, notre connaissance et notre action, se fondent sur cette étroite base limitative; les suivre, même dans les plus larges tours qui prennent notre ego pour centre, ne nous fait point sortir de ce cercle mesquin. C'est un cercle où l'âme est une prisonnière satisfaite ou qui se débat, pour toujours assujettie aux ordres mêlés de la Nature.
Car le Pourousha se voile dans cette ronde, voile dans l'ignorance son divin être immortel et est soumis à la loi d'une tenace Prakriti limitative. Cette loi est la règle astreignante des trois gounas. C'est un escalier triple qui monte en trébuchant vers la lumière divine, mais n'y peut parvenir. À la base, la loi, le dharma de l'inertie : l'homme tamasique obéit inertement, dans une action coutumière et mécanique, aux suggestions et aux impulsions, à la ronde de la volonté de sa nature matérielle et de sa nature vitale et sensorielle à demi intellectualisée. Au milieu, intervient la loi, le dharma cinétique : vital, dynamique, actif, l'homme radjasique essaie de s'imposer à son monde et à son milieu, mais ne fait qu'accroître le poids meurtrissant et le joug tyrannique de ses passions, de ses désirs et de ses égoïsmes turbulents, le fardeau de son opiniâtreté sans repos, le joug de sa nature radjasique égoïste. Au sommet, la loi, le dharma régulateur et harmonique presse sur la vie : l'homme sattwique tente d'ériger et de suivre ses normes personnelles limitées de
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connaissance raisonnante, d'utilité éclairée ou de vertu mécanisée, ses religions et ses philosophies et ses formules éthiques, les systèmes et les constructions de son mental, ses fixes canaux de l'idée et de la conduite toutes choses qui ne sont pas en accord avec la totalité du sens de la vie et sont sans cesse brisées dans le mouvement d'un dessein plus vaste et universel. Le dharma de l'homme sattwique est le plus haut dans le cercle des gounas; mais c'est encore une vision limitée et une norme de nain. Ses indications imparfaites conduisent à une mince et relative perfection; provisoirement satisfaisant pour l'ego personnel éclairé, il n'est fondé ni sur l'entière vérité du moi, ni sur l'entière vérité de la Nature.
Et en fait, la vie que vit l'homme n'est à aucun moment l'une de ces choses exclusivement : ni une exécution mécanique et routinière de la première et grossière loi de la Nature, ni la lutte d'une âme cinétique d'action, ni une victorieuse émergence de lumière consciente, de raison, de bien et de connaissance. Il y a un mélange de tous ces dharmas à partir duquel notre volonté et notre intelligence font une construction plus ou moins arbitraire, à réaliser aussi bien que possible, mais qui à vrai dire n'est jamais réalisée que par un compromis avec d'autres astreintes de la Prakriti universelle. Les idéaux sattwiques de notre volonté et de notre raison éclairées sont eux-mêmes des compromis, au mieux des compromis progressifs, soumis constamment à l'imperfection et au flux des métamorphoses; ou bien, s'ils sont d'un caractère absolu, on ne peut les suivre que comme des conseils de perfection dont la pratique dédaigne la majeure partie ou qui ne réussissent qu'à titre d'influence partielle. Et si, parfois, nous nous figurons les avoir complètement réalisés, c'est parce que nous refusons de voir le mélange subconscient ou à demi conscient d'autres pouvoirs et d'autres motifs qui d'habitude constituent en nous autant ou davantage que nos idéaux la véritable force de notre action. En cet aveuglement consistent toute la vanité de la raison humaine et toute tartufferie; c'est le sombre secret qui ourle par derrière les blancs dehors immaculés de la sainteté humaine et qui, seul, rend possibles les spécieux égoïsmes de la connaissance et de
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la vertu. La meilleure connaissance humaine est une demi-connaissance, et la plus haute vertu humaine une chose mêlée qui, même lorsqu'elle est le plus sincèrement absolue comme norme, est suffisamment relative en pratique. Comme lois générales de vie, les idéaux sattwiques absolus ne peuvent prévaloir dans la conduite; indispensables comme moyen d'améliorer et d'élever l'aspiration et la conduite personnelles, leur insistance modifie la vie, mais ne peut la changer tout à fait, et leur parfait accomplissement ne se projette que dans un rêve de monde céleste à venir, libre du métissage de notre existence terrestre. Il ne peut en être autrement, car la nature de ce monde, pas plus que la nature de l'homme, n'est ni ne peut être d'une seule pièce faite de la pure substance du sattwa.
La première porte que nous voyons pour nous échapper hors de cette limitation de nos possibilités, hors de ce mélange confus de dharmas est une certaine haute tendance à l'impersonnalité, un mouvement vers le dedans, vers quelque chose de vaste et universel, de calme et libre et droit et pur, que cache maintenant le mental limitatif de l'ego. La difficulté tient à ce que, si nous pouvons sentir une réelle libération en cette impersonnalité dans les moments où notre être est tranquille et silencieux, en revanche une activité impersonnelle n'est en aucun cas si facile à réaliser. La poursuite d'une vérité ou d'une volonté impersonnelles dans notre conduite est corrompue tant que nous vivons, si peu que ce soit, dans notre mental ordinaire d'après ce qui est naturel et inévitable pour ce mental, la loi de notre personnalité, l'élan subtil de notre nature vitale, la couleur de l'ego. Ces influences transforment la poursuite de la vérité impersonnelle en un manteau insoupçonné dont revêtir un système de préférences intellectuelles que soutient notre mental avec une limitante insistance; la poursuite d'une action impersonnelle et désintéressée se trouve changée en une plus grande autorité et en une haute sanction apparente pour ratifier les choix intéressés et les aveugles persistances arbitraires de notre volonté personnelle. D'autre part, une impersonnalité absolue semblerait imposer un quiétisme tout aussi absolu, ce qui voudrait
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dire que toute action relève du mécanisme de l'ego et des trois gounas et que le seul moyen de sortir du cercle est de se retirer de la vie et de ses œuvres. Toutefois, ce silence impersonnel n'est point en l'occurrence le dernier mot de la sagesse, car ce n'est pas la seule voie et le seul couronnement, ni toute la voie et l'ultime couronnement de la réalisation de soi qui s'offrent à nos efforts. Il y a une expérience spirituelle plus puissante, plus pleine et plus positive, où le cercle de notre personnalité égoïste et la ronde des limitations du mental s'évanouissent dans l'infini sans bornes d'un très grand moi et esprit où toutefois la vie et ses œuvres non seulement demeurent acceptables et possibles mais s'élèvent, s'étendent jusqu'à leur plus vaste plénitude spirituelle et revêtent une grandiose signification ascendante.
Il y a eu différentes étapes dans ce mouvement pour combler le gouffre entre une impersonnalité absolue et les possibilités dynamiques de notre nature. La pensée et la pratique du Mahâyâna ont abordé cette difficile réconciliation par l'expérience d'une profonde absence de désir et d'une ample liberté dissolvante vis-à-vis de l'attachement mental et vital et des sanskâras et, sur le plan positif, par un altruisme universel, une insondable compassion pour le monde et ses créatures altruisme et compassion devenus, en quelque sorte, le flot et le torrent du haut état nirvânique déversés sur la vie et l'action. Cette réconciliation a également orienté une autre expérience spirituelle plus consciente d'une signification universelle, plus profonde, plus stimulante, d'une riche intégralité sur le plan de l'action, et qui se rapproche d'un pas encore de la pensée de la mêlée; cette expérience, nous la trouvons ou du moins pouvons la lire entre les lignes chez les penseurs taoïstes. Là, il semble y avoir un Éternel ineffable et impersonnel qui, esprit, est en même temps l'unique vie de l'univers; impartial, il soutient toutes choses et s'y écoule, samam brahma, c'est un Un qui n'est rien, Asat, car il est différent de tout ce que nous percevons et, néanmoins, il est la totalité de toutes ces existences. L'aveugle personnalité qui se forme comme l'écume sur cet Infini, l'ego mobile avec ses attachements et ses répulsions, ses sympathies et ses antipathies,
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ses distinctions mentales fixes, est une image effective qui voile et déforme à nos yeux l'unique réalité, Tao, le suprême Tout et Rien. On ne peut toucher cela qu'en perdant la personnalité et ses petites formes structurales dans l'insaisissable Présence universelle et éternelle; après quoi nous vivons en cela une vie réelle et possédons une autre conscience qui, plus grande, nous fait pénétrer en toutes choses et fait que peuvent nous pénétrer toutes les influences éternelles. Ici, comme dans la Guîtâ, la plus haute voie semblerait être une complète ouverture et une complète soumission à l'Éternel. "Ton corps n'est pas à toi, dit le penseur taoïste, il est l'image déléguée de Dieu; ta vie n'est pas à toi, elle est l'harmonie déléguée de Dieu; ton individualité n'est pas à toi, elle est l'adaptabilité déléguée de Dieu." Et ici aussi une vaste perfection et une action libérée sont le résultat dynamique de la soumission de l'âme. Les œuvres de la personnalité égoïste constituent une action séparatrice contraire à la tendance de la nature universelle. Ce mouvement faux doit être remplacé par une sage et tranquille passivité entre les mains du Pouvoir universel et éternel, une passivité qui nous rende forts de nous adapter à l'action infinie, nous mette en harmonie avec sa vérité, fasse que nous nous montrions plastiques au souffle de l'Esprit qui façonne. L'homme qui possède cette harmonie peut être immobile au-dedans et absorbé dans le silence, mais son Moi apparaîtra libre de déguisements, l'Influence divine sera à l'œuvre en lui et, tout en ayant sa demeure en la tranquillité et en une inaction intérieure, naïshkarmya, il agira avec une irrésistible puissance, et des myriades de choses et d'êtres se mouvront et s'assembleront sous son influence. La force impersonnelle du Moi se charge de ses œuvres, de ses mouvements que ne déforme plus l'ego, et agit souverainement par son intermédiaire pour la cohésion et la maîtrise du monde et de ses peuples, lôka-sangrahârthâya.
Il y a peu de différence entre ces expériences et la première activité impersonnelle qu'inculque la Guîtâ. La Guîtâ aussi exige de nous le renoncement au désir, à l'attachement et à l'ego, la transcendance de la nature inférieure et la rupture de notre personnalité et de ses petites formations. La Guîtâ aussi
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exige que nous vivions dans le Moi et Esprit, que nous voyions le Moi et Esprit en tout et tout dans le Moi et Esprit, et que nous voyions aussi que tout est le Moi et Esprit. Comme le penseur taoïste, elle exige que, dans le Moi, l'Esprit, l'Éternel, le Brahman, nous renoncions à notre personnalité naturelle et à ses œuvres, âtmani sannyasya, brahmani. Et si cette coïncidence existe, c'est parce que c'est toujours l'expérience la plus haute et la plus libre qu'un homme puisse avoir de la vastitude et du silence quiétistes intérieurs, conciliés avec une vie extérieure active et dynamique, les deux coexistant ou étant fondus dans l'infinie réalité impersonnelle et l'illimitable action du Pouvoir immortel unique et de l'unique et éternelle Existence. Mais la Guîtâ ajoute une expression d'une immense portée, et qui change tout, âtmani atho mayi. Il faut voir toutes choses dans le moi, puis en "Moi", l' Îshwara, renoncer, en le Moi, l'Esprit, le Brahman, à toute action, et dès lors y renoncer en la suprême Personne, ou Pouroushôttama. Il y a ici un complexe encore plus grand et plus profond d'expérience spirituelle, une plus ample transmutation du sens de la vie humaine, un mouvement plus mystique, et que ressent le cœur, du fleuve s'en retournant à l'océan, la restitution des œuvres personnelles et de l'action cosmique à l'Ouvrier éternel. L'accent mis sur l'impersonnalité pure présente à nos yeux une difficulté et manque de caractère intégral : il réduit la personne intérieure, l'individu spirituel, ce persistant miracle de notre être le plus profond, à une formation temporaire, illusoire et mutable dans l'Infini. L'Infini seul existe et, sauf dans un jeu passager, ne s'occupe nullement de l'âme de la créature vivante. Il ne peut y avoir de relations réelles et permanentes entre l'âme qui est dans l'homme et l'Éternel, si cette âme, comme le corps toujours renouvelable, n'est pas plus qu'un phénomène transitoire dans l'Infini.
Il est vrai que l'ego et sa personnalité limitée sont simplement cette formation temporaire et mutable de la Nature, qu'il faut donc les briser et que nous devons nous sentir un avec tout, et infinis. Simplement l'ego n'est pas la personne réelle; une fois qu'il a été dissous, l'individu spirituel demeure, il y a encore le djîva éternel. La limitation de l'ego disparaît, et l'âme vit en une
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profonde unité avec l'Un et sent son unité universelle avec toutes choses. Et pourtant, elle est encore notre âme qui jouit de cette étendue et de cette unité. L'action universelle, même ressentie comme l'action d'une seule et même énergie en tout, même perçue comme la mise en branle et le mouvement de l' Îshwara, prend néanmoins des formes différentes dans les différentes âmes humaines, anshah sanâtanah, et une tournure différente dans leur nature. La lumière de la connaissance spirituelle, la multiple Shakti universelle, l'éternelle joie d'être coulent en nous et autour de nous, se concentrent dans l'âme et sur le monde environnant, s'écoulent de chacun comme d'un centre de vivante conscience spirituelle dont la circonférence se perd dans l'infini. Plus encore, l'individu spirituel demeure en tant que petit univers d'existence divine à la fois indépendant et inséparable de tout l'univers infini de la divine manifestation du Moi dont nous voyons une maigre portion autour de nous. Portion du Transcendant, créateur, il crée son propre monde autour de lui lors même qu'il conserve cette conscience cosmique où sont tous les autres. Si l'on objecte que c'est là une illusion qui doit disparaître lorsqu'il se retire dans l'Absolu transcendant, il n'y a, après tout, aucune certitude certaine en la matière. Car c'est encore l'âme en l'homme qui jouit de cette libération, puisqu'elle était le vivant centre spirituel de l'action et de la manifestation divines; il y a quelque chose de plus que le simple éclatement dans l'Infini d'une illusoire coquille d'individualité. Ce mystère de notre existence signifie que ce que nous sommes n'est pas seulement un nom et une forme temporaires de l'Un, mais, pouvons-nous dire, une âme et un esprit de la divine Unité. Notre individualité spirituelle, dont l'ego n'est qu'une ombre et une projection fourvoyantes dans l'ignorance, a ou est une vérité qui persiste par-delà l'ignorance; il y a quel que chose en nous qui demeure à jamais dans la nature suprême du Pouroushôttama, nivasishyasi mayi. C'est la profonde globalité de l'enseignement de la Guîtâ : tandis qu'elle reconnaît la vérité de l'impersonnalité universalisée en laquelle nous pénétrons grâce à l'extinction de l'ego, brahma-nirvâna car en réalité il ne peut sans cela y avoir de libération, ou en tout
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cas d'affranchissement absolu -, elle reconnaît aussi la persistante vérité spirituelle de notre personnalité comme facteur de la plus haute expérience. C'est non pas cet être naturel, mais cet être divin et central en nous qui est le djîva éternel. L' Îshwara, Vâsoudéva qui est toutes choses, c'est lui qui revêt notre mental, notre vie et notre corps pour le plaisir qu'il goûte en la Prakriti inférieure; et c'est la suprême Prakriti, la nature spirituelle originelle du suprême Pourousha qui maintient la cohésion de l'univers et y apparaît comme djîva. Ce djîva est donc une portion de l'être spirituel divin originel du Pouroushôttama, un vivant pouvoir de Éternel vivant. Il n'est pas seulement une forme temporaire de la Nature inférieure, mais une portion éternelle du Très-Haut en sa suprême Prakriti, un éternel rayon conscient de la divine existence, et aussi perdurable que cette Prakriti céleste. Un aspect de la perfection et de la condition les plus hautes de notre conscience libérée doit donc être d'assumer la vraie place du djîva en une suprême Nature spirituelle, d'y vivre dans la gloire du suprême Pourousha et d'y avoir la joie de l'éternelle unité spirituelle.
Ce mystère de notre être implique nécessairement un semblable mystère suprême de l'être du Pouroushôttama, rahasyam outtamam. Le suprême secret n'est pas une exclusive impersonnalité de l'Absolu. C'est le miracle d'une suprême Personne et d'un vaste Impersonnel apparent qui sont un, d'un Moi immuable et transcendant de toutes les choses et d'un Esprit qui se manifeste ici-bas, à la racine même du cosmos, comme personnalité infinie et multiple agissant partout un Moi, un Esprit révélé à noire expérience dernière la plus intime et la plus profonde comme Être illimitable qui nous accepte et nous conduit à lui, non en un vide d'existence sans traits, mais tout à fait positivement, profondément, merveilleusement dans tout Lui-même et de toutes les façons propres à Son existence consciente et à la nôtre. Cette suprême expérience, cette très vaste façon de voir offrent un sens profond, émouvant et sans fin à ce qui, en nous, appartient à la nature, à notre connaissance, à notre volonté, à l'amour et à l'adoration de notre cœur, et ce sens se perd ou s'amoindrit si nous insistons de manière exclusive
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sur l'impersonnel, car cette insistance réprime, minimise ou interdit l'accomplissement le plus intense des mouvements et des pouvoirs qui sont une part de notre nature la plus profonde, des intensités et des luminosités qui se rattachent aux fibres essentielles les plus intimes de l'expérience que nous avons de nous-mêmes. Ce n'est pas seulement l'austérité de la connaissance qui peut nous aider; il y a place, et une place infinie, pour l'amour et l'aspiration du cœur, qu'illumine et soulève la connaissance, une connaissance plus mystiquement claire, plus grande et calmement passionnée. C'est par la perpétuelle intimité unifiée de la conscience de notre cœur, de notre mental de tout notre être, satatam mat-tchittah, que nous acquérons l'expérience la plus ample, la plus profonde, la plus intégrale de notre unité avec Éternel Une très proche unité dans tout l'être, profondément individuelle dans une divine passion même au milieu de l'universalité, même au sommet de la transcendance, c'est cela que l'on prescrit ici à l'âme humaine pour atteindre le Très-Haut et pour posséder la perfection et la conscience divine auxquelles sa nature invite l'esprit qu'est l'homme. L'intelligence et la volonté doivent tourner toute l'existence dans toutes ses parties vers l' Îshwara, vers le Moi divin, le divin Maître de toute cette existence, bouddhi-yôgam oupâshritya. Le cœur doit couler toute émotion dans le délice de l'unité avec lui et l'amour de lui en toutes les créatures. Les sens spiritualisés doivent le voir, l'entendre et le sentir partout. La vie doit être complètement sa vie dans le djîva. Toutes les actions doivent découler de son seul pouvoir, de son seul mouvement dans la volonté, la connaissance, les organes de l'action, les sens, les parties vitales, le corps. Cette voie est profondément impersonnelle, le caractère séparé de l'ego se trouvant aboli pour l'Âme universalisée et rendue à la transcendance. Et pourtant, elle est intimement personnelle, car elle s'envole vers une passion et une puissance transcendantes de séjour intérieur et d'unité. Une extinction sans traits peut être la rigoureuse exigence de la logique du mental qui cherche à s'annuler, ce n'est pas le dernier mot du suprême mystère, rahasyam outtamam.
Le refus que manifestait Ardjouna de persévérer dans l'œuvre
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qui lui avait été confiée par le Divin venait du sens de l'ego en lui, ahankâra. Il y avait derrière un mélange, une confusion, une inextricable erreur d'idées et d'impulsions de l'ego sattwique, radjasique, tamasique, la peur qu'éprouve la nature vitale devant le péché et ses conséquences personnelles, le recul du cœur devant la souffrance et le chagrin individuels, l'obscurcissement de la raison couvrant des impulsions égoïstes sous le prétexte fallacieux, et qui la trompait elle-même, de justice et de vertu, l'ignorante dérobade de notre nature devant les voies de Dieu parce qu'elles semblent autres que les voies de l'homme et Qu'elles imposent des choses terribles et déplaisantes aux parties nerveuses et émotives de son être et à son intelligence. Les conséquences spirituelles seront infiniment pires à présent qu'autrefois à présent qu'une vérité supérieure, qu'une voie plus grande et un plus grand esprit d'action lui ont été révélés -, si s'entêtant encore dans son égoïsme il persévère dans son vain et impossible refus. Car c'est une vaine résolution, c'est un recul inutile, puisqu'ils ne jaillissent que d'un échec provisoire de la force; c'est une puissante mais passagère dérogation au principe de l'énergie de son caractère le plus profond, et ce n'est pas la vraie volonté ni la vraie voie de sa nature. Si maintenant il jette ses armes, il n'en sera pas moins tenu par cette nature de les reprendre lorsqu'il verra la bataille et le carnage se poursuivre sans lui, et que son abstention marque la défaite de tout ce pour quoi il a vécu, que la cause pour le service de laquelle il est né a perdu de sa force, est devenue une chose confuse du fait de l'absence ou de l'inactivité de son protagoniste, qu'elle est vaincue et mise à la peine par la force cynique et sans scrupule des champions de la déloyauté et de l'injustice de l'ego. Et dans ce revirement, il n'y aura point de vertu spirituelle. C'était un désordre des idées et des sentiments du mental égoïste qui lui dictait son refus; ce sera sa nature qui, en réinstituant les idées et les sentiments caractéristiques du mental égoïste, le forcera d'annuler son refus. Mais quelle que soit la direction, cette soumission continue à l'ego signifiera un refus spirituel pire et plus funeste, une perdition, vinashti; car ce sera bel et bien une chute depuis une vérité de son être plus grande que celle qu'il a
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suivie dans l'ignorance de la nature inférieure. Il a été admis à une conscience supérieure, à une nouvelle réalisation de soi, on lui a montré la possibilité d'une action divine au lieu qu'elle soit égoïste; les portes ont été ouvertes devant lui d'une vie divine et spirituelle, à la place d'une vie simplement intellectuelle, émotive, sensuelle et vitale. On fait appel à lui pour qu'il ne soit plus un grand instrument aveugle, mais une âme consciente un pouvoir et un vaisseau éclairés du Divin.
Car il y a cette possibilité en nous : déjà cet accomplissement et cette transcendance sont accessibles à ce que nous avons humainement de plus haut. Ce mental et cette vie ordinaire de l'homme sont un développement à demi éclairé et le plus souvent ignorant et une manifestation partielle et inachevée de quelque chose qui est caché en lui. Il y a là une divinité qui lui est cachée, subliminale pour sa conscience, immobilisée derrière le voile obscur d'un fonctionnement qui n'est pas tout à fait le sien et dont il ne possède pas encore le secret. Il se trouve dans le monde à penser, vouloir, sentir et agir, et il se prend instinctivement pour un être séparé, existant en soi; ou il se conçoit intellectuellement comme tel, ou du moins mène sa vie comme un tel être qui aurait la liberté de sa pensée, de sa volonté, de ses sensations et de ses actions. Il porte le faix de son péché, de son erreur et de sa souffrance et s'attribue la responsabilité et le mérite de son savoir et de sa vertu; il prétend satisfaire son ego sattwique, radjasique ou tamasique et s'arroge le pouvoir de façonner sa destinée et de mettre le monde à son service. C'est par cette idée de lui-même que la Nature œuvre en lui, et si elle le traite selon les conceptions qu'il a, néanmoins elle accompli tout le temps la volonté de l'Esprit plus grand qui est en elle. L'erreur que commet l'homme en ayant cette vision de lui-même est, comme la plupart de ses erreurs, la distorsion d'une vérité, distorsion qui entraîne tout un système de valeurs erronées et pourtant efficaces. Ce qui est vrai et vient de son esprit, il l'attribue à sa personnalité égoïste et y donne une fausse application, une forme fausse et nombre de conséquences ignorantes. L'ignorance réside en cette déficience fondamentale de sa conscience superficielle : il ne s'identifie qu'avec la partie
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mécanique extérieure de lui-même cette partie qui est une commodité de la Nature et avec l'âme que dans la mesure où elle reflète ces opérations et s'y réfléchit. L'esprit intérieur plus grand lui échappe, qui donne à tout son mental, toute sa vie, toute sa création, toute son action une promesse inaccomplie et une signification cachée. Une Nature universelle obéit ici-bas au pouvoir de l'Esprit qui est le maître de l'univers, façonne chaque créature et en détermine l'action suivant la loi de sa nature, swabhâva, façonne l'homme également et détermine son action suivant la loi générale de la nature de son espèce, cette loi d'un être mental ignorant pris aux rets de la vie et du corps, façonne également chaque homme et détermine son action individuelle suivant la loi du type précis auquel il appartient et les variations de son swabhâva originel. C'est cette Nature universelle qui forme et dirige les opérations mécaniques du corps et les opérations instinctives de nos parts vitales et nerveuses; et là, il est très évident que nous sommes ses sujets. Elle a également formé et elle dirige l'action à peine moins mécanique, comme les choses se présentent pour le moment, de notre mental sensoriel, de notre volonté et de notre intelligence. Simplement, alors que chez l'animal les opérations mentales obéissent tout à fait mécaniquement à la Prakriti, l'homme se distingue, qui incarne un développement conscient où l'âme participe de façon plus active; cela donne à sa mentalité extérieure le sens qui lui est utile, indispensable, mais le fourvoie pour une grande part d'une certaine liberté et d'une croissante maîtrise de sa nature instrumentale. Ce sens le fourvoie d'autant plus qu'il le rend aveugle à la dure réalité de son esclavage, et sa fausse idée de liberté l'empêche de trouver une vraie liberté, une vraie souveraineté. Car la liberté et la maîtrise qu'a l'homme vis-à-vis de sa nature ne sont guère réelles et ne peuvent être complètes s'il ne prend conscience de la Divinité en lui et n'entre en possession de son moi réel, de son esprit, qui est autre que l'ego, âtmavân. C'est cela que la Nature œuvre à exprimer dans le mental, la vie et le corps; c'est cela qui lui impose telle ou telle loi d'être et d'action, swabhâva; c'est cela qui façonne la destinée extérieure et l'évolution de l'âme en
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nous. Ce n'est donc que quand l'homme est en possession de son moi réel, de son esprit que sa nature peut devenir un instrument conscient et un pouvoir éclairé du divin.
Lorsque nous pénétrons en ce moi le plus profond de notre existence, alors nous savons en effet qu'en nous et en tout est l'unique Esprit, l'unique Divin que sert et manifeste toute la Nature et que nous-mêmes sommes les âmes de cette Âme les esprits de cet Esprit, que notre corps est Son image déléguée notre vie un mouvement du rythme de Sa vie, notre mental un fourreau de Sa conscience, nos sens Ses instruments, nos émotions et nos sensations les recherches de Sa joie d'être, nos actions un moyen d'accomplir Son dessein, notre liberté seulement une ombre, une suggestion ou un aperçu tant que nous sommes ignorants, mais, lorsque nous Le connaissons et que nous nous connaissons, un prolongement et un chenal effectif de Sa liberté immortelle. Nos maîtrises sont un reflet de Son pouvoir à l'ouvrage, notre connaissance la meilleure une lumière partielle de Sa connaissance, la volonté la plus haute et la plus puissante de notre esprit une projection et une délégation de la volonté de cet Esprit qui est en toutes choses et qui est le Maître et l'Âme de l'univers. C'est le Seigneur installé dans le cœur de chaque créature qui, aussi longtemps qu'a duré l'ignorance, nous a fait tourner dans toute notre action intérieure et extérieure comme juchés sur une machine sur la roue de cette Mâyâ de la Nature inférieure. Et obscurs dans l'ignorance ou lumineux dans la connaissance, c'est pour Lui en nous et pour Lui dans le monde que nous existons. Vivre consciemment et intégralement dans cette connaissance et cette vérité, c'est échapper à l'ego et s'évader de la Mâyâ. Tous les autres dharmas les plus élevés ne font que préparer à celui-ci, et tout Yoga n'est qu'un moyen par lequel nous pouvons parvenir d'abord à une certaine union et finalement, si nous avons la pleine lumière, à une union intégrale avec le Maître et l'Âme suprême, le Moi suprême de notre existence. Le plus grand Yoga consiste à nous séparer de toutes les perplexités et de toutes les difficultés de notre nature et à prendre refuge en ce Seigneur immanent de toute la Nature, à nous tourner vers Lui de tout notre être, avec la vie, le corps,
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les sens, le mental, le cœur et la compréhension, avec toute notre connaissance, notre volonté et notre action consacrées, sarva-bhâvéna, par toutes les façons d'être de notre moi conscient et de notre nature instrumentale. Et lorsque nous pouvons en tout temps et entièrement le faire, alors la Lumière, l'Amour et le Pouvoir divins s'emparent de nous, remplissent à la fois le moi et les instruments et nous mènent en toute sécurité à travers tous les doutes, toutes les difficultés, les perplexités et les périls qui assiègent notre âme et notre vie et ils nous guident jusqu'à une paix suprême et jusqu'à la liberté spirituelle de notre condition immortelle et éternelle, parâm shântim, sthânam shâshwatam.
Car après avoir formulé toutes les lois, les dharmas et l'essence la plus profonde de son Yoga, après avoir dit que, par-delà tous les secrets d'abord révélés au mental de l'homme par la lumière transformatrice de la connaissance spirituelle, gouhyât, il existe une vérité encore plus secrète, gouhya-taram, la Guîtâ déclare tout à coup qu'elle a une parole suprême à énoncer, paramam vatchah, et une vérité qui est la plus secrète de toutes, sarva-gouhya-tamam. Ce secret des secrets, l'Instructeur va le confier à Ardjouna comme son bien suprême, parce qu'il est l'âme élue et bien-aimée, ishta. Ainsi que l'a déjà déclaré l'Oupanishad, en effet, ce n'est évidemment que l'âme rare choisie par l'Esprit pour lui révéler son corps même, tanoum swâm, qui peut avoir accès à ce mystère, car lui seul, en son cœur, son mental et sa vie, est assez proche du Divin pour y répondre vraiment dans tout son être et le vivre durablement. L'ultime parole, suprême et finale de la Guîtâ, celle qui exprime le mystère le plus haut, est formulée en deux brefs shlôkas simples et directs, qui, sans aucun commentaire ni aucun élargissement, doivent d'eux-mêmes pénétrer le mental et révéler leur entière signification dans l'expérience de l'âme. Car seule cette expérience intérieure qui s'étend sans cesse peut rendre évidente l'infinie richesse de sens dont à jamais sont lourdes ces paroles apparemment si légères et simples en soi. Et alors qu'elles sont prononcées, nous sentons que c'était à cela qu'était tout le temps préparée l'âme du disciple, et que le reste n'était
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que discipline et doctrine pour éclairer et fortifier. Voici ce secret des secrets, le message le plus direct et le plus élevé de l' Îshwara : "Deviens celui qui pense à Moi, deviens Mon amant et Mon adorateur, Mon sacrificateur, incline-toi devant Moi, tu viendras à Moi, Je m'y engage et te le promets, car tu M'es cher. Abandonne tous les dharmas et prends refuge en Moi seul. Je te délivrerai de tout péché et de tout mal, ne t'afflige point."
La Guîtâ a, tout du long, insisté sur une grande et harmonieuse discipline de Yoga, sur un système philosophique vaste et clairement tracé, sur le swabhâva et le swadharma, sur la loi sattwique de vie qui, se dépassant, conduit par une élévation transcendante à un libre dharma spirituel pour une existence immortelle d'une extrême ampleur en ses espaces et exhaussée par-delà la limitation même de ce gouna le plus haut; la Guîtâ a également insisté sur nombre de règles, de moyens, d'injonctions et de conditions de perfection; et voici que, semblant tout à coup s'échapper de sa propre structure, elle dit à l'âme humaine : "Abandonne tous les dharmas, donne-toi au Divin seul, à la suprême Divinité au-dessus, autour et au-dedans de toi; c'est tout ce dont tu as besoin, c'est la voie la plus vraie et la plus grande, c'est la réelle délivrance." Le Maître des mondes sous la forme du divin Aurige, du divin Instructeur de les perplexités a révélé à l'homme les magnifiques réalités de Dieu, du Moi, de l'Esprit, la nature du monde complexe, la relation qui existe entre l'Esprit et le mental, la vie, le cœur et les sens de l'homme, le moyen victorieux par lequel celui-ci, grâce à sa discipline et à son effort spirituel, peut s'élever hors de l'état mortel jusqu'en l'immortalité et hors de son existence mentale limitée jusqu'en son existence spirituelle infinie. Et maintenant, parlant en qualité d'Esprit et de Divin dans l'homme et en toutes choses, Il lui dit : "Tout cet effort personnel et toute cette discipline personnelle seront finalement sans utilité, toute application, toute limitation d'une règle et d'un dharma peuvent être au bout du compte rejetées comme entraves et fardeaux si tu peux entièrement te soumettre à Moi, ne dépendre que de l'Esprit, du Divin en toi et en toutes choses, ne te fier qu'à sa seule direction. Tourne vers Moi tout ton esprit et emplis-le de
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Ma pensée et de l'Idée de Ma présence. Tourne vers Moi ton cœur, fais de chacune de tes actions, quelle qu'elle soit, un sacrifice qui Me soit offert. Puis, laisse-Moi exécuter Ma volonté avec ta vie, ton âme et ton action; ne sois point affligé ni déconcerté par la façon dont Je traite ton esprit, ton cœur, ta vie et tes œuvres, ni troublé parce que cette façon ne semble point suivre les lois et les dharmas que l'homme s'impose pour guider sa volonté et son intelligence limitées. Mes voies sont les voies d'une parfaite sagesse, d'un pouvoir et d'un amour qui savent toutes choses et combinent tous leurs mouvements en vue d'un résultat final parfait, car elles affinent et tressent les nombreux fils d'une perfection intégrale. Je suis ici avec toi, dans ton char de combat, révélé comme le Maître de l'existence en toi et hors de toi, et Je réitère l'assurance absolue, l'infaillible promesse que Je te conduirai à Moi à travers et par-delà tout chagrin et tout mal. Quelles que soient les difficultés et les perplexités qui se lèvent, sois sûr que Je te conduis à une vie divine complète en l'Esprit universel et à une existence immortelle en l'Esprit transcendant."
La chose secrète, gouhyam, que nous révèle toute profonde connaissance spirituelle, que réfléchissent divers enseignements et qui est justifiée dans l'expérience de l'âme, est pour la Guîtâ le secret du moi spirituel caché en nous et dont le mental et la Nature extérieure ne sont que des manifestations ou des représentations. C'est le secret des constantes relations entre l'âme et la Nature, Pourousha et Prakriti, le secret d'une Divinité immanente qui est le seigneur de toute existence, voilé à nos yeux dans ses formes et ses mouvements. Telles sont les vérités enseignées de maintes façons par le Védânta, le Sânkhya et le Yoga et synthétisées dans les chapitres précédents de la Guîtâ. Et au milieu de toutes leurs distinctions apparentes, elles sont une seule vérité; et toutes les différentes voies yoguiques sont divers moyens de discipline spirituelle de soi par lesquels notre mental agité et notre vie aveuglée sont calmés et tournés vers cet Un aux multiples aspects, tandis que la vérité secrète du moi et de Dieu nous est rendue si réelle et intime que nous pouvons ou bien y vivre et y demeurer consciemment ou bien perdre notre
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moi séparé en Éternel et ne plus être du tout assujettis à l'Ignorance mentale.
La chose plus secrète, gouhya-taram, que développe la Guîtâ est la profonde vérité conciliatrice du divin Pouroushôttama à la fois moi et Pourousha, suprême Brahman et Divin unique intime, mystérieux et ineffable. Ce qui donne à la pensée une base plus vaste et dont la compréhension va plus en profondeur pour une connaissance ultime; ce qui donne aussi à l'expérience spirituelle un Yoga plus grand, qui englobe davantage et dont l'entendement est plus complet. Ce mystère plus profond repose sur le secret de la suprême Prakriti spirituelle et du djîva éternelle portion du Divin là dans la Nature éternelle et ici dans la Nature manifestée, et un en esprit et en essence avec le Divin dans Son immuable existence en soi. Cette connaissance plus profonde échappe à la distinction élémentaire de l'expérience 'spirituelle entre l'Au-delà et ce qui est ici-bas. Car le Transcendant au-delà des mondes est en même temps Vâsoudéva qui est toutes choses en tous les mondes; Il est le Seigneur qui se tient dans le cœur de toutes les créatures, le moi de toutes les existences, l'origine et la signification surnaturelle de tout ce qu'il a émis dans Sa Prakriti. Il est manifesté dans Ses vibhoûtis et Il est l'Esprit du Temps qui impose l'action du monde, le Soleil de toute connaissance, l'Amant et le Bien-Aimé de l'âme et le Maître de toute œuvre et de tout sacrifice. Le résultat d'une ouverture très intérieure à ce mystère plus profond, plus vrai, plus secret est le Yoga de la Guîtâ, Yoga de la connaissance intégrale, des œuvres intégrales et de la bhakti intégrale. C'est l'expérience simultanée de l'universalité spirituelle et d'une individualité spirituelle libre et rendue parfaite, d'une entière union avec Dieu, où l'on demeure entièrement en Lui qui est tout ensemble le cadre de l'immortalité de l'âme, le soutien et le pouvoir de notre action libérée en le inonde et le corps.
Et voici à présent la parole suprême, la chose la plus secrète de toutes, gouhya-tamam : l'Esprit, le Divin est un Infini libre de tout dharma et, bien qu'il régisse le monde selon des lois fixes et qu'il conduise l'homme au moyen de ses dharmas d'ignorance et de connaissance, de péché et de vertu, de justice et d'injustice,
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de sympathie, d'antipathie et d'indifférence, de plaisir et de peine, de joie et de chagrin, et du rejet de ces contraires, au moyen, aussi, de ses formes, de ses règles et de ses normes physiques, vitales, intellectuelles, émotives, éthiques et spirituelles, cependant l'Esprit, le Divin transcende toutes ces choses, et si nous aussi pouvons rejeter toute dépendance par rapport aux dharmas, nous soumettre à cet Esprit éternel et libre, si, ne nous souciant que de Lui être absolument ouverts, à Lui et à Lui seul, nous pouvons nous confier à la lumière, au pouvoir et à la joie du Divin en nous et, sans peur ni chagrin, n'accepter que Sa direction, alors c'est la libération la plus véritable et la plus grande, et qui entraîne la perfection absolue et inévitable de notre moi et de notre nature. Telle est la Voie proposée aux élus de l'Esprit à ceux-là seuls en qui il se réjouit le plus, car ils sont les plus proches de lui et les plus capables d'unité et d'identité avec lui, ceux qui consentent librement et sont en accord avec la Nature en son pouvoir et son mouvement les plus élevés, universels en la conscience de l'âme, transcendants en l'esprit.
Car il vient un moment dans le développement spirituel où nous nous rendons compte que tout notre effort et toute notre action ne sont que nos réactions mentales et vitales aux conjurations silencieuses et secrètes d'une plus grande Présence en nous et autour de nous. Nous arrivons à la conviction que tout notre Yoga, notre aspiration et notre effort sont des formes imparfaites ou étroites, étant défigurées ou du moins limitées par les associations, les exigences, les préjugés, les prédilections du mental et par ses mésinterprétations et ses demi-traductions d'une vérité plus vaste. Nos idées, nos expériences, nos efforts ne sont que des images mentales des choses les plus grandes que ce Pouvoir lui-même, qui est en nous, ferait plus parfaitement, plus directement, plus librement, plus largement, plus en harmonie avec la volonté universelle et éternelle, si seulement nous pouvions nous placer passivement comme instruments dans les mains d'une force et d'une sagesse suprêmes et absolues. Ce Pouvoir n'est pas séparé de nous; c'est notre moi qui est un avec le moi de tous les autres et, en même temps, c'est un Être transcendant et une Personne immanente. Assumées dans cette
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Existence suprême, notre existence et notre action ne seraient plus individuellement les nôtres dans une séparation mentale comme elles semblent maintenant l'être à nos yeux. Elles seraient le vaste mouvement d'un Infini et d'une Présence intime et ineffable; elles seraient, en une constante spontanéité, la formation et l'expression en nous de ce profond moi universel et de cet Esprit transcendant. Afin que cela soit tout à fait possible, la soumission doit être inconditionnelle, la Guîtâ l'indique; notre Yoga, notre vie, l'état de notre être intérieur, c'est cet Infini vivant qui doit les déterminer librement, au lieu que les prédétermine la préférence marquée de notre mental pour tel ou tel dharma ou pour un dharma quelconque. Le divin Maître du Yoga, yôgueshwarah krishnah, se chargera lui-même alors de notre Yoga et nous hissera jusqu'à notre plus extrême perfection possible, non point la perfection d'une norme extérieure ou mentale ou d'une règle limitative, mais une perfection vaste et englobante et que ne peut calculer le mental. Ce sera une perfection développée par une Sagesse qui voit tout selon l'entière vérité, tout -d'abord, en fait, de notre swabhâva humain, mais ensuite d'une chose plus grande en laquelle il s'ouvrira, d'un esprit, d'un pouvoir illimitables, immortels, libres et qui transmuent tout : la lumière et la splendeur d'une nature divine et infinie.
Tout doit être donné comme matériau de cette transmutation. Une conscience omnisciente reprendra notre connaissance et notre ignorance, notre vérité et notre erreur, rejettera leurs formes insuffisantes, sarva-dharmân parityadjya, et les transformera toutes en son délice infini. Un Pouvoir tout-puissant reprendra notre vertu et notre péché, notre justice et notre injustice, notre force et notre faiblesse, en rejettera les images embrouillées, sarva-dharmân parityadjya, et les transformera tous en sa pureté transcendante, son bien universel et sa force infaillible. Un Ânanda ineffable reprendra notre petite joie et notre petit chagrin, notre plaisir et notre peine aux prise l'un avec l'autre, rejettera leurs discordances et leurs rythme imparfaits, sarva-dharmân parityadjya, et les transformera tous en son inimaginable délice transcendant et universel. Tout ce
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que les Yogas peuvent faire sera fait, et davantage, mais suivant une plus grande vision, avec une sagesse et selon une vérité plus grandes que celles qu'aucun instructeur, aucun saint, aucun gage humains peuvent nous donner. L'état spirituel intérieur auquel nous conduira ce Yoga suprême, sera au-dessus de tout ce qui est ici-bas et embrassera pourtant tout ce qui est en ce monde et les autres, mais tout y connaîtra une transformation spirituelle, et il n'y aura ni limitation ni esclavage, sarva-dharmân parityadjya. L'existence, la conscience et la joie infinies du Divin en Son calme silence et Sa brillante activité sans bornes seront là, seront la substance, le moule et le caractère essentiels, fondamentaux, universels de cet état. Et dans ce moule d'infinité, le Divin rendu manifeste résidera de façon évidente; Il ne sera plus caché par Sa Yoga-Mâyâ; quand Il le voudra, et à Sa guise, Il construira en nous des images de l'Infini, des formes translucides de connaissance, de pensée, d'amour, de joie spirituelle, de puissance et d'action suivant Sa volonté qui s'accomplit spontanément et Son plaisir immortel. Et il n'y aura rien pour lier l'âme libre et la nature inaffectée, nulle cristallisation inévitable en cette formule inférieure ou cette autre. Car toute l'action sera exécutée par le pouvoir de l'Esprit dans une divine liberté, sarva-dharmân parityadjya. Une stable demeure en l'Esprit transcendant, param dhâma, sera la fondation et l'assurance de cet état spirituel. Libérée du mal et de la souffrance du mental séparateur, mais sagement respectueuse des vraies distinctions, une intime unité pleine de compréhension avec l'être universel et toutes les créatures sera le pouvoir conditionnant. Une joie, une unité, une harmonie constantes de l'individu éternel ici-bas avec le Divin et tout ce qu'il est sera le résultat de cette libération intégrale. Les problèmes déroutants de notre existence humaine, dont la difficulté d'Ardjouna donne un exemple poignant, sont créés par notre personnalité séparatrice dans l'ignorance. Ce Yoga est le moyen de les faire totalement disparaître, parce qu'il établit les justes relations de l'âme humaine avec Dieu et l'existence universelle et qu'il fait de notre action celle de Dieu, de la connaissance et de la volonté qui la façonnent et la meurent la connaissance et la volonté de Dieu, et
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de notre vie l'harmonie d'une divine expression de soi.
Tout le Yoga est révélé, la grande parole de l'enseignement est donnée, et Ardjouna, l'âme humaine choisie, est une fois de plus invité non plus en son mental égoïste, mais en cette suprême connaissance de soi à l'action divine. La vibhoûti est prête pour la vie divine dans la vie humaine, son esprit conscient prêt pour les œuvres de l'âme libérée, mouktasya karma. L'illusion du mental est détruite; la mémoire qu'a l'âme de son moi et de sa vérité si longtemps cachés par les images et les formes trompeuses de notre vie est revenue est devenue sa conscience normale : tous les doutes, toutes les perplexités disparus, l'âme peut passer à l'exécution du commandement et fidèlement exécuter pour Dieu ou pour le monde tous les travaux qui peuvent lui être assignés, donnés en partage par le Maître de notre être, par l'Esprit, par le Divin qui s'accomplit dans le Temps et l'univers.
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Quel est alors le message de la Guîtâ et quelle est sa valeur pratique, son utilité spirituelle pour le mental humain d'aujourd'hui après les longues périodes écoulées depuis qu'elle fut écrite et depuis les grandes transformations de la pensée et de l'expérience qui en dérivèrent? Le mental humain va toujours de l'avant, modifie son point de vue, élargit la substance de sa pensée, et ces changements ont pour résultat de faire tomber en désuétude les anciens systèmes de pensée, ou, lorsqu'ils sont épargnés, d'en étendre la valeur, de la modifier et, subtilement ou visiblement, de la transformer. Une ancienne doctrine a d'autant plus de vitalité qu'elle se prête plus naturellement à un traitement de ce genre; cela signifie, en effet, que quelles que puissent être les limitations et le caractère périmé que revêt sa pensée, la vérité de la substance, la vérité de la vision et de l'expérience vivantes sur lesquelles fut bâti son système, sont toujours saines et valables et ont toujours un sens. La Guîtâ est un livre qui a extraordinairement bien vieilli, et elle est presque aussi jeune et, dans sa substance réelle, encore aussi nouvelle car l'expérience peut toujours la renouveler qu'au moment où elle fut insérée pour la première fois dans le cadre du Mahâbhârata, ou qu'au moment où elle fut écrite dans ce cadres précis. On la reçoit encore en Inde comme l'un des grands corpus de doctrine qui, en matière de pensée religieuse, font le plus autorité; et si elles ne l'acceptent pas toujours entièrement, presque toutes les nuances de la foi et de l'opinion religieuses lui reconnaissent cependant la plus haute valeur. Son influence n'est pas seulement philosophique ou académique, mais directe et vivante, elle vaut tant pour la pensée que pour l'action, et ses idées actuellement à l'oeuvre sont un puissant facteur créatif dans la renaissance et le renouveau d'une nation et d'une culture. Une grande voix a même dit récemment que toute la vérité spirituelle dont nous avons besoin pour la vie spirituelle se
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trouve a coup sur dans la Guîtâ. Ce serait encourager la superstition du livre que de prendre trop littéralement cette déclaration. La vérité de l'esprit est infinie et ne peut être circonscrite de cette manière. On peut dire, toutefois, que la plupart des grands fils conducteurs se trouvent dans la Guîtâ et qu'après tous les récents développements de l'expérience et de la découverte spirituelles nous y pouvons encore revenir pour en recevoir inspiration et conseils. Hors de l'Inde aussi, on reconnaît partout en elle l'une des grandes Écritures du monde, bien que l'Europe en comprenne mieux la pensée que le secret de pratique spirituelle. Qu'est-ce, alors, qui donne cette vitalité à la pensée et a la vérité de la Guîtâ?
L'intérêt central de la philosophie et du Yoga de la Guîtâ se trouve dans sa tentative, dans l'idée sur laquelle elle s'ouvre, se poursuit et s'achève, pour concilier et même effectuer une sorte d'unité entre la vérité spirituelle intérieure en sa réalisation la plus absolue et la plus intégrale et les réalités extérieures de la vie et de l'action humaines. Un compromis entre les deux est chose assez commune, mais ce ne peut jamais être une solution satisfaisante et définitive. Une adaptation éthique de la spiritualité est également commune et a sa valeur comme loi de conduite; mais c'est la une solution mentale, elle n'a pas le prix d'une complète réconciliation pratique de toute la vérité de l'esprit avec toute la vérité de la vie et soulève autant de problèmes qu'elle en résout. L'un de ces problèmes est en fait le point de départ de la Guîtâ, qui commence avec une question éthique posée par un conflit ou nous avons d'une part le dharma de l'homme d'action, prince, guerrier, chef, protagoniste d'une grande crise, d'un combat sur le plan physique, le plan de la vie réelle, entre les pouvoirs de la justice et du bien et les pouvoirs de l'injustice et du mal, l'exigence que lui impose la destinée de la race de résister, de livrer combat et d'établir, fut-ce au prix d'un terrible combat physique et d'un gigantesque carnage, une nouvelle ère, un nouveau règne de la vérité, du bien et de la justice, et d'autre part nous avons le sens éthique qui condamne le moye et l'action comme péchés, recule devant le prix de la souffrance individuelle et de la lutte sociale, de l'agitation et des troubles
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sociaux et considère que la seule attitude morale juste consiste a s'abstenir de la violence et de la bataille, et qu'il n'est pas d'autre chemin. Une éthique spiritualisée insiste sur l'ahinsâ, qui, comme loi la plus haute de conduite spirituelle, veut que l'on ne blesse ni ne tue. S'il faut tant soit peu la livrer, la bataille doit être sur le plan spirituel et en recourant d'une façon ou d'une autre a la non-résistance, ou au refus de participer, ou en recourant seulement a la résistance de l'âme; si cela échoue sur le plan extérieur, si la force de l'injustice l'emporte, l'individu aura néanmoins préserve sa vertu et, par son exemple, été le champion du plus haut idéal. En revanche, une position extrême, et plus insistante, de la direction spirituelle intérieure, dépassent cette lutte entre le devoir social et un idéal éthique absolutiste, a facilement tendance a prendre le chemin de l'ascétisme et, rejetant la vie, ses buts et ses normes d'action, a designer un autre état, céleste ou supracosmique, en lequel seulement par-delà la confuse vanité, la confuse illusion de la naissance, de la vie et de la mort de l'homme il peut y avoir une existence spirituelle pure. La Guîtâ ne rejette aucune de ces choses quand elles se présentent car elle insiste sur l'accomplissement du devoir social, elle veut que l'homme qui doit prendre part a l'action commune suive le Dharma, elle accepte ahinsâ comme partie de idéal éthico-spirituel le plus élevé et reconnaît que le renoncement ascétique est un chemin de salut spirituel. Et pourtant, elle dépasse hardiment toutes ces positions contradictoires; avec beaucoup d'audace, elle justifie pour l'esprit toute la vie comme une manifestation de l'unique Être divin et affirme que sont compatibles une complète action humaine et une vie spirituelle complète vécue en union avec l'Infini, en harmonie avec le Moi suprême, exprimant le Divin parfait.
Tous les problèmes de la vie humaine naissent de la complexité de notre existence, de l'obscurité de son principe essentiel et du cote secret de son pouvoir le plus profond qui marque ses déterminations et gouverne son but et ses méthodes. Si notre existence était d'une seule pièce, seulement matérielle-vitale ou seulement mentale ou seulement spirituelle, ou même si les
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autres étaient entièrement ou principalement involuées dans l'une de ces parties, ou qu'elles fussent tout a fait latentes dans nos parties subconscientes ou supraconscientes, il n'y aurait rien pour nous dérouter; la loi matérielle et vitale serait impérative, ou la loi mentale serait claire pour son propre principe pur et sans obstacle, ou la loi spirituelle existerait en soi et se suffirait à elle-même pour l'esprit. Les animaux n'ont conscience d'aucun problème; un dieu mental dans un monde de pure mentalité n'en admettrait aucun ou les résoudrait tous par la pureté d'une règle mentale ou en satisfaisant une harmonie rationnelle; un pur esprit serait au-dessus et dans l'infini savourerait sa joie d'être. Mais l'existence de l'homme est un triple tissu; c'est un ensemble mystérieusement physique-vital, mental et spirituel, et l'homme ne sait point ce que. sont les vrais rapports de ces choses, quelle est la réelle réalité de sa vie et de sa nature, où l'entraîne sa destinée et ou se trouve la sphère de sa perfection.
La matière et la vie sont sa base réelle, ce dont il part, ce sur quoi il se tient et dont il doit satisfaire les exigences et la loi s'il veut si peu que ce soit exister sur la terre et dans un corps. La loi matérielle et vitale est une règle de survie, de lutte, de désir et de possession, d'affirmation de soi et de satisfaction du corps, de la vie et de l'ego. Tout le raisonnement intellectuel du monde, tout l'idéalisme éthique et tout l'absolutisme spirituel dont sont capables les facultés supérieures de l'homme ne peuvent abolir la réalité et les droits de notre base vitale et matérielle, ni empêcher la race, impérativement contrainte par la Nature, de suivre ses buts et d'assouvir ses nécessités ou de faire de ses problèmes majeurs une grande et légitime part de la destinée humaine et de l'intérêt et de l'effort humains. Et même, ne pouvant trouver aucun aliment dans les solutions spirituelles ou idéales qui résolvent tout sauf les pressants problèmes de notre vie humaine actuelle, l'intelligence de l'homme s'en détourne souvent pour accepter exclusivement l'existence vitale et matérielle et en poursuivre le plus loin possible, de façon raisonnée ou instinctive, l'efficacité, le bien-être et la satisfaction organisée. Un évangile de la volonté de vivre ou de la volonté de puissance d'une perfection vitale et matérielle rationalisée
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devient le dharma reconnu de la race humaine, et tout le reste passe pour une prétentieuse fausseté ou pour quelque chose de bien subsidiaire, une question annexe de conséquence mineure et subordonnée.
Toutefois, la matière et la vie, en dépit de leur insistance et de leur grande importance, ne sont pas tout l'homme; et l'homme ne peut entièrement accepter le mental comme simple serviteur de la vie et du corps auquel on concéderait quelques purs plaisirs qui lui soient propres pour le récompenser, en quelque sorte, de ses services; impossible aussi de le considérer tout a fait comme un simple prolongement et une efflorescence de l'élan vital, un luxe idéal dépendant de la satisfaction de la vie matérielle Beaucoup plus intimement que le corps et la vie, le mental est l'homme; et a mesure qu'il se développe, le mental insiste de plus en plus pour faire du corps et de la vie des instruments des instruments indispensables, mais qui dressent un obstacle énorme, autrement il n'y aurait pas de problème pour les plaisirs qui le caractérisent et pour se réaliser. Le mental de l'homme n'est pas seulement une intelligence vitale et physique, mais aussi une intelligence intellectuelle, esthétique, éthique, psychique, émotionnelle et dynamique; et dans la sphère de chacune de ses tendances, sa plus haute et plus forte nature est de s'efforcer vers un certain absolu, que le cadre de la vie ne lui permettra pas de capturer totalement, ni d'incarner et de rendre ici-bas entièrement réel. L'absolu mental de notre aspiration demeure comme un brillant ou un ardent idéal partiellement saisi, que le mental peut intérieurement se rendre très présent, qui peut intérieurement gouverner son effort, qu'il peut même réaliser en partie, mais sans pouvoir forcer tous les faits de la vie a lui ressembler. Il y a ainsi un absolu, un haut impératif de la vérité et de la raison intellectuelles, que recherche notre être intellectuel; il y a un absolu, un impératif du droit et de la conduite, a quoi tend la conscience éthique; il y a un absolu, un impératif d'amour, de sympathie, de compassion, d'unité, après quoi soupire notre nature émotive et psychique; il y a un absolu, un impératif de joie et de beauté qui fait frémir l'âme esthétique; il y a un absolu, un impératif d'intérieure
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maîtrise de soi et de contrôle de la vie pour lequel s'escrime la volonté dynamique; tous ces absolus sont présents a la fois et se heurtent a l'absolu, a impératif de possession, de plaisir et d'existence incarnée sans risques que réclament le mental vital et le mental physique. Et incapable de réaliser entièrement une de ces choses, et encore plus de les réaliser toutes en même temps, l'intelligence humaine érige en chaque sphère nombre de normes et de dharmas : de vérité et de raison, de justice et de conduite, de joie et de beauté, d'amour, de sympathie et unité de maîtrise de soi et de contrôle, de préservation de soi et de possession, efficacité vitale et de plaisir, et tente de les imposer a la vie. Les brillants idéaux absolus sont très au-dessus et très au-delà de notre capacité, et les individus sont rares qui s'en approchent du mieux qu'ils peuvent; la masse suit ou prétend suivre quelque règle moins magnifique, quelque norme établie possible et relative. La vie humaine dans son ensemble subit l'attirance, mais rejette idéal La vie résiste de par la force de quelque obscur infini qui lui est propre et use ou brise tout ordre mental et moral établi. Et il ne peut qu'en être ainsi parce que les deux principes différent entièrement et que, tout en se rejoignant et en s'influençant mutuellement, ils sont inégaux, ou bien parce que le mental ne possède pas l'indice qui le mènerait a l'entière réalité de la vie. Il faut chercher cet indice dans quelque chose de plus grand et d'inconnu, au-dessus de la mentalité et de la moralité de la créature humaine.
Le mental lui-même a vaguement le sens d'un certain facteur incomparable de ce genre et, a poursuivre ses absolus, s'y heurte fréquemment. Il perçoit un état, un pouvoir, une présence proches et intérieures et qui lui sont très intimes tout en étant immesurablement plus grands, singulièrement éloignes et au-dessus de lui; il a une vision de quelque chose de plus essentiel, de plus absolu que ses propres absolus, d'intime, d'infini et un, et c'est ce que nous appelons Dieu, Moi, ou Esprit. Cela, le mental essaie alors de le connaître, d'y pénétrer, de le toucher, de le saisir tout entier, de l'approcher ou de le devenir, d'arriver a un certain genre unité ou de se perdre en une complète identité avec ce mystère, âshtcharyam. La difficulté tient à ce
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qu'en sa pureté cet esprit semble être quelque chose d'encore plus loin des réalités de la vie que les absolus mentaux, quelque chose que le mental ne peut traduire en ses propres termes, et beaucoup moins dans ceux de la vie et de l'action. Nous avons des lors les absolutistes intransigeants de l'esprit qui rejettent être mental, condamnent être matériel et soupirent après une pure existence spirituelle heureusement acquise au prix de la dissolution de tout ce que nous sommes dans la vie et le mental: un nirvana. Pour ces fanatiques de l'Absolu, le reste de l'effort spirituel est une préparation mentale ou un compromis, une spiritualisation, dans la mesure du possible, de la vie et du mental. Et parce que la difficulté qui pèse le plus régulièrement sur la mentalité de l'homme est, dans la pratique, celle que créent les prétentions de son être vital, la vie, la conduite et l'action, il s'ensuit que cet effort préparatoire tend surtout a spiritualiser le mental éthique a l'aide du mental psychique ou plutôt il introduit le pouvoir spirituel et la pureté spirituelle pour les aider a imposer leur droit absolu et pour donner a idéal éthique de justice et de vérité de la conduite, ou a idéal psychique d'amour, de sympathie et unité une plus grande autorité que ne le fait la vie. Un consentement de la raison et de la volonté a la vérité sous-jacente de unité absolue de l'esprit et, par conséquent, de unité essentielle de toutes les créatures vivantes, aide ces choses a trouver quelque très haute expression, leur donne leur plus large base de lumière. Reliée d'une certaine façon aux exigences du mental de l'homme normal, persuadée d'accepter le devoir social utile et la loi courante du comportement social, popularisée par le culte, la cérémonie et l'image, une spiritualité de ce genre est la substance extérieure des principales religions du monde. Ces religions ont leurs victoires individuelles, recourent a quelque rayon d'une lumière supérieure, imposent l'ombre d'une règle spirituelle ou a demi spirituelle plus grande, mais ne peuvent remporter une victoire complète; elles finissent platement par un compromis et, du fait de ce compromis, sont vaincues par la vie. Les problèmes demeurent et reviennent même sous leurs formes les plus féroces — comme cet inexorable problème du Kourou
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kshétra. L'intellect idéalisateur et le mental éthique espèrent toujours les éliminer, découvrir un heureux subterfuge ne d leur aspiration, rendu efficace par leur insistance impérieuse et qui annihilera ce malencontreux aspect inférieur de la vie; mais il dure et ne disparate pas. D'autre part, l'intelligence spiritualisée offre bien, par la voix de la religion, la promesse de quelque millenium victorieux dans l'autre monde; mais en attendant à demi convaincue de l'impuissance terrestre, persuadée que âme est une étrangère et une intruse sur la terre, elle déclare qu'au fond ce n'est pas ici-bas, dans la vie du corps, ni dans la vie collective de l'homme mortel, mais dans quelque immortel Au-delà que se trouve le ciel ou le nirvana, seul lieu ou l'on doive chercher la véritable existence spirituelle.
C'est ici qu'intervient la Guîtâ en réexposant la vérité de l'Esprit, du Moi, de Dieu et du monde et de la Nature. Elle prolonge et refaçonne la vérité développe par une pensée ultérieure a partir des anciennes Oupanishads et se risque avec assurance a en appliquer le pouvoir d'élucidation au problème de la vie et de l'action. La solution proposée par la Guîtâ ne débrouille pas tout le problème tel qu'il se présente a l'humanité moderne; exposée comme ici a une mentalité plus ancienne, elle ne satisfait pas a l'insistance avec laquelle l'esprit humain recherche aujourd'hui un progrès collectif, ni ne répond a sa voix qui réclame une vie collective incarnant enfin un plus grand idéal rationnel et éthique et même, si possible, un idéal spirituel dynamique. Elle s'adresse a l'individu qui est devenu capable d'une existence spirituelle complète; mais pour le reste des hommes, elle ne présent qu'un progrès graduel a effectuer avec sagesse en suivant fidèlement la loi de leur nature avec de plus en plus d'intelligence et des visées de plus en plus morales et finalement en se tournant vers la spiritualité Son message effleure les autres solutions plus limitées -, mais, même quand elle les accepte en partie, c'est pour leur indiquer, au-delà, un secret plus élevé et plus intégral en lequel, jusqu'a présent, seuls quelques 'individus se sont montres capables d'entrer.
Le message de la Guîtâ au mental qui se conforme a la vie matérielle et vitale est que toute vie est au fond une manifestation
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du Pouvoir universel en l'individu, un dérive du Moi, un rayon issu du Divin, mais qu'en fait elle présente le Moi, le Divin sous le voile d'une Mâyâ qui Le déguise, et que poursuivre la vie inférieure pour elle-même c'est persister dans une voie hasardeuse, introniser l'obscure ignorance de notre nature et non point du tout trouver la vraie vérité et la loi complète de l'existence. Un évangile de la volonté de vivre, de la volonté de puissance, de la satisfaction du désir, de la glorification simplement de la puissance et de la force, du culte de l'ego, de sa véhémente opiniâtreté a possède, de son infatigable suffisance intellectuelle, est évangile de l'asoura, et il ne peut conduire qu'a une mine, qu'a une perte gigantesque. L'homme vital et matériel doit accepter que le gouverne un dharma religieux, social et idéal grâce auquel, tout en satisfaisant le désir et intérêt dans de justes limites, il puisse dresser et conquérir sa personnalité inférieure et la mettre scrupuleusement a l'unisson d'une loi supérieure de vie personnelle autant que communale.
Le message de la Guîtâ au mental soucieux de poursuivre ses normes intellectuelles, éthiques et sociales, au mental qui insiste sur le salut par l'observance des dharmas établis, la loi morale, le devoir et la fonction sociale, ou sur les solutions de l'intelligence libérée, est qu'en fait c'est la une étape très nécessaire et qu'il faut certes observer le dharma, que, justement observé, il peut élevé la stature de l'esprit, préparer et servir la vie spirituelle, mais que ce n'est pas encore la vérité complète et ultime de l'existence. âme humaine doit aller au-delà, tendre a un dharma plus absolu de la nature spirituelle et immortelle de l'homme. Et cela ne peut se faire que si nous réprimons les formulations ignorantes des éléments inférieurs du mental et le mensonge de la personnalité égoïste, que si nous nous en débarrassons, si nous dépersonnalisons l'action de l'intelligence et de la volonté, vivons dans identité du moi unique en tous, nous évadons de tous les moules de l'ego et débouchons dans l'esprit impersonnel. Le mental se meut sous la férule limitative de la triple nature inférieure; il érige ses normes en obéissent aux qualités tamasiques et radjasiques ou, au mieux, a la qualité sattwique; mais âme a pour destinée une perfection et une
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libération divines; la base ne peut en être que dans la liberté de notre moi suprême; il faut passer, pour y atteindre, par sa vaste impersonnalité, son universalité, aller au-delà du mental dans la lumière intégrale du Divin immesurable, du suprême Infini qui se tient par-delà tous les dharmas.
À ceux-la qui, chercheurs absolutistes de l'Infini, portent impersonnalité a une exclusive extrémité, entretiennent une passion intolérante pour l'extinction de la vie et de l'action et voudraient avoir pour but et idéal uniques et ultimes de s'évertuer a passer de toute existence individuelle dans le pur silence de l'Esprit ineffable, le message de la Guîtâ est que, si cela est bien un sentier ou l'on peut accomplir le voyage et un moyen de pénétrer dans l'Infini, c'est aussi le plus difficile; que idéal de l'inaction est chose dangereuse a soutenir devant le monde par le précepte ou l'exemple, que cette voie, si grande qu'elle soit, n'est cependant pas la meilleure pour l'homme; que cette connaissance, si vraie soit-elle, n'est pas toutefois la connaissance intégrale Le Suprême, le Moi omniconscient, le Divin, l'Infini n'est pas seulement une existence spirituelle éloignée et ineffable, Il est ici dans l'univers a la fois cache et exprime par l'intermédiaire de l'homme et des dieux et par intermédiaire de tous les êtres et en tout ce qui est. Et c'est en Le trouvant non seulement dans quelque silence immuable mais dans le monde et ses êtres, en tout moi et dans toute la Nature, c'est en élevant a une union intégrale autant que suprême avec Lui toutes les activités de l'intelligence, du coeur, de la volonté, de la vie, que l'homme peut résoudre a la fois son énigme intérieure du Moi et de Dieu et le problème extérieur de son existence humaine active. Rendu tel que Dieu, devenant Dieu, il peut jouir de l'infinie vastitude d'une suprême conscience spirituelle qui ne s'atteint pas moins par les oeuvres que par l'amour et la connaissance. Immortel et libre, il peut depuis ce niveau le plus élevé poursuivre son action humaine et la transmuer en une suprême et divine activité qui embrasse tout tel est en fait l'ultime couronnement et le sens ici-bas de toute oeuvre, de toute vie, de tout sacrifice et de tout l'effort du monde.
Ce suprême message s'adresse d'abord a ceux qui ont la
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force de le suivre, les maîtres-hommes, les grands esprits, les connaissants de Dieu, les ouvriers de Dieu, les amants de Dieu qui peuvent vivre en Dieu et pour Dieu et faire joyeusement leur travail pour Lui dans le monde, un travail divin élevé au-dessus de l'obscurité sans repos de l'esprit humain et des limitations mensongères de l'ego. En même temps, et la nous percevons la lueur d'une promesse plus grande que nous pouvons même étendre a l'espoir d'une orientation collective vers la perfection car s'il y a de l'espoir pour un homme, pourquoi n'y en aurait-il pas pour humanité? la Guîtâ déclare que, s'ils le veulent et fussent-ils les plus bas d'entre les hommes et les plus grands pécheurs, tous peuvent prendre le chemin de ce Yoga. S'il y a une vraie soumission de âme et une foi absolue et sans ego en la Divinité immanente, le succès est certain sur ce sentier. Cette orientation décisive est nécessaire; il faut une ferme croyance en l'Esprit, une volonté sincère et résolue de vivre en le Divin, être dans le moi un avec Lui et dans la Nature ou nous sommes aussi une éternelle portion de Son être -, un avec Sa Nature spirituelle plus grande, possèdes de Dieu en tous nos membres et pareils a Lui.
Tout en développant son idée, la Guîtâ soulève maintes questions, comme le déterminisme de la Nature, le sens de la manifestation universelle et état ultime de âme libérée, questions qui ont toutes fourni matière a des débats sans fin ni conclusion. Dans cet essai, dont le propos est d'examiner et d'établir clairement la substance de la Guîtâ, de voir en quoi elle contribue a la durable pensée spirituelle de humanité, et de dégager son noyau de pratique vivante, il n'est pas nécessaire d'entrer trop avant dans ces discussions, ni de considérer ou nous pouvons avoir un point de vue, ou bien des conclusions qui différent, ni d'apporter des réserves a notre adhésion, ni même, forts d'une expérience plus récente, d'aller au-delà de son enseignement métaphysique ou de son Yoga. Il suffira de terminer en formulant le vivant message qu'elle offre encore a l'homme, éternel chercheur et découvreur, pour le guider a travers les circuits actuels et dans la possible ascension plus escarpée de sa vie jusqu'aux lumineuses cimes de son esprit.
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XXIV
LE MESSAGE DE LA GUÎTÂ
"Le secret de Faction ainsi pourrait-on résumer le message de la Guîtâ, la parole de son divin Instructeur est le secret de toute vie et de toute existence. L'existence n'est pas seulement un mécanisme de la Nature, la roue d'une loi ou l'âme est prise pour un moment ou pour des ages; c'est une constante manifestation de l'Esprit. La vie n'existe pas seulement pour la vie, mais pour Dieu, et âme vivante de l'homme est une portion éternelle du Divin. L'action a pour but que l'on se trouve, que l'on s'accomplisse, que l'on se réalise, elle n'existe pas seulement pour ses fruits extérieurs apparents actuels ou a venir. Il y a une loi et une signification intérieures des choses, cette loi et cette signification dépendent de la suprême nature du moi autant que de sa nature manifestée; en cela se trouve la vraie vérité des œuvres , et l'on ne peut la représenter qu'a l'occasion, imparfaitement et déguisée par l'ignorance sous les apparences extérieures du mental et de son action. Suprême et sans défaut, la plus ample loi d'action est par conséquent de découvrir la vérité de votre existence la plus haute et la plus profonde et d'y vivre, au lieu de suivre aucune règle, 'aucun dharma extérieurs Jusque-la, toute vie et toute action doivent être imparfaites et difficiles : un conflit et un problème. Ce n'est que si vous découvrez votre vrai moi et que vous vous conformiez a sa vérité vraie, a sa réelle réalité que le problème peut, au bout du compte, être résolu et la difficulté et le conflit surmontes, et que vos actions, rendues parfaites dans la sécurité du moi, de l'esprit découvert, peuvent se muer en une action divinement authentique. Des lors, connaissez votre moi; sachez que votre vrai moi est Dieu et qu'il est un avec le moi de tous les autres; sachez que votre âme est une portion de Dieu. Vivez en cela que vous savez; vivez en le moi, vivez en votre suprême nature spirituelle, soyez unis a Dieu et pareils a Dieu. Offrez d abord toutes vos actions en sacrifice au Très-Haut et a l'Un en vous,
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au Très-Haut et a l'Un dans le monde; remettez pour finir tout ce que vous êtes et tout ce que vous faites entre Ses mains pour que le suprême Esprit universel accomplisse par votre canal Sa volonté et Ses œuvres dans le monde. Telle est la solution que Je vous offre, et vous trouverez a la fin qu'il n'en est point d'autre."
Ici, il est nécessaire d'exposer le point de vue de la Guita au sujet de l'opposition fondamentale sur laquelle tout enseignement indien se base. Cette découverte du vrai moi, cette connaissance du Divin en nous et en tout n'est point chose facile; ce n'est pas davantage une chose aisée que de changer cette connaissance, fut-elle vue par le mental, en l'étoffe de notre conscience et en la condition entière de notre action. Toute action est déterminée par l'état effectif de notre être, et état effectif de notre être est détermine par état de notre volonté constante et qui se voit elle-même et par celui de notre conscience active ainsi que par sa base de mouvement cinétique. C'est ce que, avec toute notre nature active, nous voyons et croyons que nous sommes et ce que nous voyons et croyons que représentent nos relations avec le monde, c'est notre foi, notre Shraddhâ, qui fait de nous ce que nous sommes. Mats la conscience de l'homme est double et correspond a une double vérité de l'existence; car il y a une vérité de la réalité intérieure et une vérité de l'apparence extérieure. Selon qu'il vit dans l'une ou dans l'autre, l'homme sera un mental ayant sa demeure en l'ignorance humaine ou une âme fondée en la connaissance divine.
Dans son apparence extérieure, la vérité de l'existence est simplement ce que nous appelons Nature ou Prakriti, une Force qui opère en tant que loi et mécanisme complets de être, crée le monde qui est l'objet de notre mental et de nos sens et crée aussi le mental et les sens comme trait d'union entre la créature et le monde objectif ou elle vit. Dans cette apparence extérieure, l'homme en son âme, son mental, sa vie, son corps semble être une créature de la Nature différenciées des autres par une séparation de son corps, de sa vie et de son mental et surtout par son sens de l'ego ce subtil mécanisme construit pour lui afin qu'il puisse confirmer et centraliser la conscience qu'il a de tout ce
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puissant caractère sépare, de toute cette puissante différence. Tout en lui, âme de son mental et l'action de celui-ci ainsi que le fonctionnement de sa vie et de son corps, tout est très évidemment détermine par la loi de sa nature, n'en peut sortir, ne peut opère autrement. En fait, il attribue une certaine liberté à sa volonté personnelle, la volonté de son ego; mais au fond, cela n'a aucune valeur, puisque son ego n'est qu'un sens qui le fait s'identifier avec cette création de la Nature et qui est lui, avec le mental, la vie et le corps changeants qu'elle a construits. Son ego est lui-même un produit des opérations de la Nature; telle la nature de son ego, telle la nature de sa volonté : c'est en fonction de cela qu'il doit agir, et il ne peut faire autrement.
C'est donc cela la conscience ordinaire que l'homme a de lui-même, cela sa foi en son être: il est une créature de la Nature, un ego sépare établissant toutes sortes de relations avec les autres et avec le monde, se développant de toutes sortes de façons, satisfaisant toutes les volontés, tous les désirs, toutes les idées de son mental auxquels il peut avoir droit dans le cercle de la Nature et qui s'accordent avec l'intention qu'elle poursuit ou la loi qu'elle impose dans l'existence qu'il mène.
Toutefois, il est dans la conscience de l'homme quelque chose qui ne cadre pas avec la rigidité de cette formule; il a une foi, qui grandit a mesure que se développe son âme, en une autre réalité, une réalité intérieure, de l'existence. Dans cette réalité intérieure, la vérité de l'existence n'est plus la Nature mais âme et l'Esprit, le Pourousha plutôt que la Prakriti. La nature elle-même n'est qu'un pouvoir de l'Esprit, la Prakriti la force du Pourousha. Un Esprit, un Moi, un être un en tout est le maître de ce monde qui ne Le manifeste que partiellement. Cet Esprit est le support de la Nature et de son action, il est celui qui sanctionne; par sa sanction seule, la loi de la Nature devient impérative, et la force et les voies de celle-ci peuvent alors opère Cet Esprit en elle est le Connaissant qui l'illumine et la rend consciente en nous; sa volonté est la Volonté immanente et supraconsciente qui inspire et provoque les opérations de la Nature. Portion de cette Divinité, âme en l'homme en partage la nature. Notre nature est la manifestation de notre aine, elle
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opère grâce a sa sanction, incarne sa secrète connaissance de soi, sa secrète conscience de soi et sa volonté être dans les mouvements, les formes et les changements de la Nature.
Notre âme réelle, notre moi réel est cache a notre intelligence par l'ignorance ou est celle-ci des choses intérieures, par une fausse identification, par une absorption dans le mécanisme extérieur que sont notre mental, notre vie et notre corps. Mais si âme active de l'homme peut une fois se retirer de cette identification avec ses instruments naturels, si elle peut voir sa réalité intérieure et vivre dans la foi entière en cette réalité, alors tout est change pour elle, la vie et l'existence revêtent une autre apparence, l'action un sens et un caractère différents. Notre être cesse alors être cette petite création égoïste de la Nature et devient la vastitude d'un Pouvoir divin, immortel et spirituel. Notre conscience cesse d'appartenir a cette créature mentale et vitale limitée qui lutte et devient une conscience infinie, divine et spirituelle. Notre volonté et notre action ne sont plus non plus celles de cette personnalité bornée et de son ego, mais une volonté et une action divines et spirituelles, la volonté et la puissance de l'Universel, du Suprême, du Tout-moi, de l'Esprit qui agit librement par l'intermédiaire de la représentation humaine.
"Tel est le grand changement, dit le message du Divin en l'homme, de l'Avatâr, du divin Instructeur, telle est la transfiguration a laquelle j'invite les élus, et les élus sont ceux qui peuvent retirer leur volonté de l'ignorance des instruments naturels et la tourner vers la plus profonde expérience de âme, sa connaissance du moi, de l'esprit intérieur, son contact avec le Divin, son pouvoir d'entrer dans le Divin. Les élus sont ceux qui peuvent accepter cette foi, cette loi plus grande. Elle est certes difficile a accepter pour l'intellect humain toujours attaché aux formes nébuleuses et aux demi-lumières de son ignorance et aux habitudes encore plus obscures des parties mentales, nerveuses et physiques de l'homme; mais une fois qu'elle a été reçue, c'est un grand et sur moyen de salut, car elle est très précisément la vraie vérité de être de l'homme et elle est le mouvement authentique de sa nature la plus haute et la plus profonde.
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"Mais le changement est d'importance, c'est une énorme transformation, et on ne peut l'accomplir sans réorienter et convertir entièrement tout être et toute la nature. Il sera nécessaire de consacrer complètement votre moi, votre nature et votre vie au Très-Haut et a rien d'autre qu'au Très-Haut, car on doit tout posséder pour le Très-Haut seulement et n'accepter les choses que comme elles existent en Dieu, comme formes de Dieu et pour le Divin. Il sera nécessaire d'admettre une nouvelle vérité, de tourner votre mental vers une connaissance nouvelle, de le donner a cette neuve connaissance du moi, des autres, du monde, de Dieu, de âme et de la Nature, une connaissance de l'unité, une connaissance de la Divinité universelle; pour commencer, ce sera une acceptation par l'entendement mais elle doit a la fin devenir une vision, une conscience, un état permanent de âme et la structure de ses mouvements.
"Une volonté sera nécessaire, qui fera de cette connaissance, de cette vision, de cette conscience nouvelles un motif d'action, et le seul motif. Et ce doit être non le motif d'une action faite en rechignant, limitée, bornée a quelques opérations nécessaires de la Nature ou aux rares choses qui semblent pouvoir aider à une perfection formelle, et aller de pair avec une disposition religieuse ou un salut individuel, mais plutôt le motif de toute action de la vie humaine reprise par l'esprit en son égalité et accomplie pour Dieu et pour le bien de toutes les créatures. Il sera nécessaire d'élever le cœur en une seule aspiration vers le Très-Haut, un seul amour de l'Être divin, une seule adoration de Dieu. Et le coeur apaise, éclaire doit également s'élargir pour embrasser Dieu dans tous les êtres. Il sera nécessaire de changer la nature habituelle et normale de l'homme tel qu'il est a présent en une suprême et divine nature spirituelle. En un mot, un Yoga sera nécessaire, qui soit a la fois un Yoga de la connaissance intégrale, un Yoga de la volonté integrale et de ses œuvres , un Yoga de l'amour intégral, de l'adoration et de la dévotion intégrales et un Yoga de intégrale perfection spirituelle de tout l'être et de toutes ses parties, de tous ses états, de tous ses pouvoirs et de tous ses mouvements.
"Qu'est-ce alors que cette connaissance que devra admettre
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la compréhension, que la foi de âme devra soutenir et qu'il faudra rendre réelle et vivante pour le mental, le coeur et la vie? C'est la connaissance de l'Ame suprême, de l'Esprit suprême en son unité et sa totalité. C'est la connaissance d'un Être qui est a jamais, par-delà l'Espace et le Temps, le nom, la forme et le monde, bien au-delà de ses niveaux personnel et impersonnel et dont, pourtant, procède tout ceci, d'un Être que tout manifeste dans la multiple Nature et la multitude de ses représentations. C'est la connaissance qu'il est un Esprit impersonnel, éternel et immuable, cette chose calme et illimitée que nous appelons Moi, qu'il est infini, égal et toujours le même, ni affecte, ni modifie, ni change au milieu de ce constant changement et de toute cette multitude de personnalités individuelles, de pouvoirs de âme et de pouvoirs de la Nature, au milieu des formes, des forces et des événements possibles de cette existence transitoire apparente. C'est la connaissance qu'il est a la fois l'Esprit et le Pouvoir qui semblent toujours mutables en la Nature, l'Habitant qui se façonne au gré de chaque forme et se modifie selon chaque catégorie, chaque degré, chaque activité de sa puissance, l'Esprit qui, devenant tout ce qui est lors même qu'a jamais Il est infiniment plus que tout ce qui est, demeure en l'homme et l'animal et la chose, sujet et objet, âme, mental, vie et matière, étant chaque existence, chaque force et chaque créature
"Ce n'est pas en insistant sur tel ou tel aspect seulement de la vérité que l'on peut pratiquer ce Yoga. Le Divin que vous devez chercher, le Moi que vous devez découvrir, l'Âme suprême dont votre âme est une éternelle portion, est simultanément toutes ces choses; vous devez les connaître simultanément en une suprême unité, pénétrer en toutes a la fois et, en tous les états et toutes les choses, ne voir que Lui. S'il n'était que l'Esprit mutable en la Nature, il n'y aurait qu'un éternel devenir universel. Si vous limitez votre foi et votre connaissance a cet unique aspect, vous n'irez jamais plus loin que votre personnalité et ses représentations qui changent sans cesse; sur une telle base, vous serez tout a fait enchaîné aux révolutions de la Nature. Mais vous n'êtes pas simplement une succession de moments de âme dans le Temps. Il y a en vous un moi impersonnel qui
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soutient le cours de votre personnalité et est un avec le vaste esprit impersonnel de Dieu. Et incalculable par-delà cette impersonnalité et cette personnalité, dominant ces deux pôles constants de ce que vous êtes ici, vous êtes éternel et transcendant dans éternelle Transcendance.
"Si, d'autre part, n'existait que la vérité d'un moi éternel et impersonnel qui n'agisse ni ne crée, alors le monde et votre âme seraient des illusions sans nulle base réelle Si vous limitez votre foi et votre connaissance a cet aspect unique et solitaire, vous n'avez de recours qu'en le renoncement a la vie et à l'action. Mais Dieu dans le monde et vous dans le monde êtes des réalités; le monde et vous êtes des pouvoirs et des manifestations véritables et réels du Suprême Des lors, acceptez la vie et l'action, et ne les rejetez point. Un avec Dieu en votre moi et votre essence impersonnels, éternelle portion du Divin tournée vers Lui par l'amour et l'adoration de votre personnalité spirituelle pour son propre Infini, faites de votre être naturel ce qu'il est destine a être, un instrument des œuvres, un canal, un pouvoir du Divin. Cela, il l'est toujours en sa vérité, mais pour le moment de façon inconsciente et imparfaite, a cause de la nature inférieure, condamne que vous êtes a défigurer le Divin par l'ego. Faites-en, de façon consciente et parfaite et sans aucune distorsion due a l'ego, un pouvoir du Divin en Sa suprême nature spirituelle et un véhicule de Sa volonté et de Ses œuvres. De cette façon, vous vivrez dans la vérité intégrale de votre être et vous posséderez l'intégrale union divine, le Yoga tout entier et sans défaut
"Le Suprême est le Pouroushôttama, éternel par-delà toute manifestation, infini par-delà toute limitation créée par le Temps, l'Espace ou la Causalité, ou par l'un quelconque de Ses caractères et de Ses traits innombrables. Mats cela ne signifie pas qu'en Sa suprême éternité Il soit sans relation avec tout ce qui se passe ici-bas, coupe du monde et de la Nature, a l'écart de tous ces êtres Il est le suprême Brahman ineffable, Il est le moi impersonnel, Il est toutes les existences personnelles. L'Esprit ici-bas et la vie et la matière, âme et la Nature et les œuvres de la Nature sont des aspects et des mouvements de Son
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éternelle existence infinie. Il est le suprême Esprit transcendant, et tout ce qui entre dans la manifestation est issu de Lui; tous sont Ses formes et Ses pouvoirs essentiels. En tant que moi unique, ici-bas Il imprègne tout, est égal et impersonnel en l'homme, l'animal, la chose, l'objet et chaque force de la Nature. Il est l'Ame suprême, et toutes les âmes sont d'inlassables flammes de cette Ame unique. Tous les êtres vivants sont, dans leur personnalité spirituelle, des portions immortelles de l'unique Personne ou Pourousha. Il est le Maître éternel de toute existence manifestée, le Seigneur des mondes et de leurs créatures Il est l'omnipotente origine de toutes les actions, Ses œuvres ne Le lient point, et toute action, tout effort et tout sacrifice vont a Lui. Il est en tous, et tous sont en Lui; Il est tout devenu et pourtant Il est également au-dessus de tout, Ses créations ne Le limitent pas. Il est le Divin transcendant; Il descend comme Avatâr; Il se manifeste par Son pouvoir dans la vibhoûti; Il est la secrète Divinité en chaque être humain. Tous les dieux qu'adorent les hommes ne sont que des personnalités, des formes, des noms, des corps mentaux de l'unique Existence divine.
"Le Suprême a manifeste le monde a partir de Son essence spirituelle et en Son existence infinie, et aussi Il s'est manifeste diversement dans le monde. Toutes les choses sont Ses pouvoirs et Ses représentations, et il n'y est pas de fin, car Il est Lui-même infini. Existence essentielle et impersonnelle qui imprègne et contient, Il anime et supporte également et sans nulle partialité ni préférence, sans nul attachement a rien ni a personne, a aucun événement ni caractère, toute cette manifestation infinie dans le Temps et l'univers. Ce Moi pur et égal n'agit pas, mais soutient impartialement toute l'action des choses. Et pourtant, c'est le Suprême, mais en tant qu'Esprit cosmique et qu'Esprit du Temps, qui veut, qui mène et qui détermine l'action du monde par Sa multiple puissance-d'être, cette puissance de l'Esprit que nous appelons Nature. Il crée, soutient et détruit Ses créations Il siège également dans le cœur de chaque créature vivante et, de la, Pouvoir secret dans l'individu, non moins qu'à partir de Son universelle présence dans le cosmos, Il
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crée par la force de la Nature, Il manifeste une ligne de Son mystère en qualité et en énergie exécutive de nature, façonne chaque chose et chaque être séparément selon son genre, met en mouvement et supporte toute action. C'est cette première mise en œuvre transcendante dans le Suprême et la constante manifestation universelle et individuelle de Celui-ci dans les choses et les êtres qui créent la complexité du cosmos.
"Ces trois états éternels de Être divin existent toujours. Il y a toujours et pour toujours cette unique existence en soi, éternelle et immuable, qui est la base et le support des choses existantes. Il y a toujours et pour toujours cet Esprit mutable en la Nature, manifeste par elle sous la forme de toutes ces existences. Il y a toujours et pour toujours ce Divin transcendant qui peut être les deux a la fois, être un pur Esprit silencieux et, en même temps, âme active et la vie des cycles de l'univers, étant quelque chose d'autre et de plus que cette âme active et que cet Esprit silencieux pris séparément ou ensemble. En nous, est le djîva, esprit de cet Esprit, pouvoir conscient du Suprême Il est celui qui porte en son moi le plus profond l'entièreté du Divin immanent et, dans la Nature, vit en le Divin universel — non point une création temporaire, mais une âme éternelle agissant et se mouvant en le Moi éternel, dans éternel Infini.
"Cette âme consciente en nous peut adopter n'importe lequel de ces trois états de l'Esprit. L'homme peut vivre ici-bas dans la mutabilité de la Nature, et en elle seule. Ignorant de son moi réel, ignorant du Divin en lui, il ne connaît que la Nature : il voit en elle une Force mécanique qui exécute et crée, et se voit lui-même ainsi que les autres comme ses créations des ego, des existences séparées dans l'univers de la Nature. C'est ainsi, superficiellement, qu'il vit pour le moment, et, tant qu'il en est ainsi et qu'il n'a pas dépasse cette conscience extérieure et connu ce qui est en lui, toute sa pensée et toute sa science ne peuvent être qu'une ombre de lumière projetée sur des écrans et des surfaces. Cette ignorance est possible et elle est même imposée, car le, Dieu au-dedans est cache par le voile de Son propre pouvoir. Sa réalité plus grande est perdue pour notre vision parce qu'il s'est complètement identifie, sous une apparence
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partielle, avec Ses créations et Ses images et que, dans les trompeuses opérations de Sa Nature, Il a complètement absorbe le mental crée Et cette ignorance est également possible, car la Nature réelle, éternelle, spirituelle qui est le secret des choses en elles-mêmes n'est point manifestée en leurs phénomènes extérieurs La Nature que nous voyons lorsque nous tournons nos regards vers le dehors, la Nature qui agit dans notre mental, notre corps et nos sens est une Force inférieure, une dérivation, une Magicienne qui crée des images de l'Esprit mais cache l'Esprit en ses images, dissimule la vérité et fait que les hommes regardent des masques, une Force capable seulement d'une somme de valeurs secondaires et amoindries, non de la puissance, de la gloire, de l'extase et de la douceur complètes de la manifestation du Divin. Cette Nature en nous est une Mâyâ de l'ego, un écheveau de dualités, un tissu de l'ignorance et des trois gounas. Et tant que son âme vit dans le fait superficiel du mental, de la vie et du corps, et non en son moi, en son esprit, l'homme ne peut voir Dieu, ni se voir, non plus que le monde, en leur réalité, ne peut vaincre cette Mâyâ, mais doit s'arranger de ses termes et de ses images.
"En se retirant de la disposition inférieure de sa nature ou l'homme vit actuellement, il est possible de se réveiller de cette lumière qui est une obscurité et de vivre dans la vérité lumineuse de éternelle et immuable existence en soi. L'homme, alors, n'est plus enchaîne dans l'étroite prison de sa personnalité, ne se voit plus comme ce petit "je" qui pense, agit, sent, lutte, peine pour un maigre résultat. Il est immerge dans la vaste et libre impersonnalité de l'esprit pur; il devient le Brahman; il sait qu'il est un avec le moi unique en toutes choses. Il n'est plus conscient de l'ego, plus trouble par les dualités, n'éprouve plus l'angoisse du chagrin ni l'agitation de la joie, n'est plus secoue par le désir, ni trouble par le péché ou limite par la vertu. Ou si les ombres de ces choses demeurent, il voit et sait qu'elles sont seulement la Nature qui oeuvre en ses modes, et il n'a pas l'impression qu'elles soient la vérité de son être ou il vit. La Nature seule agit et seule élabore ses représentations mécaniques; mais l'esprit pur est silencieux, inactif et libre. Calme, intouché par les
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opérations de la Nature, il les considère avec une égalité parfaite et sait qu'il en diffère. Cet état spirituel entraîne une paix et une liberté tranquilles, mais non pas la divinité dynamique, non pas la perfection integrale; c'est une grande étape, mais ce n'est pas la connaissance intégrale de Dieu et de soi.
"Le seul moyen d'atteindre a une parfaite perfection est de vivre dans le Divin suprême et entier. âme de l'homme est alors unie a la Divinité dont elle est une portion; et elle est une, alors, avec tous les êtres dans le moi et l'esprit, une avec eux à la fois en Dieu et dans la Nature; alors, elle n'est pas seulement libre mais complète, plongée dans la félicité suprême, prête pour son ultime perfection. L'homme continue de voir en le moi un Esprit éternel et immuable qui supporte silencieusement toutes choses; d'autre part, il ne voit plus en la Nature une simple force mécanique qui élabore les choses selon le mécanisme des gounas, mais un pouvoir de l'Esprit et la force de Dieu dans la manifestation. Il voit que la Nature inférieure n'est pas la vérité la plus profonde de l'action de l'esprit; il devient conscient d'une suprême nature spirituelle du Divin en laquelle sont contenues la source et la vérité plus grande encore à réalise de tout ce qui, a l'heure actuelle, est imparfaitement représente dans le mental, la vie et le corps. Élevé du mental inférieur a cette suprême nature spirituelle, il y est délivré de tout ego. Il connaît qu'il est un être spirituel, un en son essence avec toutes les existences, et en sa nature active un pouvoir de l'unique Divin et qu'il est une âme éternelle de l'Infini transcendant. Il voit tout en Dieu et Dieu en tout; il voit que toutes choses sont Vâsoudéva. Il est délivré des dualités de la joie et du chagrin, délivré de l'agréable et du désagréable, du désir et de la déception, du péché et de la vertu. Désormais, a sa vision et ses sens conscients, tout est la volonté et l'œuvre du Divin. Il vit et agit en tant âme et que portion de la conscience et du pouvoir universels; il est empli de la joie divine transcendante, d'un Ânanda spirituel. Son action devient Faction divine et son rang est le plus haut rang spirituel.
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"Telle est la solution, telle la rédemption, telle la perfection que J'offre a tous ceux qui peuvent écouter une voix divine au-dedans d'eux et sont capables de cette foi et de cette connaissance. Mais pour vous hisser a cette condition prééminente, il faut d'abord et c'est le premier pas décisif — vous détourner de tout ce qui appartient a votre Nature inférieure et vous fixer par la concentration de la volonté et de l'intelligence sur ce qui est supérieur et a la volonté et a l'intelligence, supérieur au mental, au cœur, aux sens et au corps. Et tout d'abord, vous devez vous tourner vers votre moi éternel, immuable, impersonnel, qui est le même en toutes les créatures Tant que vous vivez dans l'ego et dans la personnalité mentale, vous tournerez sans fin dans les mêmes cercles, et il ne peut y avoir d'issue réelle Dirigez votre volonté vers intérieur par-delà le coeur et ses désirs, les sens et ce qui les charme; élevez-la par-delà le mental, ses associations, ses attachements, par-delà ses voeux, ses pensées et ses impulsions limites. Parvenez a quelque chose au-dedans de vous qui, éternel, ne change jamais, qui soit calme, imperturbé, égal, impartial envers toutes les choses, toutes les personnes, tous les événements, que n'affecte aucune action, que les représentations de la Nature ne modifient point. Soyez cela, soyez le moi éternel, soyez le Brahman. Si vous pouvez devenir cela par une expérience spirituelle permanente, vous aurez une base assurée sur laquelle vous camper, délivrés des limitations de votre personnalité que crée le mental, a l'abri de toute chute hors de la paix et de la connaissance, libres de l'ego.
"Ainsi, dépersonnaliser votre être n'est pas possible tant que vous nourrissez et choyez votre ego et vous y accrochez, a lui ou à quoi que ce soit qui lui appartienne. Le désir et les passions qui s'élèvent du désir sont l'indice et le noeud majeurs de l'ego. C'est le désir qui vous fait sans cesse dire "je" et "mien" et, par un égoïsme persistant, vous assujettit a la satisfaction et à l'insatisfaction, a l'attirance et a la répulsion, a l'espoir et au désespoir, a la joie et au chagrin, a vos pauvres amours et a vos petites haines, a la colère et a la passion, a votre attachement au succès et aux choses plaisantes, a votre chagrin et a votre douleur devant l'échec et les choses déplaisantes. Le désir entraîne
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toujours la confusion mentale et la limitation de la volonté, une vision égoïste et distordue des choses, une faillite et un obscurcissement de la connaissance. Le désir et ses préférences sont avec la violence, la première grosse racine du péché et de l'erreur. Tant que vous chérissez le désir, il ne peut y avoir de tranquillité sans tache et assurée, de lumière établie, de connaissance calme et pure. Il ne peut y avoir d'existence juste car le désir est une perversion de l'esprit —, pas d'assise solide pour une pensée et une action justes et pour de justes sentiments. Le désir, si on lui permet de subsister sous quelque couleur que ce soit, est une menace perpétuelle même pour le plus sage; à n'importe quel moment, il peut faire tomber, subtilement ou violemment, le mental, fut-ce de sa base la plus solide et la plus sûrement acquise. Le désir est le principal ennemi de la perfection spirituelle.
"Aussi tuez le désir; rejetez l'attachement a la possession et a la jouissance de l'aspect du caractère extérieur des choses. Séparez-vous de tout ce qui vous vient comme contacts et sollicitations extérieurs, comme objets du mental et des sens. Apprenez a supporter et a repousser tout l'assaut des passions et a demeurer a l'abri dans votre moi intérieur, lors même qu'elles font rage dans vos membres et jusqu'a ce qu'enfin elles cessent d'affecter une seule partie de votre nature. Supportez et repoussez pareillement les attaques formidables et même les plus légers contacts insinuants de la joie et du chagrin. Rejetez la sympathie et l'antipathie, détruisez la préférence et la haine, déracinez la dérobade et la répugnance. Qu'il y ait une calme indifférence vis-à-vis de ces choses et de tous les objets de désir dans toute votre nature. Posez sur eux le regard silencieux et tranquille d'un esprit impersonnel.
"Le résultat en sera une égalité absolue et le pouvoir du calme inébranlable que l'esprit universel conserve devant ses créations, affrontant toujours l'action multiple de la Nature. Regardez tout d'un oeil égal; recevez d'un coeur égal et d'un mental égal tout ce qui vient, a vous, réussite et échec, honneur et déshonneur, l'estime et l'amour des hommes ainsi que leur mépris, leurs persécutions et leur haine, tous les événements qui, pour d'autres, seraient
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une cause de joie et tous les événements qui, pour d'autres, seraient une cause d'affliction. Regardez toutes personnes d'un œil égal: les bons et les méchants, les sages et les fous, les brahmanes et les parias, l'homme a son zénith et toutes les créatures les plus insignifiantes. Soyez d'un abord égal pour tous les hommes, quelles que soient leurs relations avec vous, pour l'ami et l'allie, le neutre et l'indifférent, l'adversaire et l'ennemi, celui qui aime et celui qui hait. Tout cela concerne l'ego, et vous êtes appelés a être libres de l'ego. Ce sont des relations personnelles, et vous devez tout observer avec le regard profond de l'esprit impersonnel. Ce sont des différences temporelles et personnelles que vous devez voir, mais qui ne doivent pas vous influencer; car vous ne devez pas vous fixer sur ces différences, mais sur ce qui est identique en tous, sur le moi unique que tous sont, sur le Divin en chaque créature et sur l'unique fonctionnement de la Nature, qui est la volonté égale de Dieu dans les hommes, les choses, les énergies et les événements et dans tout effort, tout résultat, tout fruit, quel qu'il soit, du labeur du monde.
"L'action s'accomplira encore en vous, parce que la Nature est toujours a l'œuvre; mais il vous faut apprendre et sentir que votre moi n'est pas l'auteur de l'action. Observez simplement, observez sans émotion le fonctionnement de la Nature, le jeu de ses qualités et la magie des gounas. Observez sans être émus cette action en vous-mêmes; regardez tout ce qui se fait autour de vous et voyez que le même fonctionnement se produit dans les autres. Observez que le résultat de vos œuvres et des leurs diffère constamment de ce que vous ou eux désiriez ou entendiez, qu'il n'est pas le leur, et pas le votre, qu'il est fixe, de façon omnipotente, par un plus grand Pouvoir qui veut et agit ici-bas dans la Nature universelle. Observez aussi que même la volonté en vos œuvres n'est pas la votre mais celle de la Nature. C'est la volonté du sens de l'ego en vous, et elle est déterminée par la qualité qui prédomine dans vos composants et que la Nature a autrefois élaborée, ou bien qu'a l'heure actuelle elle met en avant. Cette volonté dépend du jeu de votre personnalité naturelle, formation de la Nature qui n'est pas votre personne vraie.
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Retirez-vous de cette formation extérieure et rentrez dans votre moi silencieux intérieur, vous verrez que vous, en tant que caractères, êtes inactifs, mais que la Nature continue toujours exécute ses œuvres selon ses gounas. Fixez-vous dans cette inactivité et cette tranquillité intérieures: ne vous considérez jamais plus comme les auteurs. Demeurez établis en vous-mêmes, au-dessus du jeu, libres de l'action agitée des gounas. Vivez en sécurité dans la pureté d'un esprit impersonnel, vivez sans que vous troublent les vagues mortelles qui persistent dans vos membres.
"Si vous pouvez le faire, alors vous vous trouverez soulèves dans une grande libération, une vaste liberté et une paix profonde. Alors, vous serez conscients de Dieu et immortel, possédant votre existence essentielle et sans age, indépendants du mental, de la vie et du corps, surs de votre être spirituel, inatteints par les réactions de la Nature, par les taches de la passion, du péché, de la douleur et du chagrin. Alors, vous ne dépendrez pour votre joie et votre désir de rien de mortel, extérieur ni de mondain, mais posséderez de façon inaliénable la joie, qui se suffit a elle-même, d'un esprit calme et éternel Alors, vous aurez cesse être des créatures mentales et vous serez devenus des esprits illimitables: le Brahman. Et rejetant de votre mental toute semence de pensée et toute racine de désir, rejetant l'image de la naissance dans le corps, vous pouvez, au moment de votre fin, passer dans cette éternité du moi silencieux en vous concentrant dans le pur Éternel et en transférant puissamment votre conscience a l'Infini, a l'Absolu.
"Toutefois, ceci n'est pas toute la vérité du Yoga; et pour grandes qu'elles soient, cette fin et cette façon de partir ne sont pas ce que je vous propose. Car je suis éternel Ouvrier en vous et je vous demande des œuvres . Je n'attends pas de vous un consentement passif a un mouvement mécanique de la Nature don vous êtes, en votre moi, totalement séparés, dont, avec indifférence, vous vous tenez a écart, mais j'attends une action
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complète et divine, que vous exécutiez en instruments intelligents et empresses du Divin, pour Dieu en vous et dans les autres et pour le bien du monde. Cette action, cela va de soi, je vous la propose tout d'abord, comme moyen d'atteindre a la perfection dans la suprême Nature spirituelle mais aussi comme partie intégrante de cette perfection. L'action fait partie de la connaissance integrale de Dieu, de Sa vérité mystérieuse et plus grande et d'une vie entièrement vécue dans le Divin; on peut et doit continuer d'agir même après que l'on a remporte la perfection et la liberté Je vous demande faction du djîvan-moukta, les œuvres du siddha. Il faut ajouter quelque chose au Yoga déjà décrit car ce était qu'un premier Yoga de la connaissance. Il y a aussi un Yoga de l'action dans l'illumination de expérience de Dieu; les œuvres peuvent devenir une en esprit avec la connaissance. Car les œuvres accomplies dans une totale vision de Dieu et de soi, dans une vision de Dieu dans le monde et du monde en Dieu, sont elles-mêmes un mouvement de la connaissance, un mouvement de la lumière, un indispensable moyen de la perfection spirituelle dont elles font partie intégrante
"Par conséquent, ajoutez maintenant a expérience d'une haute impersonnalité cette connaissance, aussi, que le Suprême que l'on aborde comme le moi pur et silencieux peut également s'aborder comme Esprit vaste et dynamique, origine de toutes les œuvres , Seigneur des mondes et Maître de l'action, de l'effort et du sacrifice de l'homme. Ce mécanisme de la Nature qui, en apparence, agit par lui-même, dissimule une Volonté divine immanente qui le contraint et le guide et en façonne les desseins. Mais vous ne pouvez sentir ni connaître cette Volonté tant que vous êtes enfermes dans étroite cellule de votre personnalité, aveugles et enchaînes a votre point de vue ne de l'ego et de ses désirs Vous ne pouvez en effet y répondre complètement que lorsque la connaissance vous aura rendu impersonnels et que vous vous serez élargis pour voir toutes choses en le moi et en Dieu et le moi et Dieu en toutes choses. Tout devient ici-bas par le pouvoir de l'Esprit; tous accomplissent leurs œuvres grâce à l'immanence de Dieu dans les choses et grâce a Sa présence dans le coeur de chaque créature Le Créateur des
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mondes n'est pas limite par Ses créations; le Seigneur des œuvres n'est pas lie par Ses œuvres ; la Volonté divine n'est pas attachée à son labeur et aux résultats de son labeur, car elle est omnipotente, possède tout et, en tout, connaît la béatitude. Mais le Seigneur n'en regarde pas moins Ses créations depuis Sa transcendance; Il descend comme Avatâr; Il est ici-bas en vous; du dedans, Il gouverne toutes choses selon l'acheminement de leur nature. De même devez-vous accomplir les œuvres en Lui, a la façon de la nature divine, et suivant sa progression que n'atteignent point la limitation, l'attachement, ni la servitude. Agissez pour le meilleur bien de tous, agissez pour maintenir le progrès du monde, pour soutenir ou guider Ses peuples. L'action qui vous est demandée est celle du yogi libère; c'est le déversement spontané d'une libre énergie qui est le bien de Dieu, c'est un mouvement équanime, c'est un labeur sans égoïsme ni désir
"Le premier pas sur ce chemin libre, ce chemin égal, ce chemin divin de l'action consiste a vous déprendre de l'attachement au fruit et a la récompense et a n'oeuvrer que pour l'oeuvre elle-même qui doit être faite. Car vous devez sentir en profondeur que les fruits ne vous appartiennent pas a vous, mais au Maître du monde. Consacrez votre labeur et laissez-en la rétribution a l'Esprit qui se manifeste et s'accomplit dans le mouvement universel. C'est par Sa volonté seule qu'est détermine le résultat de votre action; quel qu'il soit, bonne ou mauvaise fortune, réussite ou échec, l'Esprit s'en serf pour accomplir Son dessein mondial. Que la volonté personnelle et toute la nature instrumentale opèrent sans nul désir et d'une façon entièrement désintéressé, telle est la première règle du Karma-Yoga. N'exigez aucun fruit, acceptez tous les résultats qui peuvent vous être donnes; acceptez-les avec égalité, avec un bonheur calme : dans la réussite ou échec, prospère ou afflige, continuez sans crainte ni trouble ni défaillance a avancer sur le sentier escarpe de l'action divine.
"Ce n'est la que le premier pas sur le sentier. Car vous ne devez pas avoir d'attachement non seulement pour les résultats, mais pour votre labeur non plus. Cessez de considère vos œuvres comme vôtres; de même que vous avez abandonne les
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fruits de votre travail, de même devez-vous faire aussi la soumission de votre travail au Seigneur de l'action et du sacrifice. Reconnaissez que votre nature détermine votre action; votre nature gouverne le mouvement immédiat de votre swabhâva et décide du tour et du développement qui exprimeront votre esprit dans les sentiers de la force exécutive de la Prakriti. Ne faites plus intervenir de volonté personnelle qui brouille les pas de votre mental en suivant la voie qui mène a Dieu. Acceptez l'action propre a votre nature. Faites de tout ce que vous accomplissez depuis l'effort le plus grand et le plus inhabituel jusqu'au plus petit acte quotidien -, faites de chaque acte de votre mental, de chaque acte de votre coeur, de chaque acte de votre corps, de chaque disposition intérieure et extérieure, de chaque pensée, de chaque volonté, de chaque sentiment, de chaque pas et de chaque pause et de chaque mouvement un sacrifice au Maître de tout sacrifice et de toute tapasyâ.
"Sachez ensuivre que vous êtes d'éternelles portions de Éternel et que les pouvoirs de votre nature ne sont rien sans Lui, qu'ils ne sont rien que Son expression partielle de Lui-même. C'est l'Infini divin qui s'accomplit progressivement dans votre nature. C'est le suprême pouvoir-d'être, c'est la Shakti du Seigneur qui façonne votre swabhâva et y prend forme. Aussi abandonnez le sentiment être les auteurs; voyez en Éternel seul l'auteur de l'action. Que votre être naturel soit une occasion, un instrument, un canal du pouvoir, un moyen de la manifestation. Offrez-Lui votre volonté et faites qu'elle soit une avec Sa volonté éternelle; soumettez toutes vos actions dans le silence de votre moi et esprit au Maitre transcendant de votre nature. Ceci ne peut se faire réellement ni parfaitement tant qu'il existe en vous le moindre sens de l'ego, la moindre prétention mentale, ou la moindre insistance vitale. L'action exécutée si peu que ce soit pour l'ego ou teintée du désir et de la volonté de l'ego n'est pas un sacrifice parfait. Pas davantage cette grande chose ne peut-elle être menée a bien, vraiment exécutée tant qu'il existe quelque part une inégalité ou une marque quelconque de préférence et de recul ignorants. Mais lorsqu'il y a parfaite égalité vis-à-vis de toutes les œuvres , de tous les résultats,
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de toute chose et de toute personne, une soumission au Très-Haut et non au désir ou a l'ego, alors la Volonté divine détermine toutes les œuvres sans qu'il y ait trébuchement ni déviation, et le Pouvoir divin les exécute librement sans interférence inférieure ni réaction préventive dans la pureté et la sécurité de votre nature transmuée. Que par votre intermédiaire la Volonté divine façonne tous vos actes dans sa souveraineté immaculée, c'est le suprême degré de la perfection qui vient quand on exécute les œuvres en Yoga. Cela fait, votre nature suivra sa marche cosmique en une union complète et constante avec le Suprême, exprimera le Moi le plus haut, obéira à l' Îshwara.
"Cette voie des œuvres divines est une bien meilleure libération, une voie et une solution plus parfaites que le renoncement physique a la vie et aux œuvres . Une abstention physique n'est pas entièrement possible et, dans la mesure ou elle est possible, n'est pas indispensable a la liberté de l'esprit; en outre, c'est un exemple dangereux, car son influence fourvoie les hommes ordinaires. Les meilleurs, les plus grands établissent la norme que le reste de l'humanité s'efforce de suivre. Des lors, puisque l'action est la nature de l'esprit incarne, puisque les œuvres sont la volonté de l'Ouvrier éternel, les esprits, les intelligences d'envergure doivent établir cet exemple. Us doivent être des ouvriers universels, exécutant sans réserve toutes les œuvres du monde des ouvriers divins, libres, heureux et sans désir, des âmes et des natures libérées.
"Le mental de connaissance et la volonté d'action ne sont pas tout; il y a en vous un coeur qui veut la joie. La aussi, dans le pouvoir et l'illumination du coeur, dans son impérieux désir de joie, de satisfaction de âme, il faut transformer votre nature, la tourner et la soulever vers une seule extase consciente avec le Divin. La connaissance du moi impersonnel apporte son Ânanda; il y a une joie de impersonnalité, une joie unique de l'esprit pur. Mais une connaissance intégrale apporte
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un plus grand délice, et triple. Elle ouvre les portes de la béatitude du Transcendant; elle donne la liberté dans le délice sans limites d'une impersonnalité universelle; elle découvre le ravissement de toute cette multiple manifestation car il y a une joie de Éternel dans la Nature. Cet Ânanda dans le djîva, portion ici-bas du Divin, prend la forme d'une extase fondée dans la Divinité qui est sa source a lui, djîva, son moi suprême, et fondée dans le Maître de son existence. Entiers, l'amour et l'adoration de Dieu s'étendent jusqu'a devenir un amour du monde, de toutes ses formes, de tous ses pouvoirs et de toutes ses créatures; en tous, le Divin est vu, trouve, adore, servi ou perçu dans unité Ajoutez a la connaissance et aux œuvres cette couronne de éternelle joie tri-une; admettez cet amour, apprenez cette adoration; faites-en une chose du même esprit que les œuvres et la connaissance. Tel est l'apogée de la parfaite perfection.
"Ce Yoga de l'amour vous donnera une très haute force potentielle pour arriver a la vastitude, unité et la liberté spirituelles. Mais ce doit être un amour qui est un avec la connaissance de Dieu. Il y a une dévotion qui recherche Dieu dans la souffrance pour obtenir consolation, secours et délivrance; il y a une dévotion qui Le recherche pour Ses dons, pour l'aide et la protection divines, comme fontaine de satisfaction du désir; il y a une dévotion qui, encore ignorante, se tourne vers Lui pour la lumière et la connaissance. Et tant que l'on est limite a ces formes, il peut persister, même dans leur plus haute et leur plus noble orientation vers Dieu, un fonctionnement des trois gounas. Mais lorsque l'amant de Dieu est aussi celui qui connaît Dieu, l'amant devient un moi avec le Bien-Aimé, car il est l'élu du Très-Haut, élu de l'Esprit. Développez en vous cet amour tout occupe de Dieu; spiritualisé, élevé par-delà les limitations de sa nature inférieure, le coeur vous révélera de la façon la plus intime les secrets de être immesurable de Dieu, vous pénétrera de tout le toucher, tout l'influx, toute la gloire de Son Pouvoir divin et vous ouvrira les mystères d'un ravissement éternel C'est l'amour parfait qui est la clef d'une parfaite connaissance.
"Cet intégral amour de Dieu exige aussi un travail intégral
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pour le Divin en vous-mêmes et en toutes les créatures L'homme ordinaire exécute les œuvres pour obéir a quelque désir pécheur ou vertueux, a quelque impulsion vitale basse ou haute, quelque choix mental commun ou élevé, ou bien pour une raison ou se mêlent le mental et le vital. Mais l'oeuvre que vous, vous exécutez doit être libre et sans désir; l'oeuvre exécutée sans désir ne crée point de réaction, n'impose point de servitude. Exécutée dans une égalité parfaite, dans un calme et une paix imperturbables, mais sans aucune passion divine, elle est d'abord le joug merveilleux d'une obligation spirituelle, kartavyam karma, puis l'élévation d'un divin sacrifice; a son sommet, elle peut exprimer un consentement calme et heureux dans une unité active. unité dans l'amour fera davantage : elle remplacera le calme impassible du début par un ravissement puissant et profond, non par la petite ardeur du désir égoïste mais par l'océan de l'Ânanda infini. Elle introduira dans vos œuvres le sens émouvant, la pure et divine passion de la présence du Bien-Aimé; et il y aura une joie intense a travailler pour Dieu en vous-mêmes et pour Dieu en tous les êtres L'amour est la couronne des œuvres et la couronne de la connaissance.
"Cet amour qui est connaissance, cet amour qui peut être le coeur profond de votre action, sera votre force la plus efficace pour une consécration absolue et une complète perfection. Une union intégrale de être de l'individu avec Être divin est la condition d'une parfaite vie spirituelle. Tournez-vous alors tout entiers vers le Divin; faites que toute votre nature soit une avec Lui par la connaissance, l'amour et les œuvres . Tournez complètement vers Lui votre mental, votre cœuret votre volonté, toute votre conscience et jusqu'a vos sens et votre corps mêmes et remettez-les sans réserve entre Ses mains. Que votre conscience soit souverainement moulée par Lui en un moule sans défaut de Sa divine conscience. Que votre coeur devienne un coeur lumineux ou flamboyant du Divin. Que votre volonté soit une action impeccable de Sa volonté Que vos sens et votre corps eux-mêmes soient l'extatique sensation et le corps extatique du Divin. Que tout votre être L'adore et participe au sacrifice que vous Lui offrez; souvenez-vous de Lui dans chaque pensée et
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chaque sentiment, chaque impulsion et chaque acte. Persévérez jusqu'a ce que toutes ces choses soient entièrement Siennes et que, de Sa constante présence qui transmue, Il occupe les choses les plus communes et les plus extérieures tout autant que la chambre la plus intérieure et la plus sacrée de votre esprit.
"Cette voie tri-une est le moyen par lequel vous pouvez vous extirper entièrement de votre nature inférieure et vous élever dans votre suprême nature spirituelle. C'est elle, la nature cachée supraconsciente ou le djîva, portion du haut Infini, du Divin, et intimement un en loi être avec Lui, demeure en sa Vérité et non plus en une Mâyâ extériorisée. Il est possible de jouir de cette perfection, de cette unité en leur statut originel, en se tenant a écart dans une suprême existence supracosmique, mais vous pouvez et devez les réalise ici également, ici dans le corps humain et le monde physique. Il ne suffit pas, a cette fin, être calme, inactif et libre des gounas dans le moi intérieur, d'observer et d'autoriser avec indifférence leur action mécanique dans les membres extérieurs Car il faut donner la nature active tout autant que le moi au Divin, et elle doit devenir divine. Tout ce que vous êtes doit croître en une seule loi être avec le Pouroushôttama, mécaniques; tout doit être change en Mon devenir spirituel conscient, madbhâva. Il faut une soumission des plus complètes Prenez refuge en Moi de toutes les multiples façons et selon toutes les lignes vivantes de votre nature, car cela seul entraînera ce grand changement et cette perfection.
"Ce haut couronnement du Yoga résoudra aussitôt le problème de Faction ou plutôt il l'enlèvera et le détruira totalement à sa racine; L'action humaine est grevée de difficultés et de perplexités, embrouillée, confuse comme une foret ou quelques chemins plus ou moins obscurs sont grossièrement frayes plutôt qu'ils ne la traversent; mais toute cette difficulté, toute cette confusion naît du seul fait que l'homme vit emprisonne dans l'ignorance de sa nature mentale, vitale et physique dont les
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qualités le contraignent, et pourtant il souffre de la responsabilité qui est dans son vouloir, car il y a quelque chose en lui qui sent qu'il est une âme qui devrait être ce qu'a présent il n'est pas du tout ou très peu : le maître souverain de sa nature. Toutes ses lois de vie, tous ses dharmas, dans ces conditions, sont fatalement imparfaits, temporaires, provisoires et au mieux ne sont que partiellement justes ou vrais. Ses imperfections ne peuvent cesser que lorsqu'il se connaît lui-même, lorsqu'il connaît la nature réelle du monde ou il vit et qu'il connaît, surtout, Éternel dont il vient, en qui et par qui il existe. Une fois qu'il est parvenu a une vraie conscience et une vraie connaissance, il n'y a plus aucun problème; car alors il agit librement et du dedans et vit spontanément en accord avec la vérité de son esprit et de sa nature la plus haute. A son maximum, au summum de cette connaissance, ce n'est pas lui qui agit, mais le Divin, l'Un éternel et infini qui agit en lui et par lui en sa sagesse, sa puissance et sa perfection libérées
"Dans son être naturel, l'homme est une créature indifférence, façonne et maître de la Nature. Selon que l'une ou l'autre de ses qualités prédomine en lui, il fait et suit cette loi-ci ou celle-la pour sa vie et son action. Soumis a l'inertie, a la peur et à l'ignorance, son mental madbhava, matériel et de sensation obéit partiellement a la contrainte de son milieu et partiellement aux impulsions spasmodiques de ses désirs, ou bien trouve une protection a suivre par routine une morne intelligence bâtie sur l'habitude. Le mental extériorisée de désir est aux prises avec le monde ou il vit et essaie toujours de posséder de nouvelles choses, de commander, de se battre, de conquérir, de crée, de détruire, d'accumuler. Toujours, il va de l'avant, ballote entre la réussite et échec, la joie et le chagrin, l'exultation et le désespoir Mats en tout, quelque loi qu'il puisse sembler admettre, il ne suit en réalité que la loi du moi inférieur et de l'ego, du mental inlassable et agite de nature asourique et râkshasique qui se dévore lui-même et dévore tout. L'intelligence inaliénable surmonte en partie cet état, voit qu'il faut suivre une meilleure loi que celle du désir et de l'ego, érige et s'impose une règle sociale, éthique, religieuse, un dharma, un Shâstra. Cela va aussi
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haut que le peut le mental ordinaire de l'homme pour érige un idéal ou une règle pratique qui guident le mental et la volonté et les observer aussi fidèlement que possible dans la vie et la conduite. Ce mental imposée doit être amené a son point le plus élevé ou il réussit a se débarrasser tout a fait du mélange des motifs de l'ego et observe le dharma pour lui-même, comme idéal impersonnel social, éthique ou religieux, comme la chose qu'il faut faire d'une façon désintéressé pour la seule raison qu'elle est la chose juste, kartavyam karma.
"Cependant, la vérité réelle de toute cette action de la Prakriti est moins extérieurement mentale et plus intérieurement subjective. Elle revient a ceci : l'homme est une âme incarnée, involuée dans la nature matérielle et mentale et qui y suit, pour se développe, une loi progressive, déterminée par une loi intérieure de son être; la tournure de son esprit établit celle de son mental et de sa vie, son swabhâva Chaque homme a un swadharma, une loi de son être intérieur qu'il doit observer, découvrir et suivre. L'action déterminée par sa nature intérieure, c'est cela son vrai dharma. Le suivre, voila la loi véritable de son développement; s'en écart, c'est introduire la confusion, le retard et l'erreur. Cette loi et cet idéal sociaux, éthiques, religieux ou autres valent toujours mieux pour lui, qui l'aident a observer et a suivre jusqu'au bout son swadharma.
"Néanmoins toute cette action est, au mieux, soumise a l'ignorance du mental et au jeu des gounas. Ce n'est que lorsque âme de l'homme se trouve que celui-ci peut surmonter et supprimer de sa conscience l'ignorance et la confusion des gounas. Il est vrai que, même lorsque vous vous serez trouves et que vous vivrez dans votre moi, votre nature continuera encore sur ses anciennes lignes et agira encore un temps selon ses modes inférieurs. Mais vous pouvez maintenant suivre cette action avec une parfaite connaissance de vous-mêmes et en faire un sacrifice au Maître de votre existence. Suivez alors la loi de votre swadharma, accomplissez l'action que requiert votre swabhâva, queue qu'elle puisse être Rejetez tout motif égoïste, toute mise en mouvement par la volonté personnelle, toute emprise du désir, jusqu'a tant que vous puissiez soumettre
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complètement tous les modes de votre être au Suprême
"Et une fois que vous serez capables de le faire sincèrement, ce sera le moment de remettre entre les mains du Divin suprême qui est en vous la mise en mouvement de tous vos actes, sans exception. Alors, vous serez affranchis de toutes les lois de conduite, libères de tous les dharmas. La Puissance et la Présence divines en vous vous délivreront du mal et du péché et vous élèveront bien au-dessus des normes humaines de vertu. Car vous vivrez et agirez dans la justice et la pureté absolues et spontanées de être spirituel et de la nature divine. Le Divin, et non pas vous, accomplira Sa volonté et Ses œuvres par votre intermédiaire, non pour votre plaisir et votre désir personnels inférieurs, mais pour les fins mondiales, pour votre bien divin et pour le bien manifesté ou secret de tous. Inondes de lumière, vous verrez la forme du Divin dans le monde et dans les œuvres du Temps, vous connaîtrez Ses desseins et entendrez Son ordre. Instrument, votre nature recevra Sa volonté seulement, quelle qu'elle puisse être, et l'exécutera sans poser de questions, car avec chaque mise en branle de vos actes viendront d'en haut et d'au-dedans de vous une connaissance impérieuse et un consentement illumine a la divine sagesse et a ce qu'elle représente La bataille sera celle du Divin, Sienne la victoire et Sien l'empire.
"Telle sera votre perfection dans le monde et dans le corps; et au-delà de ces mondes de la naissance temporelle, la supraconscience éternelle et suprême sera votre, et vous demeurerez à jamais dans le plus haut état de l'Esprit suprême Les cycles de l'incarnation et la crainte de la mort ne vous affligeront plus; car ici-bas, dans la vie, vous aurez accompli l'expression de la Divinité, et votre âme, tout en étant descendue dans le mental et le corps, vivra déjà dans la vaste éternité de l'Esprit.
"Tel est donc le suprême mouvement, cette complète soumission de tout votre moi et de toute votre nature, cet abandon de tous les dharmas au Divin qui est votre Moi le plus haut, cette aspiration absolue de tous vos membres a la suprême nature spirituelle. Si vous pouvez le réalise une fois, que ce soit au début ou plus tard sur le chemin, quoi que vous soyez ou que
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vous ayez été dans votre nature extérieure, votre chemin est sur et votre perfection inévitable. Une Présence suprême en vous se chargera de votre Yoga et, selon les lignes de votre swabhâva, le mènera promptement a son parfait achèvement. Et plus tard, quels que soient votre genre de vie et votre mode d'action, vous vivrez et agirez consciemment, aurez consciemment votre mouvement dans le Divin, et le Pouvoir divin agira par votre canal dans tous vos mouvements intérieurs et extérieurs Tel est le suprême chemin, car c'est le plus haut secret et le plus haut mystère, et c'est pourtant un mouvement intérieur que tous peuvent réalise progressivement. Telle est la vérité la plus profonde et la plus intime de votre existence réelle, de votre existence spirituelle."
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abhayam: intrépidité.
abhyâsa: pratique régulière et constante.
adhamâ gati: le chemin ou le statut le plus bas. (Guîtâ, 16.20)
adharma: contraire au dharma (loi d'être).
adhi-bhoûta: le phénomène objectif de être; l'élémental.
adhi-daïva: ce qui appartient aux dieux; le phénomène subjectif de être
adhi-daïvata: l'élément divin dans le devenir.
adhikâra: capacité.
adhisthâna : base (de l'âme dans la Nature).
adhi-yadjña : le principe cosmique des œuvre et du sacrifice.
adhyaksha: la déité qui siège dans l'éther suprême et gouverne toutes choses.
adhyâtma: le principe du Moi dans la Nature.
adhyâya: chapitre.
Âditya : fils de l'Infini.
adjo vibhouh: le Non-Né qui pénètre tout.
adjo'vyaya âtmâ: l'Atman, l'immuable Non-Né
adwaïta: monisme.
aganana-shakti: les variations infinies de l'énergie.
Agni: le dieu du Feu.
aham: moi.
aham âdih sarvashah: Je suis l'Origine entièrement et de toutes les manières. (Guîtâ, 10.2)
aham mrityouh sarva-harah : Je suis la Mort qui s'empare de tout.
ahankâra: sens de l'ego.
ahankrita bhâva: conscience marquée par le sens de l'ego.
ahinsâ: non-violence.
Aïravata: l'éléphant d'lndra.
aïshwara yôga: yôga divin.
akarma: cessation de l'action.
akartâ: celui qui n'agit pas.
akoushalam : défavorable.
akritsna-vidah: ceux qui n'ont pas la connaissance de l'ensemble. (Guîtâ, 3.29)
akshara: immuable.
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aksharam paramam : le suprême Immuable. (akartâ, 12.1)
akshara pourousha: l'Esprit immobile qui se tient en retrait des mouvements de la Nature.
amrita: immortalité; nectar immortalité
ânanda: béatitude.
ananta: infini.
ananta-gouna: [possédant des] attributs infinis.
anîsha : non souverain, sujet.
anityam asoukham imam lôkam: ce monde transitoire et malheureux.
anoumantâ: celui qui sanctionne.
anoumati: sanction, consentement.
ansha: portion.
ansha sanâtana: portion éternelle.
anirdéshyam: indéfinissable.
anyah: autre.
apâna: l'un des cinq souffles de vie, il est lie au processus de la Mort.
aprakâsha: absence de lumière.
apravritti: inertie.
Ardjouna: le disciple et ami de Krishna a qui celui-ci donne. son enseignement (qui fait l'objet de la akartâ).
Ardjounî: Mère du rishi védique Koutsa.
artha: objet; intérêt; objet intérêt
ârta: celui qui se tourne vers Dieu par désespoir.
arthârthî: celui qui recherche le Divin pour obtenir la satisfaction de des désirs. (ahankâra, 7.6)
Aryaman: le chef des Pères qui ont découvert les mondes supra physiques.
asakta-bouddhih sarvatra: (possédant) une compréhension qui n'est attachée nulle part. (Guîtâ, 13.15)
ashéshatah: sans omission.
ashéshéna: sans aucune exception.
ashoubham: mal, défaut.
âshraya: base (de la conscience et de Faction).
âshtcharyam : mystère.
Ashwattha: arbre symbolisant la manifestation cosmique.
Ashwins: les Dioscures de la mythologie indienne.
asoura: pouvoir hostile du vital mentalise.
âtchâra : règle de vie.
atchintyam avyavahâryam: impensable, incommunicable. (Mândoûkya Oupanishad, 7)
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atchintya-roûpa: forme ineffable.
âtma-dâna: don de soi.
âtmâ éva abhoût sarva-bhoûtâni: l'Existant en soi est devenu tous ces devenirs. (Îsha Oupanishad, 7)
âtma-mâyayâ: par la Mâyâ de Mon être. (Guîtâ, 4.6)
Atman: le Moi, l'Esprit.
âtmanâ âtmânam vettha: (Tu) connais le Moi par le Moi. (Guîtâ, 10.15)
âtmânam niyamya: maîtrisant le Moi. (Guîtâ, 18.51)
âtmani atho mayi: dans le Moi, puis en Moi. (Guîtâ, 4.35)
âtmani sannyasya: (y) ayant renonce en le Moi.
âtma-prasâda : heureuse tranquillité du Moi.
âtma-samarpana: soumission.
âtma-shakti: le Pouvoir du Moi.
âtmavân : en possession du Moi.
âtma-vibhoûti: le pouvoir qu'a Dieu de s'exprimer dans ses devenirs varies.
âtma-vishouddhayé: pour la purification du Moi (Guîtâ, 6.12)
AUM: la syllabe sacrée par excellence. Le Logos créateur.
Avatâr: littéralement, descente (d'un pouvoir divin dans la manifestation terrestre). Incarnation divine.
avidyâ-mâyâ: Mâyâ de l'Ignorance.
avikârya: immuable.
avranam: sans blessure ni cicatrice, (Îsha Oupanishad, 8)
avyakta: non manifeste.
avyaktam aksharam: l'immuable non manifeste. (Guîtâ, 12.1)
avyavahârya: avec qui il ne peut y avoir de relations pragmatiques.
bâhya sparsha: le contact des choses extérieures. (Guîtâ, 5.21)
bâlavat: comme ferait un enfant.
bhadjâmi: Je (les) accepte en Mon amour. (Guîtâ, 4.11)
bhadjati: (qui M') adore.
Bhagavân: le Seigneur.
bhâgavata : adorateur de Bhagavân
bhakta: adorateur.
bhakti: dévotion.
bhakti-yôga: le yôga de l'amour (pour Dieu).
Bhârata: l'Inde.
bhâva: état subjectif, condition.
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bhavanti matta éva: ils sont issus de Moi. (Guîtâ, 10.5)
Bhîma: frère âme d'Ardjouna.
Bhîshma: grand-oncle d'Ardjouna.
bhoûta: existence, devenir.
bhoûta-grâmam: multitude d'existences.
bhoûta-karah: celui qui fabrique les existences. (Guîtâ, 8.3)
bhoûtânam îshwara: le Seigneur des existences. (Guîtâ, 4.6)
Bhrigou: rishi tenu pour l'un des sages originels.
Bouddha : Gautama, prince des Sâkyas. Élevé dans l'ignorance des fléaux de l'existence, il quitta palais, femme et enfant lorsqu'il les découvrit: la maladie, la vieillesse et la mort. Son ascèse le tourna vers la recherche des causes de la souffrance et lui fit découvrir l'irréalité du monde, de l'homme et de l'Être, ce qui l'opposa fatalement a la pensée védique.
bouddhi: volonté intelligente.
bouddhi-bhéda : division dans l'intelligence.
bouddhi-yôgam oupâshritya: ayant recouru au yôga de la volonté et de l'intelligence (bouddhi-yôga). (Guîtâ, 18.57)
boudhah: le sage.
Brahma : aspect créateur de la trinité hindoue — Vishnou représentant l'aspect de préservation, et Shiva celui de destruction.
brahma-bhoûta: est devenu le Brahman.
brahmabhoûyâya: pour arriver a la condition brahmique. (Guîtâ, 18.53)
brahmâgni: le feu du Brahman. (Guîtâ, 4.24, 25)
Brahma-lôka: le monde du Brahman ou, sans se dissoudre dans l'ineffable, âme est une avec l'existence infinie.
Brahman: l'Éternel, l'Absolu.
brâhmane: membre de la plus haute des quatre castes, celle des pretres.
brahma-nirvâna: extinction dans le Brahman.
brahmanya: état de brahmane et la règle qui s'y applique.
Brahma Soûtras: l'un des textes majeurs du Védânta traitant du Brahman sous forme d'aphorismes.
brahmatcharya: chasteté complète.
brahmavâda: la philosophie védantique (monisme).
brahmavâdi: adepte du monisme.
brâhmî sthiti: l'assise dans le Brahman. (Guîtâ, 2. 72)
Brihaspati: le Maître du Logos créateur; ultérieurement: le gourou des dieux.
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Chatterjee (Bankim Chandra): le plus grand écrivain bengali du dix-neuvième siècle (1838-1894).
daïvam: le Destin.
daïvi: divin.
dakshinâ: le pur discernement intuitif; don du prêtre du sacrifice.
dâna : don.
déhi: âme incarnée.
désha-kâla-nimitta: espace-temps-causalité.
déva : divinité.
déva-déva: le dieu des dieux, la déité universelle.
Dévaki: mère de Krishna.
dévâtmashakti: le Pouvoir essentiel du Divin.
Dhanañdjaya: Ardjouna.
dharma: loi être
dharma-kshétré kourou-kshétré : sur le champ du dharma. le champ de bataille de abhoût
dharma-râdjya : le royaume du dharma.
Dhârtarâshtriens, Dhritrâshtriens: les fils de Dhanañdjaya qui s'opposent aux Pândavas dans le Mahâbhârata.
dhîra : résolu ; âme forte et sage.
Dhritarâshtra: le roi aveugle, père des Kaouravas et oncle des Pândavas
dhriti: détermination.
dhrityâ: avec une volonté forte et résolue.
divyam karma: les œuvres divines.
divyam djanma: la naissance divine, l'incarnation de l'Avatâr.
djada: inerte.
Djaïmini: sage, auteur de la Poûrva Mahâbhârata
Djanaka: roi légendaire qui avait atteint a l'illumination, père de Sîtâ, l'épouse de Rama, dans le Râmâyana.
djidjñâsou: celui qui cherche la connaissance (de Dieu) — un des quatre types de bhaktas mentionnes dans la Dhritarâshtra (Dhritarâshtra, 7.16)
djitah sargah : a conquis la création. (Dhritarâshtra, 5.19)
djitâtmâ : âme qui s'est conquise.
djîva: créature vivante; esprit individualise, âme (le terme entier est djîvâtmâ).
djîvan-moukta : libéré vivant, celui qui a atteint a la réalisation de soi et n'est plus prisonnier du karma.
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djñâna. : connaissance, sagesse.
djñâna-dîpéna bhâswatâ: avec la lampe flamboyante de la connaissance. (Dhritarâshtra, 10.11)
djñâna-kânda: la partie du Véda identifiée avec les Oupanishads.
Djñâna-yôga: le yôga de la connaissance.
djñâna-yôguéna sânkhyânâm: par le yôga de la connaissance des sânkhyas. (Guîtâ, 3.3)
djñâni: celui qui a la connaissance.
djñéyam : ce qu'il faut savoir.
djougoupsâ: dégoût, répulsion.
djyôtih: lumière spirituelle.
douhkham âptoum: difficile a atteindre. (Guîtâ, 5.6)
douratyayâ: difficile a franchir. (Guîtâ, 7.14)
Dourgâ: aspect guerrier de la Déesse Mère; énergie de Shiva.
Douryôdhana: fils aine de Dhritarâshtra
dravya-yadjña: offrande matérielle et physique.
Drôna : maître d'armes des Pândavas et des Kaouravas.
dwaïta: dualisme.
dwandwa-môha: l'illusion des dualités.
dwandwâtîta: par-delà les dualités
dwaou bhoûta-sargaou: deux créations d'êtres. (Dhritarâshtra, 16.6)
dwésh: répulsion
éka-bhaktih: dévotion exclusive.
ékam-évâdwitîyam : un sans second (définition de Être en Soi).
étad yônîni bhoûtani: c'est là la matrice des êtres (Dhritarâshtra, 7.6)
gahana: épais, dense.
gandharva: musicien céleste.
Gândîv: l'arc divin d'Ardjouna.
Garouda: oiseau mythique, monture de Vishnou.
gouhâhyâm : dans la caverne. .
gouhyam: chose secrète.
gouhya-tamam: la chose la plus secrète (Dhritarâshtra, 18.64; 9.1)
gouhya-taram : la chose plus secrète (Dhritarâshtra, 18.63)
gouna: qualité, mode de la Nature.
gouna-karma: qualité et force d'action particulières.
Grihya-soûtras: ouvrages contenant les directives pour les rites et cérémonies de la vie domestique.
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Harivansha : long poème ajoute au Mahâbhârata et contant les aventures de Krishna et de sa famille.
Hatha-yôga : système de yôga qui prend le corps comme moyen d'accéder a la réalisation divine.
Hatha-yôgi: celui qui pratique le Hatha-yôga.
Ikshvâkou: le chef de la lignée solaire.
Indra: équivalent indien de Jupiter.
ishta-déva (tâ): divinité d'élection; la déité que l'on choisit d'adorer.
Îshwara: le Seigneur.
îshwara-bhâva: souveraineté, caractère du maître et seigneur.
Îshwara Krishna : auteur de la Sânkhya-Kârikâ (9.V).
Kalki: le dernier Avatâr de Vishnou; il doit mettre fin au règne des ténèbres.
Kâlî: la Mère divine sous son aspect d'effroi.
kâma: désir.
kâmadhouk: la vache d'abondance.
Kandarpa: le dieu de l'Amour.
Kaouravas: au nombre de cent frères, les adversaires des cinq Pândavas, leurs cousins, dans le conflit qui aboutit a la bataille de Kouroukshétra.
karana: instrument.
kârana: cause.
kârikâ: expose concis, en vers, d'une doctrine.
karma: action, oeuvre.
karma-kânda : la partie des œuvre rituelles védiques identifiée avec les hymnes.
Karma-yôga: le yôga des œuvres, qui choisit l'action comme moyen d'atteindre a la réalisation divine.
Karma-yôgi: celui qui pratique le Karma-yôga
karma-yôguéna yôguinâm: par les œuvre qu'accomplissent les yôgis. (Guîtâ, 3.3)
Karna: fils du Soleil, frère aine non reconnu des Pândavas centre qui il se bat lors de la bataille de Kouroukshétra
kartâ: celui qui accomplit l'action.
kartâram (api) akartâram : celui qui accomplit l'action et (pourtant) ne l'accomplit pas (c'est-à-dire qui n'est pas lie par elle). (Guîtâ, 4.13)
kartavyam karma: l'œuvre qu'il faut accomplir.
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kartri: actif.
Kounti: mère des Pândavas
Kouroukshétra: le champ de bataille sur lequel Krishna donne son enseignement a Hatha-yôga dans la Guîtâ.
Kourous: le clan auquel appartiennent les Pândavas et les akartâram
Koûtastha : le Moi dans la conscience supracosmique.
Koutsa : rishi védique associe a Indra.
kripayâvishtam : envahi par la pitié. (Guîtâ, 2.1)
Krishna: l'un des dix Avatârs de Vishnou, est également considère comme le Seigneur suprême, Pouroushôttama.
kritâtmâ : (celui qui est) devenu parfait en le Moi.
kritsna-karma-krit: celui qui accomplit toutes les œuvre. (Guîtâ, 4.18) On peut dire également kritsna-krit.
kritsna-vidah : pluriel de kritsna-vit.
kritsna-vit: celui qui connaît le tout. (Guîtâ, 3.29)
kshara: mobile, mutable.
kshara-bhâva : le devenir mutable; les changements de la Nature.
kshara-pourousha : l'âme dans la Nature.
kshatriya: représentant de l'une des quatre castes, celle des guerriers, des gouvernants et des chefs,
kshétradjña: celui qui connaît le champ.
kshétram: champ.
laya: dissolution.
lîlâ : la manifestation cosmique en tant que jeu de Dieu.
lôka-maheshwara: le seigneur des mondes et des peuples. (Guîtâ, 5.29)
lôka-sangraha: maintien de l'espèce humaine unie (en son évolution cyclique).
lôka-sangraharthaya: pour unir et contrôler le monde et ses nations.
mad-bhâva: la nature de Mon être (a Moi, Krishna).
mad-bhâvam âgatâh : sont arrives a Ma nature essentielle. (Guîtâ, 4.10)
madhyamâ gatih : le statut intermédiaire.
Mahâbhârata: l'une des deux grandes épopées indiennes (avec le équivalent) mettant en scène le conflit qui oppose les Pândavas aux Kaouravas. Ses quelque 100 000 shlôkas seraient dus principalement au sage Vyâsa.
maharshayah sapta poûrvé : les grands rishis, les sept voyants originels. (Guîtâ, 10.6)
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Mahat: la matrice de la conscience; l'idée-être de l'Esprit (philosophie sankhyenne).
mahatma: grande âme.
mahâvâkya : la grande parole.
Mahâyâna : nom d'un système d'enseignement bouddhique signifiant le grand véhicule.
mâm : Moi (Krishna).
mama âtmâ . Mon Être essentiel. (Guîtâ, 9.5)
mamaïva anshah: une pan (une manifestation partielle) de Moi.
mamaïvânshah sanâtanah : une éternelle portion de Moi. (Guîtâ, 15.7)
mâm anousmaran: se souvenant de Moi. (Guîtâ, 8.13)
mamânshah sanâtanah: ma part éternelle
mâm âshritya: m'ayant pris comme refuge. (sanâtanah, 7.24)
mâm vidouh: ils me connaissent. (sanâtanah, 7.30)
manas: le mental sensoriel (par opposition a l'intellect).
Manou: père de l'homme ; l'un des quatorze progéniteurs de l'humanité.
manoushya: homme.
mantra: formule sacrée constituée d'une syllabe, d'un nom, d'une phrase mystiques.
mârgashîrsha : le premier mois de l'ancien calendrier lunaire hindou; correspondant a novembre-décembre.
Marîtchi: le chef des Marouts.
Marouts: les Forces de la Pensée.
mâtrâ: l'action quantitative de la Nature.
mat-samsthâm: fondée sur Moi. (mahâvâkya, 6.15)
matta éva: en vérité, de Moi. (Guîtâ, 7.12)
mattah pravartaté : découle de Moi. (Guîtâ, 10.8)
Mâyâ: a l'origine, pouvoir créateur; ultérieurement, illusion.
mâyâ douratyayâ: Mâyâ difficile a vaincre. (éternelle, 7.14)
Mâyâvâda: doctrine tenant que le monde est une illusion.
mâyâvâdi: adepte du Mâyâvâda.
Mayi vartaté : vit et agit en Moi. (Guîtâ, 6.31)
Mé prakritih : Ma Nature.
Mérou : montagne fabuleuse autour de laquelle tournent les planètes.
mïmânsaka: adepte de la philosophie de la Poûrva Mimânsâ surtout concernée par le rituel védique.
mithyâtchâra : une ligne d'action fausse et trompeuse. (Guîtâ, 3.6)
môksha: libération spirituelle.
mouktasya karma: l'action de l'homme libère.
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Contd...
Nadiyâ: lieu de naissance de Tchaïtanya.
nâga: serpent.
naïshkarmya: inactivité.
na limpanti: ne se fixent pas. (Guîtâ, 4.14)
namas : salutation pleine d'humilité; résignation.
nara: l'être humain.
Nârada: rishi céleste.
Nârâyana: le Divin — généralement sous l'aspect de Vishnou.
nati: pieuse résignation
néti néti: ce n'est pas ceci, ce n'est pas cela — célèbre formule par laquelle on écarte tout ce qui n'est pas encore le Divin.
nigraha: répression.
nimitta : cause immédiate, causalité.
nimitta-mâtram : (deviens) seulement l'occasion (l'instrument). (naïshkarmya, 11.33)
nirgouna: non qualifie; l'Impersonnel.
nirgouno gouni: le Personnel-Impersonnel.
nirmama: libre du sens du "mien".
nirmamo nirahankârah: libre du sens du moi et du mien. (Guîtâ, 2.71; 12.13)
nirvana: extinction de être personnel dans le Transcendant.
nishkâma karma: œuvre accomplies sans désir pour leur rétribution.
nishthâ: concentration sans défaut: volonté résolue de consécration.
nistraïgounya: (état dans lequel on est) libre des trois gounas.
nitya-karma: œuvre réguliers, rites quotidiens de la vie selon le Véda.
nitya-yôga: yôga continu.
nitya-youkta: en union constante.
nivasishyasi mayi ou nivasishyasi mayyéva: tu auras en Moi personnellement ta demeure. (Guîtâ, 12.8)
nivritti: retrait de Faction.
niyatam karma: action contrôlée. (généralement, 3.8)
ÔM: voir AUM;
oudâsînatâ: état de celui qui siège au-dessus et qui est supérieur a tous les contacts physiques et mentaux.
oudâsînavad âsînah : siégeant au-dessus, comme indifférent.
oudâsînavat: (inaffecté) comme quelqu'un qui siège au-dessus.
oudbhava: naissance.
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Oupanishads (les): enseignement secret pénétrant la vérité ultime, donne dans des textes lapidaires qui forment la fin du Véda.
Oushanas: célèbre poète de l'antiquité indienne.
outtamam rahasyam: le suprême secret. (Guîtâ, 4.3)
Outchaïshravas: le cheval d'lndra.
outtama: suprême
Outtara Mimânsâ: système philosophique lie a l'étude des Oupanishads.
padam: pas, assise.
Pallavas: dynastie du sud de l'Inde
Pândavas : Ardjouna et ses quatre frères dont le conflit qui les oppose a leurs cousins les contrôlée Constitue la trame du Mahâbhârata.
pañtcha bhoûta : les cinq éléments : la terre, l'eau, le feu, l'air et l'éther.
pâpa-yônayah: entrailles pécheresses. (Guîtâ, 9.32)
para: suprême
para bhâva: l'Être suprême
Parabrahman : le Divin suprême
para gatih: le suprême statut (de l'âme).
parah avyaktah: le suprême Non-Manifeste.
param: le suprême
paramam vatchah: la parole suprême (âsînah, 10.1; 18.64)
Paramâtman : le Moi suprême
Parâ Mâyâ: la Nature divine supérieure.
param brahma : parabrahman, le Divin suprême
param dhâma: le statut suprême (de Être). (Guîtâ, 2.59)
param drishtwâ: ayant vu le Suprême. (Guîtâ, 2.59)
Parameshwara: le Seigneur suprême
paramam sthânam âdyam: assise originelle, sempiternelle et suprême (Guîtâ, 8.28)
parâm shântim: (tu atteindras) une paix suprême (Guîtâ, 18.62)
Parâ Prakriti: la Nature suprême
parâ prakritir djîva-bhoûtâ: la Nature spirituelle qui est devenue le djîva. (Guîtâ, 7.5)
parâ. prakritir mé: Ma suprême Nature. (Guîtâ, 7.5)
Parashourâma: Rama a la hache, l'un des Avatârs de Vishnou; il décima la caste des kshatriyas, alors injuste.
Patandjali: philosophe et grammairien indien, auteur d'aphorismes sur le yôga appelés "Yoga de Patandjali".
pavitram paramam : la pureté suprême (Guîtâ, 10.12)
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pitri: les Pères, les Ancêtres qui ont découvert les mondes supra physiques.
pounya: vertu, mérite.
Pourânas: gigantesque collection de légendes et d'apologues sacres.
Pourousha: l'Esprit, âme; être essentiel qui soutient le jeu de la contrôlée (Nature).
pourousham shâshwatam divyam: éternel Pourousha divin. (Guîtâ, 10.12)
pourousharshabha : âme léonine d'entre les hommes.
pouroushârtha : l'objectif de I'homme; chacun des quatre objets de la vie ; le désir, l'intérêt matériel, la loi être, la libération spirituelle.
Pourousha Soûkta: l'hymne du Pourousha. (Rig-Véda, 10.90)
Pourousha-yadjña : le sacrifice du Pourousha.
Pouroushôttama: le Tchaïtanya suprême, supérieur à la fois à l'Être mutable et a l'Immuable.
Poûrva Mimansa: système philosophique axe sur le rituel védique.
prabhava: naissance.
Prabhou: le Seigneur.
Pradjâpati: le père des créatures.
pradjñâ: l'Intelligence toute-sage.
pradjna pourâni: l'antique sagesse.
Prahlâda : fils d'un asoura, il incarne toutefois la dévotion parfaite au Divin (représente par Vishnou).
Prakriti: la Nature.
prakritim mé parâm: Ma suprême Nature. (Guîtâ, 7.5)
prakritir djîva-bhoûtâ: la Nature qui est devenue le djîva (Guîtâ, 7.5)
prakâsha: lumière.
pralaya : désintégration temporaire d'une forme de l'univers.
prâna : énergie de vie, souffle vital.
prânâyâma : discipline hatha-yôguique destinée a maîtriser le souffle.
prasâda: quiétude illuminée; nourriture offerte a une déité, a un gourou, puis repartie entre les adorateurs ou les disciples.
pravilîyati: disparaît complètement. (Guîtâ, 4.23)
Prithâ: l'un des noms de Kounti, mère Mahâbhârata
pravritti: élan vers l'action.
prîti: amour, extase.
radjas: l'un des trois modes de la Nature: énergie cinétique (d'ou l'adjectif: radjasique).
Râdja-yôga: système de yôga combinant Hatha-yôga et Jñâna-yôga,
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c'est-à-dire discipline physique et ascèse mentale.
râdja-yôgis: adepte du Râdja-yôga
râdjyam samriddham: un opulent royaume. (Paramatman, 11.53)
râga: attraction, attirance.
rahasyam: secret, mystère.
raksha: mauvais esprit, démon (voir râkshasa).
râkshasa: être hostile appartenant au monde vital intermédiaire.
Râma : Avatâr de Vishnou, héros du Râmâyana.
Râmakrishna: grande figure spirituelle bengalie de la fin du dix neuvième siècle, connu pour avoir expérimenté l'unicité de Dieu derrière diverses religions et pratiques ascétiques.
Râmânoudja: philosophe indien (1050-1137), auteur de commentaires et de traites sur le Védânta. Il s'oppose au monisme (Adwaïta) de Shankarâtchârya.
rasa: essence, goût essentiel.
Râavana: dans le Râmâyana, roi des râkshasa, tue par Rama, dont il avait enlevé et séquestre l'épouse, Sîtâ.
Rig-Véda: le plus ancien des livres sacres de l'Inde.
rishi: voyant.
Roudra: Dieu sous son aspect d'effroi. Identifie avec Shiva en ce que ce dernier représente le pouvoir de destruction cosmique dans la trinité hindoue.
roûpa: forme.
sâdharmya: devenant un en loi être et d'action avec le Divin.
sâdharmyam âgatah: ceux qui sont devenus semblables au Divin en nature et en loi être (Paramâtman, 14.2)
sâdhou: saint homme.
sâdrishya: ressemblance (avec le Divin).
sâdhrishya-moukti: libération spirituelle par ressemblance avec le Divin.
sagouna: avec qualités, personnel. Le Divin personnel.
sahadja: inné.
sahadjam karma: l'œuvre née avec un homme. (Paramâtman, 18.48)
sâkshî: témoin.
sâkshî anoumantâ bhartâ: témoin consentant et soutien (des œuvres de la Nature).
sâlôkya: le fait de demeurer dans la sphère du Divin.
samâdhi: transe yôguique. Dans la Paramâtman : fixité de la bouddhi dans la connaissance de soi, accompagnée de quiétude, sans désir ni chagrin.
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samagram mam (djñâtwâ): M'(ayant connu) intégralement. (Guîtâ, 7.1)
samâhita : concentre en son être; en samâdhi (Guîtâ, 6.7)
samam Brahma: le Brahman égal (en tout). (Guîtâ, 5.19)
samatwam yôga outchyaté: c'est l'égalité que l'on entend par yôga. (Guîtâ, 2.48)
Sâma-Véda: le Véda des mantras, de l'ânanda.
sâmîpya: proximité; intimité (spirituelle avec le Divin).
sammôha: étonnement.
samrât: empereur; celui qui gouverne son milieu.
sanâtana : éternel
sanâtana pourousha pourâna: l'antique Pourousha éternel
sañyaténdriyah: (celui qui a) conquis et maîtrisé le mental et les sens. (Guîtâ, 4.39)
sanghah : confrérie, réunion d'adeptes d'une même doctrine.
sangah akarmani: attachement a l'inaction. (Guîtâ, 2.47)
Sânkhya: l'analyse, l'énumération, l'énonce discriminatif des principes de notre être
Sânkhya-Kârika: bref expose en vers du Sânkhya
sannyâsa : renoncement a la vie du monde.
sannyâsi: renonçant, ascète.
sansiddhi: perfection spirituelle absolue.
sanskâra: notion fixe, association mécanique issue des actions passées.
sañyama : maîtrise, détachement, concentration (permettant de prendre conscience de tout ce qui se trouve dans un objet)
sapta dhiyah: les sept pensées (expression védique)
sapta sapta: sept par sept.
sarva-bhâvéna : dans tous les modes de son être
sarva-bhoûta-hité (ratah): (occupe) au bien de toutes les créatures (et y puisant sa joie).
sarva-bhoûta-maheshwara: le grand Seigneur de toutes les créatures (Guîtâ, 5.29)
sarva-bhoûtâni: tous les devenirs, toutes les créatures
sarva-bhoûtéshou: dans toutes les existences.
sarva-dharmân: toutes les règles de conduite.
sarva-dharman parityadjya: ayant abandonne toutes les règles de conduite. (Guîtâ, 18.66)
sarva-gatam atchalam: imprègnent tout, immobile. (Guîtâ, 2.24) .
sarva-gatam brahma: le Brahman qui imprègne tout.
sarva-gouhyatamam : (la vérité) la plus secrète de toutes. (Guîtâ, 18.64)
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sarvam idam : tout ce (qui est): expression oupanishadique pour designer la totalité des phénomènes).
sarvâni karmani: œuvres de toutes sortes.
sarva-pâpaïh pramoutchyaté : est délivré de tout péché. (Guîtâ, 10.3)
sarvârambhâh: tous les commencements, toutes les initiatives.
sarvatra: partout.
sarvatragah : imprègnent tout. (Guîtâ, 9.6)
sarva-vid: omniscient. (Guîtâ, 15.19)
sarvéshou sarvatra: en tous et partout.
sat: être, existence a l'état pur.
satatam mat-tchittah: toujours un en coeur et en conscience avec Moi, (sarvarambhah, 18.57)
satata-youkta: toujours en yôga. (sarvarambhah, 10.10; 12.1)
Satchi: l'épouse d'lndra.
sattwa: l'un des trois modes de la Nature, celui de la lumière et de l'équilibre (d'ou l'adjectif: sattwique).
satyam : vrai; vérité.
Savyasâtchin: "l'archer ambidextre", l'un des noms d'Ardjouna.
sâyoudjya: l'union absolue de l'esprit humain et de l'esprit divin.
sâyoudjya-moukti: libération de être individuel uni en toutes ses parties a l'Être divin.
shabda-brahman: le Logos, l'expression orale de Dieu.
shâkta: adorateur de la Shakti.
Shakti: Énergie, Force divine; la Mère.
Shankara: sage médiéval, fondateur du Mâyâvâda (théorie de l'Illusionnisme, pour laquelle le monde est irréel, et Dieu seul réel).
shântim nirvâna-paramâm : la paix suprême du nirvana. (Guîtâ, 16.15)
sharîra-yâtrâ: le pèlerinage du corps, la vie physique,
shâshwatam: éternel.
Shâstra: code, loi, enseignement faisant autorité.
Shiva: "l'auspicieux" ; seigneur du yôga; aspect destructeur de la trinité hindoue.
shlôka: un verset de quatre fois huit syllabes.
shoûdra: la dernière des castes, celle des serviteurs et ouvriers.
shraddhâ: foi.
Shrouti: Écriture inspirée.
siddha: homme parfait, accompli,
siddhi: perfection yôguique; pouvoir occulte.
Skanda: l'un des deux fils de Shiva; dieu de la guerre:
So'ham: Je suis Lui. .
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soma: nectar d'immortalité.
souhridam sarva-bhoûtânam: l'Ami de toutes les créatures. (Guîtâ, 5.29)
soukham: bonheur.
soukham âptoum: facile a atteindre. (Guîtâ, 5.6)
soukriti: éthique.
swabhâva: la nature réelle, essentielle d'un être
swabhâvadja: issu du swabhâva
swabhâvadjam karma: l'oeuvre issue du swabhâva (Guîtâ, 18.42, 43, 44)
swabhâva-niyatam karma: œuvre détermines par la nature essentielle. (aptoum, 18.47)
swabhâva-niyata : règle par la nature (réelle d'un être).
swadharma: la loi d'action propre a un être
swakam roûpam : propre image. (aptoum, 11.50)
swa-karmanâ: par ses œuvre. (aptoum, 18.46)
swa-prakâsha: spontanément perçu par le Moi.
swa prakritih: la Nature propre (du Divin), la Nature divine.
swarât: gouverneur de soi-même.
swaroûpa: forme essentielle.
Switrâ, Shwitrâ : la blanche Mère
tad brahma: ce Brahman.
taïdjasa: "le Lumineux"; le moi qui soutient état de rêve ou conscience subtile.
tamas: l'un des trois modes de la Nature; le principe d'inertie, d'ignorance et d'obscurité (d'ou l'adjectif: tamasique).
tam tam bhâvam: (atteint) telle ou telle forme de devenir. (délivré, 8.6)
tanoum swâm : son propre corps.
Tantra: système yôguique prenant appui sur la Nature, au lieu de la rejeter, tapas de manifester l'Esprit.
tapas: "chaleur"; ascèse", principe essentiel de l'Energie.
tapasyâ: ascèse
tapo-yadjña: "sacrifice de Energie"; austérité dirigée vers un but élevé.
tat-parâh: (ceux qui ont) fixe tout leur être conscient sur cela (cette réalité suprême). (Guîtâ, 4.39)
tattwa: quiddité; un principe cosmique fondamental.
tattwatah: dans tous les principes de son existence.
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Tchaïtanya: grande figure spirituelle 1485-1533) a l'origine d'un courant hautement dévotionnel.
tchândâla: hors-caste.
tchatour-varna/varnya: les quatre castes : brahmane, kshatriya, vaïshya, shoûdra.
tchatwâro manavah: les quatre Pères spirituels de l'humanité. (Guîtâ, 10.6)
tcheshtâh: les multiples sortes d'effort. (Guîtâ, 18.14)
tchhandânsi: pluriel de tchhandas, rythme poétique.
Tchitraratha : le chef des gandharvas.
tchit-shakti: conscience-force; l'Énergie divine; la Mère.
tchitta-vritti-nirôdha: conquête de tous les mouvements du mental.
tédjah: lumière-énergie; force; puissance.
tishthati: se tient. (Guîtâ, 3.5)
titikshâ: endurance.
tourîya: le quatrième plan de notre être; l'Absolu.
traïgounâtîta: celui qui a dépasse les trois gounas.
traïgounâtîtya: transcendance des trois gounas.
traïgounya: le triple mode de la Nature.
traïgounya-mayî mâyâ: la traigounatitya inférieure definie par les trois gounas.
tyâga: renoncement intérieur (par opposition au sannyâsa, renoncement extérieur).
tyaktwâ kalévaram: ayant abandonne le corps. (Guîtâ, 8.5)
twâm aksharam avyaktam: a Toi (qui es) l'Immuable non manifeste. (Guîtâ, 12.1)
vaïrâgya: dégoût du monde.
vaïshnava: vishnouite.
vaïshya: représentant de la troisième caste, celle des marchands, des artisans et des cultivateurs.
Vâmana: le Nain, l'un des Avatârs de Vishnou.
varna: couleur; caste.
Varouna: personnification de l'immensité pour le Véda et de l'océan pour les Pourânas.
Vasishtha: nom d'un grand sage, gourou de Rama.
vasou: richesse, substance.
Vâsoudéva: Krishna.
Vâsoudéva sarvam iti: (celui pour qui) Vâsoudéva est tout. (extérieur, 7.19)
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Vâsouki: le roi des serpents (nâgas).
Vâyou : le dieu du vent.
Véda : le livre de la connaissance; la plus ancienne Écriture de l'Inde ; comprend quatre sections : le Rig-Véda, le Yadjour-Véda, le Sâma-Véda; l'Atharva-Véda.
védaïshtcha védyah: et ce qui est connu par tous les livres de connaissance. (Guîtâ, 15.15)
Védânta: "la fin du Véda" ; les Oupanishads (qui sont a la fin du Véda). Plus tard. le monisme illusionniste de Shankara.
védânti: adepte du Védânta.
Védavâda : l'évangile du rituel Védique.
védavâdi: adepte du Védavâda
vibhou : le Seigneur qui imprègne tout.
vibhoûti: pouvoir de Dieu dans l'homme.
vidhi: principe juste des actions.
vidjñâna '. la connaissance vraie, la gnose.
vidyâ-mâyâ: la Mâyâ de la Connaissance.
vikâra: corruption, déformation.
vimôkshâya: pour la libération. (védâanti, 16.5)
vimoûdhâtmâ: celui dont l'âme est déconcertée. (védâanti, 3.6, 27)
vinashti: perdition.
Virât Pourousha: l'Esprit cosmique.
visarga: Énergie et l'élan créateurs qui tirent les choses du prime devenir essentiel.
vishaya: objet d'expérience sensorielle.
vishayâns tyaktwâ: ayant abandonne les objets (des sens). (Vâsoudéva, 18.51)
vishaya vinivartanté: les objets des sens se retirent (cessent d'affecter). (Vâsoudéva, 2.59)
vishishyaté: excelle.
Vishnou: l'aspect préservateur de la trinité hindou.
Vishwâmitra: rishi figurant dans le Râmâyana.
vitchâra: pensée réflexive.
Vitchitravîrya: grand-père des Pândavas et des Kaouravas.
Vivaswân: le Dieu-Soleil.
vivéka: discrimination.
Vivékânanda: grand personnage spirituel, disciple de Shrî Ramakrishna, fit beaucoup pour introduire la pensée indienne en Occident et pour ranimer le courage, le sens social et la compassion en Inde.
Vrindâvan: l'endroit ou Krishna passa son enfance; le paradis vishnouite.
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Vrishni: tribu dont descendait Krishna.
Vyâsa : auteur du Mahâbhârata.
vyavahâra : vérité empirique; vie pratique.
vyavasâya: résolution; concentration et persévérance stables.
Yâdava: Krishna.
yadjna: sacrifice.
Yadjour-Véda : le Véda des formules sacrificielles.
yaksha : gardien des trésors.
Yama: le Dieu de la Mort, gardien du Dharma (Loi de la Vérité).
yantra: machine.
yati: celui qui se maîtrise par le yôga.
yôga: union; le chemin, la discipline qui y mènent.
yôgah karmasou kaoushalam: le yôga est l'habileté dans les œuvre. (vérité, 2.50)
yôga-mâyâ: le pouvoir de la Conscience-Force du Divin émis dans sa manifestation de soi.
yôgam tcha mama: et mon yôga. (vérité, 10.7)
yôga-yadjña: sacrifice yoguique.
yôgueshwarah krishnah: Krishna, le divin Maître du yôga. (trésors, 18.75, 78)
youga-dharma: le dharma de l'ère.
yougué yougué : d'age en age. (Guîtâ, 4.8)
youkta: en yôga.
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