Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d’avant 1920 – à l’exception de Prières et Méditations; des causeries faites à Paris à « de petits groupes de chercheurs » ; plusieurs textes écrits au Japon, et « Belles histoires », des contes écrits pour les enfants.
Paroles d'autrefois
LA MÈRE
Note de l'éditeur
Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d'avant 1920, année où elle s'installa définitivement à Pondichéry — à l'exception de Prières et méditations. Le livre a été divisé en sept parties, selon la nature et la date des textes, qui, à moins d'indication contraire, ont tous été rédigés en français. Les deux premières parties reprennent tout le contenu de Paroles d'autrefois, sélection des premiers écrits de la Mère d'abord publiée en 1946 et rééditée en 1955. Dans la présente édition, les textes de la première partie ont été disposés en fonction de la date. Une œuvre y a été ajoutée, Conte saphirin, publié pour la première fois dans le mensuel Mother India en février 1957. À l'époque de cette publication, la Mère fit remarquer à l'éditeur de la revue, que l'histoire exprimait "l'idéal de la Création du Surmental". Autre addition à la première partie : une note inédite se rapportant à De la pensée, qui a été mise en appendice à cette causerie. La seconde partie se compose de textes écrits par la Mère en vue des réunions d' "un petit groupe de chercheurs" en 1912. Le premier (daté du 7'mai 1912), publié d'abord dans Entretiens suivis de quelques paroles (1933), a été remis à sa place initiale dans la série. La question pour cette réunion du 7 mai 1912, paraît pour la première fois dans la présente édition, elle provient du manuscrit autographe de la Mère.
Entre 1911 et 1913, la Mère donna de nombreuses causeries à différents groupes parisiens. Deux de ces causeries, De la pensée et Les rêves, qui ont paru dans Paroles d'autrefois ( 1946), sont présentées dans la première partie du présent volume. Un certain nombre d'autres causeries paraissent ici pour la première fois et constituent la troisième partie. La Mère a parfois donné la même causerie à différents groupes, avec les ajouts et modifications appropriés. On a présenté ces variantes, sous forme de notes, dans la mesure où elles étaient significatives et ne faisaient pas double emploi. Une note se rapportant aux causeries de la Mère a été récemment trouvée parmi ses manuscrits ; on l'a placée en tête des autres textes réunis dans cette section.
La quatrième partie se compose de quelques écrits analogues aux Prières et méditations, qui n'ont jamais encore été publiés. Plusieurs de ces textes étaient datés, ou il est facile de le faire; les autres semblent nettement être d'avant 1920.
On a récemment découvert quelques brefs écrits et notes, intitulés par la Mère N'oies et réflexions. Ils sont donnés ici sous le même titre, ainsi que quelques autres du même genre, l'ensemble constituant la cinquième partie.
Les lettres et autres écrits qui composent la sixième partie furent rédigés au Japon entre 1916 et 1920. La femme et la guerre a paru pour la première fois dans une traduction anglaise revue et corrigée par la Mère dans Fujoshimbun, un journal japonais, en date du 7 juillet 1916. La femme et l'homme et Les souvenirs, écrits à peu près à la même époque, n'ont jamais été publiés. Les autres textes figurant dans cette section furent écrits en anglais. Leur traduction française paraît ici pour la première fois. Trois autres essais, écrits en anglais au Japon, ont été placés dans un appendice, en fin de volume, ainsi que leur traduction.
Au Japon, la Mère traduisit et adapta quelques histoires que F. J. Gould avait écrites en anglais et qu'il avait publiées dans son Youth's Noble Path en 1911. Les adaptations françaises de la Mère parurent pour la première fois sous le titre Belles histoires en 1946 et de nouveau en 1955. Plusieurs histoires jusqu'à présent inédites ont été placées en appendice dans le présent volume.
On trouvera enfin dans un appendice trois textes écrits au Japon et dont la traduction est publiée ici pour la première fois. Les Impressions du Japon, datées du 9 juillet 1917, furent écrites à Akakura et publiées pour la première fois en anglais dans la Modem Review de Calcutta en janvier 1918. Une lettre incomplète, Les enfants du Japon, fut écrite peu après Impressions du Japon. Aux femmes du Japon est sans date. Il en existe plusieurs versions, dont l'une a été choisie pour constituer notre texte principal, au- quel on a ajouté des passages tirés d'autres versions. Une partie de l'entretien a été publiée sous le titre de To the women of the world dans le Sri Aurobindo Circle Annual de 1947. La Mère y avait apporté quelques corrections pour la publication, elles ont été incorporées au texte présenté ici. Une partie plus importante de cet entretien a paru en 1967 sous forme d'une plaquette intitulée Talk to the women of Japan.
La dernière partie de Aux femmes du Japon, reproduite ici pour la première fois, comprend des passages tirés d'oeuvres de Sri Aurobindo : Le cycle humain. La synthèse des yoga, etc.
La Mère à Tokyo en 1916
« Le sentier de Tout-à-l’heure et la route de Demain ne conduisent qu’au château de Rien-du-tout. »
Au bord du chemin, les fleurs aux couleurs variées charment les yeux ; les baies rouges étincellent sur de petits arbres aux branches noueuses, et dans le lointain, un brillant soleil dore les blés mûrs.
Un jeune voyageur marche d’un pas alerte, respirant avec bonheur l’air pur du matin; il semble joyeux, insouciant de l’avenir. Le chemin qu’il suit débouche dans un carrefour d’où partent un nombre incalculable de sentiers.
Le jeune homme voit partout des empreintes de pas qui s’entrecroisent. Le soleil brille toujours au ciel ; les oiseaux chantent sur les arbres; le jour s’annonce très beau. Le voyageur s’engage, sans réfléchir, dans le sentier le plus rapproché de lui, qui paraît, du reste, très praticable; il songe un moment qu’il aurait pu choisir une autre route; mais il sera toujours temps de revenir sur ses pas si le sentier dans lequel il s’est engagé n’aboutit pas. Une voix semble lui dire : « Retourne, retourne, tu n’es pas dans le bon chemin. » Mais tout ce qui l’entoure le charme et lui plaît. Que doit-il faire? Il ne le sait. Il va toujours, sans prendre de décision; il goûte les joies du moment. « Encore, répond-il à la voix, encore un peu, puis je réfléchirai ; j’ai bien le temps. » Les herbes folles qui l’entourent lui murmurent à l’oreille : « Tout à l’heure. » Tout à l’heure, oui tout à l’heure. Ah! qu’il est doux de respirer la brise embaumée, tandis que le soleil réchauffe l’air de ses rayons de feu. Tout à l’heure, tout à l’heure. Et le voyageur avance toujours; et le sentier s’élargit. Au loin, des voix se font entendre, « Où vas-tu, malheureux, tu ne vois pas ta perte, tu es jeune; viens, viens vers nous, vers le beau, vers le bien, vers le vrai; ne t’égare pas dans la mollesse, ne t’endors pas dans le présent; viens vers l’avenir. » — « Tout à l’heure, tout à l’heure », répond le voyageur à ces voix importunes. Les fleurs lui sourient et répètent « tout à l’heure ». Le sentier s’élargit toujours. Le soleil a atteint le sommet de sa course; le jour resplendit. Le sentier devient route.
La route est blanche et poudreuse; de frêles bouleaux la bordent; un ruisseau fait entendre son doux murmure; mais en vain cherche-t-on de tous côtés, on ne voit aucun but à ce chemin interminable.
Le jeune homme, sentant un trouble secret, s’écrie : « Où suis-je? Où vais-je? Qu’importe; pourquoi penser, pourquoi agir? Laissons-nous entraîner sur cette route sans fin ; marchons, je penserai demain. »
Les petits arbres ont disparu; des chênes bordent la route; un léger ravin se creuse de chaque côté. Le voyageur ne sent aucune fatigue; il est entraîné comme dans un délire.
Le ravin devient plus profond; les chênes ont fait place aux sapins; le soleil commence à baisser. Le voyageur, étourdi, regarde de toutes parts; il voit des formes humaines rouler dans le ravin, s’accrocher aux sapins, aux rochers abrupts, aux racines qui sortent du sol ; quelques êtres font de grands efforts pour remonter; mais, arrivés près du bord, ils tournent la tête et se laissent retomber.
Des voix sourdes crient au voyageur : « Fuis ce lieu; retourne au carrefour; il en est temps encore. » Le jeune homme hésite, puis répond : « Demain. » Il se couvre le visage de ses mains pour ne plus voir les corps qui roulent dans le ravin, et court sur la route, entraîné par un besoin irrésistible d’avancer; il ne se demande plus s’il trouvera une issue. Le front plissé, les vêtements en désordre, il court toujours éperdu. Enfin, se croyant loin du lieu maudit, il ouvre les yeux : plus de sapins; partout des pierres arides, de la poussière grise. Le soleil a disparu derrière l’horizon, la nuit commence à poindre. La route s’est perdue dans un désert sans fin. Le voyageur désespéré, exténué par sa longue course veut s’arrêter; mais il faut marcher. Tout est ruine autour de lui; il entend des cris étouffés; ses pieds heurtent des squelettes. Au loin, le brouillard intense prend des formes effrayantes; des masses noires se dessinent; quelque chose d’immense et de difforme se laisse deviner. Le voyageur vole plutôt qu’il ne marche vers ce but qu’il pressent et qui semble fuir; des hurlements farouches dirigent ses pas; il frôle des fantômes.
Enfin il voit devant lui une vaste bâtisse, sombre, désolée, lugubre, un de ces châteaux dont on dit avec angoisse : « C’est un château de revenants. » Mais le jeune homme ne songe pas à la tristesse du lieu; il n’est pas impressionné par ces grands murs noirs; il frémit à peine sur cette terre poussiéreuse, à la vue de ces tours formidables; il pense seulement que le but est atteint, il oublie sa lassitude et son découragement. En s’approchant du château, il frôle un mur et le mur s’écroule; à l’instant même, tout s’effondre autour de lui; tours, créneaux et murailles ont disparu, sombrant en poussière; et cette poussière s’entasse sur celle qui recouvre déjà le sol.
Des hiboux, des corbeaux et des chauves-souris s’enfuient de toutes parts en poussant des cris stridents et viennent tournoyer au-dessus de la tête du pauvre voyageur, qui, stupéfait, abattu, anéanti, reste cloué sur place sans pouvoir faire un mouvement; tout à coup, pour comble d’horreur, il voit se dresser devant lui des fantômes terribles qui ont nom : la désolation, le désespoir, le dégoût de la vie, et même il aperçoit, au milieu des ruines, le suicide, pâle et sombre au-dessus d’un gouffre sans fond. Tous ces esprits malveillants l’entourent, se cramponnent à lui, le poussent vers le précipice béant. Le malheureux veut résister à cette force irrésistible, il veut reculer, s’enfuir, s’arracher à tous ces bras invisibles qui l’enlacent et l’étreignent; mais il est trop tard; il avance toujours vers l’abîme fatal; il se sent attiré, magnétisé par lui. Il appelle; aucune voix ne répond à ses cris; il saisit les fantômes, tout se dérobe sous lui; son œil hagard interroge le vide, il appelle, il supplie; le rire macabre du mal retentit enfin.
Le voyageur est au bord du gouffre; tous ses efforts ont été vains; après une lutte suprême il tombe... de son lit.
Un jeune étudiant avait un long mémoire à faire pour le lendemain matin; un peu fatigué de sa journée, il s’était dit, en rentrant chez lui : « Je travaillerai tout à l’heure. » Puis bientôt il pensa qu’en se couchant tôt il pourrait se lever de bonne heure le lendemain matin, et qu’il aurait vite fait de terminer son ouvrage. « Couchons-nous, se dit-il, je travaillerai mieux demain; la nuit porte conseil. » Il ne croyait pas dire si vrai. Son sommeil fut agité par l’horrible cauchemar que nous avons raconté, et sa chute le réveilla en sursaut. En songeant à ce qu’il avait rêvé, il s’écria : « Mais c’est bien simple : le sentier s’appelle le sentier de “toutà-l’heure”, la route est la route de “demain” et la grande bâtisse, le château de... “rien-du-tout”. » Et ravi de son esprit, il alla se mettre au travail en se promettant bien de ne jamais remettre au lendemain ce qu’il pouvait faire le jour même.
1893
(Conte pour les petits et les grands)
Il était une fois un superbe palais au centre duquel se trouvait un sanctuaire secret, dont jamais aucun être n’avait franchi le seuil. D’ailleurs, même les galeries les plus extérieures étaient peu accessibles aux mortels; car le palais se dressait sur un très haut nuage, et bien rares, dans tous les temps, étaient ceux qui purent en découvrir le chemin.
C’était le palais de la Vérité.
Un jour, une fête y fut donnée, non pas aux hommes, mais à des êtres très différents d’eux, dieux et déesses petits et grands, que, sur la terre, on vénère sous le nom de Vertus.
Le vestibule de ce palais était un grand hall dont les murs, le plancher, le plafond, lumineux par eux-mêmes, resplendissaient de mille feux étincelants.
C’était le Hall de l’Intelligence. Cette lumière très atténuée vers le sol et ayant la couleur d’un beau saphir foncé, s’éclaircissait de plus en plus vers le plafond d’où pendaient, en manière de lustres, des girandoles de diamants, dont les mille facettes lançaient des rayons éblouissants.
Les Vertus arrivèrent séparément, mais formèrent bientôt des groupes sympathiques, toutes joyeuses de se trouver une fois au moins réunies, elles qui sont à l’ordinaire si dispersées à travers le monde et les mondes, si isolées parmi tant d’êtres étrangers.
La Sincérité présidait la fête. Elle était vêtue d’une robe transparente, telle une eau limpide, et tenait dans sa main un cube du cristal le plus pur, à travers lequel les objets peuvent être vus tels qu’ils sont, et bien différents de ce que d’ordinaire ils paraissent, car leur image s’y reflète sans déformation.
Près d’elle, comme deux gardiens fidèles, se trouvaient l’Humilité respectueuse et fière à la fois, et le Courage le front haut, les yeux clairs, la bouche souriante et ferme, l’air tranquille et décidé.
Toute proche du Courage, la main dans sa main, se tenait une femme entièrement voilée dont on ne pouvait voir que les yeux scrutateurs, brillant à travers les voiles. C’était la Prudence.
Parmi tous, allant, venant de l’un à l’autre, et cependant paraissant demeurer sans cesse proche de chacun, la Charité, à la fois vigilante et calme, active et pourtant discrète, laissait sur son passage à travers les groupes un sillon de lumière blanche et douce. Cette lumière qu’elle répand en la tamisant, lui vient, par un rayonnement si subtil qu’il reste invisible à la plupart des yeux, de sa meilleure amie, sa compagne inséparable, sa sœur jumelle, la Justice.
Et autour de la Charité se pressent en une brillante escorte, la Bonté, la Patience, la Douceur, la Prévenance, et bien d’autres encore.
Toutes sont là, ou du moins elles pensent y être toutes.
Mais voilà que soudain au seuil doré paraît une nouvelle venue.
C’est à grand-peine que les gardes, chargés de veiller aux portes, ont consenti à la recevoir. Jamais encore ils ne l’avaient vue, et son aspect n’avait rien qui leur imposât.
Elle était, en effet, toute jeune et frêle, vêtue d’une robe blanche très simple, presque pauvre. Elle fait quelques pas l’air timide, embarrassé. Puis, gênée sans doute de se trouver en si nombreuse et brillante compagnie, elle s’arrête, ne sachant plus vers qui s’avancer.
Après un bref colloque avec ses compagnes, la Prudence se détache, sur leur demande, et se dirige vers l’inconnue. Puis après avoir toussoté, comme le font les personnes embarrassées, pour se donner quelque réflexion, elle s’adresse à elle et lui dit :
« Nous qui sommes réunies en ce lieu, et qui nous connaissons toutes par nos mérites et notre nom, sommes étonnées de votre venue, car vous nous paraissez étrangère, ou du moins il ne nous semble pas vous avoir jamais vue. Auriez-vous la bonté de nous dire qui donc vous êtes? »
La nouvelle venue alors répondit avec un soupir :
« Hélas! Je ne m’étonne pas de paraître étrangère dans ce palais : je suis si rarement invitée quelque part.
« Je me nomme la Gratitude. »
1904
Il y avait une fois, dans un Orient lointain, un petit pays qui vivait en ordre et en harmonie; chacun à sa place jouant le rôle pour lequel il était fait, pour le plus grand bien de tous.
Agriculteurs, artisans, ouvriers, commerçants n’avaient qu’une ambition, qu’un souci : faire leur travail de leur mieux, et cela en vue de leur propre intérêt; d’abord parce qu’ayant choisi librement leur occupation, elle était conforme à leur nature et leur plaisait, ensuite parce qu’ils savaient que tout bon travail trouvait sa juste rémunération leur permettant à eux, leurs femmes et leurs enfants, cette vie calme et paisible, sans luxe inutile, mais avec un large nécessaire qui leur donnait la satisfaction.
Les savants et les artistes peu nombreux mais ayant tous le culte de leur science ou de leur art, leur raison d’être, avaient leur existence assurée par le pays reconnaissant puisqu’il était le premier à bénéficier des découvertes utiles, et à jouir des œuvres ennoblissantes. Ainsi à l’abri des soucis de la lutte pour la vie, ces savants avaient un seul but : que leurs recherches expérimentales, leurs études sérieuses et sincères servent à adoucir les souffrances de l’humanité, à augmenter sa force et son bien-être en faisant reculer le plus loin possible la superstition et la crainte devant la connaissance qui éclaire et réconforte. Les artistes, dont toute la volonté pouvait se concentrer sur leur art, n’avaient qu’un désir : manifester la beauté selon leur conception individuelle la plus haute.
Parmi eux, en amis et en guides, se trouvaient quatre philosophes dont toute la vie se passait en études profondes et en contemplations lumineuses pour augmenter sans cesse le champ de la connaissance humaine et relever un à un les voiles de ce qui est encore mystérieux.
Tous étaient satisfaits puisqu’ils ne connaissaient pas les âpres compétitions et pouvaient se consacrer à l’occupation ou à l’étude qui leur plaisait. Étant heureux ils n’avaient pas besoin de lois nombreuses et le code se résumait à ceci : à tous un conseil bien simple : « sois toi-même», et pour tous une loi unique mais qui devait être rigoureusement observée : la loi de Charité dont la partie la plus haute est la Justice, la charité qui consiste à ne permettre aucun gaspillage et à n’entraver personne dans sa libre évolution. Ainsi, tout naturellement, chacun travaille en même temps pour soi et pour la collectivité.
Ce pays d’ordre et d’harmonie était gouverné par un roi qui était roi simplement parce qu’il était le plus intelligent et le plus sage, parce que lui seul était capable de fournir à tous ce qui leur était nécessaire; lui seul était à la fois assez éclairé pour suivre et même guider les philosophes dans leurs spéculations les plus hautes, et assez utilitaire pour veiller à l’organisation et au bien-être de son peuple dont il connaissait les besoins.
Au moment où commence notre récit, ce souverain remarquable venait d’atteindre un grand âge — il était bicentenaire — et tout en ayant conservé toute sa lucidité et en étant encore vif et alerte, il commençait à penser à la retraite, un peu las des lourdes responsabilités qui avaient pesé sur lui pendant tant d’années. Il appela son petit-fils Méotha auprès de lui. Le prince était un jeune homme en tous points accompli. Il était plus beau que ne le sont en général les hommes, sa charité était si équitable qu’elle atteignait à la justice, son intelligence était aussi lumineuse qu’un soleil et sa sagesse était incomparable, car il avait vécu une partie de sa jeunesse au milieu des ouvriers et des artisans pour connaître par expérience personnelle quelles étaient les exigences et les nécessités de leur vie; et il avait passé le reste de son temps, solitaire ou avec un des philosophes comme maître, en retraite dans la tour carrée du palais, dans l’étude ou le repos contemplatif.
Quand Méotha se fut incliné respectueusement devant son père, celui-ci le fit asseoir à son côté et lui parla en ces termes : « Mon fils, voilà plus de cent soixante-dix ans que je gouverne ce pays, et quoique jusqu’à ce jour tous ceux de bonne volonté aient paru satisfaits de ma direction, je crains que mon grand âge ne me permette bientôt plus de supporter aussi allégrement la lourde responsabilité de maintenir l’ordre et de veiller au bienêtre de tous. Mon fils, vous êtes mon espoir et ma joie; la nature a été très généreuse envers vous, elle vous a comblé de ses dons, et par une sage et normale éducation vous les avez développés de façon très satisfaisante. Le pays tout entier, depuis le plus humble cultivateur jusqu’à nos grands philosophes, a une entière et sympathique confiance en vous; vous avez su vous attirer à la fois leur affection par votre bonté et leur respect par votre justice; ce sera donc tout naturellement sur vous que se portera leur choix quand je demanderai à jouir d’un repos mérité. Mais vous savez que selon un usage toujours respecté, nul ne peut monter au trône s’il n’est en dualité, c’est-à-dire, s’il n’est uni par les liens de l’affinité intégrale à celle qui peut lui donner la paix de l’équilibre par un parfait balancement des goûts et des capacités. C’est pour vous rappeler cette coutume que je vous ai fait venir, et pour vous demander si vous avez rencontré la jeune femme qui est à la fois digne et désireuse d’unir sa vie à la vôtre, selon notre désir. » —
Ce serait une joie pour moi, mon père, de pouvoir vous dire : j’ai trouvé celle que tout mon être attend ; mais, hélas, il n’en est point encore ainsi. Les jeunes filles les plus évoluées du royaume me sont toutes connues; pour plusieurs d’entre elles je ressens une sincère sympathie et une vraie admiration, mais aucune n’a éveillé en moi cet amour qui constitue le seul lien légitime, et je pense pouvoir dire sans me tromper que réciproquement aucune d’elles n’a conçu de l’amour pour moi. Puisque vous êtes assez bon pour faire cas de mon jugement, je vous dirai quelle est ma pensée. Il me semble que je serais plus apte à gouverner notre petit peuple si je connaissais les mœurs et les lois des autres pays; mon désir est donc de parcourir la terre pendant une année pour observer et m’instruire. Je vous demande, mon père, de m’autoriser à faire ce voyage, et qui sait? peut-être reviendrai-je avec la compagne de ma vie, celle pour qui je pourrai être entièrement le bonheur et la protection.
— Votre désir est sage, mon fils, allez et que la bénédiction de votre père vous accompagne.
Sur l’océan de l’ouest se trouve une petite île précieuse par ses précieuses forêts.
Par un radieux jour d’été, une jeune fille se promène lentement à l’ombre des arbres magnifiques. Son nom est Liane; elle est belle entre toutes les femmes, son corps souple ondule gracieusement sous les étoffes légères, son visage au teint mat, qu’une bouche carminée fait paraître plus blanc encore, est couronné d’une épaisse torsade de cheveux lumineux à force d’être dorés, ses yeux qui semblent deux portes profondes ouvertes sur l’infini bleu, éclairent sa figure de leur rayonnement intellectuel.
Liane est orpheline et seule dans la vie; pourtant sa grande beauté et sa rare intelligence lui ont attiré bien des désirs passionnés ou des amours sincères. Mais en songe elle a vu un homme, un homme qui doit habiter un pays lointain à en juger par ses vêtements; et le regard doux et grave de l’inconnu a pris le cœur de la jeune fille qui ne peut plus aimer un autre que lui. Depuis lors elle espère et attend; c’est pour être libre de rêver au beau visage apparu dans la nuit qu’elle se promène ainsi dans la solitude des hautes futaies.
Le soleil éblouissant ne peut percer l’épais feuillage; le silence est à peine rompu par le froissement léger de la mousse sous les pas de la promeneuse; tout dort du lourd sommeil des heures Conte saphirin chaudes, et pourtant elle se sent vaguement troublée comme si des êtres invisibles se cachaient dans les taillis, des yeux scrutateurs l’observaient de derrière les arbres.
Tout à coup un chant d’oiseau s’élance clair et joyeux ; tout trouble disparaît, Liane sait que la forêt est bienveillante; si des êtres sont dans les arbres ils ne peuvent pas lui vouloir de mal. Une émotion très douce s’empare d’elle, tout lui paraît beau et bon et des larmes montent à ses yeux. Jamais son espoir n’a été aussi ardent en pensant à l’inconnu aimé; il lui semble que les arbres qui frémissent sous la brise, la mousse qui craque sous ses pas, l’oiseau qui reprend sa mélodie, lui parlent tous de Celui qu’elle attend. À l’idée que peut-être elle va le rencontrer, frémissante elle s’arrête, contenant de ses mains les battements de son cœur, les yeux fermés pour mieux savourer l’exquise émotion; voilà que la sensation devient de plus en plus forte, elle est maintenant si précise que Liane ouvre les yeux, certaine d’une présence. Oh! prodige merveilleux ! Il est là, Lui, lui en vérité tel qu’elle l’a vu dans son rêve... plus beau que ne le sont en général les hommes. — C’était Méotha.
D’un regard ils se sont reconnus, d’un regard ils se sont dit les longueurs de l’attente et la joie suprême de s’être retrouvés; car ils se sont connus dans un passé lointain, ils en ont maintenant la certitude.
Elle met sa main dans la main qu’il lui tend, et tous deux, silencieux d’un de ces silences pleins de pensées échangées, ils s’en vont à travers la forêt. Devant eux la mer apparaît sereine et verte sous le soleil joyeux. Un grand navire se balance près du rivage.
Docile, confiante, Liane monte derrière Méotha dans la barque qui les attendait tirée sur le sable. Deux forts rameurs la remettent à la mer et ont vite fait d’accoster au navire.
Ce n’est qu’en voyant la petite île s’effacer à l’horizon que la jeune fille dit à son compagnon : « Je vous attendais, et maintenant que vous êtes venu je vous ai suivi sans questionner.
Nous sommes formés l’un pour l’autre, je le sens, je le sais, et je sais aussi que maintenant et à tout jamais vous serez mon bonheur et ma protection. Mais j’aimais mon île natale et ses belles forêts, et je voudrais savoir vers quel rivage vous m’emmenez. »
— Je vous ai cherchée à travers le monde, et maintenant que je vous ai trouvée, j’ai pris votre main sans rien vous demander, car dans votre regard j’ai lu que vous m’attendiez. Dès cet instant et à tout jamais, ma bien-aimée sera tout pour moi; et si je lui ai fait quitter sa petite île boisée, c’est pour la mener en reine vers son royaume : le seul pays sur terre qui soit en harmonie, le seul peuple qui soit digne d’Elle.
Octobre 1906
C’était en janvier 1907, peu de temps après l’écrasement sanglant du mouvement révolutionnaire en Russie.
Nous étions réunis, quelques amis et moi, en petit groupe d’études philosophiques, lorsqu’on nous annonça la présence d’un visiteur mystérieux qui demandait à être introduit.
Nous allâmes à sa rencontre, et dans l’antichambre nous vîmes un homme dont les vêtements propres mais très usés, les bras collés au corps, la tête pâle obstinément baissée vers le sol et à moitié cachée par un feutre noir donnaient un aspect de bête traquée.
À notre approche, il ôta son chapeau et leva la tête pour jeter sur nous un regard rapide mais franc.
Dans la pénombre du vestibule on pouvait à peine distinguer les traits d’un visage aux tons de cire dont seule l’expression douloureuse apparaissait clairement.
Pour rompre le silence devenu gênant, je demandai : « Vous désirez, Monsieur? » — « J’arrive de Kiev pour vous voir. »
La voix était lasse, profonde, un peu sourde, avec un léger accent slave.
De Kiev pour nous voir! La chose n’était pas banale. Nous, nous fûmes surpris. Dans notre silence il crut lire un doute et ajouta un peu plus bas après une hésitation : « Oui, à Kiev il y a un groupe d’étudiants qui s’intéressent beaucoup aux grandes idées philosophiques. Vos livres nous sont tombés entre les mains, et nous avons été heureux de trouver enfin un enseignement synthétique qui ne se borne pas à la théorie, il pousse à l’action. Alors mes camarades, mes amis m’ont dit : Va leur demander conseil sur ce qui nous préoccupe. Et je suis venu. »
C’était clairement exprimé, en une langue correcte sinon élégante, et nous sûmes de suite que, si par prudence peut-être il nous taisait quelque chose, ce qu’il nous disait, tout au moins, était la vérité.
L’ayant introduit et fait asseoir au salon, nous le vîmes en pleine lumière. Oh! le pauvre visage blêmi par les veillées ou bien par quelque réclusion loin de l’air et du soleil, ravagé par les souffrances, creusé par les soucis, et tout rayonnant encore d’une belle lumière intellectuelle qui auréolait son front et éclairait ses yeux, de tristes yeux pâles, rougis par un travail trop assidu ou par les larmes peut-être...
Troublés nous restions silencieux. Mais au bout d’un moment, pour savoir ce qu’il attendait de nous, nous lui demandâmes quelles étaient ses occupations dans son pays. Il sembla se concentrer, prendre une résolution, puis lentement :
« Je m’occupe de la révolution. »
La réponse sonna comme un glas dans le luxe de cet appartement bourgeois.
Pourtant sans rien laisser paraître de notre émotion, nous reprîmes très admiratifs devant le courage d’une telle sincérité :
« Voudriez-vous nous dire en quoi nous pourrions vous être utiles? »
Notre attitude demeurée la même à son égard lui donna confiance et il commença son récit :
« Vous êtes au courant des événements de Russie, je ne vous en dirai donc rien. Mais peut-être ne savez-vous pas qu’au centre de l’action révolutionnaire se trouve un petit groupe d’hommes qui se disent étudiants et dont je suis. Parfois nous nous réunissons pour prendre des décisions en commun, plus souvent nous sommes dispersés pour ne pas attirer l’attention sur nous d’abord, et puis pour pouvoir diriger l’action nous-mêmes et de plus près. Je suis leur point d’attache; lorsqu’ils veulent se concerter ils se réunissent là où j’habite.
« Pendant longtemps nous avons lutté ouvertement, violemment, espérant vaincre par la terreur. Tous les moyens nous semblaient bons dans notre intense, notre ardent désir de voir triompher la Cause de Justice, de Liberté et d’Amour. Vous auriez pu me voir, moi qui sens dans mon âme des trésors de tendresse et de pitié pour soulager les misères de l’humanité, moi qui me suis fait médecin dans le seul but de pouvoir combattre ses maux et adoucir ses peines, être obligé par les douloureuses circonstances à prendre les décisions les plus sanguinaires. C’est surprenant, n’est-ce pas? et personne ne pourrait croire que j’en souffrais : c’est un fait pourtant. Mais les autres me poussaient, m’accablaient de bonnes raisons et arrivaient parfois à me convaincre.
« Cependant dans le feu même de l’action, j’étais conscient qu’il y avait mieux à faire, que nos moyens n’étaient pas les meilleurs, que nous gaspillions inutilement nos plus belles énergies, et que malgré l’enthousiasme presque fanatique qui nous animait nous pourrions bien être vaincus.
« Elle est venue, la débâcle, nous fauchant comme un champ de blé; et le malheur nous a obligés à nous ressaisir, à réfléchir. Nous avons perdu les meilleurs d’entre nous. Les plus intelligents, les plus capables de nous guider, de nous diriger ont payé leur courageux dévouement par l’exil ou par la mort. La consternation régnait dans nos rangs, je pus enfin faire entendre aux autres ce que je pensais, ce que je sentais.
« Nous ne sommes pas assez forts pour lutter par la force, parce que nous ne sommes pas assez unis, assez organisés. Nous devrions développer notre intelligence pour mieux comprendre les lois profondes de la nature, et mieux apprendre à agir avec ordre, à coordonner nos efforts. Nous devrions instruire ceux qui nous entourent, les habituer à réfléchir, à penser par eux-mêmes, afin que se rendant compte exactement du but que nous voulons atteindre, ils deviennent pour nous une aide effective au lieu d’une entrave qu’ils sont le plus souvent à l’heure actuelle.
« Je leur ai dit qu’un peuple pour conquérir sa liberté doit d’abord la mériter, s’en rendre digne, se préparer à pouvoir en jouir. Ce n’est pas le cas en Russie et nous aurons fort à faire pour éduquer les masses et les tirer de leur torpeur; mais plus vite nous nous mettrons à la besogne, plus vite nous serons prêts pour une nouvelle action.
« Je suis arrivé à faire comprendre ces choses à mes amis; ils ont eu confiance en moi, et nous nous sommes mis à l’étude. Voilà comment nous avons eu l’occasion de lire vos livres. Et maintenant je suis venu vous demander votre aide pour adapter vos idées à notre cas actuel, pour en tirer un plan de conduite, pour écrire aussi une petite brochure qui deviendra notre nouvelle arme de combat en nous servant à répandre parmi le peuple ces belles pensées de solidarité, d’harmonie, de liberté et de justice. »
Il se tut un moment, pensif, puis il reprit plus bas :
« Pourtant je me demande parfois si mon rêve philosophique n’est pas une utopie, si je n’ai pas tort d’entraîner mes frères dans cette voie, si ce n’est pas une lâcheté, bref, si nous ne ferions pas mieux d’opposer jusqu’au bout la violence à la violence, la destruction à la destruction, le carnage au carnage.
— La violence n’est jamais un bon moyen pour faire triompher une cause telle que la vôtre. Comment pourrait-on espérer conquérir la justice à l’aide de l’injustice, l’harmonie à l’aide de la haine?
— Je le sais. C’est notre avis à presque tous. Quant à moi, j’ai une aversion toute spéciale pour les actes sanglants, ils me font horreur; à chaque nouvelle victime immolée par nous, je sentais un regret cuisant comme si par cela même nous nous éloignions de notre but.
« Mais comment voulez-vous que l’on fasse lorsque les événements vous poussent et que l’on se trouve en présence d’adversaires qui, eux, ne reculent devant aucune hécatombe dans leur espoir de nous dompter? Mais à cela ils ne parviendront jamais! Dussions-nous périr jusqu’au dernier nous ne faillirons pas à la tâche sacrée qui nous est échue, nous ne trahirons pas la cause sainte que devant notre conscience nous avons juré de servir jusqu’à notre dernier souffle. »
Ces quelques mots avaient été prononcés avec une sombre résolution, en même temps le visage de cet obscur héros était empreint d’un si noble mysticisme que je n’eusse pas été surprise de voir la couronne d’épines des martyrs encercler son front.
« Mais comme vous nous le disiez au début, répondis-je, puisque vous avez été vous-mêmes obligés de reconnaître que cette lutte à découvert, cette lutte de désespérés, ne manquant certes pas d’intrépide grandeur, est en même temps d’une témérité folle et inutile, vous devriez abdiquer pour un temps, rentrer dans l’ombre, vous préparer en silence, rassembler vos forces, vous grouper, vous unir toujours davantage, pour vaincre au jour propice, à l’aide de l’intelligence organisatrice, ce levier toutpuissant qui ne saurait subir une défaite comme la violence.
« Ne prêtez plus d’armes à vos adversaires, soyez impeccables devant eux, donnez-leur l’exemple de la courageuse patience, de la rectitude et de la justice; alors votre triomphe sera proche, car vous aurez le droit pour vous, le droit intégral, non seulement dans le but mais aussi dans les moyens. »
Il m’avait écoutée attentivement hochant la tête de temps en temps en signe d’approbation. Après un silence plein de pensées où l’on sentait planer autour de lui tous les douloureux espoirs, toutes les ardentes aspirations de ses frères de lutte :
« Je suis heureux, madame, dit-il, en se tournant vers moi, de voir une femme s’occuper de semblables questions. Les femmes peuvent tant pour hâter l’avènement des jours meilleurs! Là-bas, elles nous ont rendu des services inappréciables. Sans elles jamais nous n’aurions eu autant de courage, d’énergie, d’endurance. Elles circulent parmi nous, allant de ville en ville, de groupe en groupe, unissant les uns aux autres, réconfortant les découragés, remontant les abattus, soignant les malades et partout apportant avec elles, en elles, un espoir, une confiance, un enthousiasme jamais lassés.
« Ainsi c’est une femme qui est venue me seconder dans mon travail, lorsque mes yeux sont tombés malades à la suite de mes longues veillées passées à écrire à la lueur d’une chandelle. Car dans le jour je devais avoir une occupation quelconque pour ne pas me faire remarquer. C’était le soir seulement que je pouvais dresser nos plans, composer nos brochures de propagande et en recopier de nombreux exemplaires, dresser des listes et faire d’autres travaux du même genre. Peu à peu mes yeux se brûlèrent; maintenant je n’y vois presque plus; alors il y a une jeune fille qui par dévouement pour la cause s’est constituée mon secrétaire et écrit sous ma dictée, aussi longtemps que je le désire, sans jamais manifester la moindre fatigue ou le moindre ennui. » Et son expression s’adoucit, s’attendrit à la pensée de cet humble dévouement, de cette preuve d’abnégation.
« Elle est venue avec moi à Paris et tous les soirs nous travaillons ensemble. C’est grâce à elle que je pourrai écrire la brochure dont nous avons parlé. C’est courageux, savez-vous, de s’attacher aux pas d’un homme dont la vie est aussi précaire que la mienne. Pour conserver ma liberté, partout je dois me cacher comme si j’étais un bandit.
— Au moins êtes-vous en sûreté à Paris?
— Oui et non. On a peur de nous, je ne sais pourquoi. On nous prend pour de dangereux anarchistes, et on nous surveille, on nous espionne presque autant que dans notre pays. Peut-on penser pourtant que ceux dont le but est de faire triompher la justice, même au prix de leur sang, pourraient manquer de reconnaissance envers un pays, comme la France, qui a toujours protégé les faibles et défend l’équité? Et dans quel but troubleraient-ils la paix d’une ville qui leur sert de refuge dans les jours les plus sombres?
— Ainsi vous comptez demeurer ici quelque temps?
— Oui, tant que cela me sera possible, tant que je ne serai pas utile à mes frères là-bas et que je pourrai leur rendre service ici en rassemblant les éléments nécessaires pour reprendre la lutte, mais une lutte aussi intellectuelle et aussi pacifique qu’il sera en notre pouvoir cette fois.
— Revenez donc nous voir, n’est-ce pas? Apportez-nous vos projets et vos plans de brochure. Nous reparlerons avec plus de détails de tout cela.
— Oui, je reviendrai, aussitôt que j’aurai commencé mon travail, le plus tôt possible. Je serai si heureux de vous revoir encore et de continuer à causer avec vous. »
Ses bons yeux tristes nous regardaient pleins de confiance et d’espoir, pendant qu’il pressait avec force nos mains dans les siennes.
Et comme nous le reconduisions vers la porte il se retourna et de nouveau nous serra chaleureusement les mains, disant de sa voix grave :
« C’est bon de rencontrer des gens à qui on puisse se confier, des gens qui ont le même idéal de justice que nous et qui ne nous regardent pas comme des criminels ou des fous parce que nous voulons le réaliser. À bientôt... »
Il n’est jamais revenu.
Par un petit mot hâtif, il s’en excusa. Surveillé de trop près, soupçonné, traqué après avoir maintes fois changé de logis, ce doux, ce juste dut repartir pour son pays, pays terrible où l’attendait peut-être une fin tragique...
Si parfois quelque douleur intime, quelque doute cuisant, quelque peine intense vous désespère et vous abat, il est un moyen infaillible pour regagner le calme et la paix.
Dans les profondeurs de notre être brille une lumière dont seule la pureté égale l’éclat, une lumière, parcelle vivante et consciente d’une divinité universelle, animant, réchauffant, éclairant la matière, guide puissant et infaillible pour ceux qui veulent écouter sa loi, aide plein de réconfort et de tendre indulgence pour ceux qui aspirent à le voir, l’entendre et lui obéir. Aucune aspiration sincère et durable ne peut être vaine vers lui; aucune confiance respectueuse et forte ne peut être déçue; aucune attente n’est trompée.
Mon cœur a souffert et gémi, prêt à se rompre sous la douleur trop lourde, prêt à sombrer sous la peine trop forte... Mais je t’ai appelé, divin consolateur, j’ai prié ardemment vers toi, et la splendeur de ta lumière éclatante m’est apparue et m’a revivifiée.
Tandis que les rayons de ta gloire pénétraient, éclairaient tout mon être, j’ai perçu nettement le chemin à suivre, l’utilité à tirer de la souffrance; j’ai compris combien la douleur qui m’étreignait était un pâle reflet de la douleur terrestre, abîme de souffrances et d’angoisses.
Seuls ceux qui ont souffert peuvent comprendre la souffrance des autres, la comprendre, communier avec elle et la soulager. Et j’ai compris, divin consolateur, Holocauste sublime, que pour pouvoir nous soutenir dans toutes nos peines, nous apaiser dans toutes nos angoisses, il faut que tu aies connu, ressenti toutes les souffrances de la terre et de l’homme, toutes sans exception.
Comment se fait-il que parmi ceux qui se disent tes adorateurs, il s’en trouve qui te regardent comme un bourreau cruel, assistant en juge inexorable à des tourments tolérés par toi, sinon créés de ta propre volonté.
Non, j’entrevois maintenant que ces souffrances proviennent de l’imperfection même de la matière, inapte à te manifester dans son désordre et sa grossièreté; et tout le premier tu en souffres et tu en gémis, tu luttes et tu peines dans ton ardent désir de transformer le désordre en ordre, la souffrance en bonheur, le désaccord en harmonie.
La souffrance n’est point une chose obligatoire, ni même désirable, mais lorsqu’elle vient vers nous, comme elle peut être utile!
Chaque fois que l’on sent son cœur se briser, une porte plus profonde s’ouvre en soi, découvrant des horizons nouveaux et toujours plus riches en trésors cachés, qui viennent de leur influx doré redonner une nouvelle et plus intense vie à l’organisme prêt à s’anéantir.
Et quand, par ces descentes successives, on atteint le voile qui te découvre en se levant, ô Seigneur, qui peut dire l’intensité de Vie pénétrant tout l’être, l’éclat de la Lumière qui l’inonde, la sublimité de l’Amour qui le transforme à jamais.
1910
(Causerie faite dans un groupement feminine)
Puisque nous voulons apprendre à penser mieux pour mieux vivre, puisque nous voulons savoir penser pour reprendre notre place et notre rang dans la vie comme complément féminin et devenir effectivement l’élément utile, inspirateur et équilibreur que nous sommes, de façon latente, il me semble indispensable que nous étudiions tout d’abord ce qu’est la pensée.
La pensée... C’est un bien vaste sujet, le plus vaste de tous peut-être... Aussi n’ai-je point la prétention de vouloir vous dire ce qu’elle est exactement et complètement. Mais par l’analyse nous allons essayer de nous en faire une idée aussi précise qu’il nous sera possible.
Il me semble qu’il faut tout d’abord distinguer deux genres, je pourrais dire deux qualités de pensées très différentes. Les pensées qui sont en nous le résultat, comme le fruit de nos sensations, et les pensées qui, semblables à des êtres vivants, arrivent à nous, d’où?... nous n’en savons rien le plus souvent; et que nous percevons mentalement avant qu’elles se traduisent en notre être extérieur par des sensations.
Si vous vous êtes tant soit peu observées, vous avez dû vous apercevoir que le contact avec ce qui n’est pas vous s’établit tout d’abord par l’intermédiaire de vos sens : vue, ouïe, toucher, odorat, etc. Le choc ainsi ressenti, faible ou violent, agréable ou désagréable, éveille en vous un sentiment, antipathie ou sympathie, attraction ou répulsion, qui bien vite se transforme en une idée, une opinion que vous vous faites sur l’objet, quel qu’il soit, ayant déterminé le contact.
Un exemple : vous sortez; ayant franchi le seuil de votre maison, vous voyez tomber la pluie en même temps que vous sentez le froid humide vous saisir; la sensation est désagréable, vous éprouvez de l’antipathie pour la pluie, et vous vous dites intérieurement, presque machinalement : « Que cette pluie est donc ennuyeuse, surtout que je suis obligée de sortir! Sans compter que je vais me salir atrocement; Paris est très malpropre par la pluie, surtout maintenant que toutes les rues sont transformées en chantiers... (et ainsi de suite) »
Toutes ces pensées et bien d’autres analogues viennent assaillir votre cerveau à propos de ce simple fait, la pluie, et si rien d’autre, extérieurement ou intérieurement, ne vient attirer votre attention, votre cerveau pourra pendant un long moment, presque sans que vous vous en aperceviez, fabriquer de toutes petites pensées sans valeur à propos de cette petite sensation sans importance...
Voilà comment on passe la plupart des vies humaines; voilà ce que les êtres humains appellent le plus souvent penser. Une activité mentale presque mécanique, irréfléchie, hors de notre contrôle, un réflexe. Toutes les pensées concernant la vie matérielle et ses multiples besoins sont de même qualité.
Nous voilà en présence de la première difficulté à surmonter; si nous voulons arriver à penser vraiment, c’est-à-dire à recevoir, à formuler et à former des pensées valables et viables, il faut d’abord que nous rendions notre cerveau vierge de cette agitation mentale désordonnée et imprécise. Et ce n’est certes pas la partie la plus aisée de notre tâche. Nous sommes dominés par cette activité cérébrale irraisonnée, nous ne la dominons pas.
Une seule méthode peut être préconisée : la méditation. Mais comme je vous le disais la dernière fois, il y a de nombreuses manières de méditer; il y en a de très efficaces et d’autres qui le sont moins.
Chacun et chacune doit, par tâtonnements successifs, trouver la sienne. En tout cas on peut conseiller à tous la réflexion, c’est-à-dire la concentration, le retour sur soi dans la solitude et le silence, l’analyse serrée et sévère de ces multitudes de petites pensées falotes qui nous assaillent constamment.
Évitez, si possible, pendant les quelques moments que vous consacrerez quotidiennement à cet exercice préliminaire de méditation, de considérer avec complaisance vos sensations, vos sentiments, vos états d’âme.
Nous avons tous un inépuisable fond d’indulgence pour nous-mêmes, et nous traitons bien souvent avec le plus grand respect tous ces petits mouvements intérieurs auxquels nous donnons une importance qu’ils n’ont certes pas, même par rapport à notre propre évolution.
Lorsqu’on est assez maître de soi pour analyser froidement, pour disséquer ces états d’âme, pour les dépouiller de leurs brillantes ou douloureuses apparences, afin de les percevoir tels qu’ils sont dans leur insignifiance enfantine, alors on peut s’attacher à leur étude avec profit. Mais c’est un résultat que l’on obtient petit à petit, après beaucoup de réflexions faites dans un esprit de complète impartialité. Je voudrais ouvrir une parenthèse pour vous mettre en garde contre une confusion fréquente.
Je viens de dire que nous nous considérons toujours avec grande indulgence, et je pense, en effet, que nos travers nous paraissent bien souvent remplis de charme et que nous légitimons toutes nos faiblesses. Mais pour dire vrai, c’est parce que nous manquons de confiance en nous. Cela vous étonne?... Oui, je le répète, nous manquons de confiance, non pas en ce que nous sommes au moment actuel, non pas en notre être extérieur éphémère et en perpétuel changement, celui-là trouve toujours grâce à nos yeux, mais nous manquons de confiance en ce que nous pouvons devenir par l’effort, nous n’avons pas foi en cette transformation intégrale et profonde qui sera l’œuvre de notre moi véritable, de l’éternel, du divin qui est en tout être, si nous nous abandonnons, comme des enfants, à sa direction suprêmement lumineuse et clairvoyante.
Ainsi ne confondons pas complaisance avec confiance... et reprenons notre sujet.
Lorsque vous serez arrivées par un effort méthodique et répété à objectiver et à tenir à distance tout ce flot d’incohérentes pensées qui nous assaillent, vous vous apercevrez d’un phénomène nouveau.
Vous observerez en vous certaines pensées plus fortes et plus tenaces que les autres, des pensées concernant les usages du milieu, les coutumes, les règles de morale et même les lois générales régissant la terre et l’homme.
Ce sont vos opinions sur ces sujets ou tout au moins celles que vous professez et d’après lesquelles vous tâchez d’agir.
Regardez l’une de ces idées, celle qui vous est la plus familière, regardez-la bien attentivement, concentrez-vous, réfléchissez en toute sincérité, en vous dépouillant, si possible, de tout parti pris, et demandez-vous pourquoi vous avez telle opinion sur tel sujet plutôt qu’une autre.
La réponse sera presque invariablement la même, ou à peu près :
Parce que c’est l’opinion courante dans votre milieu, celle qu’il est de bon ton d’avoir et qui par conséquent vous évite le plus possible de heurts, de froissements, de condamnations.
Ou bien parce que telle était l’opinion de votre père ou de votre mère, celle qui a formé votre enfance.
Ou bien encore parce que cette opinion est la conséquence normale de l’instruction religieuse ou autre que vous avez reçue dans votre jeunesse. Cette pensée n’est pas votre pensée.
Pour être votre pensée il faudrait qu’elle fasse partie d’une synthèse logique élaborée par vous au cours de votre existence, soit par observation, expérience et déduction, soit par méditation et contemplation profondes et abstraites.
Voilà donc notre seconde découverte.
Comme nous sommes de bonne volonté, et que nous tâchons d’être intégralement sincères, c’est-à-dire de conformer nos actes à nos pensées, nous voilà convaincues d’agir d’après des lois mentales que nous recevons de l’extérieur, non pas après les avoir mûrement considérées et analysées, non pas en les accueillant volontairement et consciemment, mais parce que nous y sommes soumises inconsciemment par l’atavisme, l’éducation, l’instruction, et surtout parce que nous subissons la suggestion collective, si puissante, si dominatrice que bien peu réussissent à lui échapper totalement.
Que nous voilà loin de cette individualité mentale que nous voulons acquérir.
Nous sommes un produit déterminé par tous nos antécédents et mû par la volonté aveugle et arbitraire de nos contemporains.
C’est un lamentable spectacle... Mais ne nous laissons pas abattre; il faut réagir, et d’autant plus énergiquement que le mal est plus grand et le remède plus urgent.
La méthode sera toujours la même : réfléchir, réfléchir, réfléchir.
Il nous faudra prendre ces idées l’une après l’autre et les analyser en faisant appel à tout notre bon sens, à toute notre raison, à notre meilleur sens d’équité; pesons-les à la balance de notre acquis de connaissances et d’expériences accumulées, puis tâchons de les mettre en accord les unes avec les autres, établissons l’harmonie entre elles. Souvent ce sera très difficile, car nous avons une déplorable tendance à laisser voisiner dans notre cerveau les idées les plus contradictories
Il nous faudra ranger tout cela, mettre de l’ordre dans notre chambre intérieure, et il nous faudra le faire journellement comme nous rangeons les chambres de notre appartement. Notre mentalité mérite bien autant de soins, je suppose, que notre maison.
Mais, encore une fois, pour que ce travail soit vraiment efficace, il faudra nous efforcer de maintenir en nous, pour le faire nôtre, notre état d’âme le meilleur, le plus calme, le plus sincère.
Soyons limpides pour que la lumière qui est en nous puisse éclaircir pleinement les pensées que nous voudrons observer, analyser, classer. Soyons impartiales et courageuses pour faire abstraction de nos petites préférences et de nos petites commodités personnelles. Regardons les pensées en elles-mêmes, pour elles-mêmes, sans parti pris.
Et petit à petit, si nous persévérons dans notre travail de classification, nous verrons l’ordre et la lumière élire domicile en notre cerveau. Mais n’oublions jamais que cet ordre n’est que confusion à côté de l’ordre que nous devrons réaliser dans l’avenir, que cette lumière n’est qu’obscurité à côté de la lumière que nous pourrons recevoir dans quelque temps.
La vie est en perpétuelle évolution; si nous voulons avoir une mentalité vivante il nous faut progresser sans cesse.
Ce travail n’est d’ailleurs qu’un travail préliminaire. Nous sommes loin encore de la pensée véritable, celle qui nous met en rapport avec les sources infinies de connaissance.
Ce ne sont que des exercices pour se dresser petit à petit au contrôle individualisateur de ses pensées. Car la maîtrise de son activité mentale est indispensable à celui qui veut méditer.
Je ne puis vous parler en détail aujourd’hui de la méditation, je vous dirai seulement que pour être véritable, pour prendre toute son utilité, elle doit être désintéressée, impersonnelle dans le sens complet du mot.
Voici, pris dans un vieux texte hindou, la description d’une méditation type :
Le grand Roi magnifique monta vers la chambre de la Grande Collection et s’arrêtant sur le seuil s’écria avec une intense émotion :
« Arrière! n’avancez plus, pensées de convoitise! Arrière! n’avancez plus, pensées de mauvais vouloir! Arrière! n’avancez plus, pensées de haine. »
Puis il pénétra dans la chambre et s’assit sur un siège d’or. Alors, ayant rejeté toute passion, tout sentiment contraire à la droiture il atteignit le premier dhâma, un état de bien-être et de joie produit par la solitude, un état de réflexion et de recherches.
Écartant la réflexion et la recherche il atteignit le second dhâma, un état de bien-être et de joie produit par la sérénité, un état d’où la réflexion et la recherche sont absentes, un état de quiétude et d’élévation d’esprit.
Cessant de se complaire dans la joie il demeura indifférent, conscient, maître de soi et atteignit le troisième dhâma, éprouvant ce confort intime que les sages proclament, disant : « Celui qui, maître de soi, demeure dans l’indifférence éprouve un intime bien-être. »
Écartant ce bien-être, rejetant la douleur, étant mort à la joie comme à la souffrance, il atteignit cet état de parfaite et très pure maîtrise de soi-même et de sérénité constituant le quatrième dhâma.
Le grand Roi magnifique sortit alors de la chambre de la Grande Collection et, entrant dans la chambre d’or, il s’assit sur un siège d’argent. Dans une pensée d’amour il considéra le monde et son amour s’étendit tour à tour sur les quatre régions, puis d’un cœur plein d’amour, avec un amour croissant sans cesse et sans mesure il enveloppa le vaste monde, tout entier, jusqu’à ses confins.
Dans une pensée de pitié il considéra le monde et sa pitié s’étendit tour à tour sur les quatre régions, puis d’un cœur plein de pitié, avec une pitié croissant sans cesse et sans mesure il enveloppa le vaste monde, tout entier, jusqu’à ses confins. Dans une pensée de sympathie il considéra le monde et sa sympathie s’étendit tour à tour sur les quatre régions, puis d’un cœur plein de sympathie, avec une sympathie croissant sans cesse et sans mesure, il enveloppa le vaste monde, tout entier, jusqu’à ses confins.
Dans une pensée de sérénité il considéra le monde et sa sérénité s’étendit tour à tour sur les quatre régions, puis d’un cœur plein de sérénité, avec une sérénité croissant sans cesse et sans mesure, il enveloppa le vaste monde, tout entier, jusqu’à ses confins.
Celui qui fait effort dans une sincère recherche de la vérité, prêt à sacrifier tout ce qu’il avait cru vrai jusque-là, s’il était nécessaire, pour approcher toujours plus de la vérité totale qui ne peut être autre chose que la connaissance progressive de l’univers tout entier dans sa progression infinie, entre petit à petit en rapport avec des ensembles de pensées plus profondes, plus complètes, plus lumineuses.
À force de méditations et de contemplations, il obtient le contact direct avec le grand courant universel de force intellectuelle pure, et alors aucune connaissance ne peut plus lui être voilée.
Désormais la sérénité, la paix mentale est son partage. À travers toutes les croyances, toutes les connaissances humaines, tous les enseignements religieux qui paraissent parfois si contradictoires, il aperçoit la vérité profonde que rien ne peut plus dérober à ses yeux.
Les erreurs même, les ignorances ne l’irritent plus, car, ainsi que dit un maître inconnu :
« Celui qui marche dans la Vérité n’est troublé par aucune erreur, car il sait que l’erreur est le premier effort de la vie vers le vrai. »
Mais atteindre à cet état de sérénité parfaite c’est atteindre au summum de la pensée.
Sans espérer pouvoir arriver jusque-là de sitôt, nous pouvons nous efforcer de conquérir une pensée individuelle, originale et en même temps aussi équitable que possible. Et nous serons déjà, de la sorte, des cerveaux avec lesquels il faudra compter, qui viendront à juste titre apporter à la société l’appoint précieux de leurs intuitions les meilleures.
Je vous ai plusieurs fois parlé, ce soir, de la pensée comme d’un être vivant et agissant. Ceci demande une explication. Je vous donnerai à notre prochaine réunion, chimiquement si je puis dire, la structure intime de la pensée, sa composition, comment elle se forme, vit, agit et transforme.
Et maintenant, permettez-moi, avant de finir, d’exprimer un vœu.
Je voudrais que nous prenions la résolution de nous élever quotidiennement, en toute sincérité et bonne volonté, dans une ardente aspiration vers le Soleil de Vérité, vers la Lumière Suprême, source et vie intellectuelle de l’univers, afin qu’elle nous pénètre toute et illumine de sa grande clarté notre cerveau et notre cœur, toutes nos pensées et tous nos actes.
Alors nous acquerrons le droit et l’honneur de suivre le conseil du grand initié du passé qui nous dit :
« Allez le cœur débordant de compassion, dans ce monde que la douleur déchire, soyez des instructeurs et en quelque lieu que ce soit où règnent les ténèbres de l’ignorance, allumez-y un flambeau. »
15 décembre 1911
Appendice
(Notes trouvées parmi les manuscrits de la Mère.)
Amour : Pour l’Être parce qu’il est l’Être indépendamment de toutes contingences et des individus.
Pitié : On ne sent plus la souffrance pour soi mais pour les autres seulement.
Sympathie : Souffrir avec le monde, partager la souffrance (souffrir avec).
Sérénité : Connaissance parfaite de l’état où toute souffrance disparaît (expérience individuelle).
Amour : Pour l’être dans son ensemble sans distinction du bien et du mal, de la lumière et de l’obscurité.
Pitié : Pour toutes les faiblesses et toutes les mauvaises volontés.
Sympathie : Pour l’effort, encouragement, collaboration.
Sérénité : Espoir dans le terme de la souffrance (connaissant l’expérience individuelle on en déduit logiquement qu’elle peut se généraliser et devenir l’expérience de tous).
Amour : Sans distinction du présent, du passé, de l’avenir.
Pitié : Pour la vie douloureuse.
Sympathie : Compréhension de tout, même du mal.
Sérénité : Certitude de la victoire finale.
Trois attitudes actives, une attitude passive; trois rapports extérieurs avec le tout, un rapport intérieur. Un état à garder Notes trouvées parmi les manuscrits de la Mère. pendant toute la méditation : Sérénité dans l’amour, la sympathie et la pitié.
À première vue on pourrait croire que ce sujet des rêves est tout à fait contingent; cette activité paraît, en général, bien peu importante en comparaison de celle de notre état de veille.
Nous allons voir, en regardant la question d’un peu plus près, qu’il n’en est rien.
Souvenons-nous tout d’abord que plus d’un tiers de notre existence se passe à dormir et que, par suite, ce temps consacré au sommeil physique mérite bien notre attention.
J’ai dit sommeil physique, car nous aurions tort de croire que notre être tout entier dort quand notre corps est endormi.
Des travaux basés sur des expériences faites avec toute la rigueur des méthodes scientifiques, ont été publiés il y a vingt ans environ par le Dr Vaschid dans un livre intitulé Le sommeil et les rêves.
Les docteurs qui ont fait ces expériences ont été amenés à conclure que l’activité mentale ne cesse pour ainsi dire jamais ; et c’est cette activité qui se traduit plus ou moins confusément dans notre cerveau par ce que l’on appelle des rêves. Ainsi, que nous en soyons ou non conscients, nous rêvons toujours.
Il est certes possible d’arriver à supprimer totalement cette activité et à dormir d’un sommeil complet, sans rêves; mais pour plonger ainsi notre être mental dans un repos analogue à celui de notre corps physique, il faut avoir atteint la parfaite maîtrise de cet être mental et ce n’est pas chose aisée.
Dans la majorité des cas, cette activité devient même d’autant plus considérable que, par suite du sommeil du corps, les facultés internes ne sont plus concentrées sur la vie physique et utilisées par elle.
On dit parfois que c’est dans le sommeil des hommes que se découvre leur vraie nature.
Il arrive souvent, en effet, que l’être sensoriel qui a été soumis au contrôle de la volonté active pendant tout le jour, réagit d’autant plus violemment la nuit que cette contrainte ne se fait plus sentir.
Tous les désirs qui ont été refoulés sans être dissous, et cette dissociation ne peut s’obtenir qu’après de nombreuses analyses très compréhensives dans leur rectitude, tentent de se satisfaire pendant que la volonté est assoupie.
Et comme les désirs sont de véritables centres dynamiques de formation, ils tendent à organiser, en nous et autour de nous, l’ensemble de circonstances le plus favorable à leur satisfaction.
Ainsi peut se trouver détruit en quelques heures, la nuit, le fruit de bien des efforts faits par notre pensée consciente durant le jour.
Ceci est une des causes principales de ces résistances que rencontre souvent en nous notre volonté de progrès, de ces difficultés qui nous semblent parfois insurmontables, et que nous ne parvenons pas à expliquer tant notre bonne volonté nous paraît intégrale.
Il nous faut donc apprendre à connaître nos rêves, et tout d’abord à distinguer entre eux, car ils sont de nature et de qualité très diverses. Souvent dans une même nuit nous pouvons en avoir qui appartiennent à des catégories différentes suivant la profondeur de notre sommeil.
Généralement chacun a, en ce qui concerne ses rêves, un moment plus favorable dans la nuit pendant lequel son activité est plus féconde, plus intellectuelle, et les circonstances mentales au milieu desquelles il se meut sont plus intéressantes.
La grande majorité des rêves n’ont d’autre valeur que celle d’une pure activité machinale et sans contrôle du cerveau physique dont certaines cellules persistent à fonctionner pendant Les rêves 37 le sommeil comme des appareils producteurs d’impressions et d’images sensibles conformes aux clichés reçus du dehors.
Ces rêves-là sont presque toujours déterminés par des circonstances purement physiques, état de santé, digestion, position dans le lit, etc.
On peut facilement, avec un peu d’observation de soi et quelques précautions, éviter cette sorte de rêves, aussi inutiles que fatigants, en supprimant leurs causes physiques.
D’autres rêves ne sont aussi que les vaines manifestations des activités vagabondes de certaines facultés mentales associant au hasard de leurs rencontres les idées, les propos et les souvenirs.
De tels rêves ont déjà plus d’importance, car ces activités vagabondes nous révèlent le désordre qui règne dans notre être mental dès qu’il n’est plus soumis au contrôle de notre volonté, et nous prouvent que cet être n’est pas encore organisé, classifié en nous, qu’il n’est pas mûr pour la vie autonome.
Presque semblables dans leur forme à ces rêves-là mais plus importants dans leurs conséquences sont ceux dont je vous parlais tout à l’heure et qui proviennent de la revanche de notre être interne pour un moment libéré de la contrainte que nous faisons peser sur lui. Ces rêves nous permettent souvent d’apercevoir des tendances, des goûts, des impulsions, des désirs dont nous n’étions pas conscients tant notre volonté de réaliser notre idéal les maintenait cachés dans quelque repli obscur de notre être.
Vous comprendrez facilement qu’il est pire de les laisser vivre ainsi ignorés de nous que de les tirer hardiment, courageusement au jour pour les obliger à nous quitter définitivement.
Observons donc nos rêves avec attention, ils sont souvent d’utiles instructeurs qui peuvent nous aider puissamment sur notre route vers la conquête de nous-mêmes.
Nul ne se connaît bien qui ne connaît ses libres activités de la nuit, et aucun homme ne peut se dire maître de soi s’il n’est parfaitement conscient et maître des multiples actions qu’il accomplit pendant son sommeil physique.
Mais les rêves ne sont pas seulement de malins avertisseurs de nos faiblesses et de malicieux destructeurs de notre effort quotidien de progrès.
S’il est des rêves qu’il faut combattre ou transformer, il en est d’autres, au contraire, qu’il faut cultiver comme de précieux auxiliaires de notre œuvre en nous et autour de nous.
Il n’est pas douteux qu’à de nombreux points de vue notre subconscient a plus de savoir que notre conscience habituelle.
Qui n’a fait l’expérience du problème métaphysique, moral ou pratique que l’on se pose en vain le soir et dont la solution impossible à trouver alors, apparaît claire et précise le matin au réveil.
La recherche mentale s’est poursuivie pendant le sommeil et les facultés internes, libérées de toute occupation matérielle, ont pu se concentrer uniquement sur le sujet qui les intéressait.
Bien des fois le travail lui-même reste inconscient, seul le résultat est perçu.
Mais d’autres fois, à la faveur d’un rêve, on participe à toute l’activité mentale dans ses moindres détails. Seulement la transcription cérébrale de cette activité est souvent si enfantine qu’on ne lui accorde, en général, aucune attention.
À ce point de vue il est intéressant de noter qu’il y a presque toujours un écart considérable entre ce qui est effectivement notre activité mentale et la manière dont nous la percevons et surtout dont nous en demeurons conscients. Cette activité détermine dans son milieu propre des vibrations qui se transmettent par répercussion jusqu’au système cellulaire de notre cérébralité organique, mais dans notre cerveau assoupi les vibrations subtiles du domaine suprasensible ne peuvent affecter qu’un nombre de cellules très limité; l’inertie de la plupart des supports organiques du phénomène cérébral, en réduisant le nombre des éléments actifs, appauvrit la synthèse mentale et la rend impropre à traduire l’activité des états internes autrement que par des images le plus souvent très vagues et inappropriées.
Pour vous rendre cette disproportion plus sensible, je puis vous donner un exemple pris entre beaucoup d’autres qu’il m’a été donné de connaître.
Dernièrement un écrivain se préoccupait d’un chapitre à moitié rédigé et qu’il ne parvenait pas à terminer.
Sa mentalité particulièrement intéressée par ce travail de composition, le continua pendant la nuit et à force de tourner et de retourner les idées constitutives des divers paragraphes, s’aperçut que ces idées n’étaient pas exprimées dans l’ordre le plus rationnel et qu’il fallait changer la place des paragraphes les uns par rapport aux autres.
Tout ce travail se traduisit dans la conscience de notre écrivain par un rêve que voici : il se trouvait dans son cabinet de travail en présence de plusieurs fauteuils qu’il venait d’y apporter, et il déménageait et redéménageait ces fauteuils dans la pièce, jusqu’à ce qu’il eut trouvé la place qui leur convenait le mieux.
On peut découvrir, dans la connaissance que certaines personnes pouvaient avoir de ces traductions inadéquates, l’origine de ces croyances populaires, de ces « clefs des songes » qui font les délices de tant d’âmes simples.
Mais il est facile à comprendre que cette transcription malhabile est spéciale à chacun quant à sa forme; chacun défigure à sa manière.
Par suite la généralisation abusive de certaines interprétations qui pouvaient être exactes pour celui qui les avait appliquées à son propre cas, ne donne lieu qu’à de vulgaires et sottes superstitions.
C’est comme si l’écrivain dont il était question tout à l’heure apprenait en grand secret à ses amis et connaissances que toutes les fois qu’ils se verront en rêve déménager des fauteuils, c’est que le lendemain ils seront amenés à intervertir l’ordre des paragraphes d’un livre.
La traduction cérébrale des activités de la nuit est faussée au point, parfois, de faire percevoir les phénomènes à l’opposé de ce qu’ils sont.
Lorsqu’on a une mauvaise pensée contre quelqu’un, par exemple, et que, livrée à elle-même, cette mauvaise pensée prend toute sa force pendant la nuit, on rêve que la personne en question vous bat, vous joue quelque vilain tour, ou même vous blesse ou essaye de vous tuer.
Il faut d’ailleurs, en règle générale, prendre de grandes précautions intellectuelles pour interpréter les rêves et surtout il faut épuiser toutes les explications subjectives avant de leur attribuer la valeur d’une réalité objective.
Il est des cas pourtant, surtout chez ceux qui ont désappris à toujours tourner leurs pensées vers eux-mêmes, il est des cas où l’on peut assister à des faits extérieurs à soi, à des faits qui ne sont pas le reflet de constructions mentales personnelles. Et si l’on sait traduire en langage intellectuel les images plus ou moins inadéquates par lesquelles le cerveau a traduit ces faits, on peut apprendre bien des choses que les facultés physiques trop limitées ne permettent pas de percevoir.
Certains arrivent même, grâce à une culture et à un entraînement spéciaux, à devenir et à demeurer conscients des activités profondes de leur être interne indépendamment de leur traduction cérébrale et à pouvoir ainsi les évoquer et les connaître à l’état de veille dans toute la plénitude de leurs facultés.
À ce sujet il y aurait une multitude de constatations intéressantes à faire, mais peut-être vaut-il mieux laisser à chacun le soin de faire par lui-même l’expérience des multiples possibilités mises à la portée de l’homme dans un champ d’activité trop souvent laissé en friche par lui.
Les terrains sans culture produisent de mauvaises herbes. Nous ne voulons pas de mauvaises herbes en nous, cultivons donc le vaste champ de nos nuits.
Ne croyez pas que cela puisse le moins du monde nuire à la profondeur de notre sommeil et à l’efficacité d’un repos aussi salutaire qu’indispensable. Au contraire, il est nombre de personnes dont les nuits sont plus fatigantes que les journées pour des raisons qui souvent leur échappent; qu’elles prennent conscience de ces raisons, alors leur volonté pourra commencer à agir sur elles et à supprimer leurs effets, c’est-à-dire à faire cesser des activités presque toujours, dans ces cas, inutiles et même nuisibles.
Si notre nuit nous a permis l’acquisition d’une connaissance nouvelle, la solution d’un problème posé, la mise en rapport de notre être interne avec quelque foyer de vie ou de lumière, ou même l’accomplissement de quelque travail utile, nous nous réveillerons toujours avec une impression de force et de bien-être.
Ce sont les heures gâchées à ne rien faire d’utile et de bon qui sont les plus fatigantes.
Mais comment cultiver ce champ d’action, comment prendre conscience de nos activités nocturnes?
Nous en trouverons le moyen très rapidement esquissé dans une page tirée d’un volume consacré à l’étude de notre vie interne :
La même discipline de concentration qui permet à l’homme de ne pas rester étranger aux activités internes de l’état de veille, lui fournit aussi le moyen de ne pas rester ignorant de celles, plus riches encore, des divers états de sommeil.
En général ces activités ne laissent après elles que des souvenirs rares et confus.
L’on remarque cependant qu’il suffit parfois d’une circonstance fortuite, d’une impression reçue, d’un mot prononcé, pour réveiller soudain à la conscience tout un long rêve dont l’instant auparavant on ne possédait aucun souvenir.
De ce simple fait nous pouvons déduire que l’activité consciente n’a eu qu’une trop faible participation aux phénomènes de l’état de sommeil, puisqu’en l’état de choses normal ils seraient demeurés à jamais perdus dans la mémoire subconsciente.
Dans ce domaine, les pratiques de la concentration devront donc porter à la fois sur la faculté spéciale du souvenir et sur la participation de la conscience aux activités de l’état de sommeil.
Celui qui désire retrouver le souvenir d’un rêve oublié devra tout d’abord fixer son attention sur les impressions vagues que ce rêve peut laisser traîner après lui et suivre ainsi sa trace indistincte aussi loin que cela lui sera possible.
Cet exercice régulier lui permettra d’aller de jour en jour plus loin vers la retraite obscure du subconscient où se réfugient les phénomènes oubliés du sommeil et de tracer ainsi une route facile à suivre entre les deux domaines de conscience.
Une remarque utile à faire à ce point de vue est que l’absence de souvenirs dépend fort souvent de la brusquerie avec laquelle s’effectue la reprise de conscience de l’état de veille. (Pas de réveil trop brusque.)
À ce moment, en effet, des activités nouvelles faisant irruption dans le champ de la conscience en chassent avec force tout ce qui leur est étranger et rendent plus pénible ensuite le travail de concentration nécessaire au rappel de choses ainsi expulsées. On le facilitera, au contraire, chaque fois qu’on observera certaines précautions mentales et même physiques de transition paisible d’un état à l’autre. (Si possible ne pas faire des mouvements trop brusques dans son lit au moment du réveil.)
Cependant cet entraînement spécial des facultés de souvenir ne pourra transformer en phénomènes conscients à l’état de veille que ceux-là seuls qui l’auront été déjà pendant le sommeil, fût-ce de la façon la plus fugitive. Car là où il n’y a pas eu conscience, il ne peut y avoir souvenir.
Il faudra donc, en second lieu, travailler à étendre la participation de la conscience à un plus grand nombre des activités de l’état de sommeil.
L’habitude quotidienne de s’intéresser, en les repassant, aux divers rêves de la nuit, dont les vestiges se seront transformés peu à peu en souvenir précis, celle aussi de les noter au réveil, seront des plus utiles à ce point de vue.
Grâce à elles les facultés mentales seront amenées à adapter leur mécanisme aux phénomènes de cet ordre, à exercer sur eux leur attention, leur curiosité, leur pouvoir d’analyse.
Il se produira alors une sorte d’intellectualisation du rêve ayant pour double résultat d’immiscer de plus en plus étroitement les activités conscientes dans le jeu jusque-là désordonné des activités de l’état de sommeil et d’augmenter progressivement la portée de celles-ci en les rendant de plus en plus rationnelles et instructives.
Les rêves prendront alors le caractère de visions précises et parfois de songes révélateurs. Dès lors une utile connaissance pourra être acquise de tout un ordre de choses important.
25 mars 1912
Si nous voulons progresser intégralement, il nous faut ériger en notre être conscient une synthèse mentale forte et pure qui puisse nous servir de protection contre les tentations du dehors, de point de repère pour nous éviter tout détour, de phare pour éclairer notre route sur l’océan mouvant de la vie.
Chacun doit construire cette synthèse mentale suivant ses propres tendances, ses propres affinités, ses propres aspirations. Mais si nous la voulons vraiment vivante et lumineuse, il faudra qu’elle ait à son centre l’idée qui est la représentation intellectuelle symbolique de Ce qui est au centre de notre être, de Ce qui est notre vie et notre lumière.
Cette idée exprimée en paroles sublimes a été enseignée sous des formes diverses par tous les grands Instructeurs à travers tous les pays et tous les temps.
Le Moi de chacun et le Grand Moi universel ne sont qu’un.
Tout ce qui est étant de toute éternité dans son essence et son principe, pourquoi distinguer entre l’être et son origine, entre nous-même et ce que nous plaçons au commencement?
C’est avec raison que d’anciennes traditions disaient :
« Nous et notre origine, nous et notre Dieu sommes un. »
Et cette unité doit s’entendre non point comme un simple rapport d’union plus ou moins étroite et intime, mais comme une identité véritable.
Ainsi, quand il essaie de remonter de proche en proche jusqu’à l’inaccessible, l’homme qui cherche le divin oublie que toute sa connaissance et toute son intuition ne sauraient lui faire faire un pas dans cet infini, et il ne sait pas que ce qu’il veut atteindre, que ce qu’il croit si loin de lui est en lui.
Et comment pourrait-il savoir quelque chose de l’origine tant qu’il ne prend pas conscience de cette origine en lui-même?
C’est en se comprenant lui-même, en apprenant à se connaître qu’il peut faire la découverte suprême et, émerveillé, s’écrier comme le patriarche dont parle la Bible : « C’est ici la maison de Dieu et moi je ne le savais pas. »
C’est pourquoi il faut exprimer la pensée sublime, créatrice des mondes matériels, faire entendre à tous la parole qui remplit les cieux et la terre : « Je suis en toute chose et en chaque être. »
Quand tous sauront cela, le jour promis des grandes transfigurations sera proche. Quand dans chaque atome de la matière les hommes reconnaîtront la pensée de Dieu qui l’habite, lorsqu’en chaque créature vivante ils apercevront l’ébauche d’un geste de Dieu, lorsqu’en chaque homme son frère saura voir Dieu, alors l’aube naîtra, chassant les ténèbres, les mensonges, les ignorances, les fautes et les douleurs qui accablent la nature entière. Car « la nature entière souffre et gémit attendant que les Fils de Dieu se révèlent ».
C’est bien la pensée centrale, celle qui résume toutes les autres, celle qui devrait être toujours présente dans notre souvenir comme le soleil qui illumine toute la vie.
C’est pourquoi je vous la rappelle aujourd’hui. Car si nous poursuivons notre route en emportant dans notre cœur cette pensée comme le joyau le plus rare, le trésor le plus précieux, si nous lui laissons faire son œuvre d’illumination, de transfiguration en nous, nous saurons qu’elle est vivante au centre de tout être et de toute chose, et en elle nous sentirons cette merveilleuse unité de l’univers.
Alors nous comprendrons combien vaines et enfantines sont nos pauvres satisfactions, nos sottes disputes, nos mesquines passions, nos indignations aveugles. Nous verrons se dissoudre nos petits travers, tomber les derniers retranchements de notre personnalité bornée, de notre égoïsme inintelligent. Nous nous sentirons emportés dans ce sublime courant de spiritualité vraie qui nous fera sortir de nos cadres limités, de nos étroites frontières :
Le Moi individuel et le Moi universel ne sont qu’un; en chaque monde, en chaque être, en chaque chose, en chaque atome est la Présence Divine, et l’homme a pour mission de la manifester.
Pour cela, il lui faut prendre conscience de cette présence Divine en lui. Certains, pour y parvenir, ont besoin d’un véritable apprentissage : leur être égoïste est trop absorbant, trop fixe, trop conservateur, et la lutte contre lui est longue et douloureuse. D’autres, au contraire, plus impersonnels, plus plastiques, plus spiritualisés, entrent facilement en contact avec la source inépuisablement divine de leur être. Mais ceux-là aussi, ne l’oublions pas, doivent quotidiennement, constamment, se livrer à un méthodique travail d’adaptation, de transformation, afin que rien en eux ne vienne plus obscurcir le rayonnement de cette pure lumière.
Mais comme le point de vue change dès que l’on atteint cette conscience profonde! Comme la compréhension s’élargit, comme la bienveillance s’accroît!
À ce sujet un sage a dit :
« Je voudrais que chacun de nous en vînt au point d’apercevoir le Dieu intérieur qui réside même dans le plus vil des êtres humains; au lieu de le condamner nous dirions : “Surgis, Être resplendissant, toi qui es toujours pur, qui ne connais ni la naissance ni la mort, surgis, Tout-Puissant et manifeste ta nature”. »
Conformons-nous à cette belle parole et nous verrons tout se transformer comme par miracle autour de nous.
Voilà l’attitude d’amour vrai, conscient, perspicace, de l’amour qui sait voir derrière les apparences, comprendre malgré les mots, et qui, à travers tous les obstacles, communie constamment avec les profondeurs.
Que pèsent nos impulsions et nos désirs, nos angoisses et nos violences, nos souffrances et nos luttes, toutes ces péripéties intimes dramatisées indûment par notre imagination déréglée, que pèsent-elles devant ce grand, ce sublime, ce divin amour penché sur nous du plus profond de notre être, indulgent à nos faiblesses, redressant nos erreurs, cicatrisant nos plaies, baignant notre être tout entier de ses effluves régénérateurs?
Car la Divinité intérieure ne s’impose point, ne réclame point, ne menace point; elle s’offre, elle se donne, elle se cache, elle s’oublie au sein des êtres et des choses; elle ne blâme point, elle ne juge ni ne maudit ni ne condamne, mais elle est à l’œuvre sans cesse pour perfectionner sans contrainte, réparer sans reproches, pour encourager sans impatience, pour enrichir chacun de tous les trésors qu’il peut recevoir; elle est la mère dont l’amour enfante et nourrit, garde et protège, conseille et console; elle comprend tout, c’est pourquoi elle supporte tout, elle excuse et pardonne tout, elle espère et prépare tout; portant tout en elle, elle n’a rien qui ne soit à tous, et parce qu’elle règne sur tous elle est servante de tous; c’est pourquoi ceux qui, petits ou grands, veulent être rois avec elle et dieux en elle, se font, comme elle, non point despotes mais serviteurs parmi leurs frères.
Qu’il est beau cet humble rôle de serviteur, ce rôle de tous ceux qui furent des manifestateurs, des annonciateurs du Dieu qui est en tous, du Divin Amour animant toute chose...
Et en attendant de pouvoir suivre leur exemple et devenir comme eux de vrais serviteurs, laissons-nous pénétrer par ce Divin Amour, transformer par Lui ; donnons-Lui, sans restriction, ce merveilleux instrument qu’est notre organisme matériel. Il lui fera produire son maximum dans tous les plans d’activité.
Pour arriver à cette totale consécration de nous-mêmes, tous les moyens sont bons, toutes les méthodes ont de la valeur. La seule chose tout à fait indispensable est la persévérance dans la volonté d’atteindre ce but. Car alors toutes les études que l’on fait, tous les actes que l’on accomplit, tous les êtres humains que l’on rencontre, viennent nous apporter une indication, une aide, une lumière pour nous guider sur le chemin.
Avant de terminer, pour ceux qui ont déjà fait beaucoup d’efforts infructueux en apparence, pour ceux qui ont fait connaissance avec les embûches sur la route et qui ont mesuré leur faiblesse, pour ceux qui risquent de perdre confiance et courage, j’ajouterai quelques pages. Destinées à réveiller l’espoir au cœur de ceux qui souffrent, elles ont été écrites par un travailleur spirituel au moment où toutes les épreuves fondaient sur lui comme des flammes purificatrices.
Vous qui êtes las, abattus, meurtris, vous qui tombez, qui vous croyez vaincus peut-être, écoutez la voix d’un ami; il connaît vos tristesses, il les a partagées, il a souffert, ainsi que vous, des maux de la terre; il a comme vous traversé des déserts sous le faix du jour, il sait ce que sont la soif et la faim, la solitude et l’abandon, le dénûment du cœur plus cruel que les autres; hélas! il sait aussi ce que sont les heures de doute, il connaît les erreurs, les fautes, les défaillances, toutes les faiblesses.
Mais il vous dit : courage! Écoutez la leçon que, chaque matin, apporte à la terre, dans ses premiers rayons, le soleil levant. C’est une leçon d’espérance, un message de consolation.
Vous qui pleurez, vous qui souffrez, vous qui tremblez, n’osant prévoir le terme de vos maux, l’issue de vos douleurs, regardez : il n’est pas de nuit sans aurore, et l’aube se prépare quand l’ombre s’épaissit; il n’est pas de brouillard que le soleil n’efface, pas de nue qu’il ne dore, pas de pleur qu’il ne sèche un jour, pas d’orage après lequel ne rayonne son arc triomphal, il n’est de neige qu’il ne fonde, ni d’hiver qu’il ne change en printemps radieux.
Et pour vous non plus, il n’est pas d’affliction qui ne produise son poids de gloire, pas de détresse qui ne puisse être transformée en joie, de défaite en victoire, de chute en ascension plus haute, La Découverte Suprême 49 de solitude en foyer de vie, de désaccord en harmonie; parfois c’est le malentendu de deux esprits qui oblige deux cœurs à s’ouvrir pour communier; il n’est pas, enfin, d’infinie faiblesse qui ne puisse se changer en force. Et même c’est dans la faiblesse suprême qu’il plaît à la toute-puissance de se révéler!
Écoute, mon petit enfant, qui te sens aujourd’hui si brisé, si déchu peut-être, qui n’as plus rien, plus rien pour couvrir ta misère et nourrir ton orgueil, jamais encore tu n’as été plus grand ! Comme il est près des cimes, celui qui s’éveille dans les profondeurs, car plus l’abîme s’approfondit, plus les hauteurs aussi se révèlent!
Ne sais-tu pas cela, que les forces les plus sublimes des extensions cherchent pour se vêtir les voiles les plus opaques de la matière? Oh les noces splendides du souverain amour et des plus obscures plasticités, du désir de l’ombre avec la plus royale lumière!
Si l’épreuve ou la faute t’ont jeté bas, si tu as sombré dans quelque bas-fonds de souffrance, ne t’afflige point, car c’est là que pourront t’atteindre la divine tendresse et la suprême bénédiction ! Parce que tu es passé au creuset de douleurs purificatrices, à toi les ascensions glorieuses. Tu es au désert : eh bien, écoute les voix du silence. Le bruit des paroles élogieuses et des applaudissements du dehors avait réjoui ton oreille, mais les voix du silence réjouiront ton âme en éveillant en toi l’écho des profondeurs, le chant des harmonies divines!
Tu marches en pleine nuit. Eh bien, recueille les trésors sans prix de la nuit. Au grand soleil s’illuminent les routes de l’intelligence, mais dans la nuit, aux clartés blanches, se trouvent les sentiers cachés de la perfection, le secret des richesses spirituelles.
Tu suis la voie des dépouillements; elle conduit vers la plénitude. Quand tu n’auras plus rien, tout te sera donné. Car pour ceux qui sont sincères et droits, c’est toujours du pire que sort le meilleur.
Chaque grain que l’on met en terre en produit mille. Chaque coup d’aile de la douleur peut être un essor vers la gloire.
Et quand l’adversaire s’acharne sur l’homme, tout ce qu’il fait pour l’anéantir le grandit.
Écoute l’histoire des mondes, regarde : le grand ennemi semble triompher. Il jette dans la nuit les êtres de lumière, et la nuit se remplit d’étoiles. Il s’acharne sur l’œuvre cosmique, il attente à l’intégrité de l’empire sphérique, rompt son harmonie, le divise et le subdivise, disperse sa poussière aux quatre vents de l’infini, et voici que cette poussière se change en semence dorée, fécondant l’infini et le peuplant de mondes qui, désormais, autour de leur centre éternel graviteront dans l’orbite élargie de l’espace; en sorte que la division même produit une unité plus riche et plus profonde, et multipliant les surfaces de l’univers matériel, agrandit l’empire qu’elle devait ruiner.
Il était beau, certes, le chant de la sphère primordiale bercée au sein de l’immensité; mais comme elle est plus belle encore et plus triomphale la symphonie des constellations, la musique des sphères, la chorale immense, remplissant les cieux d’un hymne éternel de victoire!
Écoute encore : nul état n’était plus précaire que celui de l’homme quand sur la terre il fut séparé de son origine divine. Au-dessus de lui s’étendait la frontière hostile de l’usurpateur, et aux portes de son horizon veillaient des geôliers armés d’épées flamboyantes. Alors, comme il ne pouvait plus monter à la source de la vie, cette source jaillit en lui; comme il ne pouvait plus recevoir d’en haut la lumière, cette lumière resplendit au centre même de son être; comme il ne pouvait plus communier avec le transcendant amour, cet amour se fit holocauste et s’offrit, choisissant chaque être terrestre, chaque moi humain pour demeure et pour sanctuaire.
Voilà comment, dans cette matière méprisée mais féconde, désolée mais bénie, chaque atome renferme une pensée divine, chaque être porte en lui le Divin Habitant. Et si nul, dans tout l’univers, n’est aussi infirme que l’homme, nul non plus n’est aussi divin !
En vérité, en vérité, dans l’humiliation se trouve le berceau de la gloire!
28 avril 1912
Quelle est l’œuvre la plus utile à faire actuellement?
Le but général à atteindre est l’avènement de l’harmonie universelle progressive.
En ce qui concerne la terre, le moyen d’atteindre ce but est dans la réalisation de l’unité humaine par l’éveil en tous et la manifestation par tous de la Divinité intérieure qui est une.
En d’autres mots : créer l’unité en établissant le royaume de Dieu qui est en tous.
Par suite, l’œuvre la plus utile à faire est :
1) Pour chacun individuellement la prise de conscience en soi de la divine Présence et son identification avec elle.
2) L’individualisation d’états d’être qui ne furent encore jamais conscients dans l’homme et, par suite, la mise en rapport de la terre avec une ou plusieurs sources de force universelle qui sont encore scellées pour elle.
3) Redire au monde, sous une forme nouvelle adaptée à l’état actuel de sa mentalité, la parole éternelle. Ce sera la synthèse de toutes les connaissances humaines.
4) Collectivement, fonder la société idéale dans le lieu propice à l’éclosion de la nouvelle race, celle des « Fils de Dieu ».
La transformation et l’harmonisation terrestres peuvent s’accomplir à l’aide de deux procédés, opposés en apparence, qui doivent se combiner, c’est-à-dire réagir l’un sur l’autre et se compléter l’un par l’autre :
1) La transformation individuelle, le développement intérieur menant à l’union avec la divine Présence.
2) La transformation sociale, l’établissement d’un milieu d’ordre favorable à l’éclosion et au développement des individus.
Comme le milieu réagit sur l’individu et que, d’autre part, de la valeur de l’individu dépend la valeur du milieu, les deux œuvres doivent être menées de front. Mais cela ne peut se faire que grâce à la division du travail, ce qui nécessite la formation d’un groupement, hiérarchisé si possible.
L’action des membres du groupement serait triple :
1) Réalisation en soi de l’idéal à atteindre : devenir de parfaits représentants terrestres de la première manifestation de l’Impensable dans ses trois modes, ses sept attributs et ses douze qualités.
2) Prédication de cet idéal par la parole et surtout par l’exemple, afin de trouver ceux qui sont à même de le réaliser à leur tour et de devenir aussi des annonciateurs de la délivrance.
3) Fondation d’une société type ou réorganisation de celles déjà existantes.
Pour chaque individu aussi, le travail est double et doit être fait simultanément, l’un favorisant et complétant l’autre :
1) Le développement intérieur, l’union progressive avec la lumière divine, seul état qui permette à l’homme d’être toujours en harmonie avec le grand courant de vie universelle.
2) L’action extérieure que chacun doit choisir selon ses capacités et ses préférences personnelles. Il doit trouver sa propre place, celle qu’il est seul à pouvoir remplir, dans le concert général, et s’y donner tout entier, sans ignorer pourtant qu’il ne joue qu’une note dans la symphonie terrestre, mais que sa note est indispensable à l’harmonie du tout, et que toute sa valeur réside dans sa justesse.
Quelle est ma place dans l’œuvre universelle?
Nous avons tous un rôle à remplir, une œuvre à faire, une place que nous sommes seuls à pouvoir tenir.
Mais cette œuvre étant l’expression, la manifestation audehors de la profondeur la plus centrale de notre être, nous ne pouvons prendre conscience de sa forme définitive qu’en prenant conscience de cette profondeur en nous-mêmes.
C’est ce qui se produit parfois dans les cas de conversion véritable. En même temps que nous percevons la lumière qui transfigure et que nous nous donnons à elle sans restriction, nous pouvons savoir avec autant de soudaineté que de précision ce pour quoi nous sommes faits, quelle est notre raison d’être sur terre.
Mais cette illumination est rare. Elle est déterminée en nous par toute une série d’efforts, d’attitudes intérieures. Et l’une des conditions essentielles pour obtenir et maintenir en nous ces attitudes, ces états d’âme est de consacrer quotidiennement une partie de notre temps à une action impersonnelle; il nous faut, tous les jours, faire quelque chose qui soit utile aux autres.
En attendant de savoir quelle est la chose essentielle que nous sommes destinés à faire, il nous faudra donc trouver l’occupation provisoire qui manifestera le mieux nos capacités actuelles et notre bonne volonté.
Nous nous donnerons alors à cette occupation avec conscience et persévérance, tout en sachant qu’elle ne sera peut-être qu’une étape, et que, notre idéal et nos forces progressant, nous serons amenés un jour certainement à voir de façon plus précise l’œuvre qu’il nous faudra accomplir. Dans la mesure où nous perdrons l’habitude de tout reporter à nous-mêmes et où nous saurons de mieux en mieux nous donner plus complètement, avec plus d’amour, à la terre et aux hommes, nous verrons notre horizon s’élargir et nos devoirs se multiplier et se préciser.
Nous nous apercevrons que notre action suit une ligne progressive générale qui est déterminée par notre tempérament spécial.
En effet, les occupations que nous remplirons successivement, avant d’avoir pris conscience de la forme définitive de notre action, seront toujours dans un même sens, un même genre, selon un même mode qui est l’expression spontanée de notre caractère, de notre nature, de notre mode vibratoire propre.
La découverte de cette tendance, de cette orientation spéciale doit se faire tout naturellement par goût, par libre élection et en dehors de toute considération extérieure et intéressée.
Souvent on reproche aux gens de se choisir une action disproportionnée à leurs moyens. Il y a là une légère confusion.
Ceux qui librement se donnent une œuvre à faire qui soit leur œuvre de prédilection ne peuvent pas, à mon sens, se tromper de direction ; cette œuvre doit bien être l’expression de leur tendance particulière. Mais là où ils se trompent c’est quand du premier coup ils veulent accomplir cette œuvre dans sa totalité, son intégralité en profondeur et surtout en surface, oubliant que leur conception même en est imparfaite dans la mesure de leur propre imperfection, et que, pour être sages, ils doivent ajouter à la connaissance de ce qu’ils désirent faire celle plus immédiatement pratique de ce qu’ils sont capables de faire actuellement.
C’est en tenant compte de ces deux facteurs qu’ils peuvent s’utiliser avec un minimum de perte de temps et de force.
Mais peu agissent avec autant de clairvoyance et de sagesse. Et il est fréquent pour celui qui cherche sa voie de tomber dans l’une des deux erreurs opposées qui sont :
Soit de prendre ses désirs pour des réalités, c’est-à-dire de préjuger de ses forces et de ses capacités actuelles et de s’imaginer qu’on est capable de prendre immédiatement une place et un rôle qu’on ne pourrait remplir honorablement qu’après de nombreuses années d’efforts méthodiques et persévérants.
Soit de méjuger de ses puissances latentes et de se borner volontairement, malgré ses aspirations profondes, à une besogne bien au-dessous de ses moyens et qui éteindra petit à petit en soi la lumière qui aurait pu rayonner pour les autres.
Il semble tout d’abord difficile de s’orienter parmi ces écueils et de trouver le chemin équilibré, le chemin du milieu.
Mais nous possédons une sûre boussole pour le faire :
Quoi que ce soit que nous entreprenions, que cela ne soit surtout pas dans le but de nous faire valoir. Lorsque l’on tient à la renommée, à la gloire, à la considération de ses contemporains, on est vite entraîné à leur faire des concessions; et si l’on veut avoir l’occasion de s’admirer soi-même, facilement on se donne pour ce que l’on n’est pas, et rien n’obscurcit plus l’idéal en soi.
Ne nous disons jamais, que ce soit franchement ou de façon détournée : « Je veux être grand, quelle vocation vais-je bien pouvoir me trouver pour le devenir? »
Il faut se dire, au contraire : « Il y a certainement une chose que je puis faire mieux que quiconque puisque chacun de nous est un mode spécial de manifestation de la force divine une en tous dans son essence. Cette chose si humble, si modeste soitelle, est justement celle à laquelle je dois me consacrer, et pour la trouver je vais observer, analyser mes goûts, mes tendances, mes préférences et sans orgueil ou sans humilité excessive je la ferai quoi que puissent en penser les autres. Je la ferai comme je respire, comme la fleur embaume tout simplement, tout naturellement, parce que je ne puis faire autrement. »
Du moment où nous avons aboli en nous, ne serait-ce que pour un instant, tout désir égoïste, tout but personnel et intéressé, nous pouvons nous abandonner à cette spontanéité intérieure, à cette inspiration profonde qui nous fera communier avec les forces vivantes et progressives de l’univers.
La conception de notre œuvre ira forcément en se perfectionnant à mesure que nous nous perfectionnerons nous-mêmes; et pour réaliser ce perfectionnement il ne faudra négliger aucun effort sur nous-mêmes; mais en ce qui concerne notre production, il faudra qu’elle soit toujours et de plus en plus joyeuse et spontanée, semblable à l’eau qui jaillit de la source pure.
Quel est en nous le plus grand obstacle à notre consécration à l’œuvre impersonnelle?
Regardé au point de vue le plus général, l’obstacle se confond avec la raison même de l’œuvre à accomplir : c’est l’état d’imperfection actuel de la matière physique.
Étant constitués d’une substance imparfaite, nous ne pouvons que participer à cette imperfection.
Quel que soit donc le degré possible de perfection, de conscience, de connaissance de notre être profond, le fait seul qu’il s’incarne dans un corps physique fait naître des obstacles à la pureté de sa manifestation; et, d’autre part, son incarnation a pour but la victoire sur ces obstacles, la transformation de la matière. Nous ne devons donc pas nous étonner ou nous attrister de rencontrer des obstacles en nous, car il n’est pas un être sur terre qui n’ait des difficultés à vaincre.
La cause de cette imperfection peut nous apparaître à deux points de vue, l’un général, l’autre individuel.
Au point de vue général, l’imperfection de la matière provient de son manque de réceptivité vis-à-vis des forces plus subtiles qui doivent se manifester par elle. Mais ce manque de réceptivité lui-même a beaucoup de causes dont l’exposition nous entraînerait trop loin du cœur de notre sujet. Je crois d’ailleurs qu’en dernière analyse toutes les difficultés résident dans l’illusion de la personnalité, c’est-à-dire l’illusion que quelque chose puisse être distinct du tout.
Afin de ne pas spéculer sur la nécessité de cette illusion pour l’existence même de l’univers tel que nous le connaissons, je regarderai la question uniquement sous son angle terrestre et humain.
Cette illusion du moi séparé du tout entraîne en nous deux tendances.
La première provient d’un inconscient besoin d’identi¬fication avec le tout. Mais à cause même de l’illusion de la personnalité, chacun ne conçoit cette identification que comme une absorption en soi et voudrait, plus ou moins, être le centre de ce tout. Par suite, dans la mesure de sa puissance intellectuelle ou physique, chacun veut attirer à soi tout ce dont il est conscient pour augmenter toujours plus sa personnalité.
Ceci est le résultat d’un désir, légitime dans son essence : avoir conscience de tout, mais ignorant dans son expression, car s’il est un moyen d’avoir conscience de tout, ce n’est certes pas en voulant attirer tout à soi, ce qui est absurde et irréalisable, mais en identifiant sa conscience avec la conscience du tout, ce qui exige justement l’action, l’attitude absolument opposée.
La seconde tendance, qui est d’ailleurs une conséquence normale de la première, est un excessif esprit de conservation, une fixité de toute nature, intellectuelle, morale, physique, qui nous met dans l’impossibilité de nous transformer aussi rapidement qu’il le faudrait pour que nous soyons toujours en accord avec la loi de progrès universel.
On dirait que l’individu craint de ne plus être assez différent des autres s’il favorise trop l’échange libre et large avec le tout.
D’ailleurs la fixité provient du désir d’accaparement et de l’erreur qui consiste à croire que nous pouvons être propriétaire de quelque chose dans l’univers. Il nous semble que les éléments dont nous sommes composés nous appartiennent en propre. Consciemment ou inconsciemment nous voulons les conserver à nous tout en étant disposés à en attirer d’autres pour les additionner aux premiers; mais nous oublions que, la séparation n’étant pas un fait réel, nous ne pouvons rien recevoir si nous ne donnons pas.
Il nous faut être l’anneau de la chaîne : l’anneau ne grossira pas de volume aux dépens de ses voisins. Mais s’il transmet fidèlement le courant qu’il a reçu, il en recevra un autre, et, plus sa transmission sera complète et rapide, plus il sera mis en rapport avec un grand nombre de forces ou de choses qu’il lui faudra utiliser ou manifester. Et ainsi petit à petit, en ne prenant, en ne gardant rien pour lui, il pourra prendre connaissance de tout, en communiant avec tout.
Pour les objections que l’on pourrait me faire et que je pressens, j’ajoute ceci :
En parlant de cette illusion de la personnalité, je ne veux pas nier que chacun ait un mode spécial de manifestation. Différenciation ne veut pas dire division.
Pourquoi y aurait-il tant d’innombrables anneaux à la chaîne si chacun n’avait sa fonction propre?
Et ici une autre comparaison s’impose pour compléter la première, car toute comparaison est forcément incomplète.
Considérons-nous comme les cellules d’un immense organisme vivant et nous comprendrons tout de suite que la cellule, qui dépend pour sa vie de la vie du tout et ne peut s’en séparer sous peine de destruction, a bien son rôle spécial dans l’ensemble.
Mais ce rôle est justement ce qu’il y a de plus profondément spontané dans notre être; il n’est besoin d’aucune égoïste affirmation de notre personnalité pour le trouver. Plus, au contraire, nous nous donnons pleinement à une action impersonnelle, plus ce rôle se fortifie et se précise en nous. Et c’est ce rôle justement qui constitue notre véritable individualité puisqu’il est notre mode spécial de manifester l’Essence Divine une en tout et en tous.
Quelle est la difficulté psychologique que je puis, par expérience, étudier le mieux ?
En chacun de nous il est une difficulté plus centrale que toutes les autres; c’est celle qui est, par rapport à notre rôle dans le monde, comme l’ombre de cette lumière, une ombre qui va se dissipant, s’évanouissant de plus en plus à mesure que la lumière devient plus intense, plus brillante, plus forte et qu’elle gagne l’être tout entier.
Cette difficulté particulière à chacun, me paraît être celle qui mérite toute notre attention et tout notre effort, car, si nous savons nous observer, nous verrons que d’elle découlent toutes celles qui peuvent venir barrer notre route.
C’est donc une difficulté de ce genre dont je vais esquisser l’étude ce soir.
Il est des sensibilités excessives, d’autant plus aiguës qu’elles se manifestent moins au dehors. Ce sont les sensibilités d’ordre affectif, émotif.
Ces sensibilités proviennent en général d’une substance supranerveuse très intellectualisée mais pas suffisamment spiritualisée pour son degré d’intellectualisation.
C’est la période d’évolution où l’être est mûr pour le don de soi, car il est conscient de lui-même, mais où, par le fait du travail d’individualisation, d’intellectualisation auquel il s’est soumis, il a pris l’habitude de tout considérer par rapport à soi et a poussé jusqu’à son extrême limite l’illusion de la personnalité.
Aussi lui est-il parfois très difficile de ne pas se regarder agir, sentir et penser, d’où résulte un manque de spontanéité qui est très voisin de l’insincérité.
L’être prend plaisir à son extrême sensibilité; c’est un 64 instrument délicat qui répond merveilleusement à la moindre vibration, et ainsi, au lieu de s’extérioriser, d’oublier son moi comme il convient, il se replie sur lui-même, s’observe, s’analyse, se contemple presque.
La sensibilité émotive ainsi cultivée va en augmentant, en se précisant, en se raffinant. Et comme, dans la vie, les occasions de souffrance sont plus fréquentes que les occasions de joie, ce besoin d’éprouver et d’étudier ces mouvements subtils du sentiment développe un penchant, un goût pour la souffrance, véritable aberration mystique qui n’est autre que la recherche de soi dans la souffrance, une forme raffinée mais très pernicieuse de l’égoïsme.
Les résultats pratiques de ce besoin de souffrir sont tout à fait désastreux si vous y ajoutez la perception intuitive, mais encore imprécise, que l’œuvre à accomplir pour vous, votre raison d’être dans la vie, est d’attirer à soi, de prendre sur soi la souffrance des autres pour la transformer en harmonie.
En effet, d’une part cette connaissance est incomplète parce que vous ignorez que le seul moyen de soulager les autres, de supprimer un peu de souffrance dans ce monde, est de ne laisser aucune sensibilité, si douloureuse qu’elle puisse paraître, éveiller de la souffrance en vous, troubler votre paix et votre sérénité. D’autre part, la notion de l’œuvre à accomplir, elle-même, est faussée par l’illusion de personnalité. La notion exacte est, non pas d’attirer à soi toute la souffrance, chose irréalisable, mais de s’identifier avec toute souffrance, chez tous les autres, pour être en elle et en eux le germe d’amour et de lumière qui fera naître, avec la compréhension profonde, l’espoir, la confiance et la paix.
Jusqu’à ce que l’on ait bien compris cela, le goût du sacrifice s’éveille dans l’être; et chaque fois qu’une occasion s’en présente, comme on n’est pas désintéressé dans la question, puisqu’on désire ce sacrifice, il devient sentimental, irraisonné et cause des erreurs absurdes et parfois funestes dans leurs conséquences.
Même si l’on a l’habitude de réfléchir avant d’agir, les réflexions qui précéderont l’action seront forcément tendancieuses puisqu’elles seront faussées par le goût de la souffrance, le désir d’avoir une occasion de s’imposer un sacrifice douloureux.
Et ainsi, consciemment ou non, au lieu de se sacrifier pour le bien des autres, on se sacrifie pour le plaisir de se sacrifier, ce qui est parfaitement absurde et ne profite à personne.
Toute action ne doit être jugée bonne et entreprise que lorsque nous en connaissons les conséquences immédiates et si possible lointaines et qu’elles nous apparaissent comme devant, en définitive, ajouter si peu que ce soit au bonheur terrestre. Mais pour en juger sainement, il faut que le jugement ne soit, en aucune façon, troublé par une préférence personnelle, et cela implique le détachement de soi.
Non ce détachement qui équivaut à l’annulation de la capacité de sentir, mais celui qui obtient l’abolition de la capacité de souffrir.
On comprendra par là que je mets hors de cause, en ce moment, les insensibles, ceux qui ne souffrent pas parce que la matière qui les constitue est encore trop fruste, trop grossière pour sentir, ceux qui ne sont même pas mûrs pour la souffrance.
Mais pour ceux qui ont atteint un grand développement de la sensibilité, on peut dire que leur capacité de souffrir est la mesure exacte de leur imperfection.
En effet, l’expression de la vraie vie psychique dans l’être est paix, sérénité joyeuse.
Une souffrance, quelle qu’elle soit, est donc pour nous l’indication précieuse de notre point faible, du point sur lequel nous avons encore à faire de grands efforts spirituels.
Ainsi pour guérir en nous cette attirance pour la souffrance, il nous faudra comprendre l’absurdité, le mesquin égoïsme des diverses causes de nos souffrances.
Et pour guérir notre désir immodéré et ridicule du sacrifice, pour lui-même trop souvent et indépendamment de ses résultats utiles, il nous faudra comprendre que si nous devons par la sensibilité rester en contact avec toutes les souffrances humaines, il nous faudra aussi être assez vigilants et perspicaces pour dissoudre, au fur et à mesure, ces souffrances qui, aux yeux du clairvoyant, sont de pures imaginations.
Car la seule manière de venir en aide aux hommes, à ce point de vue, c’est d’opposer à leur souffrance une immuable et souriante sérénité qui sera la plus haute expression humaine de l’Impersonnel Amour.
Enfin, dans un cas comme celui que je viens de vous exposer, plus encore que dans tout autre, il est indispensable de garder en mémoire que la vraie impersonnalité ne consiste pas seulement dans l’oubli de soi en actes, mais surtout dans le fait d’ignorer que l’on s’oublie soi-même.
En définitive, pour être vraiment impersonnel il ne faut plus s’apercevoir qu’on l’est.
Et c’est alors que l’œuvre peut s’accomplir avec une généreuse spontanéité, dans toute sa perfection.
Quelle amélioration peut-on apporter à nos réunions?
À propos des nombreux groupements qui se forment et qui disparaissent presque aussitôt, nous avons dit un jour que ce phénomène de mort rapide est dû à ce qui entre de conventionnel, d’arbitraire dans l’organisation de ces groupements.
En effet, ils sont construits selon un type idéal issu d’un ou de plusieurs cerveaux, une formule parfois très belle théoriquement mais qui ne tient aucun compte des individus qui, avec leurs difficultés et leurs faiblesses, vont être les cellules vivantes du groupement.
Il est impossible, à mon avis, de donner une forme arbitraire à un être individuel ou collectif; sa forme ne peut être que l’expression extérieure parfaitement adéquate à la qualité des éléments qui le constituent.
C’est faute de respecter cette loi vitale de formation que les groupements se succèdent et se multiplient sans fin, voués tous à une identique et prompte destruction. Car au lieu d’être des organismes vivants et capables d’une croissance, d’un développement et d’un épanouissement normaux, ce ne sont que des amalgames inertes, privés de toute possibilité de progrès.
Nous avions décidé qu’attentifs à cette loi, nous nous garderions avec soin de déterminer prématurément les conditions de vie de notre petit groupe. Il n’est pas né encore, il est à peine au début de sa période de gestation. Laissons-le se former et éclore tout doucement avant de réglementer son existence.
Il me paraîtrait donc funeste de vouloir organiser nos réunions selon un plan préconçu ou conformément à l’idéal de l’un ou de l’autre, ou même de nous tous. Nous entrerions ainsi dans la voie des formations artificielles, construites d’après 68 des théories et destinées à périr plus rapidement encore que les institutions qui se développent selon leur spontanéité propre totalisant les tendances variées de leurs membres.
Certes il faut que nos réunions progressent, puisque telle est la condition de la durée. Mais cela ne pourra être que si elles sont pour chacun de nous une occasion de progrès.
En effet, si nous voulons que leur progrès soit sincère et profond, c’est du nôtre propre qu’il doit dépendre.
Si tous nous apportions ici une ardente aspiration vers plus de connaissance et plus de sagesse, nous créerions une atmosphère de recueillement que je voudrais pouvoir qualifier de religieuse, et cette atmosphère serait tout à fait favorable à notre perfectionnement.
Une ambiance de spiritualité aide bien plus parfois que les paroles échangées; et les plus belles pensées ne nous font pas faire un progrès si nous n’avons pas la volonté constante qu’elles se traduisent en nous par des sentiments plus élevés, des sensations plus exactes et des actes meilleurs.
Ainsi pour améliorer nos réunions, la condition essentielle est notre propre amélioration.
Unifions-nous nous-mêmes, identifions notre conscience à la conscience de notre Moi Divin, et notre groupe s’unifiera. Éclairons, illuminons nos facultés intellectuelles, et notre groupe manifestera la lumière. Laissons l’amour impersonnel pénétrer tout notre être, et notre groupe rayonnera l’amour. Mettons de l’ordre, enfin, en nous, et notre groupe s’ordonnera de lui-même sans que nous ayons besoin d’intervenir arbitrairement dans sa constitution.
Devenons, en un mot, les cellules vivantes de l’organisme que nous voulons mettre au monde, et n’oublions pas que de la valeur de ses cellules dépendra la valeur de l’être collectif et son action, son utilité dans l’œuvre d’harmonie universelle.
Comment devenir maître de sa pensée ?
Première condition. Comprendre toute l’importance de la chose, en s’apercevant, par observation, que les actes sont l’expression exacte des pensées et que, tant qu’on n’a pas le contrôle parfait sur son activité mentale, ces pensées ne sont que des réflexes provenant de toutes les influences extérieures (sensations et suggestions). Ainsi on ne s’appartient pas et on ne peut en aucune façon répondre de soi tant qu’on n’est pas maître de sa pensée.
Deuxième condition. Vouloir de façon persistante la direction effective de son activité mentale.
Troisième condition. Observer ses pensées pour se familiariser avec elles, connaître leur cours habituel et se rendre compte de celles qui sont plus particulièrement en affinité avec sa nature sensorielle et sentimentale.
Quatrième condition. Chercher en soi l’idée qui paraît la plus haute, la plus noble, la plus pure, la plus désintéressée et en faire — jusqu’au jour où on en a une plus belle à substituer à celle-là — le pivot autour duquel doit se construire la synthèse mentale, la régulatrice à la lumière de laquelle toutes les autres pensées seront regardées et jugées, c’est-à-dire admises ou rejetées.
Cinquième condition. Se soumettre à une discipline mentale régulière et quotidienne. Trouver parmi tous les enseignements qui ont été donnés à ce sujet la méthode qui paraît devoir être la plus efficace et s’y conformer scrupuleusement, rigoureusement, avec énergie et persévérance.
Quelques recommandations importantes :
Savoir prendre le repos mental nécessaire.
Ne pas exiger de soi plus qu’on ne peut faire.
Faire la part du temps et savoir attendre avec patience les résultats de son effort.
Enfin, savoir, en ne négligeant rien de ce que l’on peut faire soi-même, s’en remettre avec une confiance d’enfant à la Grande Force Suprême, la Force Divine qui est Une en tout être et en toute chose.
Le pouvoir des mots
Il me semble oiseux d’attirer votre attention sur la quantité de mots inutiles que l’on prononce tous les jours; c’est un mal connu de tous quoique bien peu songent à y porter remède.
Mais il est quantité d’autres mots que l’on prononce inutilement. C’est-à-dire que nous avons maintes fois, dans une journée, l’occasion, tout en prononçant un mot ou un autre, d’exprimer un vœu profitable, si toutefois nous savons mettre derrière les mots la pensée qui devrait s’y trouver.
Mais que de fois nous perdons cette occasion d’attirer autour de ceux que nous connaissons une atmosphère mentale bienfaisante et de les aider ainsi véritablement. Il serait très utile de remédier à cette négligence.
Pour cela il faut interdire à notre mentalité d’être dans cet état de vague et passive imprécision dans lequel, chez la plupart, elle se trouve presque constamment.
Nous pouvons, pour nous guérir progressivement de cette somnolence, nous obliger à réfléchir, en prononçant un mot, à son sens exact, à sa portée véritable, afin de lui donner sa pleine efficacité.
À ce sujet on peut dire que la puissance d’action des mots provient de trois causes différentes.
Les deux premières résident dans le mot lui-même devenu accumulateur de forces. La troisième se trouve dans le fait de vivre intégralement, au moment où on prononce un mot, la pensée profonde qu’il exprime.
Naturellement si ces trois causes d’efficacité se combinent, la puissance du mot en est considérablement multipliée.
1) Il est certains mots dont la résonance est, dans le monde physique, la matérialisation vibratoire parfaite de la vibration plus subtile produite par la pensée dans son domaine propre.
En étudiant d’assez près cette analogie des vibrations du son et de la pensée, on peut découvrir les quelques syllabes mères exprimant des idées tout à fait générales, et qui se retrouvent dans la majorité des langues parlées avec un sens à peu de chose près identique. (Il ne faut pas confondre cette origine du langage avec celle des langues écrites qui sont de tout autre nature et répondent à d’autres besoins.)
2) Il est d’autres mots qui, depuis des siècles, ont été répétés dans certaines circonstances et qui sont tout imprégnés des forces mentales de tous ceux qui les ont prononcés. Ce sont de véritables accumulateurs d’énergie.
3) Il est enfin des mots qui prennent une valeur immédiate, au moment où ils sont prononcés, par suite de la pensée vivante de celui qui les dit.
Voici, pour illustrer ce que je viens de dire par un exemple, un mot très puissant, car il peut réunir les qualités des trois catégories; c’est le mot sanscrit « AUM ».
Il est employé dans l’Inde pour exprimer l’Immanence divine. Ce mot y est uni à toute méditation, toute contemplation, tout exercice de yoga.
Aucun son n’éveille plus que ce son « AUM » un sentiment de paix, de sérénité, d’éternité.
De plus, ce mot est tout imprégné des forces mentales accumulées depuis des siècles sur l’idée qu’il exprime, par tous ceux qui l’ont employé; et il a, pour les hindous surtout, un véritable pouvoir de mise en rapport avec cette Essence divine qu’il évoque.
Et comme les Orientaux ont l’esprit religieux et l’habitude de la concentration, il en est peu qui prononcent ce mot sans y mettre toute la conviction nécessaire à sa pleine efficacité.
En Chine, un effet analogue est obtenu à l’aide d’un mot dont le sens est identique et le son à peu près semblable, le mot « TAO ».
Nos langues occidentales sont moins expressives; elles sont trop éloignées, dans leur forme actuelle, de la langue mère qui leur a donné naissance. Mais nous avons toujours la ressource d’animer un mot par la puissance de notre pensée vivante et active.
Sans compter qu’il est des formules que nous pourrions avec profit ajouter à toutes celles que l’on emploie couramment.
Ces formules étaient en usage dans certaines écoles initiatiques anciennes. On s’en servait comme salutations et elles prenaient, dans la bouche de celui qui savait les penser, une puissance d’action toute spéciale.
Aux disciples, aux néophytes qui faisaient leurs premiers pas sur le sentier, on disait : « Que la paix de l’équilibre soit avec vous. »
À tous ceux qui avaient prouvé par leur attitude intérieure et extérieure, continue et progressive, leur bonne volonté profonde et durable, on disait : « À vous la plénitude du bien. »
Et chez certains instructeurs manifestant des forces particulièrement hautes, cette parole était douée du pouvoir de transmettre des dons véritables, comme celui de guérir par exemple.
Quelle est l’idée la plus utile à répandre et l’exemple le meilleur à donner ?
On peut considérer la question de deux manières : l’une très générale s’adressant à la terre entière, l’autre particulière concernant le milieu social qui est actuellement le nôtre.
Au point de vue général, il me semble que l’idée la plus utile à répandre est double :
1) que l’homme porte au-dedans de lui la puissance, la sagesse, la connaissance parfaites, et que s’il veut les posséder, il lui faut les découvrir dans la profondeur de son être, par introspection et concentration;
2) que ces qualités divines se retrouvent identiques au centre, au cœur de tout être, d’où l’unité essentielle de tous, et toutes les conséquences de solidarité et de fraternité qui en découlent.
Le meilleur exemple à donner serait celui de la sérénité sans mélange, du bonheur immuablement paisible qui deviennent l’apanage de celui qui sait vivre intégralement cette pensée du Dieu Un en tous.
Au point de vue de notre milieu actuel, voici l’idée qui me semble la plus utile à répandre :
Ce n’est dans aucun moyen extérieur, améliorations matérielles ou transformations sociales, que réside la véritable évolution progressive, celle qui peut mener l’homme vers le bonheur auquel il a droit. Ce sont les perfectionnements individuels, intérieurs et profonds, qui constituent le progrès réel et peuvent transformer totalement l’état actuel des choses et changer la souffrance et la misère en satisfaction sereine et durable.
Par suite, le meilleur exemple est celui du premier perfectionnement individuel permettant tous les autres, de la première victoire à remporter sur la personnalité égoïste : le désintéressement.
À l’heure où tous se ruent sur l’argent comme moyen de satisfaire leurs innombrables convoitises, celui qui reste indifférent à la richesse et qui agit non point en vue d’un gain, mais uniquement pour se conformer à un idéal désintéressé, donne sans doute l’exemple le plus immédiatement utile.
Quelle est la catégorie d’esprits qui m’est la plus proche et quel serait mon idéal de travail parmi eux ?
Toujours la vie met de quelque manière sur notre chemin ceux qui, pour une raison ou pour une autre, nous sont proches. Chacun se crée son milieu selon ce qu’il est lui-même.
Et, si telle est notre préoccupation dominante, tous ceux que nous croisons ainsi sur la route deviennent ceux-là mêmes à qui nous pouvons être le plus utile.
Pour celui qui vit constamment dans la conscience spirituelle, toutes les circonstances qui lui adviennent prennent une valeur particulière et tendent toutes à son évolution progressive. C’est avec le plus grand profit que celui-là observera les rencontres qu’il fait, étudiera les raisons apparentes et profondes de ces rencontres et, conformément à son désir altruiste, se demandera quel est le bien qu’il peut faire dans chacun de ces cas divers. Et selon son propre degré de spiritualité, son action sera, plus ou moins, mais toujours spiritualisante.
Si nous observons avec un peu d’attention les causes de nos rapprochements avec nos semblables, nous voyons qu’ils se font dans des profondeurs différentes de l’être, suivant notre mode spécial d’activité consciente.
Nous pouvons classer ces rapports dans quatre catégories principales correspondant à nos quatre modes d’activité principaux : physique, vital, psychique et mental. Ils peuvent s’exercer dans une ou plusieurs de ces catégories, simultanément ou successivement, suivant la qualité et le genre de notre manifestation active.
Le rapprochement physique est, pour ainsi dire, obligatoire, puisqu’il dépend du fait que nous possédons un corps physique. Il s’établit forcément avec ceux qui nous ont fourni ce corps et 77 tous ceux qui dépendent matériellement d’eux. Ce sont les rapports de parenté. Il y a aussi ceux de promiscuité : voisinage dans les maisons, les divers moyens de transport, la rue. (Je remarque ici, et la remarque peut servir pour les trois autres catégories, que ce rapport n’est pas forcément unique; il l’est même rarement, puisqu’il est rare que nous soyons actifs sur un seul des plans de notre être; ce que je veux dire, c’est que le rapport physique domine les trois autres.)
Le rapprochement vital est celui des impulsions, des désirs identiques ou susceptibles de se combiner pour se compléter, s’amplifier.
Le rapprochement psychique est celui des aspirations spirituelles convergentes.
Le rapprochement mental provient des capacités et des affinités mentales analogues ou complémentaires.
En général, et si la dominante d’une des catégories n’est pas nettement établie, ce qui ne peut venir que d’une suffisante classification organisatrice de notre être dans sa profondeur et sa complexité, nous pouvons et devons aider matériellement ceux qui sont proches de nous pour des raisons physiques.
Sauf exception, c’est matériellement que l’on peut le mieux venir en aide aux membres de sa famille ou bien à ceux que l’on rencontre fortuitement dans la rue, les trains, les bateaux, les omnibus, etc : aide pécuniaire, secours en cas de maladie ou de danger.
Ceux qui sont attirés vers nous par des goûts identiques, artistiques ou autres, nous devons les aider dans leur sensibilité en redressant, équilibrant, canalisant leurs énergies sensorielles.
Ceux qu’une commune aspiration de progrès a mis en contact avec nous, nous pouvons les aider en leur montrant, par notre exemple, le chemin, et par notre amour, en leur adoucissant les aspérités de la route.
Enfin, pour ceux qui se rapprochent de nous par suite d’affinités mentales, nous avons le devoir de faire briller la lumière de l’intelligence, afin, si possible, d’élargir le champ de leur pensée et d’illuminer leur idéal.
C’est par des nuances, parfois subtiles, dans les conditions des rencontres que ces diverses affinités s’expriment extérieurement et, parce que notre perspicacité est rarement assez éveillée, ces nuances nous échappent souvent.
Mais pour bien diriger notre action et limiter autant que possible les causes de nos erreurs d’attitude vis-à-vis de nos semblables, il nous faut étudier toujours avec le plus grand soin les raisons multiples de nos rapprochements et la catégorie des affinités qui nous lient à eux.
Il est quelques rares êtres qui sont proches dans les quatre modes d’être à la fois. Ceux-là sont les amis dans l’acception profonde du mot. C’est à leur égard que notre action peut être le plus complètement, le plus parfaitement bienfaisante et salutaire.
N’oublions jamais que la durée du rapprochement entre deux vies humaines dépend du nombre et de la profondeur des états d’être dans lesquels s’exercent les affinités qui les lient.
Seuls ceux qui communient dans l’essence éternelle d’euxmêmes et de toute chose peuvent être éternellement unis.
Ne sont amis pour toujours que ceux qui de tout temps le furent, de loin ou de près, dans ce monde ou dans d’autres.
Et la rencontre avec ces amis-là dépend d’une rencontre préalable que nous devons faire en nous-mêmes, dans les profondeurs inconnues de notre être.
D’ailleurs, lorsque cette rencontre est faite, tout dans notre attitude est transformé.
Quand on est un avec la Divinité intérieure, on est un avec tous dans leur profondeur et c’est à travers Elle, par Elle qu’on doit entrer en rapport avec tous les êtres. Alors, sans attirance ni répulsion, sans sympathie ni antipathie, on est proche de ce qui est proche d’Elle et loin de ce qui en est éloigné.
On sait ainsi que, parmi les autres, on doit être toujours et de mieux en mieux un exemple divin d’activité intégrale, aussi bien physique qu’intellectuelle et spirituelle, l’occasion qui leur est offerte de comprendre et d’entrer sur le chemin de la vie divine.
Ce qui vous parle en ce moment est un fidèle serviteur du Divin. De tout temps, depuis les débuts de la terre, en fidèle serviteur du Divin, il y a parlé au nom de son Maître. Et tant qu’il y aura une terre et des hommes, il y sera dans un corps pour prêcher la parole divine.
Partout donc où on me demande de parler, je le fais de mon mieux, comme serviteur du Divin.
Mais parler au nom d’une doctrine particulière ou d’un homme si grand soit-il, cela je ne le puis :
L’Éternel Transcendant me le défend.
1912
Mlle Molitor m’a fort aimablement demandé de vous parler un peu de la pensée.
Puisque vous avez bien voulu venir aujourd’hui m’entendre, j’en conclus que vous êtes de ceux qui, connaissant l’importance primordiale de la pensée, son rôle prépondérant dans la vie, font effort pour se constituer une pensée toujours plus forte et consciente.
Vous m’excuserez donc, je l’espère, si tout en vous exposant en quoi consiste cette importance primordiale, je me permets de vous donner, de nous donner quelques conseils pour apprendre à bien penser.
En cela, je ne ferai qu’être l’interprète auprès de vous des grands instructeurs, des grands initiés qui d’âge en âge sont venus apporter aux hommes leur parole de sagesse et de paix.
Mais avant de vous traduire de mon mieux leurs beaux enseignements relatifs à l’usage rationnel, efficace et équitable de cette merveilleuse faculté qu’est en nous la pensée, il me semble indispensable que nous étudiions un peu tout d’abord ce qu’elle est.
5 février 1912
Vous vous souvenez sans doute que nous avons fait, le mois dernier, deux constatations1
La première est que la pensée est une entité vivante, agissante, autonome.
La seconde, que pour lutter victorieusement contre les effets nocifs de l’atmosphère mentale polluée dans laquelle nous vivons, il nous faut construire en nous une synthèse intellectuelle puissante, lumineuse et pure.
Pour cela il nous faut attirer à nous et faire nôtres les pensées les plus hautes qui soient à notre portée, c’est-à-dire dans le champ de notre activité mentale.
Mais les pensées étant des êtres vivants ont, comme nous, leurs sympathies et leurs antipathies, leurs attirances et leurs répulsions.
Il nous faut donc avoir une attitude spéciale à leur égard, les traiter comme des personnes et leur faire les avances, les amabilités et les concessions que nous ferions à quelqu’un dont nous voudrions faire notre ami.
Un philosophe moderne écrit à ce sujet :
« Les penseurs parfois dans leurs méditations, les explorateurs, les prospecteurs du monde intellectuel dans leurs découvertes, et les poètes, ces devins de la pensée, dans leurs rêves éprouvent et pressentent confusément que l’idée n’est point une chose abstraite et sans corps. Elle leur apparaît comme une chose ailée qui plane, s’approche, s’enfuit, se refuse et se donne, qu’il faut appeler et poursuivre et apprivoiser. .
« Aux plus clairvoyants, elle semble comme une personne lointaine ayant ses caprices et ses désirs, ses préférences, ses dédains ainsi qu’une reine, ses pudeurs ainsi qu’une vierge. Ils savent qu’il faut beaucoup de soins pour la conquérir et peu de chose pour la perdre, et qu’il est un amour de l’esprit pour l’idée, un amour fait de consécration et de sacrifice sans lequel l’idée ne peut être à lui.
« Mais ce sont là de jolis symboles sous lesquels bien peu savent voir la très exacte réalité.
« Il fallait un Platon pour savoir ce qu’est cette chose qui vit et vibre, qui se meut et rayonne, circule et se propage à travers le temps et l’espace, qui agit et veut et choisit librement son heure et son lieu, pour connaître l’Idée en un mot comme un être. »
Nous retiendrons de cette belle page surtout une phrase :
« Il est un amour de l’esprit pour l’idée, un amour fait de consécration et de sacrifice sans lequel l’idée ne peut être à lui. »
Ceci n’est pas une image. Pour entrer en rapport intime et conscient avec l’idée il faut se consacrer à elle, l’aimer d’un amour désintéressé, en elle-même, pour elle-même.
Nous allons chercher aujourd’hui en quoi consiste cet amour et parallèlement ce qu’il nous faut faire pour qu’il fleurisse en nous.
La première attitude à prendre, la plus indispensable, est une sincérité mentale aussi parfaite qu’il est en notre pouvoir d’acquérir.
De toutes les sincérités c’est peut-être la plus difficile. Ne pas se tromper soi-même mentalement est chose malaisée.
Tout d’abord, nous avons, ainsi que je vous l’expliquais en décembre dernier, une certaine habitude de penser provenant de l’éducation que nous avons reçue, de l’influence du milieu et faite le plus souvent de conventions sociales et de suggestions collectives. Cette habitude nous fait faire, naturellement, bien meilleur accueil à toutes les pensées analogues sinon conformes à celles qui meublent déjà notre cerveau, plutôt qu’à celles qui pourraient ébranler si peu que ce soit cet édifice.
C’est pour la même raison, vous vous en souvenez sans doute, qu’il nous est parfois si difficile d’apprendre à penser par nous-mêmes : nous hésitons à changer quoi que ce soit à notre manière habituelle de penser faite le plus souvent de conventions sociales et de suggestions collectives, car toute notre existence est basée sur elle. Il faut un grand courage et un grand amour du progrès pour consentir à regarder son existence à la lumière de pensées plus profondes et par suite plus indépendantes des coutumes et des usages du milieu.
Vous jugez par là du grand, très grand amour de l’idée qu’il faut pour faire une semblable révolution dans ses habitudes uniquement dans le but de conquérir le pouvoir d’entrer en rapport plus intime, plus conscient avec elle!
Et même lorsque notre synthèse mentale est constituée par des pensées que nous avons accueillies et faites nôtres au cours d’un travail de méditation continu et persévérant, il nous faut aimer l’idée d’un bien puissant amour, plus puissant encore peut-être, pour être toujours en quête de quelque nouvelle venue, prêts à lui faire l’accueil le plus empressé si elle veut venir à nous. Car nous n’ignorons pas que chaque idée nouvelle nous obligera à remanier notre synthèse, à reléguer au second plan des idées qui nous semblaient maîtresses, à tirer au jour d’autres trop dédaignées, à remettre de l’ordre entre toutes afin qu’elles ne se choquent pas au plus grand dommage de notre cerveau, enfin à un long travail parfois douloureux. Nous sommes, en effet, bien rarement désintéressés vis-à-vis des idées, il en est que nous préférons à d’autres et qui, par suite, occupent dans notre activité mentale une place à laquelle elles n’ont pas toujours droit.
Et s’il nous faut les remplacer par d’autres plus précises, plus vraies, souvent nous hésitons longtemps à le faire; nous tenons à elles comme à d’indispensables amis, et nous aimons leurs défauts autant que leurs qualités, ce qui est la plus mauvaise manière d’aimer les gens, la plus paresseuse et la plus égoïste aussi, car on est toujours mieux vu par ceux que l’on flatte que par ceux dont on demande un constant effort de progrès.
Mais là ne s’arrêtent pas nos difficultés.
Par suite de l’éducation intellectuelle que nous avons reçue ou bien de quelque préférence personnelle, nous avons aussi des préjugés sur la ou les manières dont les idées doivent être mises en rapport avec nous.
Ces préjugés sont autant de véritables superstitions qu’il nous faut vaincre.
Pour chacun elles sont différentes.
Les uns ont celle du livre. Pour qu’une idée leur paraisse mériter leur considération il faut qu’elle ait été exprimée dans quelque livre célèbre, une des bibles de l’humanité, et en dehors de cette voie toutes les pensées leur paraîtront suspectes.
Il y a ceux qui n’admettent l’idée qu’à travers la science officielle, et ceux qui ne la reconnaissent que dans les religions cataloguées anciennes ou nouvelles. Pour d’autres l’idée doit être exprimée par la bouche d’un homme en renom et ayant assez de titres honorifiques pour que nul ne puisse douter de sa valeur.
D’autres encore, plus sentimentaux, pour entrer en rapport avec la pensée, ont besoin d’un maître qui soit l’incarnation parfaite du type humain idéal construit par leur imagination. Ceux-là sont voués à de tristes déconvenues, car ils oublient que seuls ils sont capables de réaliser leur idéal, que celui en qui ils ont mis leur confiance aura le devoir de réaliser son propre idéal, et par conséquent, si grand soit-il, pourra très bien différer considérablement du leur. Le plus souvent alors, en s’apercevant de ces divergences, comme ils ne s’étaient attachés aux idées qu’à cause de l’homme, ils rejetteront le tout d’un seul coup, homme et idées.
Ceci est absurde, car les idées valent ce qu’elles valent en dehors des individus qui les ont exprimées.
Enfin, il y a toute une catégorie de personnes amoureuses du merveilleux qui ne reconnaîtront une vérité que si elle est venue vers eux revêtue du mystère d’une révélation extra-terrestre, dans un songe ou une extase.
Pour eux le maître doit être leur Dieu, un ange ou un mahatma et leur donner ses précieux enseignements pendant leurs contemplations et leurs sommeils.
Inutile de vous dire que ce moyen-là est encore plus sujet à caution que les autres. Ce n’est pas une garantie de justesse et de vérité pour une pensée que de nous parvenir par une voie extraordinaire 2.
Je ne veux pas dire qu’il ne soit pas possible d’entrer en rapport avec l’idée par ces voies-là, mais elles sont loin d’être les seules et peut-être même les meilleures.
Voyez-vous, le véritable amoureux de l’idée sait qu’en la cherchant ardemment il la trouvera partout, et plus encore dans les sources souterraines et cachées que dans celles qui ont perdu leur pureté primitive en se transformant en fleuves majestueux et renommés, mais pollués aussi par les déchets de toutes sortes qu’ils entraînent avec eux.
L’amoureux de l’idée sait qu’elle peut venir à lui par la bouche de l’enfant comme par celle du savant.
Et c’est même plus souvent par cette voie inattendue qu’elle peut lui parvenir.
C’est pourquoi on dit : « La vérité sort par la bouche des enfants. »
Car si la pensée de l’enfant ne peut avoir la précision de celle de l’homme, elle n’a point non plus cette fixité qui résulte de la paresseuse habitude et qui chez l’adulte empêche la pensée de s’exprimer lorsqu’elle n’appartient pas aux catégories qui lui sont familières.
C’est d’ailleurs pour échapper à cette déformation des milieux d’habitude et de fixité que les écoles de l’ancien temps où s’éduquaient les jeunes prophètes étaient installées loin des villes.
C’est aussi pour cela que tous les grands instructeurs des hommes commencèrent leur apprentissage dans la solitude.
Car si trop de choses manquent à la pensée pour qu’elle puisse s’exprimer dans le cerveau des hommes frustes, trop de choses lui manquent aussi dans le cerveau de l’homme cultivé qu’a formé la vie artificielle des milieux humains.
Que de silence est nécessaire, et non pas de silence extérieur, illusoire et momentané, mais au contraire de silence vrai, profond, intégral, permanent, pour pouvoir entendre les voix lointaines de la pensée!
C’est pourquoi l’amoureux sincère de la connaissance sait aussi que les plus grands sages sont toujours les plus modestes et les plus inconnus. Car celui qui sait et peut préfère le silence et l’ombre où il est libre d’accomplir son œuvre sans être troublé par aucune chose, au retentissement de la gloire qui le jetterait en pâture aux hommes.
L’amoureux de la pensée sait qu’il la trouvera partout autour de lui, dans la petite fleur comme dans le radieux soleil; et aucune chose ou aucun être ne lui paraît trop humble ou trop obscur pour être auprès de lui l’intermédiaire de l’idée que toujours il cherche.
Mais il sait surtout que le meilleur, le plus sûr rapport avec l’idée est certainement le rapport direct.
Étant faits de la substance universelle, nous sommes une image réduite de cet univers.
Puisqu’il ne peut y avoir de phénomène sans un milieu correspondant, l’existence des idées implique l’existence d’un domaine correspondant, la région de l’intelligence libre toujours en forme mais non soumise à la forme, et cette région est en nous comme dans le grand univers. Si donc nous nous concentrons suffisamment, si nous arrivons à prendre conscience de notre être profond, nous entrerons en rapport, en lui et à travers lui, avec l’intelligence libre universelle, le monde des idées.
Alors, si nous avons pris le soin de bien polir notre miroir, de le débarrasser de toute la poussière des préjugés et des habitudes, De la pensée – II 89 toutes les idées pourront s’y refléter avec un minimum de déformation, et nous aurons acquis la bôdhi (connaissance), nous aurons acquis le pouvoir de refléter les rayons du Soleil deVérité 3 ainsi que nousl’a faitespérer Siddhârtha Gautama. Lorsqu’on lui demandait : Comment obtenir la bôdhi?, il répondait :
C’est alors que nos actions mentales prendront toute leur puissance et toute leur efficacité. Nos formations de pensées deviendront d’utiles et lumineuses messagères allant faire leur œuvre de bonté et d’harmonie là où les circonstances matérielles nous empêchent de le faire physiquement. Et par un petit effort de concentration nous arriverons rapidement à prendre conscience de ces actions en maintenant le rapport avec la pensée émanée.
« La bôdhi n’a point de signes ni de marques distinctives : ce qu’on peut savoir à cet égard n’est d’aucune utilité; mais le soin qu’on met à exercer son esprit est d’une grande importance. Il en est comme d’un miroir nettoyé et poli, devenu clair et brillant, en sorte que les images s’y reproduisent avec éclat et netteté. »
Et encore :
« Celui qui est sans ténèbres, exempt de souillures, d’une conduite irréprochable, parfaitement pur, celui-là, bien que de toutes les choses qui sont dans le monde des dix régions depuis le temps sans commencement jusques à aujourd’hui, il n’en connaisse aucune, n’ait entendu parler d’aucune, n’en ait en un mot aucune connaissance si petite qu’elle soit, il a néanmoins la science élevée de celui qui sait tout. C’est en parlant de lui qu’on dit : Clarté. » Vous voyez là le panégyrique du rapport direct avec l’idée, par opposition à la méthode toute extérieure et superficielle de l’érudition.
Les avantages de ce rapport direct sont incalculables.
Il nous permet de retrouver et d’aimer l’idée derrière toutes les apparences, tous les voiles, toutes les formes même les plus barbares, les plus grossières, les plus superstitieuses.
Ainsi nous pouvons vivre pratiquement cet état d’âme du sage dont je vous parlais dans ma première causerie et qu’un maître définit ainsi :
Par suite aucune parcelle d’idée n’est plus perdue pour nous, partout où elle se cache nous savons la découvrir et la chérir.
De plus, lorsque nous sommes familiarisés avec une idée, lorsque nous la connaissons en elle-même, pour elle-même, nous la reconnaissons à travers les apparences les plus diverses, les formes les plus différentes.
Cette faculté peut même servir de critère pour savoir si quelqu’un est en rapport avec l’idée elle-même, c’est-à-dire s’il l’a bien comprise et faite sienne ou bien s’il fait partie de la masse de ceux qui ont assimilé tant bien que mal une doctrine, un langage spécial, et qui ne peuvent plus penser qu’à travers les mots de ce langage; sortis de cette formule ils ne comprennent plus rien.
Cet attachement à la forme, tout fait d’impuissance intellectuelle, est une des plus puissantes raisons de dissensions entre les hommes.
Mais celui qui pénètre assez profondément pour voir la pensée, la vérité toute nue, s’aperçoit vite qu’elle est semblable derrière ses voiles divers plus ou moins opaques.
Ceci est le plus sûr moyen d’atteindre à la vraie tolérance. En effet, comment se passionner exclusivement pour telle doctrine, telle école, telle religion, quand nous avons fait l’expérience que chacune d’elles contient des trésors de lumière et de vérité, quelle que soit la diversité des écrins qui les enferment.
16 février 1912
Il m’a toujours semblé que, sauf de très rares exceptions, le rôle mental de la femme n’est pas de spéculer sur les causes métaphysiques des phénomènes qui nous sont perceptibles, mais de tirer les conclusions pratiques de ces phénomènes.
Mme Martial vous disait très justement vendredi dernier que les femmes auraient tort de vouloir penser à la manière des hommes, qu’elles risqueraient de perdre leurs qualités propres qui sont l’intuition profonde et la déduction pratique, sans acquérir celles de leur complémentaire masculin qui sont le raisonnement logique et la capacité d’analyse et de synthèse.
Voilà pourquoi je n’essayerai pas aujourd’hui de vous démontrer à l’aide de raisonnements logiques et de spéculations transcendantales l’existence des pensées en tant qu’entités véritables, autonomes, vivantes et agissantes.
D’ailleurs si l’on ne veut pas se payer de mots, si très sincèrement on veut expliquer le moindre phénomène, il faut toujours remonter aux lois générales les plus universelles. Tout l’univers est nécessaire pour expliquer un grain de sable. Et tel n’est pas le programme que nous avons choisi pour l’Union de Pensée Féminine. Celles qui par suite de l’instruction qu’elles ont reçue, de la gymnastique cérébrale qu’elles se sont imposée, aiment à embrasser les vastes problèmes métaphysiques, pourront le faire excellemment à l’École de la Pensée le premier vendredi du mois 4.
Je ne sais si vous êtes familiarisées avec cette notion de la pensée, entité vivante et agissante. Je ne m’aventurerai pas à vous prouver ici son exactitude. Et cela pour deux raisons. La première c’est que pour expliquer le moindre phénomène (car telle est généralement notre manière de nous prouver à nous-mêmes sa réalité) il faut faire appel aux lois générales les plus universelles. Que de fois on a été amené à constater que tout l’univers est nécessaire pour expliquer un grain de sable. Et cette recherche nous entraînerait trop loin vraiment pour ce soir. D’autre part il nous faudrait, pour la faire, nous livrer à de longues spéculations métaphysiques, et je ne redoute rien tant que cette forme de l’activité mentale. Fidèle en cela à l’enseignement du Bouddha, je suis convaincue que nous avons beaucoup mieux à faire que d’employer notre temps et notre cerveau à des incursions hasardeuses dans un domaine intellectuel qui, en dernière analyse, échappera toujours à nos investigations et nous mettra fatalement en présence de l’impensable. Le Bouddha se refusait catégoriquement à répondre à toute question métaphysique sur les origines ou les fins de l’univers, disant qu’une seule chose importe : marcher sur la Voie, c’est-à-dire se purifier intérieurement, détruire en soi tout égoïste désir.
À l’Union de Pensée Féminine nous serons plus modestes, si vous le voulez bien.
La femme, par son caractère même, est plus apte à se placer au point de vue spirituel, moral dans le sens le plus profond du mot. Nous sommes essentiellement réalistes et formatrices dans ce domaine spirituel : nous voulons savoir bien vivre, et pour cela il nous faut apprendre à bien penser.
Pour se rendre compte de l’importance primordiale de la pensée, il faut la connaître telle qu’elle est, c’est-à-dire comme un être vivant, et pour que vous soyez convaincues de l’existence autonome de la pensée, je vous demanderai seulement d’en faire individuellement la constatation, ce qui est facile.
Un peu d’observation nous permettra de nous rendre compte que bien souvent, par exemple, nous recevons des pensées qui nous arrivent du dehors sans que nous ayons été mises en contact avec elles par la parole ou la lecture.
Qui n’a constaté aussi ce phénomène de la pensée qui est « dans l’air», comme l’on dit, et que plusieurs inventeurs, plusieurs savants, plusieurs littérateurs reçoivent simultanément sans avoir communiqué physiquement à ce sujet.
Les exemples pourraient être multipliés indéfiniment.
Je laisse à chacune le soin de réfléchir et de trouver ceux qui lui paraîtront les plus probants.
Avant d’entrer plus avant dans notre sujet je vais vous lire une page sur la pensée qui vous aidera peut-être à le comprendre.
C’est une page tirée d’un volume philosophique qui n’a pas encore paru.
« Tout phénomène implique une substance correspondante; à toute vibration il faut un milieu propre; et si les vibrations lumineuses exigent ce milieu que nous nommons l’éther, n’en faudra-t-il point un pour ces vibrations plus subtiles, plus mystérieuses, plus rapides aussi, qui sont celles de la pensée?
« Je ne parle point de cette pensée déjà revêtue de la forme et de la substance que lui fournit la matérialité cérébrale. Les psychologues savent bien qu’avant d’atteindre là ses modes d’activité consciente, la Pensée a déjà dû passer tout d’abord par d’autres états plus lointains, à travers les régions inconnues de ce que l’on nomme le subconscient.
« Elle est venue des profondeurs intérieures jusqu’à la surface de notre moi, ainsi qu’un météore nous arrivant des inaccessibles espaces.
« Quel fut le lieu d’origine de ce météore, la source de cette pensée? Nous l’ignorons, mais ils existent, l’un au-delà de notre soleil, l’autre au-delà sans doute de la lumière.
« Il y a entre la lumière et la pensée une parenté d’ascendance. Pour aller de l’une à l’autre dans l’ordre des impondérables, il faut gravir un échelon : concevoir est une façon plus haute de voir.
« Si nous ne voyons pas la pensée, c’est que sa substance est plus éthérée que celle de la lumière, de même que si nous n’entendons pas celle-ci, c’est que son essence est plus subtile que celle du son.
« Parmi les éléments de son ordre, la pensée se meut comme nos corps parmi les objets physiques. Comme nos mains savent façonner ces objets, elle sait, elle aussi, pétrir ces éléments et les mouler en mille formes appropriées.
« Ainsi nos gestes intellectuels ne sont pas moins féconds que nos gestes matériels. Et c’est pourquoi la sagesse enseigna toujours qu’il faut veiller sur ses pensées comme sur des actes générateurs. »
Nous voyons donc que la pensée, qui est le dynamisme par excellence, agit en formatrice dans son domaine propre pour se construire un corps. Elle agit comme un aimant sur de la limaille de fer. Elle attire tous les éléments qui sont en affinité avec son caractère, ses tendances et son but, et ces éléments qui sont les cellules constitutives de son corps que j’appellerai fluidique pour ne pas entrer dans trop d’explications, la pensée les vivifie, les anime, les pétrit, leur donne la forme la plus adéquate à sa nature propre.
Nous trouverons une analogie frappante entre ce travail de la pensée et celui de l’inventeur, du constructeur quel qu’il soit.
Prenons comme exemple une machine à vapeur. L’ingénieur dresse le plan dans ses moindres détails, calcule et combine tout, puis il choisit les matériaux appropriés à la matérialisation de sa conception, surveille la construction, etc.
Et quand la machine fonctionnera, devenant par le mouvement un véritable être vivant, elle sera la manifestation la plus complète possible de la pensée qui l’a construite, elle donnera la pleine mesure de la puissance de cette pensée. (L’inconscience éveillée des locomotives, automobiles, bateaux.) La pensée formatrice, entité vivante, anime le corps construit pour elle de mains d’hommes. Dans le domaine mental il y a aussi des constructeurs conscients.
Ce sont ceux qui, particulièrement doués ou ayant développé en eux certains sens intérieurs, peuvent entrer en rapport direct avec ce domaine, par la vision et le toucher principalement.
Capables alors de surveiller la marche du phénomène ils peuvent, ainsi que des chimistes dans leur laboratoire, manier les substances, les choisir, les pétrir par la puissance de leur volonté et revêtir leurs pensées de formes capables de les manifester pleinement.
Mais ceci est le point d’aboutissement d’un des multiples chemins du progrès individuel. Bien avant d’arriver à cette pleine conscience il est possible de faire de puissantes formations. Toute personne dont la pensée est un peu forte et persistante fait constamment des formations sans s’en douter.
Si vous tenez en mémoire que ces formations sont des entités vivantes agissant toujours dans le sens des pensées qui leur ont donné naissance, vous apercevrez facilement les conséquences considérables de ces actions mentales.
Autant une pensée bonne, bienveillante, juste, élevée peut être bienfaisante au premier chef, autant une pensée malveillante, basse, méchante, égoïste peut être funeste.
À ce sujet, je vous citerai un passage du Dhammapada qui vous donnera une idée de l’énorme importance que la sagesse du passé reconnaissait à la pensée.
« Quelque mal réciproque qu’on puisse se faire entre gens qui se haïssent, entre ennemis, une pensée mal dirigée en ferait plus encore.
« Quelque bien que puissent faire soit un père, soit une mère, soit d’autres parents, une pensée bien dirigée en ferait plus encore. »
Et si vous réfléchissez au nombre incalculable de pensées qui sont émises journellement, vous verrez surgir devant votre imagination le tableau complexe, mouvant, frémissant et terrible de toutes ces formations qui s’entrecroisent et s’entrechoquent, luttent, succombent et triomphent dans un mouvement vibratoire tellement rapide que nous pouvons à peine nous le représenter.
Vous vous rendez compte maintenant de ce que peut être l’atmosphère mentale d’une ville comme Paris où des millions d’êtres pensent, et quelles pensées! Vous vous représentez cette masse grouillante et mouvante, cet enchevêtrement inextricable. Eh bien, malgré toutes les tendances, toutes les volontés, toutes les opinions contradictoires, il s’établit une sorte d’unification, d’identité entre toutes ces vibrations, car toutes, à d’infimes exceptions près, toutes expriment la convoitise, la convoitise sous toutes ses formes, tous ses aspects, dans tous les plans.
Toutes les pensées des mondains qui n’ont pour but que les jouissances et les divertissements matériels expriment la convoitise.
Toutes les pensées des producteurs intellectuels ou artistes assoiffés de considération, de renommée et d’honneurs, expriment la convoitise.
Toutes les pensées des gouvernants et des fonctionnaires aspirant à plus de pouvoir et plus d’influence expriment la convoitise.
Toutes les pensées des milliers d’employés et d’ouvriers, de tous les opprimés, les malchanceux, les écrasés, luttant pour une amélioration de leur triste existence expriment la convoitise.
Et tous, riches ou pauvres, puissants ou faibles, privilégiés ou infortunés, intellectuels ou inintelligents, savants ou ignorants veulent de l’or, toujours plus d’or pour satisfaire toutes leurs convoitises.
Si de place en place jaillit parfois l’étincelle d’une pensée pure et désintéressée, d’une volonté de bien faire, d’une recherche sincère de la vérité, elle est bien vite engloutie dans ce flot matériel qui roule comme une mer de vase...
Et pourtant il nous faut allumer les étoiles qui l’une après l’autre viendront éclairer cette nuit.
Mais pour le moment nous vivons là-dedans, nous absorbons cela, car dans le domaine mental comme dans le domaine physique nous sommes en perpétuel échange avec le milieu.
C’est vous dire si nous sommes contaminées chaque jour, à chaque minute.
De la pensée – III 97 Laquelle d’entre nous peut dire qu’elle n’a jamais éprouvé de convoitise et qu’elle n’en éprouvera plus? Et comment d’ailleurs ne pas éprouver de convoitise quand l’atmosphère qu’on respire est saturée de convoitise? Comment ne pas sentir monter en soi la foule des désirs quand toutes les vibrations qu’on reçoit sont faites de désirs?...
Et pourtant si nous voulons que notre pensée soit bienfaisante et efficace, il faut nous libérer de cet esclavage-là.
En présence de ce fait, tirons d’abord une conclusion pratique; soyons indulgentes pour tous et pour toutes car la tentation est bien forte et l’ignorance humaine bien grande.
Mais autant il nous faut être compatissantes et bienveillantes pour les autres, autant il faut que nous soyons exigeantes et sévères pour nous-mêmes puisque nous voulons devenir des lumières dans l’obscurité, des flambeaux dans la nuit.
Nous devons donc apprendre à résister victorieusement à la pollution quotidienne.
Le fait de savoir qu’il y a danger de contagion est déjà un grand pas de fait vers la libération. Mais il est loin d’être suffisant.
Il y a deux victoires possibles à remporter : une collective, l’autre individuelle; la première est pour ainsi dire positive, active, la seconde négative, passive.
Pour remporter la victoire positive il faut déclarer une guerre ouverte de l’idée contre l’idée, livrer la bataille des pensées désintéressées, hautes et nobles, contre les pensées égoïstes, basses et vulgaires; c’est un véritable corps à corps, une lutte de chaque minute qui demande une puissance et une clarté mentales considérables. Car pour lutter contre les pensées il faut d’abord les accueillir, les recevoir en soi, se laisser contaminer volontairement, absorber en soi la maladie pour mieux détruire le germe morbide en guérissant. C’est une véritable guerre où à chaque minute on expose son équilibre mental, et pour la guerre il faut des guerriers. Je ne recommanderai cette pratique à personne.
Elle appartient de droit aux initiés qui s’y sont préparés par une longue et rigoureuse discipline, nous la leur laisserons.
Et nous nous contenterons de nous aseptiser de façon à nous préserver de toute contagion. Nous aspirerons donc à la victoire individuelle, et si nous la remportons nous saurons que nous avons plus fait ainsi pour la collectivité que nous ne le soupçonnions tout d’abord.
Pour remporter cette victoire il nous faut construire en nous une mentalité de qualité opposée à celle du milieu ambiant. Il nous faut petit à petit, jour après jour, meubler notre cerveau des pensées les plus hautes, les plus pures, les plus désintéressées que nous puissions concevoir, et il faudra qu’elles soient assez vivantes par le fait de nos soins volontaires pour s’éveiller en nous à chaque tentation de mal penser nous venant de l’extérieur, pour se dresser dans leur splendeur éblouissante en face de l’ombre sournoise qui constamment nous guette, prête à nous envahir.
Allumons en nous le feu des vestales antiques, ce feu symbolisant l’intelligence divine que nous avons le devoir de manifester.
Ceci n’est pas le travail d’un jour ni d’un mois, ni même d’une année. Il nous faut vouloir et vouloir avec persévérance. Mais si vous pouviez savoir les bienfaits que l’on en retire; si vous pouviez sentir cette paix, cette sérénité parfaite qui peu à peu prend la place en nous des agitations, des inquiétudes et des craintes provenant du désir, vous vous mettriez à l’ouvrage sans hésitation.
Ce n’est d’ailleurs pas à notre propre bonheur seulement qu’aboutit cette construction d’une synthèse de pensées puissantes et pures. Plus une flamme est claire et haute, plus elle répand de lumière autour d’elle.
Cette étoile que nous laisserons briller à travers nous aidera par son exemple l’éveil d’étoiles analogues; il n’y a pas que l’obscurité et l’ignorance qui soient contagieuses, la connaissance et la lumière peuvent l’être aussi, heureusement.
De plus, ce souci de demeurer conscientes de nos pensées les meilleures, nous obligera à une constante maîtrise de nos pensées, cette maîtrise que l’on obtient petit à petit à l’aide des procédés que je vous ai esquissés le mois dernier, au début de cette causerie : analyse, réflexion, méditation, etc. ; et ceux qui sont arrivés à être maîtres de leur être mental peuvent émaner à volonté une certaine quantité de leur force intellectuelle, l’envoyer là où ils le jugent bon tout en restant parfaitement conscients d’elle.
Ces émanations qui sont de véritables messagères vont vous remplacer là où matériellement, pour des raisons quelconques, il vous est impossible d’aller vous-mêmes.
Les avantages d’un tel pouvoir vous apparaîtront facilement.
Une pensée savamment dirigée et entretenue peut éveiller à la conscience par affinité une lueur de sagesse dans quantité de cerveaux encore enténébrés, et les mettre ainsi en marche vers l’évolution progressive; elle peut servir d’intermédiaire auprès d’un malade pour attirer vers lui les forces vitales nécessaires à sa guérison; elle peut veiller sur un ami cher et écarter de lui bien des dangers, soit en l’avertissant par communication mentale et par l’intermédiaire de son intuition, soit en agissant directement sur la cause du péril.
Malheureusement la contrepartie est aussi vraie et les pensées mauvaises ne manquent pas non plus de puissance d’action.
On ne peut s’imaginer tout le mal que l’on fait en accueillant et en émanant des pensées mauvaises, pensées de haine, de vengeance, de jalousie, d’envie, pensées malveillantes, jugement rigoureux, appréciations sectaires...
Nous savons toutes combien il est malsain d’écouter et de répéter les médisances, mais il ne suffit pas de s’abstenir des paroles, il faut s’abstenir des pensées 5.
Car rien n’est plus pernicieux, pour soi comme pour les autres, que cet état d’esprit sans charité. Que de fois n’avons-nous pas senti comme une barrière insurmountable se dresser entre nous et une des personnes que nous connaissons; pourtant, vis-à-vis d’elle, nos actes et nos paroles ont toujours été de parfaite courtoisie et parfois même très amicaux.
Mais nous avons laissé s’exercer en nous à son sujet cet esprit d’analyse et de critique qui faisant bon marché des qualités ne s’attache plus qu’aux travers, cela sans méchanceté sans doute, mais avec une nuance de malice ou d’ironie, avec le sentiment de notre supériorité, pauvre de nous! Et ainsi petit à petit, goutte à goutte se forme entre cette personne et nous un véritable fleuve qui nous éloigne de plus en plus l’un de l’autre malgré tous les efforts physiques que nous pouvons faire pour nous rapprocher.
Pour cela d’ailleurs il nous suffira d’un peu de réflexion, car nous aurons bien vite compris combien nos jugements, nos appréciations sont toujours téméraires.
S’il s’agit de faits, d’actions commises, combien de fois ne pourrons-nous pas nous dire que nous ne les connaissons pas exactement telles qu’elles sont et qu’en tous cas les mobiles de ces actions, les causes multiples qui les ont déterminées nous échappent presque totalement.
S’il s’agit de défauts, n’oublions pas que ceux qui nous gênent le plus chez les autres sont en général ceux qui fleurissent le mieux chez nous, et en tous cas que si nous n’avions aucun germe de ces défauts en nous, nous ne pourrions les apercevoir nulle part. D’ailleurs qu’est-ce au juste que les défauts? Bien souvent l’envers d’une qualité, l’excès d’une vertu qui n’a pas trouvé à s’utiliser, quelque chose qui n’est pas à sa place.
Pour ce qui nous touche personnellement, il nous faut être plus prudentes encore, et suivre très scrupuleusement une règle rigoureuse : ne jamais rien juger sans nous être mises avec le plus d’impersonnalité possible à la place de l’autre, quel qu’il soit, essayer d’éprouver ce qu’il a éprouvé, de voir ce qu’il a vu, et si nous parvenons à être parfaitement sincères, que de fois nous verrons notre appréciation devenir moins sévère et plus équitable!
D’ailleurs, et d’une façon générale, à quelle lumière regarderons-nous ce que nous voulons juger? Quel sera notre critère? Nous figurons-nous donc que nous sommes en possession de la sagesse suprême, de la justice parfaite pour pouvoir dire avec certitude : ceci est bien, ceci est mal? N’oublions jamais que nos notions de bien et de mal sont tout à fait relatives et si ignorantes qu’en ce qui concerne les autres, souvent nous trouvons mal un acte qui est l’expression d’une sagesse beaucoup plus grande que la nôtre.
La science véritable ne juge pas : elle étudie les phénomènes aussi exactement qu’elle le peut dans leurs causes multiples et leurs nombreux effets; elle dit ceci déterminera cela, voyez donc si ce cela est conforme à ce que vous désirez avant de faire ceci. En tous cas, si nous pouvons avoir, en ce qui nous concerne personnellement, un critère qui sera notre plus ou moins de ressemblance avec notre idéal le meilleur dans toute son intensité et sa progressive splendeur, nous n’avons aucun droit d’exiger des autres qu’ils réalisent notre propre idéal, à moins que nous ne sachions que notre idéal est supérieur au leur, et pour cela il faudrait que nous ayons la certitude que notre idéal est en tous points conforme à l’idéal suprême, à l’idéal absolu, au plan universel dans son essence la plus centrale...
Mais avant d’atteindre à de semblables transcendances nous pourrons toujours tenir en mémoire que ce sont les pensées malveillantes ou peu charitables émises par les hommes qui sont les principales causes de divisions entre eux ; elles rendent leur union presque impossible, alors même qu’ils désirent la réaliser.
Nous nous efforçons constamment en des actes physiques que constamment aussi nous entravons ou même détruisons par nos actions mentales.
Veillons donc sur nos pensées, luttons pour nous faire une ambiance de belles et nobles pensées et nous aurons fait beaucoup pour hâter l’heure de l’harmonie terrestre.
19 février 1912
(Originellement, introduction à la causerie connue aujourd’hui sous le titre « La Découverte Suprême » voir p. 45-52).
Nous voici réunies pour la dernière fois cette année, réunies physiquement, tout au moins, car j’espère que par la pensée nous resterons toujours unies, unies, en tous cas, dans un même désir de progrès, de perfectionnement.
Ce désir devrait être toujours au centre de notre action, animant notre volonté, car quel que soit le but que nous nous proposions, quel que soit le devoir qui nous incombe, quelle que soit l’œuvre que nous ayons à accomplir, pour atteindre ce but, pour remplir ce devoir, pour accomplir cette œuvre au mieux de notre pouvoir, nous devons à chaque instant faire un progrès, nous devons faire de la veille le marchepied du lendemain.
La vie est un perpétuel mouvement, une perpétuelle transformation. Celui, si grand, si savant, si sage soit-il, qui ne suit pas, dans une marche constamment ascendante, le grand courant de la vie universelle, va immanquablement vers la déchéance, vers la dissolution de son être conscient.
Ceci nous a été puissamment dit par Pythagore à travers les éloquentes paroles prononcées ici même dernièrement par M. Han Byner.
Ce sont même ces paroles qui m’ont décidée à ne pas vous résumer dans cette dernière réunion ce qui a fait le sujet de notre saison d’étude.
Nous avons essayé de vous donner quelques conseils pour développer, préciser, élargir, affranchir, approfondir votre pensée, car de la valeur de notre pensée dépend la valeur de notre être et de notre action.
Ces conseils ont été maintes fois donnés à travers les temps, les époques, les pays, par les grands Instructeurs.
Ceux qui ont sérieusement étudié les méthodes d’évolution préconisées dans tous les grands centres initiatiques, en Chaldée, au Tibet, en Chine, en Égypte, dans l’Inde, en Cappadoce, les retrouveront partout identiques dans leur fond à travers leurs formes diverses.
Car toutes ces méthodes de développement peuvent se résumer en un seul sublime enseignement, et c’est celui-là même qui fut donné par Pythagore à ses disciples et dont nous parlait M. Han Byner.
Le Moi de chacun et le grand Moi universel ne sont qu’un; nous portons Dieu en nous.
19 avril 1912
Dans son sens le plus général, on peut définir la charité : l’action de donner à chacun ce qui lui manque.
C’est-à-dire, en dernière analyse, mettre chaque chose à sa place, ce qui aurait pour résultat l’établissement de la justice suprême sur la terre.
Ceci est la théorie, mais dans la pratique la charité pourrait être considérée comme le chemin que les hommes devraient suivre dans leur marche tâtonnante vers la justice.
Car, dans l’état actuel de son évolution, l’homme est incapable non seulement de réaliser la justice dans sa demeure terrestre, mais aussi de la concevoir telle qu’elle est dans son essence absolue. La charité est le vivant aveu de cette impuissance.
En effet, dans l’ignorance où nous nous trouvons de la justice vraie, celle qui est une avec l’harmonie, l’équilibre et l’ordre parfait, le plus sage pour nous est de prendre le chemin d’amour, le chemin de la charité qui se refuse à tout jugement.
C’est ce qui légitime l’attitude de ceux qui opposent toujours la charité à la justice. Cette dernière est, à leurs yeux, rigoureuse, impitoyable et la charité doit venir atténuer son excessive sévérité.
Ce n’est certes pas de la justice divine qu’ils peuvent parler ainsi, mais bien de la justice humaine ou plutôt sociale, de cette justice égoïste instaurée pour défendre un groupe d’intérêts plus ou moins étendu, et qui est aussi opposée à la justice véritable que l’ombre est contraire à la lumière.
Lorsqu’on parle de la justice telle qu’elle se rend dans nos pays soi-disant civilisés, ce n’est pas rigoureuse et impitoyable qu’il faudrait dire, c’est absurde et aveugle, monstrueuse dans sa prétention ignorante.
Aussi ne saurait-on trop réparer ses funestes effets et la charité trouve là l’occasion de s’employer bien utilement.
Mais ce n’est qu’un côté de la question et avant de pénétrer plus avant dans notre sujet, je voudrais vous faire souvenir que la charité, comme toutes les autres activités humaines, s’exerce selon quatre modes différents qui doivent être simultanés pour que l’action soit intégrale et vraiment efficace. Je veux dire qu’aucune charité n’est complète si elle n’est pas à la fois matérielle, intellectuelle, spirituelle ou morale et par-dessus tout aimante, car l’essence même de la charité est amour.
Actuellement on considère la charité presque exclusivement au point de vue extérieur et le mot est synonyme de partage d’une partie de ses biens avec les déshérités de la vie. — Nous verrons tout à l’heure combien cette conception est mesquine, même en se bornant au domaine purement matériel.
Les trois autres modes d’action de la charité sont admirablement résumés dans ce conseil que le Bouddha donnait à ses disciples :
« Allez le cœur débordant de compassion; dans ce monde que la douleur déchire soyez des instructeurs et en quelque lieu que ce soit où règnent les ténèbres de l’ignorance, allumez-y un flambeau. »
Instruire ceux qui savent moins, donner la force à ceux qui font le mal de sortir de leur erreur, consoler ceux qui souffrent, sont toutes occupations de la charité bien comprise.
Ainsi, la charité, regardée au point de vue individuel, consiste pour chacun à donner aux autres tout ce dont ils ont besoin, dans la mesure de ses propres moyens.
Ceci nous amène à deux constatations.
La première est qu’on ne peut donner ce dont on ne dispose pas.
Matériellement la chose est si évidente qu’il est inutile d’y insister. Mais intellectuellement, spirituellement la règle est la même.
En effet, comment enseigner aux autres ce que l’on ne sait pas? Comment guider les faibles sur le chemin de la sagesse si l’on n’y marche pas soi-même? Comment répandre l’amour si on ne le possède pas en soi?
Et la charité suprême, celle qui consiste dans le don intégral de soi à la grande œuvre de régénération terrestre, implique d’abord que l’on puisse disposer de ce que l’on veut offrir, c’està-dire que l’on soit maître de soi.
Seul celui qui a le parfait contrôle sur lui-même peut se consacrer en toute sincérité à la grande œuvre. Car il est seul à savoir qu’aucune volonté contraire, qu’aucune impulsion inattendue ne viendra plus entraver son action, enrayer son effort en le divisant contre lui-même.
Dans ce fait nous trouvons la légitimation du vieux proverbe qui dit : « Charité bien ordonnée commence par soi. »
Cette maxime semble favoriser tous les égoïsmes et pourtant elle est l’expression d’une grande sagesse pour celui qui la comprend bien.
C’est faute, pour les gens charitables, de se conformer à ce principe que leurs efforts demeurent si souvent infructueux, que leur bonne volonté se trouve tant de fois faussée dans ses résultats, et que, finalement, ils sont obligés de renoncer à une charité qui faute d’être bien exercée n’est cause que de désordres, de souffrances et de déceptions.
Il est évidemment une manière erronée d’interpréter cette maxime, c’est celle qui dit : « Accumulons d’abord fortune, intelligence, santé, amour, forces de toutes sortes. Nous les distribuerons ensuite. »
Car, au point de vue matériel, quand s’arrêtera l’accumulation? Celui qui prend l’habitude d’entasser trouve que son tas n’est jamais assez gros.
À ce sujet j’ai même été amenée à faire une constatation; c’est que chez la plupart des hommes la générosité paraît être en raison inverse de leurs moyens pécuniaires.
En observant la façon d’agir des ouvriers, des besogneux, de tous les malchanceux entre eux il m’a fallu conclure que les pauvres sont beaucoup plus charitables, plus prêts à secourir leurs compagnons d’infortune que ne le sont les favorisés du sort. Le temps me manque pour entrer dans le détail de tout ce que j’ai vu, mais je vous assure que c’est édifiant. Je puis, en tout cas, vous certifier que si les riches donnaient autant, proportionnellement à ce qu’ils ont, que les pauvres, il n’y aurait bientôt plus un affamé dans le monde.
Ainsi l’or semble attirer l’or, et rien ne serait plus funeste que de vouloir accumuler des richesses avant de les distribuer. Mais rien ne serait plus funeste aussi qu’une folle prodigalité qui, par manque de discernement, éparpillerait une fortune sans profit pour personne.
Ne confondons jamais le désintéressement qui est une des conditions de la vraie charité avec l’insouciance qui provient d’une paresseuse légèreté.
Apprenons donc à faire un emploi judicieux de ce que nous pouvons avoir ou gagner en accordant le moins de place possible à notre personnalité, et n’oublions pas surtout que la charité ne doit pas se borner à une aide matérielle.
Dans le domaine des forces aussi il est impossible d’accumuler, car la réceptivité est en proportion de la dépense : plus on dépense utilement, plus on se rend capable de recevoir. Ainsi l’intelligence que l’on peut acquérir est en mesure de celle que l’on emploie. Nous sommes construits pour manifester une certaine somme de forces intellectuelles, mais si nous nous développons mentalement, si nous faisons travailler notre cerveau, si nous méditons régulièrement et surtout si nous faisons profiter les autres du fruit, si modeste soit-il, de nos efforts, nous nous rendons aptes à recevoir une plus grande quantité de forces intellectuelles de plus en plus profondes et pures. Et il en est de même pour l’amour et la spiritualité.
Nous sommes semblables à des canaux ; si nous ne laissons pas librement se répandre ce qu’ils ont reçu, non seulement ils s’obstrueront et ne recevront plus rien, mais ce qu’ils contenaient se gâtera. Si au contraire, nous laissons s’écouler abondamment tout ce flot de forces vitales, intellectuelles et spirituelles, si nous savons, en nous impersonnalisant, brancher notre petite individualité au grand courant universel, ce que nous donnerons nous sera rendu au centuple.
Savoir ne pas se séparer du grand courant universel, être l’anneau de la chaîne qui ne doit pas être brisée, voilà la science véritable, la clef même de la charité.
Il est malheureusement une erreur très répandue qui est un sérieux obstacle à l’application pratique de cette connaissance.
Cette erreur réside dans la croyance que quelque chose dans l’univers puisse être notre bien propre. Tout est à tous, et dire ou penser : « Ceci est à moi », c’est créer une séparation, une division qui n’existe pas en réalité.
Tout est à tous, même la substance dont nous sommes composés, tourbillon d’atomes en perpétuel mouvement qui constitue momentanément notre organisme sans y séjourner et qui, demain, en formera un autre.
Il est vrai que certains disposent de grands biens matériels. Mais pour être en accord avec la loi universelle, ils devraient se considérer comme les dépositaires, les intendants de ces biens. Ils devraient savoir que ces richesses leur sont confiées afin qu’ils les gèrent au mieux des intérêts de tous.
Nous voilà bien loin de cette conception étriquée de la charité réduite au don d’un peu de notre superflu aux malheureux que la vie met sur notre chemin! Et ce que nous disons des richesses matérielles doit être dit aussi des richesses spirituelles.
Ceux qui disent : « Cette idée est mienne » et qui pensent être très charitables en en faisant profiter les autres sont des insensés.
Le monde des idées est à tous, la force intellectuelle est une force universelle.
Il est vrai que certains sont plus aptes que les autres à entrer en rapport avec ce domaine des idées et à le manifester à travers leur cérébralité consciente. Mais ce n’est pour eux qu’une responsabilité de plus : étant détenteurs de ces biens ils en sont les économes et doivent veiller à ce qu’ils soient utilisés pour le bien du plus grand nombre.
Il en est de même pour toutes les autres forces universelles. Seule la notion d’union, d’identité parfaite de tout et de tous peut mener à la charité véritable.
Mais pour revenir à la pratique, il y a encore un écueil grave à sa manifestation complète et utile.
Chez la plupart, la charité consiste à donner n’importe quoi à n’importe qui sans savoir seulement si ce don correspond à un besoin.
On fait ainsi de charité le synonyme de faiblesse sentimentale et de gaspillage irraisonné.
Rien n’est plus contraire à l’essence même de cette vertu.
En effet, il y a un aussi grand manque de charité à donner à quelqu’un ce dont il n’a pas besoin qu’à lui refuser ce qui lui est nécessaire.
Et ceci s’applique aux choses de l’esprit comme à celles du corps.
Par la mauvaise distribution de biens matériels on peut hâter la déchéance de certains êtres en les encourageant à la paresse, au lieu de favoriser leur progrès en les incitant à l’effort.
En ce qui concerne l’intelligence et l’amour il en est de même. Donner à quelqu’un des connaissances trop fortes pour lui, des pensées qu’il ne peut s’assimiler, c’est le priver pour longtemps sinon à jamais de la possibilité de penser par lui-même.
De même imposer à certains une affection, une tendresse dont ils ne sentent pas le besoin, c’est leur faire porter un fardeau souvent trop lourd pour leurs épaules.
Cette erreur a deux causes principales auxquelles toutes les autres peuvent se rattacher : l’ignorance et l’égoïsme.
Pour être sûr qu’un acte est bienfaisant il faut en connaître les conséquences proches ou lointaines, et un acte charitable n’échappe pas à cette loi.
Vouloir bien faire n’est pas suffisant, il faut aussi savoir.
Que de mal a été fait dans le monde au nom de la charité détournée de son sens véritable et complètement faussée dans ses effets!
Je pourrais vous donner de nombreux exemples d’actes charitables qui aboutirent aux plus désastreux résultats parce qu’ils furent accomplis sans réflexion, sans discernement, sans compréhension, sans clairvoyance.
Il faut que la charité, comme toute chose, soit en nous le résultat d’une volonté consciente et raisonnée, car impulsion est synonyme d’erreur et surtout d’égoïsme.
Malheureusement il faut bien le constater, la charité est bien rarement tout à fait désintéressée.
Je ne veux pas parler de celle qui est faite dans le but d’acquérir des mérites aux yeux d’un Dieu personnel ou de conquérir des félicités éternelles.
Cette forme tout à fait basse est le pire de tous les marchandages et c’est souiller le nom de charité que de le lui donner.
Mais je veux parler de cette charité que l’on fait parce qu’on y trouve son plaisir et qui est encore soumise à toutes sortes de sympathies ou d’antipathies, d’attirances ou de répulsions.
Il est très rare que cette charité-là soit tout à fait dégagée du désir de rencontrer la gratitude, et un tel désir atrophie toujours l’impartiale clairvoyance nécessaire à toute action pour qu’elle prenne sa pleine valeur.
Il y a une sagesse dans la charité comme partout et c’est celle qui réduit le gaspillage au minimum.
Ainsi pour être vraiment charitable il faut être impersonnel.
Et nous voyons une fois de plus que toutes les lignes du progrès humain aboutissent à une même nécessité : la maîtrise de soi, mourir à soi-même pour naître à la nouvelle, à la vraie vie.
Dans la mesure où nous perdons l’habitude de tout reporter à nous, nous pouvons exercer une charité vraiment efficace, cette charité qui se confond avec l’amour.
Il est une hauteur, d’ailleurs, où toutes les vertus se rejoignent et communient : amour, bonté, compassion, indulgence, charité sont dans leur essence une seule et même chose.
La charité, à ce point de vue, pourrait être considérée comme l’action extérieure, tangible, pratique, déterminée par la mise en œuvre des vertus d’amour.
Car il est une force que l’on peut distribuer à tous et toujours, à condition qu’elle le soit sous sa forme la plus impersonnelle, c’est l’amour, cet amour qui contient en lui la lumière et la vie, c’est-à-dire toutes les possibilités d’intelligence, de santé, d’épanouissement.
Oui, il est une charité sublime, c’est celle qui provient d’un cœur heureux, d’une âme sereine.
Celui qui a conquis la paix intérieure est, partout où il passe, un annonciateur de la délivrance, un porteur d’espoir et de joie. N’est-ce pas de toutes choses celle dont la pauvre humanité souffrante a le plus besoin?
Oui, il est certains hommes dont toutes les pensées sont amour, qui rayonnent l’amour, et la présence seule de ces êtres est une charité plus active, plus réelle que toute autre.
Sans qu’ils prononcent aucune parole ou qu’ils fassent aucun geste, les malades sont soulagés, les inquiets sont apaisés, les ignorants sont éclairés, les méchants sont adoucis, ceux qui souffrent sont consolés et tous subissent cette transformation profonde qui leur ouvrira de nouveaux horizons, leur fera faire un pas, sans doute décisif, sur le chemin infini du progrès.
Ces êtres qui, par amour, se donnent à tous, se font serviteurs de tous, sont les vivants symboles de la suprême Charité.
Vous tous ici, mes frères, qui désirez être charitables, ne voulez-vous pas associer votre pensée à la mienne pour exprimer ce vœu : que nous nous efforcions chaque jour un peu plus de suivre leur exemple afin d’être comme eux, dans le monde, des messagers de lumière et d’amour.
20 mai 1912
Tout ce qui en nous n’est pas entièrement consacré au Dieu intérieur est, par fragments, la propriété de tout l’ensemble des choses ambiantes qui agissent sur ce que nous appelons abusivement « nous », soit par l’intermédiaire de nos sens, soit directement sur notre mentalité par suggestion.
L’unique moyen de devenir un être conscient, soi-même, est de s’unir au Soi divin qui est en tous. Pour cela, il faut, à l’aide de la concentration, s’isoler des influences extérieures.
Quand on est un avec la Divinité intérieure, on est un avec tous dans leur profondeur, et c’est à travers elle, par elle, qu’on doit entrer en rapport avec eux. Alors, sans attirance ni répulsion, on est proche de ce qui est proche d’elle et loin de ce qui est loin.
Parmi les autres, on doit être toujours un exemple divin, l’occasion qui leur est offerte de comprendre et d’entrer sur le chemin de la vie divine. Rien de plus. C’est-à-dire qu’on ne doit même pas avoir le désir de les faire progresser. Ce serait déjà de l’arbitraire.
Jusqu’à ce qu’on soit définitivement un avec le Dieu intérieur, le mieux, dans ses rapports avec l’extérieur, est d’agir conformément aux conseils donnés unanimement par ceux qui ont fait par eux-mêmes l’expérience de cette unité.
Dans un état de bienveillance constante, avoir pour règle, en n’étant troublé par rien, de n’être la cause d’aucun trouble chez les autres, de ne leur infliger aucune souffrance dans la mesure du possible.
8 juin 1912
J’ai beaucoup connu Abdoul Baha, qui était le successeur de Baha Oullah, le fondateur de la religion bahai, et Abdoul Baha était son fils. Il était né en prison et il avait vécu en prison jusqu’à l’âge de quarante ans, je crois. Quand il est sorti de prison, son père était mort et il a commencé à prêcher la religion de son père 6.
Il était le fils du fameux Baha Oullah, qui avait été mis en prison, parce qu’il avait répandu des idées plus progressives et plus larges que celles des soufis, et les musulmans orthodoxes lui en voulaient. Après sa mort, son fils, le seul héritier, était décidé à prêcher les idées religieuses de son père, et c’est dans ce but qu’il allait dans beaucoup de pays du monde. Sa nature était excellente. Autant était-il simple, autant son aspiration était grande. Je l’aimais beaucoup...
Sa sincérité et ses aspirations vers le Divin étaient simples et très spontanées. Un jour, quand je suis allée le voir, il devait faire une conférence à ses disciples. Mais il était malade, et il ne pouvait pas se lever. Donc, peut-être qu’il fallait remettre cette séance. Quand je me suis approchée de lui, il m’a dit : « Allez à ma place faire aujourd’hui la conférence. » J’étais étonnée, si peu préparée à entendre pareille requête. Je lui ai dit : « Je ne suis pas un membre de votre secte, et je ne sais rien à son sujet. Comment donc pourrais-je leur parler de quelque chose? » Mais il insista en disant : « Ç’a ne fait rien. Dites n’importe quoi, ce sera très bien. Allez parler... Concentrez-vous au salon et parlez ensuite. » Enfin il me persuada de le faire...
Puis un jour il m’a dit de rester à Paris et de me charger de ses fidèles. Mais je lui ai répondu que moi-même n’ayant pas accepté la croyance de sa secte, il ne pouvait donc être question pour moi de le faire...
Introduction à une causerie
Tous les prophètes, tous les instructeurs qui sont venus apporter aux hommes la parole divine, ont, sur un point au moins, donné un enseignement identique.
Tous nous ont appris que les plus grandes vérités sont stériles si elles ne se transforment pas à travers nous en actes d’utilité. Tous ont proclamé la nécessité de vivre leur révélation dans la vie de chaque jour. Tous ont déclaré qu’ils nous montrent le chemin mais que nous devons le parcourir nousmêmes; aucun être si grand soit-il ne peut faire notre travail à notre place.
Baha Oullah n’a pas fait exception à la règle. Je ne vous citerai pas les textes, vous les connaissez aussi bien et mieux que moi. Que de fois Abdoul Baha n’a-t-il pas dit : « Ne parlez pas, agissez; les paroles ne servent à rien sans les actes, nous devons être un exemple pour le monde. »
Il est, en effet, de toute nécessité que chacun de nous soit un exemple pour le monde. Car c’est seulement en montrant aux hommes comment le commerce intérieur avec les vérités éternelles transforme le désordre en harmonie et la souffrance en paix que nous les engagerons à suivre la voie qui les mènera vers l’affranchissement. Mais Abdoul Baha ne se contente pas de donner cet enseignement, il le vit et là réside tout son pouvoir de persuasion.
Qui n’a vu Abdoul Baha, en effet, sans sentir en sa présence cette bonté parfaite, cette douce sérénité, cette paix qui se dégagent de son être?
Et les révélations de Baha Oullah transmises par la bouche de son fils sont d’autant plus compréhensibles et convaincantes pour nous qu’il les vit en lui-même.
Peut-être à l’esprit de certains viendra-t-il cette réflexion : « Si Abdoul Baha réalise cette beauté c’est qu’il est le Maître, mais nous... »
Notre indolence ne peut certes pas formuler une meilleure raison pour se refuser à tout effort, mais ce n’est qu’une excuse de paresse.
Il y a, sans doute, une différence presque irréductible entre les individus, c’est celle qui provient de leur rôle spécial, de leur place, de leur rang dans la hiérarchie infinie des êtres; mais quel que soit ce rôle, ce rang, chacun peut y développer jusqu’à la perfection ses propres capacités, chacun peut et doit aspirer à la conquête de cette pureté, de cette sincérité parfaites, de cette harmonie profonde, qui nous mettent en accord avec les lois d’ordre de l’univers.
J’ai connu un vieux sage qui comparait les hommes à des minerais plus ou moins gros, plus ou moins riches, mais contenant tous de l’or. Que le minerai passe par les flammes purificatrices de la spiritualisation et au fond du creuset se trouvera un lingot plus ou moins lourd mais toujours d’or pur.
Il faut donc chercher à débarrasser de sa gangue l’or pur qui est en nous.
Que de méthodes ont été préconisées pour cela !
Elles sont toutes excellentes, mais chacune s’adresse à une catégorie spéciale de mentalités et de caractères, et chaque être doit trouver celle qui convient le mieux à son tempérament.
C’est pour cela, si je ne me trompe, que Miss Sanderson demande à l’un ou à l’autre d’exposer ici sa manière spéciale d’envisager la question ou bien la méthode qui lui paraît la plus efficace.
Je n’ai pas la prétention de vous en exposer une dans son ensemble aujourd’hui.
Je voudrais seulement, puisqu’il nous est enseigné que notre premier devoir est d’agir et que, de plus, nos actes sont, pour nousmêmes, les plus puissants agents de transformation, je voudrais attirer votre attention sur deux catégories d’actes auxquels on ne donne pas toujours, à mon sens, toute l’importance qu’ils ont vis-à-vis des autres et de nous-mêmes.
Ce sont des actions purement mentales, mais qui n’en sont pas moins des actes très vivants, très puissants et par suite très bienfaisants ou très nuisibles selon la direction qui leur est donnée.
La première est notre faculté de formation mentale, la pensée, la seconde est notre activité des états de sommeil, appelée communément rêve et qui se rattache très intimement à la première, comme vous le verrez 7.
Les très anciennes traditions, qu’elles soient chaldéenne ou hindoue, ont de tous temps enseigné que les pensées sont des formations : par sa pensée, l’être humain a le pouvoir de donner naissance à de véritables entités vivantes et agissantes.
Et il ne faudrait pas croire que cela ne puisse se faire que par quelque extraordinaire et dangereuse pratique dite magique. Il n’en est rien.
Toute pensée un peu forte et persistante, tout désir un peu intense — ce qui est encore une manière de penser — déterminent pour ainsi dire mécaniquement, dans leur milieu propre, une formation dont le pouvoir d’action et la durée dépendront de la puissance et de l’intensité de la pensée ou du désir qui lui aura donné naissance.
Pour mieux me faire comprendre, je vous ai apporté quelques passages tirés d’un volume philosophique encore inédit.
« Tout ce qui vit est substantiel, mais tout ce qui est substantiel est vivant. Chaque état de substance est un monde de forces vivantes, de formes réelles.
« Réduire le réel au seul domaine des formes que nous percevons équivaut à réduire l’intelligence universelle à sa seule manifestation physique, toute la lumière au seul champ de notre vision.
« Or il n’est pas d’espace où ne soit quelque vibration lumineuse et pas de profondeur où l’essence de l’intelligible ne se revête de formes appropriées. »
« Tant que nous nous imaginons que toute l’universelle réalité se réduit au seul ordre de substance, au seul état de matérialité que perçoivent nos sens, nous ignorons tout et nous ne pouvons rien expliquer.
« Quand la science a voulu comprendre ce qu’est la lumière, elle a dû s’élancer hors du lieu trop étroit et de la région trop bornée des phénomènes perceptibles; et elle a postulé, sous le nom d’éther, un état subtil de réalités. Mais en atteignant cet état, elle n’a fait que ses premiers pas sur le chemin des transcendances infinies...
« Ainsi nous pouvons savoir maintenant que le domaine de l’être que nous connaissons n’est que le champ de manifestation, de matérialisation plus complète de ses modes lointains et antérieurs, le dernier des champs de la vie. »
« Si nous pouvions apercevoir les images vivantes qu’à chaque instant les pensées produisent autour de nous, si nous pouvions mesurer la force de leur pouvoir de formation, nous comprendrions ce que peut créer le concours de nos volontés convergentes et le formidable concert des idées et des croyances collectives d’un peuple, d’une civilisation, d’une race. »
« Toutes les idées, certes, ne sont point au même degré créatrices. Il est même peu de cerveaux capables de pensées véritables; et la plupart des formations mentales individuelles ne sont que des déformations, des malformations de clichés formés par un penseur anonyme et tombés dans le domaine public. Les formes qu’elles revêtent dans la substance intellectuelle sont généralement grossières et sottes; elles sont d’ailleurs peu durables.
« Mais dès qu’une idée devient idée-force, dynamisme mental véritable, elle tend à produire et à maintenir sa représentation plastique dans une forme plus stable et précise. Et les grandes pensées, les synthèses coordonnées de force intellectuelle, sont effectivement, dans la substance qui les revêt, des créations vivantes et des entités agissantes. »
(Ici, la Mère répétait en partie ce qu’elle avait déjà dit dans la troisième causerie sur la pensée, y compris la description de « l’atmosphère mentale d’une ville comme Paris » (p. 96) — la « nuit » à laquelle il est fait allusion dans la phrase suivante.)
Et pourtant, il nous faut allumer les étoiles qui l’une après l’autre viendront éclairer cette nuit. Voilà, au point de vue mental, ce qu’Abdoul Baha attend de nous tous. Telle est la manière d’être intellectuellement un exemple pour le monde.
Pour cette action, plus que pour toute autre peut-être, l’utilité de réunions comme celle-ci apparaît clairement.
En unissant pendant une heure ou deux nos pensées autour d’une idée très pure et très haute, dans une commune volonté de progrès désintéressé, nous créons une atmosphère mentale de plus en plus lumineuse et forte. Mais ce n’est pas suffisant, ce serait même bien peu si, en sortant de semblables réunions, nous nous replongions sans défense dans cette atmosphère lourde et grossière. 8
10 mars 1912
Notes pour une réunion
Ce que doit être une vraie réunion.
M. Ber nous a parlé vendredi dernier des mantrams.
2 genres de maîtres d’après Râmakrishna :
Le maître qui donne le mantram et qui est ainsi un moyen indirect de spiritualisation.
Le maître qui a fait l’expérience profonde d’union divine et qui par sa seule présence communique la spiritualité — Abdoul Baha.
Ce qu’un homme seul peut faire par sa puissance spirituelle peut être obtenu par un groupe s’il s’unit dans une pensée de bonne volonté :
Initiation chaldéenne :
« Lorsque vous serez douze unis dans la rectitude, vous manifesterez l’Indicible. »
Les groupes sont soumis aux mêmes lois que les individus.
Moments plus favorables grâce aux suggestions collectives.
Les renouvellements : débuts d’années quelle que soit la date choisie comme point de départ.
Occasion offerte de faire naître en soi l’idée que toutes choses peuvent être nouvelles et la résolution de les rendre telles.
Par suite, utilité qu’il y a à se réunir à des moments déterminés pour prendre en commun des résolutions favorables.
Lecture.
3 janvier 1913
Le départ d’Abdoul Baha
Lundi dernier, Abdoul Baha nous a fait ses adieux ; d’ici bien peu de jours il aura quitté Paris, et je connais bien des cœurs qui sentiront un grand vide et seront attristés.
Pourtant seul le corps nous quitte, et qu’est-ce que le corps si ce n’est justement ce par quoi les hommes se ressemblent le plus entre eux, qu’ils soient grands ou petits, sages ou ignorants, terrestres ou divins? Oui, vous pouvez être assurés que seul son corps nous quitte, sa pensée restera avec nous fidèlement, et son affection invariable nous enveloppera, et son influence spirituelle sera toujours la même, tout à fait la même, qu’il soit près ou loin de nous matériellement, peu importe, car les forces divines échappent totalement aux lois du monde matériel : elles sont omniprésentes, à l’œuvre toujours pour satisfaire toute réceptivité, toute aspiration sincère.
Si donc il peut être doux pour notre être extérieur de voir son apparence physique ou d’entendre sa voix, de se trouver en sa présence, nous devons bien nous dire que, dans la mesure même ou cela nous paraît indispensable, c’est une preuve que nous sommes peu conscients encore de la vie intérieure, de la vie véritable.
Sans atteindre aux profondeurs merveilleuses de la vie divine, dont de très rares individus seulement sont constamment conscients, dans le domaine de la pensée déjà nous échappons aux lois du temps et de l’espace.
Penser à quelqu’un c’est être près de lui; et en quelque lieu que se trouvent deux êtres, même si des milliers de kilomètres les séparent physiquement, s’ils pensent l’un à l’autre ils sont ensemble très réellement. Si l’on arrive à concentrer suffisamment sa pensée et à se concentrer suffisamment dans sa pensée, on peut devenir intégralement conscient de ce à quoi l’on pense, si c’est un homme, le voir ou l’entendre parfois, en tout cas connaître sa pensée.
Ainsi la séparation n’existe plus, elle est une apparence illusoire. Et en France, en Amérique, en Perse, ou en Chine, nous sommes toujours proche de celui que nous aimons et à qui nous pensons.
Mais ce fait est d’autant plus réel dans un cas comme celui qui nous occupe, quand on veut se mettre en rapport avec une pensée spécialement active et consciente, une pensée qui revêt et manifeste un amour infini, une Pensée qui enveloppe la terre entière de sa tendre et paternelle sollicitude ne demandant qu’à venir en aide à ceux qui se confient à elle.
Faites l’expérience de cette communion mentale, et vous verrez qu’il n’est pas de place pour la tristesse.
Chaque matin en vous levant, avant de commencer votre journée, saluez avec amour, admiration et reconnaissance, cette grande famille, ces sauveurs de l’humanité, qui, toujours les mêmes, sont venus, viennent et viendront jusqu’à la fin des temps, comme des guides et des instructeurs, comme d’humbles et merveilleux serviteurs de leurs frères, afin de les aider à gravir la pente abrupte de la perfection. Concentrez sur eux ainsi au réveil votre pensée pleine de confiance et de gratitude et vous en éprouverez bientôt les effets salutaires. Vous sentirez leur présence répondre à votre appel, vous serez entourés, pénétrés de leur lumière et de leur amour. Alors l’effort quotidien pour comprendre un peu mieux, pour aimer un peu plus, pour servir davantage, sera, à la fois, plus fructueux et plus aisé. L’aide que vous donnerez aux autres deviendra plus efficace et votre cœur se remplira d’une joie inébranlable.
9 juin 1913
Dans la mesure où les activités de l’organisme physique sont égocentriques il est légitime et nécessaire d’isoler de lui la conscience et de le regarder comme un serviteur qu’il faut diriger, guider, faire obéir. Dans la mesure où l’être terrestre devient réceptif aux forces divines et les manifeste dans ses activités illuminées, on peut s’identifier de nouveau à lui et ne plus faire de distinction entre l’instrument et l’Ouvrier. Mais comme, par nécessité même de conservation, les deux modes d’activités se trouvent fatalement coexistants, les deux points de vue, les deux manières de sentir doivent aussi coexister.
24 juillet 1914
La véritable impersonnalité nerveuse ne consiste pas dans le fait d’une entière, d’une absolue soumission à la Volonté Divine. Cette obéissance n’est qu’une préparation. La parfaite impersonnalité — dans le prâna comme dans les autres mondes de l’être — réside dans l’identification avec le prâna terrestre, ou plutôt avec la félicité divine qui est au fond de toute sensation comme elle est au fond de toutes les activités universelles. Le résultat est qu’au lieu d’éprouver la joie d’une sensation, on est cette sensation même dans tous ceux qui en jouissent. Il n’existe plus alors de prâna individuel, mais une force impersonnelle et consciente à la fois se manifestant dans tout organe capable de la percevoir.
Par exemple il est une joie subtile, douce et profonde à la fois dans la sensation procurée par certaines promenades solitaires ou faites avec un compagnon en complète harmonie, dans certains paysages vierges ou à peu près, c’est-à-dire libres de toute atmosphère humaine, là où la Nature est paisible, vaste, pure comme une aspiration, sainte comme une prière, sur les montagnes, dans les forêts, les sentiers perdus le long de clairs ruisseaux, ou au bord de l’immense océan. Pour éprouver cette joie, tant que le prâna est demeuré individuel, on est obligé de se trouver dans certaines conditions extérieures. Quand, au contraire, le prâna est vraiment impersonnalisé, universalisé, on devient cette charmante félicité dans tous ceux qui l’éprouvent et pour la goûter il n’est plus aucun besoin de se trouver matériellement dans certaines conditions données.
C’est alors qu’en ce qui concerne le monde nerveux on est parfaitement libéré de toutes circonstances. On a atteint la libération.
30 juillet 1914
J’ai écouté la voix des vagues et elle m’a conté bien des merveilles. Elle m’a parlé de la joie de vivre et des extases du mouvement. Ô mer, tu m’as redit en un cantique sans fin et sans cesse renouvelé la puissance d’amour qui rend vraies toutes choses. En contemplant la splendeur de ton action invincible, j’ai perçu l’irrésistible élan emportant l’univers vers la Suprême Réalité; la force qui te soulève et change en montagnes ta surface n’est-elle point semblable à celle qui fait sortir le monde de son inertie pour faire naître en lui l’aspiration vers le Divin.
Puis à mesure que dans le silence je te regardais, plus profondément encore tu m’as parlé, et tu m’as dit le grand mystère de l’Amour éternel s’aimant en toutes les formes, se révélant à lui-même dans toutes les activités. Déjà en mon être cet ineffable Amour vivait conscient de lui-même, mais à cette heure-là sa vie revêtit une exceptionnelle intensité, ou peut-être la perception individuelle fut d’une exceptionnelle clarté. Ô Seigneur adorable, Souverain Maître du monde, Toi qui étant tout possèdes et jouis de tout, as-Tu, à cet instant de Ton éternité, jeté un plus précis regard vers nous pour que nous soyons ainsi baignés d’une telle magnificence d’amour, ou bien as-Tu, dans l’humble instrument de cet être fugitif et limité, voulu goûter de façon plus forte et complète, plus intense et précise Ta propre joie d’être et de Te manifester? Tout s’est soudain éclairé de l’inexprimable beauté de Ta Vérité et dans le miroir de la conscience individuelle Tu as réfléchi l’infinie variété des modes d’expression propre de Ton être qui est Amour. Douleur et jouissance s’unissaient à se confondre en une extase qui semblait devoir consumer l’être de ses flammes ardentes. Oh, que ce quelque chose de Toi qui s’est cristallisé en ce que j’appelle mon être T’a bien compris et T’a puissamment aimé en ces instants inoubliables. Toutes les barrières de la pensée et de la sensation avaient disparu, consumées par l’ardeur de Ton feu divin et ce fut bien Toi-même en cet instant qui jouis de Ton éternelle et infinie présence en tout. Tu fus toutes les actions et toutes les résistances, toutes les sensations et toutes les pensées, celui qui aime et celui qui est aimé, ce qui se donne et ce qui reçoit en une inépuisable et mouvante harmonie.
J’ai écouté le cantique des vagues et il m’a conté de bien grandes merveilles.
Mars ou avril 1915
Savoir renoncer à la satisfaction de l’instant présent en vue de la réalisation de son idéal est le grand art de ceux qui veulent faire produire son maximum à leur fugitive existence intégrale.
Il y a d’innombrables catégories parmi ceux qui « réussissent »; ces catégories sont déterminées par le plus ou moins d’envergure, de noblesse, de complexité, de pureté, de luminosité de leur idéal. On peut « réussir » comme chiffonnier et « réussir » comme maître du monde et même comme parfait ascète; et dans les trois cas, quoiqu’à des degrés très différents, c’est la maîtrise de soi plus ou moins intégrale et étendue qui permet la « réussite ».
Par contre, il n’y a qu’une façon d’être un « raté »; et cela arrive au plus grand, au plus royalement intelligent, comme au plus petit, au plus borné, à tous ceux qui ne savent pas subordonner la sensation présente à l’idéal qu’ils voudraient accomplir sans avoir la force de prendre le chemin — identique pour tous dans sa nature sinon dans son étendue et sa complexité — qui mène à cet accomplissement.
Entre les deux extrêmes de celui qui a pleinement, parfaitement réalisé ce qu’il avait conçu et celui qui n’a pu rien réaliser du tout, il y a, bien entendu, une échelle presque illimitée de cas intermédiaires; et cette échelle est remarquablement complexe puisqu’à la différence entre les degrés dans la réalisation de l’idéal, vient s’ajouter la différence entre les qualités diverses de cet idéal lui-même. Il est des ambitions qui ne visent que des intérêts matériels, sentimentaux ou intellectuels personnels, d’autres qui ont des buts plus généraux, plus collectifs, plus élevés, d’autres enfin qui sont, pour ainsi dire, surhumains et veulent escalader les cimes qui mènent vers les splendeurs de Vérité, de Conscience et de Paix éternelles. Il est facile à comprendre que la puissance d’effort et de renoncement doit être proportionnée à l’ampleur et à l’élévation du but qu’on s’est proposé.
À tous les degrés, depuis les plus modestes jusqu’aux plus transcendants, ce qu’il est rare de trouver c’est l’équilibre parfait entre la somme d’efforts sur soi, la puissance de sacrifice dont dispose celui qui s’est proposé un but, et la somme des renoncements de tout genre et de tout ordre exigés par ce but.
C’est lorsque la constitution d’un être permet la perfection de cet équilibre que son existence terrestre donne le maximum de son rendement possible.
23 avril 1915
Parfois, Tu allumes en mon être un brasier ardent, et à ces moments-là tout lui semble possible, les plus extrêmes, les plus suprêmes réalisations aussi bien que les plus obscures et les plus modestes...
Sans le brasier ardent, l’être est comme un amoncellement de cendres. Et Tu n’allumes le brasier que rarement, Seigneur. Est-ce pour ménager ce fragile instrument?
Le mental questionne; pourtant l’être intégral est satisfait et ne veut rien d’autre que ce que Tu veux.
Mais il se sait pauvre et misérable, nu et sans valeur hors de Ta Présence active.
Et c’est Elle toujours qu’il appelle et attend.
9 décembre 1916
Le silence se fait, puis la flamme de l’aspiration s’allume, alors une chaleur envahit le corps surtout du cœur au cerveau, et dans cette chaleur est un élan de transformation plein de béatitude; le chant de l’harmonie divine se fait entendre souriant et calme, c’est une symphonie douce, à peine perceptible et puissante à la fois. Puis le silence revient plus profond et plus vaste, oui, vaste jusqu’à l’infini, et l’être existe hors de toutes limites de temps ou d’espace.
Ô mon doux Seigneur, mon Dieu bien-aimé, tout mon être crie vers Toi dans un indomptable élan : je T’aime! je T’aime! je T’aime!... d’un amour qu’aucun mot ne saurait exprimer — tout l’être est en fusion dans cette intensité. Seul mon cœur si souvent déçu, si cruellement trompé, murmure timidement : « Ne feras-Tu de même que les hommes?... Ne repousseras-Tu pas cet amour comme indigne de Toi ou trop lourd à porter? » Ô cœur incrédule! ne vois-tu pas que c’est l’Être adoré lui-même qui aime en toi et alimente ce feu qui ne s’éteindra plus! Plus de timidité, plus de vaine réserve... le passé s’évanouit comme un rêve. Il ne reste plus qu’un Présent merveilleux fait de sublime Éternité...
Ô mon Dieu bien-aimé, Tu m’as prise dans Tes bras si puissants et si doux et rien n’existe plus que Ta divine Extase.
L’art est le langage humain du monde nerveux destiné à traduire et à communiquer le Divin qui, dans le domaine de la sensation, se manifeste comme beauté.
La raison d’être de l’art est donc de permettre chez ceux à qui il s’adresse une plus parfaite et plus aisée communion avec la Suprême Réalité. Le premier contact avec cette Suprême Réalité s’exprime en notre conscience par un épanouissement de l’être dans une plénitude de joie vaste et paisible. Chaque fois que l’art permet au spectateur ce contact, si fugitif soit-il, avec l’infini, il a rempli son but, il s’est montré digne de sa mission.
Ainsi un art, quel qu’il soit, qui depuis des siècles donne à un peuple des émotions et des joies, ne peut être un art méprisable puisqu’il a, au moins partiellement, rempli sa mission de porteparole plus ou moins parfait de ce qui est à exprimer.
Ce qui rend difficile à la sensibilité d’une nation de goûter à travers tel ou tel art les joies qu’une autre nation y trouve, c’est l’habituelle limitation de l’être nerveux qui, plus encore que l’être mental, est naturellement exclusif dans ses possibilités de perception du Divin et qui lorsqu’il est entré en rapport avec Lui à travers certaines formes éprouve une répugnance presque irrésistible à Le reconnaître à travers d’autres formes de sensation.
Qu’est ce « je » qui parle de temps en temps, percevant sa limitation au sein même de la conscience de l’infini? Il est le point de concentration où la Volonté qui est au-delà se fait consciente individuellement afin de pouvoir se manifester à travers l’instrument terrestre; il est, en somme, l’intermédiaire individualisé entre l’outil et la pensée de l’ouvrier, une sorte de main plus ou moins habile. Le « je » se sait tout à fait indépendant du moyen de manifestation actuel, forme, corps, entourage, éducation, expériences sensorielles; il est un élément constitutif du Tout, une partie infinitésimale de l’univers; sa durée en tant que « je », identique à celle de l’univers, dépend d’elle. Il sait que seul Ce qui n’est aucun « je » peut être libre de cette dépendance, être éternellement. Le « je » sait qu’il est parfaitement soumis à Cela qu’il ne peut penser, qu’il est mû par Cela, et par conséquent il ne dit pas : « Je veux », mais : « Il me faut vouloir » ou « On me fait vouloir ». Et soumis à son Maître Éternel, Maître de son outil temporaire, sachant qu’il disparaîtra en même temps que l’œuvre pour laquelle il fut créé, il l’accomplit joyeusement, sans hâte qu’elle s’achève ni désir qu’elle se prolonge.
Pour juger des événements de l’histoire il faut un certain recul, de même si l’on sait s’élever assez haut au-dessus des contingences matérielles, on peut voir d’ensemble la vie terrestre. Dès lors, il est facile de s’apercevoir que tous les efforts de l’humanité convergent vers un même but.
Certes les hommes, collectivement ou individuellement, suivent des chemins très différents pour y arriver, certains de ces chemins ont tant de détours qu’ils semblent, à première vue, s’éloigner du but plutôt que d’y conduire; mais tous y vont, consciemment ou inconsciemment, rapidement ou plus lentement.
Quel est donc ce but?
Il se confond avec la raison d’être de l’homme et avec sa mission dans l’univers.
— Le but : « Appelez-le comme vous voudrez, car pour les savants, il est le Possesseur de tous les noms.»
Le Tao des Chinois — Le Brahman des hindous — La Loi des bouddhistes — Le Bien d’Hermès — Ce qui ne peut être nommé, selon l’ancienne tradition juive — Le Dieu des chrétiens — L’Allah des musulmans — La Justice, la Vérité des matérialistes.
— La raison d’être de l’homme est de prendre conscience de Cela.
— Sa mission est de Le manifester.
— Toutes les religions, tous les enseignements de tous les sages sont uniquement des méthodes pour atteindre ce but.
— Elles peuvent être classées en trois catégories principales.
— Première méthode, intellectuelle : l’amour de la Vérité, la recherche de l’Absolu.
Par le discernement, l’étude, la réflexion, l’analyse, le contrôle et la concentration de la pensée on fait disparaître l’illusion de la personnalité, tourbillon d’atomes dans une substance unique qui n’est elle-même qu’une apparence : condensation de l’éther.
Lorsque l’on dit moi, de quoi parle-t-on? du corps? des sensations? des sentiments? des pensées? Tout cela n’a aucune stabilité; l’apparence de continuité provient d’un rigoureux déterminisme s’exerçant dans chacun de ces domaines de l’être; et dans ce déterminisme entrent autant d’agents extérieurs que d’agents intérieurs. Où donc est le moi? C’est-à-dire quelque chose de permanent, de constant, de toujours semblable à luimême? Pour le trouver, pour trouver cet absolu, il faut aller de profondeur en profondeur, de relativité en relativité, car tout ce qui est en forme est relatif, jusqu’à Ce qui est Impensable pour notre raison, Indicible pour notre langage, mais Connaissable par identification, car nous portons Cela en nous, c’est le centre et la vie même de notre être.
— Deuxième méthode : l’amour de Dieu. C’est la méthode de ceux qui ont le sens religieux développé.
Aspiration vers l’Essence Divine de toute chose que l’on a perçue dans un de ces instants d’illumination intégrale.
Puis consécration à cette Essence Divine, à cette Loi Éternelle, don intégral de soi, à chaque instant, dans tous ses actes. Abandon complet : on n’est plus qu’un instrument docile, un serviteur fidèle devant le Maître Suprême. L’amour est si complet qu’il détermine le détachement de tout ce qui n’est pas l’Absolu Divin et la concentration parfaite sur Lui.
« Il n’est pas d’ailleurs impossible de s’élever plus haut que cela, car l’amour même est un voile entre l’amant et le Bien-Aimé. »
L’identification.
— Troisième méthode : L’amour de l’humanité.
Par suite d’une vision claire, d’une perception intense de l’immense souffrance humaine, s’élève la résolution de se consacrer tout entier à faire cesser cette souffrance.
L’oubli de soi dans le don de toutes ses pensées, toutes ses énergies, toute son activité pour soulager, si peu que ce soit, les autres.
« Allez le cœur débordant de compassion. Dans ce monde que la douleur déchire, soyez des instructeurs; et en quelque lieu que ce soit où règnent les ténèbres de l’ignorance, allumez-y un flambeau. »
Cette consécration à l’humanité se manifeste en quatre domaines. On peut donner aux autres de quatre manières :
Dons matériels. — Dons intellectuels : la connaissance. Dons spirituels : l’harmonie, la beauté, le rythme. — Don intégral qui ne peut être fait que par ceux qui ont suivi les trois chemins, qui ont synthétisé en eux toutes les méthodes de développement, de prise de conscience de Ce qui est Éternel : le don de l’exemple. L’exemple qui s’ignore lui-même et que l’on donne parce que l’on est, parce que l’on vit dans la Conscience Divine Éternelle.
Il doit y avoir deux mouvements parallèles dans l’évolution d’un être; et c’est parce qu’en général il néglige l’un ou l’autre de ces mouvements pour concentrer son effort sur un seul, que sa marche est si cahotée, si peu équilibrée.
Un de ces mouvements consiste en la prise de conscience de tous les éléments constitutifs de l’être aussi bien matériels et sensoriels qu’intellectuels et spirituels : il faut faire la connaissance du mécanisme de la vie en soi, de toutes ses tendances, ses qualités, ses facultés, ses activités diverses, très impartialement, c’est-à-dire sans idée préconçue de bien ou de mal, sans jugement autoritaire, arbitraire (car nos jugements manquent fatalement de clairvoyance) sur ce qui doit subsister et ce qui doit disparaître, ce qui doit être encouragé et ce qui doit être étouffé. La vision de ce que l’on est doit être objective, sans parti pris, si on la veut sincère et intégrale : nous sommes en présence d’un univers qu’il nous faut explorer dans ses moindres détails, qu’il faut connaître dans ses éléments les plus infimes, les plus obscurs, avec l’attitude scientifique de la parfaite impersonnalité mentale, c’est-à-dire sans aucun a priori.
Quoi que l’on puisse penser, ce travail d’observation, d’analyse, d’introspection, n’est jamais achevé. En tout cas, tant que nous sommes sur terre dans un corps physique, il nous faut toujours étudier l’être infiniment complexe que nous sommes afin qu’aucun élément ne puisse échapper à notre connaissance et par conséquent à notre contrôle :car on ne peut être maître que de ce que l’on connaît et l’on ne peut disposer que de ce dont on est maître.
Ceci nous amène au second mouvement qui doit exister parallèlement, simultanément au premier. C’est la consécration, l’abandon constant et constamment répété de tous les éléments soumis à notre contrôle, à la Suprême, à la Divine Loi.
Chaque élément qui a pris conscience de lui-même, chaque tendance, chaque faculté doit s’abandonner à la Souveraine Direction de l’Essence Éternelle de l’Être, avec la simplicité confiante de l’enfant; et c’est Elle qui ordonnera, classifiera, utilisera tous ces éléments comme ils doivent l’être; c’est Elle et Elle seule qui peut faire le partage entre ce qui est utilisable et ce qui ne l’est point, ce qui doit être encouragé ou supprimé; et, sans doute, tout devant Elle étant d’égale valeur, tout peut être utilisé, puisque tout par Elle est transformé, illuminé, transfiguré : tout ce qui prend conscience d’Elle et se donne à Elle devient Elle-même et échappe ainsi aux notions de bien et de mal qui sont purement extérieures et humaines.
L’un de ces mouvements, l’une de ces attitudes sans l’autre est incomplète et bancale. Consacrer son être en bloc à l’Essence Suprême n’est pas suffisant : tous les éléments que l’on ignore et dont on n’est pas maître échappent à cette consécration, suivent donc leur loi propre au lieu de se conformer à la Loi Éternelle, et deviennent la source de tous les troubles, toutes les révoltes inattendues chez celui qui se croyait pourtant entièrement le serviteur de la Loi. Mais il oubliait tous les coins ignorés de son être qui ont droit, eux aussi, à la vie et à l’activité, et qui se manifestent à leur tour, mais dans une activité désordonnée et désharmonique par rapport à l’ensemble de l’être, puisqu’ils ont échappé à la volonté centrale.
D’autre part, prendre conscience de soi dans ses moindres détails est vain et stérile, dangereux même, si cette prise de conscience n’est pas faite dans un but d’ordre, afin de rendre l’Essence Divine maîtresse toute-puissante de tous ces éléments, si l’on n’obtient pas qu’ils s’abandonnent sans restriction à Sa Suprême Direction, à Sa Loi Souveraine.
C’est seulement dans l’union équilibrée de ces deux attitudes que l’on peut se dire véritablement, intégralement, Serviteur de l’Éternel.
Certains — presque tous — vivent dans leur sensation au point de n’avoir conscience que de la minute présente. À ceux-là il faut apprendre la conscience de leur vie entière et montrer à quel point ce qu’ils sentent est fugitif et sera remplacé, au cours de leur existence, par d’innombrables sensations contradictoires.
(la chandelle)
À ceux qui ont pris conscience de l’ensemble de leur vie, il faut apprendre à identifier leur conscience à celle de la terre (à entrer dans une profondeur de leur être qui est unie aux destinées terrestres — qu’est-ce que la durée d’une vie par rapport à la durée terrestre?
(le gaz)
À ceux qui ont pris conscience de la vie terrestre, il faut apprendre à identifier leur conscience à celle de l’univers, à trouver en eux ce qui est un avec l’univers et durera autant que lui — qu’est la durée de la terre en comparaison de celle de l’univers? un souffle!
(le bec électrique)
À ceux qui ont pris conscience de la vie universelle, sous toutes ses formes, il faut apprendre à identifier leur conscience à Ce qui est Éternel, à Ce qui n’a jamais commencé et ne finira jamais, au Permanent, à l’Immuable, au-delà de quoi, il n’y a rien.
Et pour eux s’allumera la Lumière qui ne s’éteint point. (la Lumière Suprême)
Songe 1
Nous étions sur le sommet d’une montagne, tellement haute que les vallées étaient invisibles. Le ciel était parfaitement pur et incolore. Le sommet de la montagne était couvert de riches pâturages. Sur ces pâturages paissaient quatre troupeaux de vaches gardés par quatre bergers. Ces troupeaux étaient à distance égale l’un de l’autre et formaient ainsi à peu près les quatre angles d’un carré. Chaque gardien avait sa caractéristique et son apparence très particulière. « Lui » cherchait quelque chose qu’il voulait exprimer et rendre effectif, et pour cela il lui manquait certains éléments. Ces éléments se trouvaient par-delà le sommet de la montagne et Il me demandait s’il n’y avait aucun moyen d’aller les y chercher. La demande fut faite à haute voix et toutes les vaches du troupeau qui se trouvait le plus proche de nous, s’élancèrent vers Lui en meuglant joyeusement. L’homme qui les conduisait, grand, fort, trapu, vêtu de peaux de bêtes, la peau blanche et très poilu, les cheveux noirs et hirsutes, le visage carré, s’avança vers Lui et d’une voix forte Lui dit : « Je me mets entièrement à ta disposition, mes vaches veulent te servir, et je le veux aussi. Je les conduirai au lieu où se trouvent les éléments de connaissance que tu veux acquérir et nous te les rapporterons. »
Pendant qu’il parlait, le troupeau qui se trouvait à droite sur la même ligne se rapprocha, conduit par son gardien qui, intéressé, venait écouter. Il était grand, mince, somptueusement vêtu, le visage mat et d’un ovale allongé, les cheveux très noirs et soyeux tombaient sur son épaule. Une partie du vêtement était rouge, mais il y avait plusieurs autres couleurs. Il était amical et bienveillant. Mais il ne fit aucune offre de service.
2 août 1914
Songe 2
Nous avancions sur la grande route toute blanche qui menait à notre but, lorsqu’à une bifurcation de la route nous voyons un grand nombre de gens massés et tassés avec des airs d’effroi. Nous nous demandons pourquoi tout en continuant notre route, lorsque nous nous entendons appelés par un berger vêtu de blanc qui nous dit de nous joindre à ceux qui sont sur le talus au bord de la route. Et en réponse à notre interrogation il nous dit qu’on a retenu prisonnier jusqu’à présent un énorme troupeau de vaches et de taureaux, mais qu’il est temps de les lâcher, qu’on va retirer la corde qui les arrête et qu’ils vont foncer, détruisant tout sans doute sur leur chemin. Je réponds : « Ce sont en effet des bêtes pleines de vigueur et même parfois de violence aveugle en apparence, mais pour des gens comme nous deux qui marchons tout droit notre chemin, il n’y a rien à craindre; les taureaux ne nous ont jamais fait aucun mal. » Mais le berger insiste en disant que c’est vraiment une chose exceptionnelle qui n’a jamais eu son précédent. Pour ne pas le contrarier nous nous arrêtons et nous garons sur le côté de la route devant les gens massés. Mais là encore il insiste en disant : « Pas là, pas là, vous serez piétinés, derrière. » Et il nous fait mettre derrière tous les autres sur le bord de la route en arrière.
À ce moment, au loin, j’aperçois l’immense troupeau de vaches et de taureaux ; on retire la corde qui les retenait et ils partent comme une trombe, fonçant droit devant eux ; et certainement si quelqu’un s’était trouvé sur leur passage ils l’auraient piétiné. Lorsque tous sont passés, le chef de la troupe, qui avait été retenu le dernier, est lâché. C’est un superbe, énorme taureau blanc. Au lieu de suivre le chemin des autres, il tourne à droite devant nous en suivant le chemin qui descend. Mais au bout d’un moment il s’arrête, cherchant quelque chose, ne le trouve pas et revient sur ses pas, pour se planter juste devant moi. Alors je vois que ce taureau était triple, composé de trois taureaux étroitement liés ensemble. L’un des trois (celui du milieu je crois était un peu moins blanc que les deux autres). À ma gauche j’avais un prêtre qui voyant cet énorme animal fonçant sur nous et s’arrêtant juste devant moi, est pris d’une grande frayeur. Et dans sa frayeur il commence à s’agiter. Je lui dis alors : « Eh bien, et votre foi en Dieu? S’Il a résolu que vous soyez piétiné par ce taureau, ne trouverez-vous pas que Sa volonté est bonne? » Un peu honteux il veut avoir l’air courageux, alors il se met à parler au taureau et à lui donner des tapes amicales sur le mufle. Mais la puissante bête commençait à s’impatienter. Et je pensais : « Cet imbécile avec sa frayeur va finir vraiment par faire arriver un malheur. Il vaut mieux que nous nous en allions, dis-je, en me tournant vers “Lui” ». Et sans plus nous soucier du taureau nous reprenons notre route. À peine avons-nous fait quelques pas sur la grande route que nous voyons le taureau passer à côté de nous tranquillement, calme et fort. Un peu plus loin, tout d’un coup, je vois arriver en sens inverse un autre taureau entièrement roux, à l’air sauvage et féroce, fonçant avec d’immenses cornes en avant. Je me retourne vers « Lui » qui marchait à quelques pas en arrière et je lui dis : « Voilà la vraie bête dangereuse, celle qui est solitaire et marche en sens opposé des autres. Celle-là a de mauvaises intentions. Elle ne peut même pas nous voir parce que nous sommes sur le droit chemin et protégés. Mais je crains beaucoup pour les autres. » Un peu plus loin encore nous entendons un galop derrière nous, comme si le taureau féroce revenait avec d’autres. Je sens qu’il est temps que nous arrivions au but. À ce moment la route semble fermée, devant nous se trouve une porte que je veux ouvrir, mais ma main glisse sur le bouton et je ne puis le tourner. Pourtant le temps presse. Alors j’entends distinctement la Voix profonde : « Regarde ». Je lève les yeux et je vois juste devant nous, à côté de la porte fermée, une porte grande ouverte donnant sur une salle carrée qui est le but. Et la voix reprend : « Entrez. C’est là que se trouvent toutes les portes et toutes vous pouvez les ouvrir. »
Dans un sentiment de grande paix et de force tranquille, je me suis réveillée.
1914 (Après août)
Songe 3
Seigneur, cette nuit tu me donnas un songe.
Voici de lui ce dont je me souviens:
Au haut d’une très haute tour dressée sur une haute montagne, dans une salle qui semblait basse à force d’être vaste, j’étais adossée au mur du fond ayant en face de moi le vitrage donnant sur le dehors. À ma gauche un trône surélevé de quelques marches, sur le trône était assis le Seigneur des Nations. Je le savais quoique ne l’ayant pas regardé. À ma droite tout à l’autre bout de l’immense salle, dans une sorte de niche recevant la lumière d’en haut, était assise une jeune femme — une nation. C’était une enfant, petite, boulotte, très brune avec le teint pâle et mat. Elle avait revêtu une robe de noce, la tête couronnée de fleurs blanches (l’ensemble de la toilette était blanc avec du bleu et quelques notes d’or). Je savais que j’avais aidé cette nation à se vêtir ainsi et à gravir la montagne et la tour pour venir jusqu’à la salle. Elle venait se proposer comme épouse au Seigneur des Nations, et pour cela il lui fallait passer par une série d’épreuves que le Seigneur voulait lui imposer pour savoir si elle était digne de lui. Ces épreuves étaient celles de l’Épouvante.
Pour la première, il lui avait fait apporter un verre plein ainsi qu’une carafe. Et il lui fallait boire le contenu des deux. Pour elle cela semblait du sang, du sang d’homme fraîchement versé. Et Lui, du haut de son trône, lui disait : « Bois ce sang pour montrer que tu n’as pas peur. » La pauvre petite tremblait de dégoût et n’osait toucher l’affreux breuvage. Mais, à cette heure, Seigneur, Tu m’avais donné la pleine conscience et le plein pouvoir de la Vérité. D’où j’étais je pouvais voir distinctement la pureté transparente de l’eau que contenaient réellement et le verre et la carafe. Et tandis que la petite hésitait toujours, et que le Seigneur, d’une voix mordante, persiflait : « Quoi! tu frémis déjà ! Ceci n’est pourtant que la première épreuve, la plus facile de toutes, que feras-tu ensuite? »
Alors, sans me soucier des conséquences, je criai à l’enfant en une langue que le Seigneur ne comprenait pas : « Tu peux boire sans crainte, c’est de l’eau seulement, de l’eau pure, je te le jure. » Et l’enfant, confiante en ma parole qui dissolvait la suggestion, se mit à boire tranquillement...
Mais à cause de l’énergie avec laquelle j’avais parlé, le Seigneur se douta de quelque chose et se tourna vers moi avec fureur, me reprochant de parler alors que je ne devais pas. À quoi je lui répondis — toujours sans me soucier des conséquences que je savais inévitables — « Ce que je dis ne te regarde pas puisque Tu ne peux comprendre la langue que j’ai employée! »...
Alors se passa la chose mémorable...
La salle subitement devint sombre comme la nuit et dans cette nuit une forme apparut plus sombre encore, une forme que je percevais distinctement quoique personne d’autre ne puisse la voir.
Cette forme de ténèbres était comme l’ombre de la lumière de la Vérité qui était en moi. Et cette ombre était l’Épouvante.
Immédiatement, le combat commença. L’être dont les cheveux étaient semblables à des serpents furieux, se déplaçant avec des contorsions affreuses et de terribles grincements de dents, se précipita sur moi. Il lui suffisait de toucher avec un seul doigt ma poitrine à l’endroit du cœur pour que se produisît le grand malheur pour le monde qu’il fallait à tout prix éviter. Ce fut un formidable combat. Toutes les puissances de la Vérité étaient concentrées dans ma conscience; et rien de moins n’était nécessaire pour lutter contre un aussi redoutable ennemi que l’Épouvante!
Son endurance et sa puissance au combat étaient remarquables; enfin le moment suprême de la lutte arriva. Nous étions toutes deux si proches l’une de l’autre qu’il semblait impossible que nous ne nous touchions pas, et son doigt tendu s’approchait, menaçant, de ma poitrine...
À ce moment précis, le Seigneur des Nations qui ne pouvait rien voir de la tragique bataille, allongea la main pour prendre quelque chose sur une petite table placée près de lui. Cette main — sans s’en douter — passa entre mon adversaire et moi. Je pus alors prendre un point d’appui sur elle, et l’Épouvante définitivement vaincue pour cette fois s’affaissa sur le sol comme une sombre poussière sans puissance ni réalité...
Alors, reconnaissant Celui qui se trouvait sur le trône, et rendant hommage à son pouvoir, j’appuyai ma tête sur son épaule et lui dis joyeusement : « Ensemble, nous venons de vaincre l’Épouvante! »
Tel fut mon rêve — et en même temps que lui Tu m’en donnas la pleine compréhension.
De tout ceci je Te rends grâce, comme d’un don inestimable.
Nuit du 31 janvier au 1er février [1915]
guerre 1
J’ai visité des trains ramenant du front de cinq à six cents blessés chaque. C’est un spectacle émouvant non pas tant à cause de tout ce que ces malheureux souffrent, mais surtout à cause de la noble manière que la plupart ont de supporter leurs souffrances. Leur âme transparaît dans leurs yeux, le moindre contact des forces profondes l’éveille. Et à l’intensité, à l’ampleur des puissances d’amour vrai qui ont pu auprès d’eux être manifestées dans un parfait silence, il était facile de se rendre compte de la valeur de leur réceptivité.
Alors la mentalité qui se plaît aux constructions réalisatrices se met à imaginer tout ce qui pourrait être accompli grâce à cette réceptivité. Et les tableaux, vastes et complexes à la fois, des réalisations possibles se succèdent, se déroulant inlassablement dans leur splendeur de lumière et d’amour.
D’ailleurs, actuellement, le moindre fait, le moindre contact avec l’extérieur sert de prétexte à d’innombrables constructions qui paraissent à la mentalité vastes, lumineuses, pleines d’une vie intense et d’une grande puissance de réalisation. Ce sont comme autant de cadres, de formes extérieures de manifestation offertes à l’approbation et au choix de Ce qui veut se manifester. Mais à côté du constructeur audacieux se tient l’enfant aimante et docile qui, dans une ardente aspiration vers le Suprême Principe de Vérité, murmure doucement : « Seigneur, je suis ignorante de Ta Volonté dans son ensemble, je construis des événements en proportion avec mes pauvres limites individuelles, et qui sont sans doute très mal adaptés à l’immensité de Ton plan. Mais Tu sais que ce ne sont que constructions passagères qui se dissolvent aussitôt créées pour ne nuire en rien à la pureté du miroir mental 149 prêt à refléter à chaque instant la traduction appropriée de ce que Tu veux que l’instrument intégral exécute. Et l’être entier, alors, dans une extase sans objet, vaste et lumineuse, cesse d’être “un être” pour devenir l’Illimité. Puis dans le silence de la contemplation, la mentalité sait que toutes ces constructions diverses qui se présentent à elle font partie d’un ensemble qu’il lui sera donné de réaliser progressivement, peut-être par l’intermédiaire de plusieurs instruments corporels. Et la vision simultanée de Ce qui est et de ce qui devient, se saisit de la conscience pour ne plus la quitter pendant des heures qui se font de plus en plus fréquentes et durables. »
12 mai 1915
guerre 2
Le monde nerveux tout entier semble s’être abattu sur la terre; mais sous sa forme de puissance, de force, il est localisé là où l’on se bat.
Ailleurs, à l’arrière ou dans les pays neutres, c’est principalement sous sa forme de faiblesse, d’énervement, de fébrilité, d’impatience, d’imagination déréglée épuisant en vain toutes les énergies d’action, que ce monde s’est incarné. Tous ceux qui ne combattent pas se sentent privés de la formidable puissance qui anime — parfois jusqu’à les affoler littéralement — ceux qui combattent et s’entretuent.
Tous ceux qui vont dans la zone des armées — zone nettement définie au point de vue des influences et de l’atmosphère agissantes — sont saisis, emportés, impersonnalisés dans un courant formidable, aussi impétueux qu’un océan déchaîné; ils sont comme désindividualisés et réduits à l’état d’éléments, de forces de la nature qui, tels que le vent, l’orage ou les eaux, accomplissent leur œuvre terrestre, mus par une Volonté dont ils sont inconscients. Ce ne sont plus des hommes, ce sont des masses qui se meuvent et agissent; et les innombrables cas eux-mêmes qui paraissent dus au courage, à l’héroïsme individuel, sont encore semblables à l’héroïsme des abeilles ou des fourmis, gestes presque mécaniques, gestes instinctifs, obtenus dans l’élément isolé par la conscience collective du génie de la race.
Reniant toutes constructions mentales, les sentant pauvres et sans force à côté du pouvoir réalisateur, destructeur dont ils disposent, ils seront les instruments invincibles de la Volonté transformatrice; et avant qu’ils soient allés jusqu’au bout de leur tâche rien ne pourra être tenté pour les reconstructions futures.
Pour le moment ces forces, au moins dans la majeure partie, sont étroitement liées à la Conscience divine qui oriente leur flot déferlant, qui dirige le courant de leur torrent en apparence indompté et indomptable, en effet, parce qu’il n’est soumis à aucune direction mentale, elles obéissent à Son impulsion. Sauront-elles, pourront-elles obéir jusqu’au bout? Ne se laisseront-elles pas emporter par leur propre mouvement? Kâlî à force de danser ne perdra-t-elle pas tout contrôle sur sa danse?...
Tout dépend de la limpidité avec laquelle le Vouloir divin pourra être manifesté sur terre; s’il a pu, en temps voulu, se construire des instruments assez réceptifs et assez purs, des instruments qui soient immergés consciemment dans son Essence en gardant le contact effectif avec la puissance nerveuse agissante, alors ce débordement monstrueux et sublime d’énergies déchaînées donnera son maximum de résultats pour la transformation de la terre et de l’homme.
Paris, 28 octobre 1915
(Texte de la Mère, publié pour la première fois en anglais dans le journal japonais Fujoshimbun, le 7 juillet 1916, dans une traduction revue et approuvée par la Mère.)
Vous m’avez demandé ce que je pense de la cause féministe et des conséquences qu’aura pour elle la guerre actuelle.
Un des premiers effets de la guerre a été certainement de donner un nouvel aspect à la question. Tout d’abord la futilité de ces perpétuelles oppositions entre hommes et femmes est apparue clairement; et derrière le conflit des sexes, ne portant que sur des faits extérieurs, la gravité des circonstances a permis de découvrir le fait intérieur, toujours existant sinon toujours manifeste, de la collaboration réelle, de l’union véritable de ces deux moitiés complémentaires de l’humanité.
Beaucoup d’hommes ont été surpris de constater combien facilement les femmes pouvaient les remplacer dans la plupart des postes qu’ils occupaient avant la guerre; et à leur surprise s’est ajouté comme un regret de ne pas avoir su trouver plus tôt un réel associé de leurs travaux et de leurs luttes chez celles que le plus souvent ils ne considéraient que comme des objets de plaisir et de distraction, au mieux comme les gardiennes de leurs foyers et les mères de leurs enfants.
Les femmes, certes, sont cela ; et pour le bien être il faut des qualités exceptionnelles. Mais elles ne sont pas que cela. Les circonstances actuelles l’ont abondamment prouvé.
En allant soigner les blessés de guerre, dans les conditions matérielles les plus difficiles, sous le feu même de l’ennemi, le prétendu sexe faible a prouvé que son énergie physique et son endurance étaient à la hauteur de celles des hommes. Mais là surtout où les femmes ont fait preuve de dons remarquables, c’est dans les facultés organisatrices.
Ces facultés d’administration leur étaient depuis longtemps reconnues dans l’Inde brâhmanique, l’Inde d’avant la conquête musulmane, où un adage populaire disait : propriété gouvernée par une femme signifie propriété prospère.
Mais en Occident, la pensée sémitique unie à la législation romaine avaient trop profondément influencé les mœurs pour que les femmes aient souvent l’occasion de faire montre de leurs capacités d’organisation.
En France, il est vrai, il est assez fréquent de voir la femme maîtresse absolue de l’administration de son « home », même au point de vue pécuniaire; et la richesse proverbiale de la petite bourgeoisie française prouve que le système a du bon.
Mais il était rare de voir utiliser les facultés féminines pour diriger des entreprises de quelque importance; et jusqu’à présent, les postes de confiance de l’administration publique leur ont toujours été fermés.
La présente guerre a permis de constater qu’en refusant le concours des femmes, les gouvernements se privaient d’une aide précieuse.
Je vous citerai un fait à titre d’exemple.
Aux premiers mois de la guerre, lorsque les Allemands eurent presque entièrement occupé le territoire belge, les habitants des pays envahis se trouvaient dans une misère indescriptible. Heureusement, grâce à l’initiative de quelques riches Américains et Américaines, une société fut fondée pour pourvoir aux besoins les plus urgents des populations éprouvées. Par suite de certaines opérations militaires, un groupe assez considérable de petits villages se trouva subitement privé de toute nourriture. C’était la famine imminente. La société américaine fit parvenir un message à des sociétés anglaises similaires, réclamant l’envoi immédiat d’un certain nombre de fourgons chargés des provisions les plus indispensables. Ces fourgons devaient être rendus à destination en trois jours. Les hommes à qui cette demande avait été transmise, répondirent qu’il était absolument impossible d’y satisfaire.
Par bonheur, une femme eut connaissance de la chose. Il lui parut affreux que dans des circonstances aussi tragiques on puisse se servir du mot : « impossible ».
Elle faisait partie d’un groupe féminin de secours aux blessés et éprouvés de la guerre. Immédiatement ces femmes promirent à la société américaine de lui donner satisfaction. Et en trois jours tous les innombrables obstacles furent surmontés, — pourtant certains de ces obstacles, spécialement ceux concernant le transport, paraissaient vraiment insurmontables. Un esprit puissamment organisateur, une volonté ardente avaient fait ce miracle; les provisions arrivèrent en temps voulu et l’affreuse misère, la cruelle famine put être évitée.
Ceci n’est pas pour dire que seules les belles qualités de la femme ont été révélées par la présente guerre. Ses faiblesses, ses travers, ses petitesses ont eu aussi l’occasion de s’étaler largement. Certes, si les femmes veulent prendre dans le gouvernement des nations la place qu’elles y réclament, elles doivent encore faire bien des progrès vers la maîtrise de soi, l’élargissement des idées et des points de vue, l’assouplissement intellectuel, l’oubli de leurs préférences sentimentales, afin de devenir dignes de diriger les affaires publiques.
Il est certain que la politique uniquement masculine a fait ses preuves d’incapacité : elle a sombré trop souvent dans la recherche de l’intérêt étroitement personnel et dans l’action arbitraire et violente. La politique des femmes amènerait, sans doute, une tendance au désintéressement et aux solutions plus humanitaires. Mais malheureusement, telles qu’elles sont encore, les femmes sont en général des êtres de passion et de partis pris enthousiastes; elles manquent du calme raisonnable que donne l’activité purement intellectuelle; celle-ci est dangereuse certes par sa froideur sans pitié, mais incontestablement utile par sa maîtrise sur les débordements d’un sentiment qui ne peut tenir la place prépondérante dans le règlement des intérêts collectifs.
Ces défauts qui seraient graves si l’activité des femmes devait être substituée à celle des hommes, pourraient, au contraire, par une collaboration des deux sexes, former comme un élément de compensation aux défauts opposés des hommes. Ce serait là le meilleur moyen de les amener peu à peu à se corriger mutuellement.
Réduire le rôle de la femme aux occupations uniquement intérieures et familiales, et le rôle de l’homme aux occupations exclusivement extérieures et sociales, en séparant ainsi ce qui doit être uni, serait donc perpétuer le triste état de choses actuel dont l’un comme l’autre souffre également. C’est devant les plus grands devoirs et les plus lourdes responsabilités que leurs qualités respectives doivent s’unir dans une étroite et confiante solidarité.
N’est-il point temps que cesse cette attitude d’hostilité, dressant les deux sexes l’un en face de l’autre comme d’irréconciliables adversaires? L’heure actuelle est sérieuse. Une sévère, une douloureuse leçon est donnée aux nations. Sur les ruines qui s’amoncellent de nouvelles constructions plus belles et harmonieuses peuvent être érigées.
Ce n’est plus le moment des mesquines compétitions, des revendications intéressées; il faut que tous les êtres humains s’associent dans un commun effort pour prendre conscience du plus haut idéal qui demande à être réalisé, et pour travailler ardemment à sa réalisation. La question qui se pose, la vraie question, n’est donc pas seulement celle d’une meilleure utilisation des activités masculines et féminines au-dehors, mais c’est, avant tout, celle d’un progrès spirituel au-dedans. Sans un progrès intérieur il n’est pas de progrès possible pour les choses extérieures.
Le problème du féminisme se ramène donc, comme tous les problèmes du monde, à un problème spirituel. Car la réalité spirituelle est à la base de toutes les autres; le monde divin — le Dhammata du bouddhisme — est le fondement éternel sur lequel s’édifient tous les autres mondes. Devant cette Suprême Réalité tous sont égaux, hommes et femmes, en droits et en devoirs; les seules distinctions qui puissent être dans ce domaine étant basées sur la sincérité et l’ardeur de l’aspiration, sur la constance de la volonté. Et c’est par la reconnaissance de cette égalité spirituelle fondamentale que peut être trouvée la seule solution sérieuse et durable au problème du rapport des sexes. C’est dans cette lumière qu’il faut le placer. C’est à cette hauteur aussi qu’il faut chercher le foyer d’action et de vie nouvelle autour duquel se construira le temple futur de l’Humanité.
7 juillet 1916
Tout d’abord il est entendu que l’arrogance est toujours ridicule; seuls les gens stupides et ignorants sont arrogants. Dès qu’un être humain est assez éclairé pour avoir un contact, si petit soit-il, avec tout le mystère de l’univers, il devient forcément humble.
La femme à cause même de sa passivité ayant plus facilement que l’homme l’intuition de la Puissance souveraine à l’œuvre dans le monde est plus souvent, plus naturellement humble.
Mais baser le fait de cette humilité sur un besoin, est une erreur. La femme n’a pas plus besoin de l’homme que l’homme n’a besoin de la femme. Ou plutôt, plus exactement, l’homme et la femme ont également besoin l’un de l’autre.
Même dans le domaine uniquement matériel, il y a autant d’hommes qui dépendent matériellement de la femme que de femmes qui dépendent matériellement de l’homme. Si l’humilité provenait de cette dépendance, dans ces derniers cas ce seraient donc les hommes qui devraient être humbles et les femmes avoir l’autorité!
De plus, dire que les femmes doivent être humbles parce que c’est ainsi qu’elles plaisent aux hommes, est aussi une erreur — cela donnerait à croire que la femme a été mise au monde uniquement dans le but d’être agréable aux hommes. Ce qui est un enfantillage.
Tout l’univers a été créé pour manifester la Puissance Divine, et les êtres humains, hommes ou femmes, ont pour mission spéciale de prendre conscience de cette Éternelle Essence Divine et de la représenter sur terre. Telle est leur raison d’être et nulle autre. Et s’ils le savaient et s’en souvenaient davantage, hommes et femmes ne songeraient plus à de mesquines questions de priorité ou d’autorité, ils ne verraient pas une plus grande marque de respect dans le fait d’être servi que de servir, puisque tous se considéreraient également comme des serviteurs du Divin et tiendraient à honneur de l’être de plus en plus et de mieux en mieux.
Vous me demandez mes impressions sur le Japon. Parler du Japon est une tâche difficile : tant de choses ont déjà été écrites, tant de sottises aussi... mais plus sur les gens que sur leur pays. Car le pays est si merveilleux, si pittoresque, si varié, inattendu, charmant, sauvage ou souriant; il apparaît comme une telle synthèse de tous les autres pays du monde, des tropiques aux contrées arctiques, que nul œil d’artiste ne peut y rester indifférent. On a donné, je pense, beaucoup d’excellentes descriptions du Japon; je ne tenterai donc pas d’y ajouter la mienne, qui serait certainement beaucoup moins intéressante. Mais le peuple du Japon a, en général, été mal compris et mal interprété, et c’est sur ce sujet que quelque chose vaut encore la peine d’être dit.
Dans la plupart des cas, les étrangers entrent en contact avec cette partie du peuple japonais qui a été gâtée par les étrangers — un Japon d’hommes d’argent et d’imitateurs de l’Occident; ils ont évidemment prouvé qu’ils sont des imitateurs habiles, et on trouve facilement ici bien des choses qui ont rendu l’Occident odieux. Si nous jugeons le Japon par ses hommes d’État, ses politiciens et ses hommes d’affaires, nous le trouvons très semblable à une puissance européenne, bien qu’il possède la vitalité et la concentration d’énergie d’une nation qui n’a pas encore atteint son zénith.
Cette énergie est l’un des traits les plus intéressants du Japon. Elle est visible partout, en chacun : jeunes et vieux, ouvriers, femmes, enfants, étudiants, tous, sauf peut-être les « nouveaux riches », font preuve, dans leur vie quotidienne, de la plus merveilleuse accumulation d’énergie concentrée. Avec leur parfait amour de la nature et de la beauté, cette accumulation d’énergie est peut-être la caractéristique la plus distinctive et la plus répandue des Japonais. C’est ce que vous pouvez observer dès que vous abordez cette terre du Soleil Levant où tant d’individus et tant de trésors sont rassemblés dans une île étroite.
Mais si vous avez — comme nous — le privilège d’entrer en contact avec les vrais Japonais, ceux qui gardent intactes la rectitude et la bravoure des anciens samouraïs, alors vous pouvez comprendre ce qu’est en vérité le Japon, vous pouvez saisir le secret de sa force. Ils savent garder le silence; et bien qu’ils possèdent la sensibilité la plus aiguë, ils sont, parmi les gens que j’ai rencontrés, ceux qui l’expriment le moins. Ici, un ami peut, avec la plus grande simplicité, donner sa vie pour sauver la vôtre, bien qu’il ne vous ait jamais dit auparavant qu’il vous aimait d’une manière aussi profonde et aussi désintéressée. À vrai dire, il peut même ne vous avoir jamais dit qu’il vous aimait. Et si vous n’avez pas été capable de lire dans son cœur à travers les apparences, vous n’aurez vu qu’une très exquise courtoisie qui laisse peu de place à l’expression de sentiments spontanés. Pourtant, les sentiments sont là, d’autant plus forts peut-être qu’ils ne sont pas manifestés extérieurement; et si l’occasion s’en présente, par un acte parfois très modeste et voilé, vous découvrez soudain des profondeurs d’affection.
C’est spécifiquement japonais; parmi les nations du monde, les vrais Japonais — ceux qui ne sont pas occidentalisés — sont peut-être les moins égoïstes. Et ce désintéressement n’est pas le privilège des gens éduqués, savants ou religieux ; à tous les niveaux sociaux vous pouvez le trouver. Car ici, à l’exception des fêtes populaires, extrêmement jolies, la religion n’est pas un rite ou un culte, c’est une vie quotidienne faite d’abnégation, d’obéissance, de sacrifice de soi.
Dès leur enfance, on enseigne aux Japonais que la vie est devoir et non plaisir. Ils acceptent ce devoir — si souvent rude et pénible — avec une soumission passive. Ils ne sont pas tourmentés par l’idée de trouver le bonheur. Cela donne à la vie de tout le pays une très remarquable retenue, mais sans aucune expansion joyeuse et libre; cela crée une atmosphère de tension et d’effort, de tension mentale et nerveuse, non de paix spirituelle comme celle qu’on peut ressentir dans l’Inde, par exemple. En vérité, rien au Japon ne peut être comparé à l’atmosphère pure et divine qui pénètre l’Inde et en fait un pays unique et si précieux ; pas même dans les temples et les monastères sacrés, toujours si merveilleusement situés, parfois au sommet d’une haute montagne couverte de cèdres majestueux, difficile à atteindre, loin du monde au-dessous... Le calme extérieur, le repos et le silence sont là, mais non le sens béatifique de l’infini que donne une vie proche de l’Unique. Il est vrai que tout ici parle aux yeux et au mental de l’unité — l’unité de Dieu avec l’homme, l’unité de l’homme avec la Nature, l’unité de l’homme avec l’homme. Mais cette unité est très peu ressentie et vécue. Certes, les Japonais ont un sens hautement développé de l’hospitalité généreuse, de l’aide réciproque, du soutien mutuel ; mais dans leurs sentiments, leurs pensées, leurs actions en général, ils sont parmi les plus individualistes, les plus séparatistes. Pour eux la forme prédomine, la forme est attirante. Elle suggère aussi, elle parle d’une harmonie ou d’une vérité plus profonde, d’une loi de la nature ou de la vie. Chaque forme, chaque acte est symbolique, depuis l’agencement des jardins et des maisons jusqu’à la fameuse cérémonie du thé. Et parfois, dans une chose très simple et très usuelle, vous découvrez un symbole profond, compliqué, voulu, que la plupart des gens connaissent et comprennent; mais cette connaissance est extérieure et apprise, c’est une tradition, ce n’est pas une vérité vivante venant des profondeurs de l’expérience spirituelle, illuminant le cœur et le mental. Le Japon est essentiellement le pays des sensations : il vit par les yeux. La beauté règne sur lui, incontestée; et toute son atmosphère incite à l’activité mentale et vitale, à l’étude, à l’observation, au progrès, à l’effort, non à la contemplation silencieuse et béatifique. Mais derrière cette activité réside une aspiration élevée que révélera l’avenir de son peuple.
9 juillet 1917
Dans ma dernière lettre 9, j’ai parlé du sens du devoir qui donne aux Japonais une grande retenue, mais pas d’expansion joyeuse et libre. Je dois faire une exception à cette règle, et cette exception est en faveur des enfants.
Nous pourrions bien qualifier le Japon de paradis des enfants — en nul autre pays je ne les ai vus si libres et si heureux. Après des mois de résidence au Japon, je n’ai encore jamais vu un enfant battu par un adulte. Les parents les traitent comme s’ils étaient conscients que les enfants sont la promesse et la gloire de l’avenir. Et ce qui est merveilleux, c’est que, entourés de tant d’attentions, de tant de soins — disons-le, de tant de dévotion —, ces enfants sont les plus raisonnables, les plus sages et les plus sérieux que j’aie jamais rencontrés. Quand ils sont tout petits, attachés de façon si amusante sur le dos de leur mère, leurs yeux noirs grands ouverts, ils semblent contempler la vie avec gravité et se former déjà des opinions sur ce qu’ils regardent. Ici vous entendez rarement un enfant pleurer. Quand, par exemple, il s’est fait mal et que les larmes jaillissent de ses yeux, la mère ou le père n’a qu’à dire quelques mots à voix basse, et le chagrin semble être balayé. Quels sont ces mots magiques par lesquels les enfants deviennent si raisonnables? Ils sont en vérité très simples : « N’es-tu pas un samouraï? » Et cette question suffit pour que l’enfant rassemble toute son énergie et surmonte sa faiblesse.
Dans les rues, vous voyez des centaines d’enfants, dans leurs kimonos charmants et multicolores, jouant librement, malgré les kuruma 10 et les bicyclettes, aux jeux les plus inventifs et les plus pittoresques, s’amusant de peu, chantant et riant.
Quand ils sont plus âgés, mais encore très jeunes, vous pouvez les voir dans les tramways, vêtus à l’occidentale, casquette d’étudiant sur la tête, sac au dos, fiers de leur importance, plus fiers encore à l’idée de tout ce qu’ils apprennent et apprendront encore. Car ils aiment les études et sont les étudiants les plus sérieux. Ils saisissent toutes les occasions d’ajouter quelque chose à leurs connaissances grandissantes; et quand le travail de l’école leur laisse un peu de temps libre, ils l’occupent en lisant des livres. Le jeune Japonais semble avoir une passion réelle pour les livres. À Tokyo, l’une des rues principales est entièrement occupée par des marchands de livres d’occasion. D’un bout de l’année à l’autre, ces boutiques sont pleines d’étudiants, et ce ne sont pas souvent des romans qu’ils cherchent!
Ils sont, en règle générale, très soucieux d’apprendre les langues étrangères, et quand il leur arrive de rencontrer des étrangers, bien qu’ils soient en général très timides, ils en profitent autant que possible pour...11
Un pays où les enfants sont ainsi et où ils sont traités ainsi est un pays qui poursuit son ascension vers le progrès et la maîtrise.
Parler d’enfants aux femmes du Japon, c’est, je pense, aborder le sujet qui leur est le plus cher, le plus sacré. En effet, dans aucun pays au monde les enfants n’ont pris une place aussi importante, aussi primordiale. Ils sont ici le centre des soins et de l’attention. Sur eux sont concentrés — et à juste titre — les espoirs de l’avenir. Ils sont la vivante promesse d’une prospérité croissante pour le pays. C’est pourquoi la tâche la plus importante qui soit assignée aux femmes du Japon est de faire des enfants. La maternité est considérée comme le rôle principal de la femme. Mais cela n’est vrai que dans la mesure où nous comprenons ce que signifie le mot maternité : car mettre des enfants au monde comme des lapins leurs petits — instinctivement, dans l’ignorance, comme une machine, cela, certainement, ne peut être appelé maternité. La vraie maternité commence avec la création consciente d’un être, avec la volonté de modeler une âme venant pour se développer et utiliser un corps nouveau. Le vrai domaine de la femme est spirituel.
Nous ne l’oublions que trop souvent. Porter un enfant et construire son corps presque subconsciemment ne suffit pas. Le travail commence réellement quand, par le pouvoir de la pensée et de la volonté, nous concevons et créons un caractère capable de manifester un idéal.
Et ne dites pas que vous n’avez pas le pouvoir de réaliser cela : d’innombrables exemples de ce pouvoir très opérant pourraient être apportés en preuve.
Tout d’abord, les effets de l’environnement physique ont été reconnus et étudiés depuis longtemps. C’est en entourant les femmes de formes d’art et de beauté que, peu à peu, les Grecs de l’antiquité ont créé l’harmonie exceptionnelle de leur race.
Les exemples individuels de faits semblables sont nombreux. Il n’est pas rare de voir une femme qui, pendant sa grossesse, a constamment contemplé et admiré un beau portrait, une belle statue, donner naissance à un enfant ressemblant parfaitement à ce portrait ou à cette statue. J’ai moi-même rencontré plusieurs de ces cas. Parmi ceux-ci, je me souviens très clairement de deux petites filles; elles étaient jumelles et parfaitement belles. Mais le plus surprenant est qu’elles ressemblaient très peu à leurs parents. Elles ressemblaient à un célèbre portrait du peintre anglais Reynolds. J’en ai fait un jour la remarque à la mère qui s’est écriée aussitôt : « N’est-ce pas? Cela vous intéressera de savoir que quand j’attendais ces enfants, j’avais, pendu audessus de mon lit, une très bonne reproduction du tableau de Reynolds. Avant de m’endormir et dès mon réveil, mon dernier et mon premier regard étaient pour ce tableau — et dans mon cœur j’espérais : Puissent mes enfants avoir le même visage que ce portrait! Vous voyez que j’ai très bien réussi. » En vérité, elle pouvait être fière de son succès et son exemple est d’une grande utilité pour les autres femmes.
Mais si nous pouvons obtenir de tels résultats sur le plan physique, où les matériaux sont le moins plastiques, nous pouvons obtenir beaucoup plus sur le plan psychologique où l’influence de la pensée et de la volonté est si puissante. Pourquoi accepter les décrets obscurs de l’hérédité et de l’atavisme, qui ne sont rien d’autre que nos références subconscientes pour nos propres traits de caractère, quand nous pouvons, par la concentration et la volonté, appeler à l’existence un être construit selon l’idéal le plus élevé que nous soyons capables de concevoir? Par cet effort la maternité devient vraiment précieuse et sacrée; à vrai dire, nous entrons dans le glorieux travail de l’Esprit, et la condition de femme s’élève au-dessus de l’animalité et de ses instincts ordinaires vers l’humanité réelle et ses pouvoirs.
Dans cet effort, dans cette tentative, réside donc notre véritable devoir. Et si ce devoir a toujours été de la plus grande importance, cette importance devient capitale au tournant actuel de l’évolution terrestre.
Car nous vivons en un temps exceptionnel, à un tournant exceptionnel de l’histoire du monde. Jamais auparavant peutêtre l’humanité n’a passé par une aussi sombre période de haine, de sang et de confusion. Et en même temps, jamais un espoir aussi fort, aussi ardent ne s’est éveillé dans les cœurs. En fait, si nous écoutons la voix de notre cœur, nous percevons immédiatement que nous sommes, plus ou moins consciemment, en train d’attendre un nouveau règne de justice, de beauté, de bonne volonté harmonieuse et de fraternité. Et cela semble en complète contradiction avec l’état présent du monde. Mais nous savons tous que la nuit n’est jamais si sombre qu’avant l’aurore. Cette obscurité n’est-elle donc pas le signe qu’une aube approche? Et comme jamais la nuit n’a été aussi complète, aussi terrifiante, peut-être jamais l’aube n’aura été aussi brillante, aussi pure, aussi lumineuse que celle qui vient... Après les mauvais rêves de la nuit le monde s’éveillera à une nouvelle conscience.
La civilisation qui trouve maintenant une fin si dramatique était fondée sur le pouvoir de la pensée, de la pensée agissant sur la matière et sur la vie. Ce qu’elle a été pour l’humanité, nous n’avons pas à en discuter maintenant. Mais un nouveau règne arrive, celui de l’Esprit; après l’humain, le divin.
Pourtant, si nous avons eu assez de chance pour vivre sur terre à une époque aussi prodigieuse et unique que celle-ci, est-ce assez d’attendre les événements et de les regarder se dérouler? Tous ceux qui sentent que leur cœur dépasse les limites de leur propre personne et de leur famille, que leur pensée embrasse plus que leurs petits intérêts personnels et les conventions locales, bref tous ceux qui comprennent qu’ils n’appartiennent ni à eux-mêmes, ni à leur famille, ni même à leur pays, mais à Dieu qui se manifeste dans tous les pays à travers l’humanité, ceux-là en vérité savent qu’ils doivent se lever et se mettre au travail au nom de l’humanité pour que l’Aube paraisse.
Et dans ce travail capital, infini, complexe, quel peut être le rôle de la femme? Il est vrai que dès que de grands événements, de grandes œuvres sont en cause, la coutume est de reléguer les femmes dans un coin avec un sourire de mépris protecteur qui signifie : ce n’est pas votre affaire, pauvres créatures faibles et futiles — et les femmes soumises, infantiles, paresseuses peut-être, ont accepté, du moins dans de nombreux pays, ce déplorable état de choses. J’ose dire qu’elles ont tort; dans la vie de l’avenir, il n’y aura plus place pour une telle division, un tel déséquilibre entre le masculin et le féminin. La vraie relation entre les deux sexes est, sur un pied d’égalité, une relation d’aide mutuelle et d’étroite collaboration. Et dès maintenant nous devons reprendre notre vraie situation, la place qui nous est due et affirmer notre réelle importance : celle de formatrices et d’éducatrices spirituelles. En fait, certains hommes, se glorifiant peut-être de leurs prétendus avantages, peuvent mépriser l’apparente faiblesse des femmes — bien que cette faiblesse apparente ne soit pas tout à fait démontrée — mais « Quoi qu’il fasse, le surhomme devra tout de même naître d’une femme », a dit très justement quelqu’un.
Le surhomme naîtra d’une femme, c’est une grande et incontestable vérité; mais il n’est pas suffisant que nous soyons fières de cette vérité; nous devons comprendre clairement ce qu’elle signifie, prendre conscience de la responsabilité qu’elle crée et apprendre à faire face sérieusement à la tâche qui nous attend. Cette tâche est précisément notre part la plus importante dans le travail mondial actuel.
Pour cela nous devons d’abord comprendre, au moins dans leurs grandes lignes, quels sont les moyens par lesquels le chaos et l’obscurité actuels peuvent être transformés en lumière et en harmonie.
On a suggéré beaucoup de moyens — politiques, sociaux, éthiques, religieux même — en fait, aucun ne semble suffisant pour faire face, avec une chance raisonnable de succès, à l’ampleur de la tâche à accomplir. Seul un nouvel influx spirituel, créant en l’homme une nouvelle conscience, peut surmonter l’énorme masse de difficultés qui barre la route au travailleur — une nouvelle lumière spirituelle, manifestation sur terre de quelque force divine inconnue jusqu’à présent, une Pensée de Dieu, nouvelle pour nous, descendant dans ce monde et prenant ici une forme nouvelle.
Ainsi nous revenons à notre point de départ, à notre devoir de maternité véritable. Car cette forme qui doit manifester la force spirituelle capable de transformer les conditions actuelles de la terre, cette forme nouvelle, qui la construira, sinon les femmes?
Nous voyons donc qu’en cette période critique de la vie du monde, il ne suffit plus de donner naissance à un être en qui soit manifesté notre plus haut idéal personnel; nous devons nous efforcer de trouver quel est le type futur dont la nature prépare l’avènement. Il ne suffit plus de former un homme semblable aux plus grands hommes dont nous avons entendu parler ou que nous avons connus, ou même plus grand qu’eux, plus accompli et plus doué; nous devons nous efforcer d’entrer mentalement en contact, par l’aspiration constante de notre pensée et de notre volonté, avec la possibilité suprême, qui, dépassant toutes les mesures et toutes les caractéristiques humaines, donnera naissance au surhomme.
Une fois de plus la nature se sent poussée à créer quelque chose d’entièrement nouveau, quelque chose d’inattendu ; et c’est à cette impulsion que nous devons répondre et obéir.
Essayons tout d’abord de découvrir où cette impulsion de la nature nous mènera. La meilleure manière de procéder est de regarder en arrière les leçons que nous donne le passé.
Nous voyons que chaque progrès de la Nature, chaque manifestation d’une capacité nouvelle, d’un nouveau principe sur la terre, est marqué par l’apparition d’une espèce nouvelle. De même, les formes progressives de la vie des races, des peuples, des individus, se suivent à travers les cycles humains, sans cesse inspirés, fécondés, renouvelés par les efforts des guides de l’humanité. Et toutes ces formes tendent vers le même but, le but mystérieux, le but glorieux de la Nature 12
Quel est ce but? Vers quelle réalisation inattendue de l’avenir la Nature se diriget-elle? Que cherche-t-elle depuis ses origines obscures?
Chaque forme qu’elle crée est une affirmation nouvelle de ce qui, à travers elle, va naître, de ce qu’il est dans sa mission de manifester.
Chaque espèce prépare les autres, les rend possibles, porte témoignage de leur persévérance inlassable, est une preuve de son vœu solennel; dans chacune la matière est un peu plus transfigurée, annonce de futures aurores d’intelligence. À travers d’innombrables cycles, combien de sentiers a-t-elle dû suivre pour atteindre enfin la caverne de l’anthropoïde, de l’homme primitif?
C’est devant lui que s’ouvrira l’allée royale qui mène au palais de l’esprit. Mais combien de races, combien de générations passeront sur terre sans le découvrir, dans combien de sentiers la Nature s’égarera-t-elle en suivant les pas de l’homme? Car, se prenant pour le chef-d’œuvre de l’univers, il ne sait pas qu’il a encore une étape à dépasser.
L’idée de l’homme a-t-elle pu être conçue, avant qu’il existe, dans le cerveau obscur de ses ancêtres, même les plus proches? L’idée du surhomme, avant qu’il n’existe, peut-elle pénétrer dans le cerveau de l’homme?
Et pourtant, dans chaque enfant d’homme qui vient au monde, dans chaque intelligence qui grandit, dans chaque effort des générations qui émergent, dans chaque tentative du génie humain, la Nature cherche, une fois de plus, le chemin qui la mènera plus loin.
Quinze cent millions d’hommes depuis peut-être quinze cent siècles errent ainsi sans trouver cette voie.
Parmi la multitude des chemins sur lesquels tous leurs efforts de progrès s’éparpillent, dans ce domaine comme dans les autres, un seul est le bon : c’est le chemin de la perfection synthétique. Où le découvrir?
Et qui, parmi les hommes, ose s’aventurer ailleurs que sur les pistes faciles et souvent parcourues? Qui, sachant qu’il existe un autre sentier qui mène plus loin, accepte de tout perdre pour le trouver peut-être, de tout perdre en marchant seul, en pensant seul, toujours à l’écart parmi les autres, incertain même d’atteindre ce qu’il cherche?
N’essayez pas de le découvrir parmi ceux qui excellent et qui brillent, car ils excellent et brillent seulement en étant, parfois plus parfaitement, semblables à ceux de leur propre espèce.
Les pierres précieuses aussi excellent et brillent parmi toutes les autres pierres, mais la gemme la plus belle n’appartient pas à la série des combinaisons chimiques
d’où jaillit la vie. Montant de la même manière dans la série des formes, le plus bel arbre de la forêt ne suit pas les voies d’évolution qui élèvent le processus biologique jusqu’à l’animal, jusqu’à l’homme.
Et parmi les hommes aussi, les plus admirés, les plus célèbres, les plus artistes, les plus savants, les plus religieux pourraient bien se trouver loin du chemin qui conduit de l’homme au surhomme.
Chaque race, chaque civilisation, chaque société humaine, chaque religion représente une nouvelle tentative de la Nature, un effort de plus qui s’ajoute à la longue série de ceux qu’elle a multipliés durant des temps incalculables.
Or, comme parmi toutes les formes animales il y en avait une d’où l’homme devait surgir, parmi les espèces sociales et religieuses doit en naître une d’où un jour surgira le surhomme.
Car c’est cela que la Nature recherche dans toutes ses tentatives successives, depuis la première germination de la vie jusqu’à l’homme, jusqu’au Dieu qui doit naître de lui.
Dans la multitude des hommes elle cherche la possibilité du surhomme, et dans chacun d’eux, son but est la réalisation du divin.
C’est à cet appel de la Nature que nous devons répondre; c’est à ce travail magnifique et grandiose que nous devons nous consacrer. Essayons de rendre aussi claires que nous le pouvons les étapes de notre avance sur ce sentier difficile et encore inexploré.
Tout d’abord, nous devons éviter soigneusement, dans notre tentative de concevoir l’homme futur ou surhomme, d’adopter un type d’homme donné en le perfectionnant et en le magnifiant. Pour ne pas tomber, autant que possible, dans cette erreur, nous devons étudier les enseignements de l’évolution de la vie.
Nous avons déjà vu que l’apparition d’une espèce nouvelle annonce toujours la manifestation sur terre d’un nouveau principe, d’un nouveau plan de conscience, d’une nouvelle force ou pouvoir. Mais en même temps que l’espèce acquiert ce pouvoir ou cette conscience jusqu’alors non manifesté, elle peut perdre une ou plusieurs des perfections qui étaient caractéristiques de l’espèce immédiatement précédente. Par exemple, pour ne parler que de la dernière étape du développement de la nature, quelles sont les plus grandes différences entre l’homme et son prédécesseur immédiat, le singe? Chez le singe nous voyons la this vitalité et l’habileté physique atteindre leur suprême perfection, une perfection que la nouvelle espèce devra abandonner. Chez l’homme, plus de ces merveilleuses escalades dans les arbres, de ces sauts périlleux au-dessus des abîmes, de ces bonds de sommet en sommet, mais en échange il a acquis l’intelligence, le pouvoir de raisonner, de combiner, de construire; avec l’homme, c’est la vie de la pensée, de l’intellect qui est apparue sur la terre. L’homme est essentiellement un être mental ; et si ses possibilités ne s’arrêtent pas là, s’il sent en lui d’autres mondes, d’autres facultés, d’autres plans de conscience au-delà de sa vie mentale, ce ne sont là que des promesses pour l’avenir, de même que les possibilités mentales sont latentes dans le singe.
Il est vrai que quelques hommes, très peu, ont vécu dans ce monde au-delà, que nous pouvons appeler le monde spirituel ; certains ont été véritablement les incarnations vivantes de ce monde sur la terre, mais ils sont des exceptions, avant-coureurs montrant la route à l’espèce, la conduisant vers sa réalisation future, et non des hommes ordinaires. Mais ce qui fut le privilège de quelques êtres dispersés dans le temps et l’espace deviendra la caractéristique centrale du type nouveau qui doit apparaître.
À présent l’homme gouverne sa vie par la raison; toutes les activités du mental sont d’usage courant pour lui; ses moyens de connaissance sont l’observation et la déduction; c’est par et à travers le raisonnement qu’il prend ses décisions et choisit son chemin, ou croit le faire, dans la vie.
La nouvelle espèce sera gouvernée par l’intuition, c’est-à-dire par la perception directe de la Loi divine au-dedans. À l’heure actuelle quelques êtres humains connaissent l’intuition et en font l’expérience, tout comme, sans aucun doute, certains grands gorilles des forêts ont des lueurs de raisonnement.
Dans l’humanité, les quelques individus qui ont cultivé leur moi intérieur, qui ont concentré leurs énergies sur la découverte de la véritable loi de leur être, possèdent plus ou moins la faculté d’intuition. Quand le mental est parfaitement silencieux, pur comme un miroir bien poli, immobile comme un étang par un jour sans brise, alors d’en haut comme la lumière des étoiles tombe sur les eaux immobiles, la lumière du supramental, de la vérité intérieure brille sur le mental calmé et donne naissance à l’intuition. Ceux qui ont l’habitude d’écouter cette voix sortie du Silence en font de plus en plus le motif déterminant de leur action; et là où les autres, les hommes ordinaires, errent dans les dédales du raisonnement, eux vont droit leur chemin, guidés dans les méandres de la vie par l’intuition, cet instinct supérieur, comme par une main forte et infaillible.
Cette faculté qui est exceptionnelle, presque anormale de nos jours, sera certainement tout à fait banale et naturelle dans la nouvelle espèce, dans l’homme de demain, mais son exercice constant sera probablement préjudiciable aux facultés de raisonnement. Tout comme l’homme ne possède plus l’extrême habileté physique du singe, de même le surhomme perdra l’extrême habileté mentale de l’homme 13, cette faculté de se tromper lui-même et de tromper les autres.
Ainsi, la route de l’homme vers la surhumanité sera ouverte quand il déclarera hardiment que tout ce qu’il a élaboré jusqu’à présent, y compris l’intellect dont il est maintenant fier à si juste titre, mais avec tant de vanité, ne le satisfait plus, et que faire sortir, découvrir, libérer ce pouvoir plus grand en lui sera désormais sa grande préoccupation. Alors ses recherches philosophiques, artistiques, scientifiques, éthiques, sociales et vitales ne seront plus poursuivies pour elles-mêmes, un exercice du mental et de la vie tournant en rond mais un moyen de découvrir une Vérité plus grande derrière le mental et la vie, et d’apporter son pouvoir dans notre existence humaine. Et cette découverte est celle de notre véritable moi, de notre véritable nature, parce que c’est celle de notre moi et de notre nature supérieurs.
Cependant, ce moi que nous ne sommes pas encore, mais que nous devons devenir, n’est pas la puissante volonté vitale chantée par Nietzsche, mais un moi spirituel et une nature spirituelle. Car sitôt que nous parlons de surhumanité, nous devons avoir soin d’éviter toute confusion avec la conception puissante, mais si superficielle et incomplète de Nietzsche.
En effet, depuis que Nietzsche a inventé le mot de surhomme, quand quelqu’un emploie ce mot pour parler de l’espèce future, il évoque en même temps, volontairement ou non, la conception de Nietzsche. Certes, son idée que notre véritable affaire est d’élaborer le surhomme à partir de notre humanité actuelle si peu satisfaisante est en elle-même une idée tout à fait saine; certes, on ne peut mieux trouver que sa formulation de notre but : « devenir nous-mêmes », impliquant que l’homme n’a pas encore trouvé son vrai moi, sa vraie nature, grâce à laquelle il pourrait vivre heureusement et spontanément. Cependant, Nietzsche a commis l’erreur que nous devrions éviter : son surhomme n’est qu’un homme agrandi, magnifié, en qui la force est devenue prédominante, écrasant sous son poids tous les autres attributs de l’homme. Tel ne peut être notre idéal. Nous voyons trop bien à présent où conduit l’adoration exclusive de la force : aux crimes des puissants et à la ruine des continents.
Non, la voie vers la surhumanité est dans le déploiement de l’Esprit à jamais parfait. Tout changerait, tout deviendrait facile si l’homme pouvait un jour consentir à être spiritualisé. La perfection plus haute de la vie spirituelle viendra par une obéissance spontanée de l’homme spiritualisé à la vérité de son propre être réalisé, quand il sera devenu lui-même, qu’il aura trouvé sa propre nature réelle; mais cette spontanéité ne sera pas instinctive et subconsciente comme celle de l’animal, mais intuitive et pleinement, intégralement consciente.
Par conséquent, les individus qui, dans l’ère nouvelle,contribueront le plus à l’avenir de l’humanité, seront ceux qui reconnaîtront que la destinée et par conséquent le besoin majeur de l’être humain résident dans l’évolution spirituelle, une évolution ou une conversion du type actuel d’humanité en une humanité spiritualisée, tout comme l’homme animal s’est largement converti en une humanité hautement mentalisée.
Ces individus seront comparativement indifférents à une croyance ou à une forme de religion particulière, et laisseront les hommes recourir aux croyances et aux formes vers lesquelles ils sont naturellement attirés. Ils ne tiendront pour essentielle que la foi en la conversion spirituelle. En particulier, ils ne commettront pas l’erreur de penser que ce changement peut être effectué par un mécanisme et des institutions extérieures; ils sauront et n’oublieront jamais qu’il doit être vécu par chaque homme intérieurement, faute de quoi il ne pourra jamais devenir une réalité.
Et parmi ces individus, la femme doit être la première à réaliser le grand changement, puisque sa tâche particulière est de donner naissance, dans ce monde, aux premiers spécimens de l’espèce nouvelle. Et pour en être capable, elle doit concevoir plus ou moins ce que seront les résultats pratiques de cette conversion spirituelle. Car si celle-ci ne peut être effectuée par de simples transformations extérieures, elle ne peut pas non plus être réalisée sans qu’interviennent de telles transformations.
Ces transformations ne porteront certainement pas moins sur les domaines moraux et sociaux que sur le domaine intellectuel.
Comme les croyances et les cultes religieux deviendront secondaires, les restrictions ou les prescriptions éthiques, les règles de conduite ou les conventions perdront leur importance 14.
Mais parmi ces individus la femme, nous l’avons dit, aura une tâche spéciale et unique à accomplir, celle de donner naissance dans ce monde aux premiers spécimens de l’espèce nouvelle. Et pour en être capables, nous devons plus ou moins concevoir dans notre pensée l’idéal de ce que le surhomme pourra être.
Évidemment, rien n’est plus difficile que de tracer un portrait de ce que sera l’espèce nouvelle; c’est une tentative presque irréalisable, et nous n’allons certes pas essayer d’entrer dans les détails : car nous ne pouvons demander à notre mental de saisir avec certitude ou exactement cette création du supramental, de l’esprit.
Mais comme nous avons déjà vu que la substitution de la connaissance intuitive à la raison mentale sera l’un des traits caractéristiques de l’être futur, quelle pourra être de la même manière, la norme de vie morale et sociale de l’espèce nouvelle?
Du point de vue éthique, pour l’individu de l’espèce nouvelle, il n’y aura certainement plus de restrictions ni d’obligations, de règles de conduite ni de conventions.
Actuellement, dans la vie humaine, tout le problème moral se concentre sur le conflit entre la volonté vitale et ses impulsions et le pouvoir mental et ses décrets. Quand la volonté vitale est soumise au pouvoir mental, alors la vie de l’individu ou de la société devient morale. Mais ce n’est que quand tous deux, volonté vitale et pouvoir mental, sont également soumis à quelque chose de plus haut, au supramental, que la vie humaine est dépassée, que la vraie vie spirituelle commence, la vie du surhomme; car sa loi viendra du dedans, elle sera la loi divine brillant au centre de chaque être et gouvernant la vie du dedans, la loi divine multiple dans sa manifestation mais une dans son origine. Et à cause de son unité, cette loi est la loi de l’ordre suprême et de la suprême harmonie.
Ainsi l’individu, qui ne sera plus guidé par des motifs, des lois ou des coutumes égoïstes, abandonnera tous les objectifs de l’ego. Sa règle sera le désintéressement parfait. Agir dans l’intention d’obtenir un profit personnel, dans ce monde ou dans l’au-delà, deviendra une impossibilité inconcevable. Car chaque acte sera accompli dans une obéissance complète, simple, joyeuse à la loi divine qui l’inspirera, sans aucune recherche de récompense ni de résultat, puisque la suprême récompense viendra du délice même d’agir sous cette inspiration, de s’identifier en conscience et en volonté avec le principe divin à l’intérieur de soi.
Et dans cette identification, le surhomme trouvera aussi sa norme sociale. Car en découvrant la loi divine en lui, il reconnaîtra la même loi divine dans chaque être, et étant identifié à elle en lui-même, il sera identifié en tous, percevant ainsi l’unité de tous, non seulement en essence et en substance mais aussi dans les plans les plus extérieurs de la vie et de la forme. Il ne sera pas un mental, une vie ou un corps, mais l’Âme ou le Moi silencieux, paisible, éternel, qui les forme et les soutient, qui les possède; et il apercevra partout cette Âme, ce moi, qui forme, soutient et possède toute vie, tout mental et tout corps. Il sera conscient de ce Moi comme du divin créateur qui accomplit toutes les œuvres, un dans toutes les existences; car les nombreuses âmes de la manifestation universelle ne sont que des visages du Divin unique. Il percevra que chaque être est la Divinité universelle qui lui présente de nombreux visages; il s’engloutira dans Cela et percevra son propre mental, sa vie et son corps comme une simple représentation du Moi, et tous ceux qu’à présent nous concevons comme les autres seront pour sa conscience son propre moi dans d’autres intellects, d’autres vies et d’autres corps. Il sera capable de sentir que son corps est un avec les autres corps, puisqu’il percevra constamment l’unité de toute matière; il s’unira lui-même en mental et en cœur avec toutes les existences; bref, il verra et sentira sa propre personne dans toutes les autres et toutes les autres en lui, réalisant ainsi la vraie solidarité dans la perfection de l’unité.
Mais nous devons limiter notre description du surhomme à ces suggestions indispensables, et arrêter là notre tentative de le dépeindre, convaincues que nous sommes que toute tentative de précision plus grande se révélerait non seulement vaine mais inutile. Car ce n’est pas une somme d’imaginations plus ou moins exactes qui peut nous aider à former le type futur. C’est en entretenant résolument, dans notre cœur et notre mental, le dynamisme, l’élan irrésistible donné par une aspiration sincère et ardente, en maintenant en nous-mêmes un certain état de réceptivité éclairée à l’égard de l’Idée suprême de l’espèce nouvelle qui a la volonté de se manifester sur terre, que nous pourrons avancer d’un pas décisif vers la formation des enfants de l’avenir, et nous rendre aptes à servir d’intermédiaires pour la création de ceux qui sauveront l’Humanité 15.
Car, en vérité, ils seront des sauveurs, puisque chaque être de ce nouveau type ne vivra ni pour lui-même, ni pour l’État ou la société, ni pour l’ego individuel, ni pour l’ego collectif, mais pour quelque chose de beaucoup plus grand, pour Dieu en lui et pour Dieu dans le monde.
Les souvenirs nous sont si chers parce qu’ils appartiennent déjà à l’universel, ils portent en eux un peu de la saveur de l’Infini.
Ce qui, des événements de la vie, a été perçu par la sensibilité extérieure égoïste et limitée, cela qui souffre ou se réjouit, s’efface rapidement comme un vain nuage d’illusion. Mais derrière cette perception ignorante, souvent voilée par elle, se trouve l’autre, celle de l’âme véritable qui à travers toute chose communie avec l’Âme universelle et goûte en tout Sa parfaite félicité.
Cette perception-là demeure au fond de notre être sous forme de souvenir et quand un de ces souvenirs surgit à la mémoire il arrive revêtu du vêtement d’or de cette divine félicité.
Ce que nous appelions, — dans notre ignorante perception première —, souffrance ou peine revient embelli, glorifié, transfiguré, revêtu de la même robe de magnificence que ce que nous avions appelé bonheur ou plaisir; et parfois la splendeur des premiers souvenirs est plus intense et vaste encore que celle des seconds; la joie qu’ils nous procurent plus profonde et plus pure.
Ainsi peu à peu nous apprenons à distinguer entre la réalité des choses et la fausse interprétation de nos sens aveuglés.
C’est pourquoi les souvenirs sont de si précieux instructeurs, c’est pourquoi ces souvenirs nous sont si chers. En eux nous vivons nos premières minutes d’Éternité.
Je n’appartiens à aucune nation, aucune civilisation, aucune société, aucune race, mais au Divin.
Je n’obéis à aucun maître, aucun souverain, aucune loi, aucune convention sociale, mais au Divin.
À Lui, j’ai tout abandonné, la volonté, la vie et le moi ; pour Lui je suis prête à donner tout mon sang, goutte à goutte, si telle est Sa Volonté, avec une joie totale; et à Son service rien ne saurait être un sacrifice, car tout est parfaite félicité.
Japon, février 1920
The Mother translated and adapted some stories written by F.J. Gould which had been published in his Youth's Noble Path in 1911. The Mother's versions, written in French, were first published under the title Belles Histoires in 1946. English translations of the stories were first brought out in 1951 under the title Tales of All Times. These translations were revised for inclusion in Part 7 of the 1978 edition of Words of Long Ago. Several hitherto unpublished stories were translated and added as an appendix to that volume. All the stories were published in the original French in 1983 in Part 7 of Paroles d'autrefois and its appendix.
On peut dompter un cheval sauvage, mais on ne met jamais une bride à un tigre. Pourquoi cela ? Parce qu’il y a dans le tigre une force mauvaise, cruelle et incorrigible, qui ne nous permet d’espérer de lui rien de bon, et nous oblige à le détruire pour l’empêcher de faire du mal.
Le cheval sauvage, au contraire, si indocile et ombrageux qu’il soit tout d’abord, peut être maîtrisé avec un peu d’effort et de patience. Il apprend à la longue à nous obéir et même à nous aimer, et finit par tendre lui-même la bouche au mors qu’on lui présente.
Il y a dans les hommes aussi des impulsions et des désirs rebelles et indociles, mais il est rare que ces choses soient indomptables comme le tigre; le plus souvent elles ressemblent au cheval sauvage; et pour être dressées, elles ont besoin d’une bride. Et la meilleure bride est celle qu’on leur met soi-même, celle que l’on nomme la maîtrise de soi.
Hussein était le petit-fils du prophète Mohammed. Sa demeure était belle; sa bourse bien remplie. Celui qui l’offensait, offensait un homme riche : la colère du riche est pesante.
Un jour, un esclave portant un bassin d’eau bouillante passa à côté de Hussein qui dînait. Par malheur un peu d’eau tomba sur le petit-fils du prophète qui poussa un cri de fureur.
L’esclave tombant à genoux, eut la présence d’esprit de se rappeler à propos un verset du Coran:
— Le paradis est pour ceux qui tiennent en bride leur fureur, dit-il.
— Je ne suis pas furieux, interrompit Hussein, sensible à ces mots.
— Et pour ceux qui pardonnent aux hommes, continua l’esclave.
— Je te pardonne, dit Hussein.
— Car Allah aime les miséricordieux, ajouta le serviteur. Pendant ce dialogue, toute la colère d’Hussein avait disparu; sentant son cœur tout adouci, il releva l’esclave et lui dit :
— Désormais tu es libre. Tiens, prends ces quatre cents pièces d’argent.
C’est ainsi qu’Hussein sut mettre la bride à son esprit aussi généreux qu’emporté. Son noble caractère n’étant ni mauvais ni cruel, était digne d’être dompté.
Si donc vos parents ou bien votre maître vous invitent parfois à maîtriser votre nature, ce n’est pas qu’ils pensent que vos défauts, petits ou grands, soient incorrigibles; mais c’est qu’ils savent, au contraire, que votre esprit prompt et fougueux est semblable à un jeune cheval de sang qui doit être tenu en bride.
Si l’on vous offrait, pour y vivre, une hutte sordide ou bien un palais, lequel des deux choisiriez-vous? Le palais sans doute.
On raconte que lorsque le Seigneur Mohammed visita le Paradis, il vit de grands palais construits sur la hauteur et dominant toute la contrée.
— Ô Gabriel, dit Mohammed à l’ange qui lui montrait tout cela, pour qui sont ces palais?
— Pour ceux, répondit l’ange, qui maîtrisent leur colère et savent pardonner les injures.
Eh bien, l’esprit paisible et sans rancune est comme un palais véritable. Il n’en est pas ainsi de l’esprit vindicatif et tumultueux.
Notre pensée est une demeure que nous pouvons, à notre guise, rendre propre, sereine et douce, pleine de sons harmonieux ; mais dont nous pouvons faire aussi un affreux et sombre repaire, rempli de bruits plaintifs et de cris discordants.
J’ai connu dans une ville du nord de la France, un garçon d’esprit franc mais de cœur bouillant, et toujours prêt à s’emporter.
— Que penses-tu, lui disais-je un jour, qui soit plus difficile à faire pour un fort garçon comme toi, de rendre coup pour coup et de jeter ton poing à la figure du camarade qui t’injurie, ou bien de garder à ce moment-là ce poing dans ta poche?
— C’est de le garder dans ma poche, répondit-il.
— Et que penses-tu qui soit plus digne d’un courageux garçon comme toi, de faire la chose la plus facile, ou bien au contraire la plus difficile?
— La plus difficile, dit-il après une minute d’hésitation.
— Eh bien, essaye de le faire la prochaine fois que l’occasion s’en présentera.
À quelque temps de là, le jeune garçon vint me raconter, non sans une légitime fierté, qu’il avait réussi à faire « la chose la plus difficile ».
— Un de mes camarades d’atelier, dit-il, connu pour son mauvais caractère, m’a frappé dans un moment de colère. Comme il sait que d’ordinaire je ne pardonne pas, et que j’ai le bras vigoureux, il s’apprêtait à se défendre, lorsque je me suis souvenu de ce que vous m’aviez appris.
Cela m’a été plus dur que je ne pensais, mais j’ai mis mon poing dans ma poche. Et sitôt que j’ai eu fait cela, j’ai senti que je n’avais plus de colère, mais seulement de la pitié pour mon camarade. Alors je lui ai tendu la main. Cela l’a si fort étonné qu’il est resté un moment à me regarder, la bouche ouverte, sans rien me dire; puis il s’est jeté sur ma main, l’a serrée avec force, et m’a dit tout ému : « Maintenant tu pourras faire de moi tout ce que tu voudras, je suis ton ami pour toujours. »
Ce garçon-là avait maîtrisé sa colère comme avait su le faire le calife Hussein.
Mais il y a bien d’autres choses qui ont aussi besoin d’une bride.
Le poète arabe Al Kosai vivait au désert. Un jour il découvrit un bel arbre Naba, et fit avec ses branches un arc et des flèches.
À la nuit il partit pour chasser des ânes sauvages. Bientôt il entendit le bruit des sabots d’un troupeau en marche; alors il tira sa première flèche. Mais il tendit l’arc avec tant de force que la flèche, après avoir traversé le corps d’un des animaux, alla frapper le roc voisin avec éclat. En entendant le bruit du bois contre la pierre, Al Kosai crut avoir manqué son coup. Il tira alors sa seconde flèche, et de nouveau la flèche traversa un âne et s’en alla frapper le roc. Al Kosai crut encore avoir manqué son coup. Il tira ainsi sa troisième, sa quatrième, sa cinquième flèche, et chaque fois il entendit le même bruit. À la cinquième fois, de rage il brisa son arc.
À l’aube, il aperçut cinq ânes devant le roc.
S’il avait eu plus de patience, s’il avait attendu que le jour fût levé, il aurait gardé son calme et son arc aussi.
Il ne faudrait pas penser cependant que nous estimions un dressage qui consisterait à affaiblir un caractère, en lui enlevant tout élan et toute vigueur. Si l’on met une bride au cheval sauvage, ce n’est pas pour que le mors lui déchire la bouche et lui brise les dents. Et si l’on veut qu’il accomplisse bien son ouvrage, il faut tendre la bride afin de le diriger, mais non pas la tirer si brutalement qu’il ne puisse plus avancer.
Il n’est malheureusement que trop de caractères faibles assez semblables à des moutons, et qu’un simple aboiement suffit à diriger.
Il est des natures d’esclaves, insensibles, sans énergie et résignées plus qu’il ne convient.
Abou Otman al-Hiri était connu pour son excessive patience. Il fut un jour invité à prendre part à une fête. Lorsqu’il arriva chez son hôte, celui-ci lui dit : « Vous m’excuserez, mais je ne puis vous recevoir. Ainsi retournez, je vous prie; et que la miséricorde d’Allah soit sur vous. »
Abou Otman revint chez lui. Il n’était pas plutôt rentré que son ami le rejoignit afin de l’inviter de nouveau. Abou Otman suivit l’ami jusqu’à sa porte. Mais là celui-ci s’arrêta et le pria encore de l’excuser. Abou Otman se retira sans un murmure.
Une troisième fois, puis une quatrième, la même scène se renouvela. Mais à la fin l’ami le reçut et lui dit devant tous :
— Abou Otman, j’ai agi de la sorte afin de mettre à l’épreuve ton bon caractère. J’admire ta patience et ta résignation.
— Ne me loue pas, répondit Abou Otman, car les chiens pratiquent la même vertu; ils viennent quand on les appelle et se retirent quand on les renvoie.
Abou Otman était un homme et non pas un chien; et cela ne pouvait faire aucun bien à personne qu’il se livrât ainsi de son propre gré, aux moqueries de ses amis, sans justice, ni dignité.
Cet homme si docile n’avait-il donc rien à maîtriser en lui? Oh si! C’était la chose entre toutes la plus difficile à maîtriser; c’était sa faiblesse de caractère. Et c’est parce qu’il ne savait pas se gouverner lui-même que chacun le gouvernait à sa guise.
Un jeune brahmacharin était adroit et le savait. Il désirait accroître ses talents toujours plus, afin de les faire admirer partout. Il voyagea donc de pays en pays.
Auprès d’un fabricant de flèches, il apprit à faire des flèches.
Plus loin il apprit à construire et à diriger des bateaux.
Ailleurs il apprit à bâtir des maisons.
Ailleurs encore il s’instruisit en d’autres arts.
Il passa ainsi dans seize pays. Puis revint chez lui et dit fièrement : « Quel homme sur terre est aussi habile que moi? »
Le Seigneur Bouddha le vit et désira lui enseigner un art plus noble que tous ceux qu’il avait appris jusque-là. Prenant l’apparence d’un vieux shramana, il se présenta devant le jeune homme tenant à la main une sébile de mendiant.
— Qui es-tu? demanda le brahmacharin.
— Je suis un homme capable de maîtriser son corps.
— Que veux-tu dire?
— L’archer sait diriger ses flèches, répondit le Bouddha ; le pilote conduit le navire; l’architecte surveille la construction des édifices; mais le sage se gouverne lui-même.
— De quelle manière?
— Si on le loue, sa pensée ne s’émeut pas; si on le blâme, sa pensée ne s’émeut pas davantage; il aime à se conduire selon la Bonne Loi, et il vit en paix.
Enfants de bonne volonté, vous aussi apprenez à vous gouverner; et si pour maîtriser votre caractère, il vous faut une rude bride, ne vous plaignez pas.
Mieux vaut encore un jeune cheval emporté qui peu à peu deviendra sage, qu’un placide cheval de bois qui restera toujours ainsi quoi qu’on fasse et à qui l’on ne met qu’une bride pour rire.
Vous tombez à l’eau. La grande masse humide ne vous intimide pas. Vous jouez des bras et des jambes, reconnaissant au professeur qui vous apprit à nager. Vous attaquez la vague. Vous échappez. Vous avez été brave.
Vous êtes endormi. Au feu! Le cri d’alarme vous a éveillé. Vous sautez du lit et voyez la rouge lueur de l’incendie. Vous n’êtes pas frappé d’une peur mortelle. Vous courez à travers la fumée, les étincelles, les flammes, et vous vous sauvez : ceci est du courage.
J’ai été dans une école d’enfants, en Angleterre, il y a quelque temps. Les petits écoliers avaient de trois à sept ans. Il y avait des filles et des garçons. Ils étaient occupés à tricoter, à dessiner, à écouter raconter des histoires, à chanter.
Le professeur me dit : « Nous allons essayer l’alarme du feu. Bien entendu il n’y a pas de feu; mais on leur a appris à se lever et à sortir promptement au signal d’alarme. »
Il donna un coup de sifflet. À la minute les enfants quittèrent leurs livres, leurs crayons, leurs aiguilles à tricoter, et restèrent debout. À un autre signal, l’un derrière l’autre, ils sortirent en plein air. En quelques minutes la classe était vide. Ces petits enfants avaient appris à faire face au danger du feu et à être braves.
Pour le salut de qui avez-vous nagé? Pour le vôtre.
Pour le salut de qui avez-vous traversé les flammes? Pour le vôtre.
Pour le salut de qui les enfants résisteraient-ils à la crainte du feu? Pour le leur.
Dans chaque cas le courage montré le fut pour le salut de soi-même. Était-ce mal? Certainement pas. Il est juste de prendre soin de sa vie et d’être brave en la défendant. Mais il est un courage plus grand : celui qui se déploie pour le salut des autres.
Laissez-moi vous raconter l’histoire de Mâdhava telle qu’elle fut écrite par Bhavabhuti.
Il est agenouillé au-dehors d’un temple et entend un cri de détresse.
Il découvre un chemin pour entrer, et regarde dans le sanctuaire de la déesse Chamunda.
Une victime est prête à être égorgée en l’honneur de l’horrible déesse. C’est la pauvre Malati. La jeune fille a été emportée pendant son sommeil. Elle est toute seule avec le prêtre et la prêtresse; et le prêtre lève son couteau juste au moment où Malati pense à Mâdhava qu’elle aime :
Ô Mâdhava ! Seigneur de mon cœur. Ô! que je puisse après ma mort vivre dans ta mémoire. Ils ne meurent pas ceux que l’amour embaume dans un long et tendre souvenir.
Poussant un cri, le brave Mâdhava saute dans la chambre de sacrifice. Il engage avec le prêtre un combat mortel. Malati est sauvée.
Pour qui Mâdhava fit-il preuve de courage? Combattit-il pour lui-même? Oui. Mais ce n’était pas la seule raison de son courage; il se battit aussi pour le salut d’une autre. Il avait entendu un cri de détresse et cela avait touché son brave cœur dans sa poitrine.
Si vous voulez réfléchir, vous vous souviendrez de faits analogues que vous avez vu accomplir. Vous avez certainement vu un homme, une femme ou un enfant secouru par un autre être humain qui accourut au cri d’alarme.
Vous avez sans doute aussi lu dans les journaux ou dans l’histoire de semblables actes de bravoure. Vous avez entendu parler de pompiers qui sauvent les habitants de maisons en flammes; de mineurs qui descendent dans les puits profonds pour en retirer des compagnons mis en péril par l’inondation, le feu ou le gaz asphyxiant; d’hommes qui s’aventurent dans des maisons ébranlées par le tremblement de terre, et qui, malgré la menace des murs prêts à s’écrouler, ramassent et portent au-dehors les êtres faibles qui, sans cela, seraient morts sous les décombres; enfin, de citoyens qui pour le salut de leur ville et de leur patrie, affrontent l’ennemi et endurent la faim, la soif, les blessures ou la mort.
Ainsi nous avons vu le courage pour s’aider soi-même, et le courage pour aider les autres.
Je vous raconterai l’histoire de Vibhishan, le héros. Il brava un danger, mais c’était plus qu’un danger de mort : il brava la fureur d’un roi, et lui donna le sage conseil que les autres n’osaient formuler.
Le roi-démon de Lanka (Ceylan) se nommait Ravana aux Dix-Têtes.
Ravana avait ravi la dame Sita à son époux, et l’avait emportée dans son char jusqu’à son palais, dans l’île de Ceylan.
Somptueux était le palais, enchanteur le jardin où il enferma la princesse Sita ; pourtant elle était malheureuse, et tous les jours elle versait des larmes, ne sachant pas si elle reverrait jamais son Seigneur Rama.
Le glorieux Rama apprit par Hanouman, le roi-singe, en quel lieu sa femme Sita était gardée en captivité. Il partit avec le noble Lakshman, son frère, et une grande armée de héros pour aller au secours de la prisonnière.
Lorsque Ravana le démon apprit l’arrivée de Rama, il trembla de frayeur.
Alors il reçut deux genres d’avis. Une foule de courtisans se pressèrent autour de son trône et lui dirent:
— Tout est bien. Soyez sans crainte, ô Ravana ; vous avez vaincu les dieux et les démons : vous n’aurez aucune difficulté à vaincre Rama et ses camarades, les singes de Hanouman.
Dès que ses conseillers bruyants eurent quitté le roi, son frère Vibhishan entra et s’agenouillant, lui embrassa les pieds; puis il se redressa et s’assit à la droite du trône.
— Ô mon frère, dit-il, si vous désirez vivre heureux et garder le trône de cette belle île de Lanka, rendez la jolie Sita; car elle est la femme d’un autre. Allez vers Rama lui demander son pardon, et il ne détournera pas sa face. Ne soyez pas arrogant et téméraire.
Un homme sage, Malyavan, entendit ce discours et fut content; il dit vivement au roi des démons :
— Prenez les paroles de votre frère en considération, car il a dit la vérité.
— Vous êtes tous deux mal intentionnés, répliqua le roi, car vous prenez le parti de mes adversaires.
Et les yeux de ses dix têtes étincelèrent avec tant de fureur que Malyavan terrifié se sauva de la chambre. Mais Vibhishan demeura dans la bravoure de son âme.
— Seigneur, dit-il, dans le cœur de chaque homme il y a la sagesse et la déraison. Si la sagesse habite sa poitrine, la vie est bonne pour lui; si c’est la déraison, tout va mal. Je crains que la déraison ne se soit logée dans votre poitrine, ô mon frère, car vous prêtez l’oreille à ceux qui donnent de mauvais conseils : ils ne sont pas vos vrais amis.
Il se tut et embrassa les pieds du roi.
— Misérable! s’écria Ravana. Toi aussi, tu es de mes ennemis. Ne me dis plus de paroles insensées. Parle aux ermites dans les bois, mais non à un être qui a remporté la victoire sur tous les adversaires qu’il a combattus.
Criant ainsi, il envoya un coup de pied à son courageux frère Vibhishan.
Alors l’esprit en peine, le frère se releva et quitta la maison du roi.
Ne connaissant pas la crainte, il avait parlé franchement à Ravana, et puisque celui qui avait dix têtes ne voulait pas l’écouter, Vibhishan n’avait plus qu’à partir.
L’acte de Vibhishan était un acte de courage physique, car il ne craignait pas les coups de son frère, mais c’était aussi un acte de courage mental, car il n’hésita pas à prononcer des paroles que les autres courtisans — aussi braves que lui physiquement — n’auraient pas laissées tomber de leurs lèvres. C’est ce courage de l’esprit que l’on appelle courage moral.
Tel fut le courage de Moïse, le conducteur d’Israël, qui réclama du pharaon d’Égypte la mise en liberté du peuple juif opprimé.
Tel fut le courage de Mohammed, le prophète, qui fit part de sa pensée religieuse aux Arabes, et qui refusa de garder le silence malgré leurs menaces de mort.
Tel fut le courage de Siddhartha 16 le Béni, qui enseigna aux habitants de l’Inde une nouvelle et noble voie, et ne fut pas terrifié par les mauvais esprits qui l’assaillirent sous l’arbre Bo.
Tel fut le courage du Christ prêchant au peuple:
« Aimez-vous les uns les autres », sans se laisser intimider ni par les pontifes de Jérusalem qui lui défendaient d’enseigner ainsi, ni par les Romains qui le crucifièrent.
Nous venons donc de noter trois genres, trois degrés de courage:
Le courage matériel pour soi-même.
Le courage pour le prochain, l’ami, le voisin en détresse, la mère patrie menacée.
Enfin le courage moral qui permet d’affronter les hommes injustes, si puissants soient-ils, et de leur faire entendre la voix de la rectitude et de la vérité.
Le raja d’Almora ayant à repousser des envahisseurs qui avaient attaqué son pays de montagne, un certain nombre d’hommes furent enrôlés dans un nouveau régiment, et chacun fut pourvu d’une bonne épée.
— En avant, marche, commanda le raja.
Aussitôt les hommes tirèrent les épées du fourreau avec un grand bruit, et les brandirent en poussant des cris.
— Pourquoi ceci? demanda le raja.
— Seigneur, répondirent-ils, nous tenons à être prêts afin de ne pas nous laisser surprendre par l’ennemi.
— Vous ne pouvez m’être d’aucune utilité, hommes nerveux et agités, leur dit-il ; retournez tous chez vous. Vous remarquerez que le raja ne fit aucun cas des sabres tirés et du grand fracas. Il savait que la vraie bravoure se passe de clameurs et de cliquetis.
Dans l’histoire suivante, vous observerez au contraire, combien calmement les gens ont agi, et pourtant comme ils furent braves en face du péril mortel de la mer.
À la fin de mars 1910, un bateau écossais transportait des passagers de l’Australie au cap de Bonne Espérance. Aucun nuage ne tachait le ciel, la mer était bleue et paisible.
Le navire heurta soudain un récif à six milles de la côte ouest de l’Australie.
Aussitôt tout l’équipage fut en mouvement; chacun s’empressa ; des sifflets se firent entendre. Mais le bruit qui en résultait n’était pas celui du désordre et de la panique.
Un commandement retentit:
— Aux canots!
Les passagers revêtirent leurs ceintures de sauvetage.
Un aveugle conduit par son domestique traversa le pont; chacun lui fit place. Il était faible; tous voulurent qu’il fût secouru le premier.
Quelques instants après, le navire était évacué, et bientôt il sombrait.
Sur l’un des canots, une femme se mit à chanter. Et malgré le bruit des vagues qui par moment couvrait sa voix, les rameurs pouvaient entendre le refrain qui donnait des forces à leurs bras:
Tirez vers la côte, marins, Tirez vers la côte.
Les naufragés atteignirent enfin le rivage, et furent recueillis par de braves pêcheurs.
Aucun passager n’avait disparu. C’est ainsi que quatre cent cinquante personnes se sauvèrent grâce à leur sang-froid.
Laissez-moi vous parler encore de ce courage paisible qui fait d’utiles et nobles choses sans coup d’éclat ni bruit de trompette.
Une profonde rivière coulait le long d’un village hindou de cinq cents maisons.
Ses habitants n’avaient pas encore entendu les enseignements Courage du Seigneur Siddhartha, et le Béni résolut d’aller à eux et de leur parler de la Bonne Voie.
Il s’assit sous un grand arbre qui étendait ses branches sur le bord de la rivière, et les villageois s’assemblèrent sur la rive opposée.
Alors il éleva la voix et leur prêcha le message d’amour et de pureté. Et ses paroles étaient transportées au-dessus des eaux courantes comme par miracle. Pourtant les habitants du village refusèrent de croire à ce qu’Il enseignait, et murmurèrent contre Lui.
Un seul d’entre eux, voulant en savoir davantage, désirait se rapprocher du Béni.
Il n’y avait là ni pont ni bac. Et la vieille histoire raconte qu’ayant un grand courage, l’homme se mit à marcher sur l’eau profonde de la rivière. Il atteignit ainsi le Maître, le salua et écouta avec beaucoup de joie sa parole.
Cet homme traversa-t-il vraiment la rivière, comme on l’assure? Nous ne le savons. Mais de toute façon il fut brave en suivant le chemin qui mène vers le progrès. Et ceux de son village, touchés par son exemple, écoutèrent alors les enseignements du Bouddha ; et leur esprit s’ouvrit à des pensées plus nobles.
Il y a un courage qui fait traverser les rivières, et un courage aussi qui permet d’entrer dans la rectitude; mais il faut plus de courage encore pour rester dans le droit chemin que pour y entrer.
Écoutez la parabole de la poule et des poussins :
Siddhartha, le Béni, recommandait à ses disciples de faire de leur mieux, et ensuite d’avoir confiance que le mieux porterait ses fruits.
— Exactement, leur disait-il, comme une poule qui, ayant pondu, couve ses œufs et ne songe pas à se demander anxieusement : Est-ce que mes petits poussins sauront briser du bec leur coquille, et verront le jour? vous non plus, n’ayez pas de crainte : si vous persistez dans la Bonne Voie, vous atteindrez aussi la lumière.
Et ceci est le vrai courage, de marcher sur le droit chemin, d’affronter l’orage, l’obscurité, la souffrance et de persévérer en avançant toujours et quand même, vers la lumière.
Dans l’ancien temps, quand Brahmadatta régnait à Bénarès, l’un de ses ennemis, roi d’une autre contrée, fit dresser un éléphant pour l’aller combattre.
La guerre fut déclarée. Le splendide éléphant porta le roi son maître jusqu’aux murailles de Bénarès.
Du haut des murs, les assiégés jetaient des matières bouillantes et lançaient des pierres avec leurs frondes. L’éléphant recula d’abord devant la pluie terrifiante.
Mais l’homme qui l’avait dressé, courut vers lui et s’écria :
— Ô éléphant, tu es un héros! Agis en héros et jette les portes par terre!
Le grand animal encouragé par ces mots, fonça sur les portes, passa au travers, et conduisit son roi à la victoire. C’est ainsi que le courage triomphe des obstacles et des difficultés, et ouvre les portes à la victoire.
Et voyez comme tous, hommes et animaux, peuvent être aidés par une parole d’encouragement.
Un bon livre musulman nous en donne l’exemple, en racontant l’histoire d’Abou Saïd, le poète au brave cœur. Ses amis ayant appris qu’il était malade de la fièvre, vinrent un jour prendre des nouvelles de sa santé. Son fils les reçut à la porte de la maison, le sourire aux lèvres, car le malade se trouvait mieux.
Ils entrèrent et s’assirent dans la chambre de celui qui souffrait, et furent surpris de l’entendre causer avec sa bonne humeur habituelle. Puis comme il faisait chaud, il s’endormit, et les autres aussi s’endormirent.
Tous s’éveillèrent vers le soir. Abou Saïd fit servir des rafraîchissements à ses visiteurs, et fit allumer de l’encens pour répandre son parfum autour de la pièce.
Abou Saïd se mit en prière un moment, puis il se releva et récita un petit poème de sa composition:
Ne désespérez pas dans le chagrin, car une heure joyeuse fera s’envoler votre peine; Le simoun brûlant peut souffler et se changer aussi en brise légère; Un noir nuage peut se former et s’éloigner aussi sans laisser tomber un déluge; L’incendie peut s’allumer et s’éteindre aussitôt sans avoir touché aux coffres et aux cassettes; La douleur paraît, mais aussi s’efface; Ainsi soyez patients quand les tourments arrivent, car le temps est le père des merveilles; Et de la paix de Dieu vous devez espérer beaucoup de bénédictions.
Tous rentrèrent chez eux réjouis et fortifiés par le beau poème d’espoir. Et ainsi ce fut l’ami malade qui aida les amis bien portants.
Quel qu’il soit, celui qui est courageux peut donner du courage aux autres; exactement comme la flamme d’une bougie qui peut en allumer une autre.
Braves garçons et braves filles qui lisez ceci, sachez encourager les autres, et soyez courageux vous-mêmes.
Un après-midi, dans une grande ville d’un pays pluvieux, j’aperçus sept ou huit voitures remplies d’enfants. Ils avaient été conduits le matin à la campagne pour jouer sur l’herbe. Mais le mauvais temps les avait obligés à rentrer prématurément, sous la pluie.
Malgré cela ils chantaient, riaient et faisaient aux passants des saluts espiègles.
Par ce temps mélancolique, ils gardaient leur gaieté. Si l’un d’eux s’était senti triste, les chansons des autres l’auraient égayé; et pour les passants affairés qui entendaient les rires des enfants, il semblait un instant que le ciel fût moins sombre.
Amr était prince de Khorasan et splendide dans son train de vie. Lorsqu’il partait à la guerre, trois cents chameaux portaient les pots, les casseroles et les plats nécessaires à sa cuisine.
Un jour, il fut fait prisonnier par le calife Ismaïl. Mais comme l’infortune ne dispense pas d’avoir faim, Amr voyant son chef cuisinier près de lui, demanda au brave homme de lui préparer un repas.
Il restait au cuisinier un morceau de viande qu’il mit sur le feu dans une marmite; puis il partit à la recherche de légumes pour relever un peu le ragoût.
Un chien passant par là, renifla la viande et mit son nez dans la marmite; sentant alors la chaleur du feu, il se recula brusquement, mais avec tant de maladresse que la marmite le coiffa, et qu’il s’en fut ainsi, pris de panique, sans pouvoir s’en débarrasser.
Amr voyant cela, partit d’un éclat de rire.
— Pourquoi, demanda l’officier chargé de le garder, riez-vous alors que vous avez tout sujet d’être triste?
Mais Amr, lui montrant le chien qui s’éloignait du camp au galop, lui dit : « Je ris en pensant que ce matin même trois cents chameaux n’étaient pas de trop pour transporter ma cuisine; et maintenant un chien suffit à tout emporter! »
Amr prenait plaisir à être gai; il ne se mettait point en peine d’égayer les autres. Il faut pourtant rendre justice à son joyeux esprit; s’il pouvait plaisanter au milieu d’aussi graves difficultés, n’est-il pas en notre pouvoir de sourire en dépit de soucis moins grands?
En Perse une femme vendait du miel. Elle avait de fort agréables manières. Les clients se pressaient en foule autour de son étal. Et le poète qui nous raconte son histoire, affirme que même eût-elle vendu du poison, on le lui aurait encore acheté pour du miel.
Un homme acariâtre voyant quel grand profit elle tirait de ses marchandises sucrées, se résolut à entreprendre le même commerce.
Il s’installa donc, mais sa figure derrière l’étalage de pots de miel, était aigre. Il recevait d’un air renfrogné les acheteurs qui s’approchaient. Aussi chacun passait en lui laissant sa marchandise. « Aucune mouche ne s’aventurait sur son miel », dit le poète. Le soir venu, il n’avait encore rien gagné. Une femme l’ayant remarqué, dit à son mari : « Le visage amer rend le miel amer. »
La marchande de miel ne souriait-elle qu’afin d’attirer les clients? Espérons plutôt que sa gaieté tenait à son bon naturel. Nous ne sommes pas dans ce monde uniquement pour vendre ou acheter. Nous devons y être comme les camarades les uns des autres. Les clients de la bonne femme avaient l’impression que cette marchande était aussi quelque chose de plus : elle était une gaie citoyenne du monde.
Dans le cas suivant, dont je vais vous parler, l’esprit joyeux jaillit comme l’eau d’une jolie source. Le personnage dont il s’agit n’avait rien à faire avec le désir du gain et de la clientèle : c’était le célèbre et glorieux Rama.
Rama tua Ravana, le roi-démon aux dix têtes et vingt bras. Je vous ai déjà conté le commencement de l’histoire. La bataille avait été terrible entre toutes. Pour servir Rama les singes et les ours s’étaient fait tuer par milliers. Et les corps de leurs ennemis les démons étaient entassés les uns sur les autres. Leur roi était inanimé sur le sol. Mais comme il avait été dur de l’abattre! Coup après coup Rama avait coupé ses dix têtes et ses vingt bras, mais comme aussitôt cela repoussait, il dut les couper plusieurs fois de suite et en si grand nombre, qu’à la fin il semblait que le ciel avait fait pleuvoir des bras et des têtes.
Quand la terrible guerre fut terminée les singes et les ours qui avaient été tués, furent rappelés à la vie, et se tinrent debout comme une grande armée attendant les ordres.
Le glorieux Rama dont les manières demeuraient simples et calmes après la victoire, considéra ses amis fidèles avec bienveillance.
Vibhishan, alors, qui devait succéder à Ravana sur le trône, fit apporter pour les guerriers qui avaient si vaillamment combattu, une charretée de bijoux et de vêtements somptueux.
— Écoute, ami Vibhishan, dit Rama, élève-toi haut dans les airs et laisse tomber tes dons devant l’armée. Le roi fit ce qui lui était demandé. Du haut de son char élevé dans l’air, il jeta des parures étincelantes et des robes aux belles couleurs.
Pour s’approprier les trésors qui tombaient, les singes et les ours se précipitèrent, roulant les uns par-dessus les autres. Ce fut une joyeuse bousculade.
Et Rama riait de bon cœur ainsi que sa femme, la dame Sita, et Lakshmana son frère riait aussi.
Car ainsi savent rire les courageux. Rien n’est plus cordial que la bonne et franche gaieté. Et le mot cordial a la même origine que le mot courage. Dans les moments difficiles c’est, en effet, une sorte de courage que la gaieté venant d’un esprit cordial.
Certes il n’est pas nécessaire de toujours rire; mais l’entrain, la sérénité, la bonne humeur ne sont jamais de trop nulle part; et quels services ils peuvent rendre! C’est grâce à eux que la mère rend la maison joyeuse pour ses enfants; que l’infirmière hâte la guérison du malade; que le maître facilite la tâche de ses serviteurs; que l’ouvrier stimule la bonne volonté de ses camarades; que le voyageur aide ses compagnons de route dans leur dur voyage; que le citoyen entretient l’espoir dans le cœur de ses compatriotes.
Et vous, filles et garçons joyeux, que ne pouvez-vous faire par votre gaieté?
Parmi les anciens Arabes, Hatim Taï avait une grande réputation pour la générosité de ses dons et de ses aumônes.
— Avez-vous jamais rencontré quelqu’un de meilleur que vous? lui demandèrent une fois ses amis. —
Oui, répondit Hatim Taï.
— Qui était-ce?
— Un jour j’avais fait immoler quarante chameaux, pour offrir un festin à tous ceux qui voudraient venir y prendre part. Puis je partis avec plusieurs chefs pour inviter au loin des convives. En route nous trouvâmes un bûcheron qui venait de couper un fagot d’épines; car tel était son gagne-pain. Le voyant pauvre, je lui demandai pourquoi il ne se rendait pas aux nombreux festins que faisait donner Hatim Taï. « Ceux qui gagnent leur propre vie, me répondit-il, n’ont pas besoin des largesses de Hatim Taï. »
Pourquoi Hatim Taï déclara-t-il donc que ce bûcheron était un homme meilleur que lui-même?
C’est parce qu’il trouvait plus beau de travailler pour se subvenir à soi-même que de faire aux autres des cadeaux qui ne vous coûtent aucun travail, qui ne vous font faire aucun sacrifice, et qui, par-dessus le marché, encouragent les autres à ne pas compter sur eux-mêmes.
Certes il est bien naturel que des amis offrent à leurs amis des cadeaux ; il est bon que des bras robustes viennent au secours des pauvres et des malheureux ; mais un homme solide et actif doit travailler avec ses mains, et non pas les tendre pour des aumônes. Cependant, ceci doit s’entendre sans blâme pour ceux qui se consacrent tout entiers à la vie contemplative et à la recherche de la sagesse.
Si noble que fût la conduite du bûcheron, elle l’était moins cependant que celle du prince persan dont voici l’histoire :
C’était un prince de l’ancien temps, appelé Gushtasp.
Très contrarié de ce que son père ne le traitait pas en héritier du trône, il quitta son pays natal et erra vers l’ouest. Seul et affamé, il comprit que sa subsistance ne pouvait plus dépendre que de son travail. Il alla donc trouver le souverain du pays et lui dit :
— Je suis un écrivain habile et serais heureux d’être employé comme scribe.
Il lui fut répondu d’attendre quelques jours car on n’avait nul besoin de scribes pour le moment. Mais il avait trop faim pour attendre; et il s’en alla vers des chameliers pour leur demander de l’ouvrage. Ceux-ci n’avaient besoin d’aucun compagnon nouveau; cependant, voyant son profond dénuement, ils lui donnèrent à manger.
Un peu plus loin, Gushtasp s’arrêta à la porte d’une forge et offrit ses services au forgeron.
— Tenez, lui répondit l’homme, vous allez m’aider à marteler ce fer, et il mit un marteau dans les mains de Gushtasp.
Le prince avait une très grande force; il leva la lourde masse, en frappa l’enclume et du premier coup la brisa. Le forgeron furieux le mit à la porte aussitôt.
Alors Gushtasp erra de nouveau dans la plus profonde détresse.
De quelque côté qu’il se tournât, rien ne lui permettait de prouver son utilité.
À la fin il rencontra un cultivateur qui travaillait dans un champ de blé, et qui, prenant pitié de son sort, lui offrit l’abri et la nourriture.
Un jour la nouvelle se répandit que la fille du roi de Rum étant en âge de se marier, tous les jeunes gens de famille princière étaient conviés au banquet royal. Gushtasp décida de s’y rendre, et s’assit à la table parmi tous les autres. La princesse Kitaban le vit, l’aima et lui donna une gerbe de roses comme marque de sa faveur.
Le roi éprouva une violente antipathie pour la pauvreté de Gushtasp; il n’osa pas défendre à sa fille de l’épouser, mais dès qu’ils furent mariés, il les chassa de son palais. Alors ils s’en allèrent vivre au sein de la forêt, et bâtirent leur hutte non loin d’une rivière.
Gushtasp était grand chasseur. Chaque jour il passait en bateau la rivière, capturait un élan ou un âne sauvage, donnait au batelier la moitié de son butin et rapportait le reste à sa femme.
Un jour le batelier amena un jeune homme nommé Mabrin qui voulait voir Gushtasp.
— Seigneur, dit Mabrin, je désire épouser la seconde fille du roi, la sœur de votre femme, mais je ne puis le faire à moins de tuer le loup qui dévaste les terres du roi ; et je ne sais comment m’y prendre.
— Je le ferai pour vous, dit Gushtasp le chasseur.
Il s’en alla dans le désert, et quand il eut découvert le monstre, l’abattit de deux flèches, puis avec son couteau de chasse, lui trancha la tête.
Le roi vint voir la bête morte, et tout joyeux donna à Mabrin sa seconde fille.
Quelque temps après, le batelier amena à Gushtasp un autre jeune homme appelé Ahrun. Celui-ci désirait épouser la troisième fille du roi, mais auparavant il devait tuer un dragon. Gushtasp lui promit d’accomplir ce nouvel exploit.
Il confectionna avec des couteaux une boule hérissée de pointes tranchantes; puis il partit à la découverte et rencontra le dragon dont le souffle était de feu. Il lança beaucoup de flèches dans le corps du monstre, sautant de côté et d’autre pour éviter ses griffes. Ensuite il fixa la boule de couteaux au bout d’une pique et la jeta dans la gorge du dragon qui referma sa gueule et tomba ; alors le prince l’acheva de son épée.
Ainsi Ahrun épousa la troisième fille du roi.
Vous ne serez pas surpris que plus tard un si vaillant prince soit devenu roi de Perse comme successeur de son père. Ce fut pendant le règne de Gushtasp que le saint prophète Zerdusht, ou Zoroastre, enseigna aux Persans la foi en Ormuz, Seigneur de la lumière, du soleil et du feu, de la rectitude et de la justice.
Cependant vous voyez que Gushtasp ne trouva pas tout de suite sa place et son emploi dans le monde.
Il essaya beaucoup de choses sans réussir, et même il s’attira tout d’abord l’inimitié de bien des hommes, celle du brave forgeron par exemple.
À la fin cependant il obtint son vrai rang et put aider les autres en attendant de les gouverner sagement. Et c’est justement en aidant les autres qu’il était supérieur au bûcheron dont nous avons parlé tout à l’heure; car, d’après l’histoire, celui-ci se contentait de travailler pour lui-même. Gushtasp était supérieur aussi à Hatim Taï, le généreux, car au lieu d’offrir comme lui seulement le superflu de ses richesses, le prince persan donnait la force de son bras, et même risquait sa vie pour le salut des autres.
Nul n’est plus digne de respect que celui qui, comptant sur lui, parvient par son énergie propre non seulement à pourvoir à tous ses besoins, mais à accroître autour de lui le bien-être et la prospérité de ses proches.
Honorons le père, ingénieur ou bûcheron, écrivain ou laboureur, commerçant, forgeron ou explorateur, qui, par son travail quel qu’il soit, assure son confort et augmente celui des siens.
Honorons le travailleur qui pour servir à la fois ses propres intérêts et ceux de ses camarades, organise avec eux des ateliers ou des magasins coopératifs, ou des syndicats permettant à chacun de revendiquer son droit, en faisant entendre la voix puissante du nombre au lieu de la voix faible et suppliante d’un individu isolé.
Les groupements professionnels apprennent ainsi aux ouvriers à compter sur leurs propres forces et à s’aider les uns les autres.
Et vous aussi, écoliers, apprenez à enrichir votre intelligence en la concentrant sur la tâche que vous donne le maître, et tout en gravissant du mieux que vous pourrez les échelons de la connaissance, sachez à l’occasion aider un camarade moins habile et moins dégourdi que vous.
Dans les contes de fées, il suffit d’un mot prononcé, d’une lampe qu’on frotte, d’une baguette qu’on agite, pour que des génies apparaissent et transportent les hommes à travers les airs, construisent en un clin d’œil des palais, fassent surgir du sol des armées d’éléphants et de cavaliers.
Mais l’effort personnel produit des merveilles plus grandes encore : il couvre le sol de riches moissons, maîtrise les bêtes sauvages, perce des montagnes, construit des digues et des ponts, bâtit des cités, lance des navires sur les flots et des machines volantes à travers les airs, crée pour tous, enfin, plus de bien-être et de sécurité.
Par lui l’homme devient plus noble, plus juste, plus bienveillant, et c’est là que se trouve le progrès véritable.
Les habitants du Punjab ont une chanson :
Sadâ nâ bâgin boulboul bolé, Sadâ nâ bag bahârân; Sadâ nâ râj khoushî dé hondé, Sadâ nâ majlis yârân!
Et cela veut dire en français :
Le boulboul ne chante pas toujours dans le jardin; Le jardin n’est pas toujours en fleurs; Le bonheur ne règne pas toujours; Ceux qui s’aiment ne sont pas tous les jours ensemble!
La conclusion de cette chanson est que nous ne pouvons nous attendre à être toujours satisfaits, et qu’une des choses les plus utiles est de savoir être patient. Car il n’est pas beaucoup de jours dans la vie où nous n’ayons une occasion d’apprendre à le devenir.
Vous avez quelque chose à demander à un homme fort occupé. Vous vous rendez chez lui. De nombreux visiteurs s’y trouvent déjà ; il vous fait attendre un très long temps avant de vous recevoir. Vous restez là paisiblement, pendant plusieurs heures peut-être. Vous êtes patient.
Une autre fois, celui que vous désirez voir est absent de chez lui quand vous y arrivez. Le lendemain vous refaites le même chemin; mais sa porte est encore fermée. Une troisième fois vous y retournez; mais il est souffrant et ne peut vous recevoir. Vous laissez passer quelques jours, puis vous reprenez le même chemin, et si une nouvelle circonstance encore vous empêche de le rencontrer, vous ne vous découragez pas pour cela, mais vous revenez à la charge jusqu’à ce qu’enfin vous l’ayez vu. Ce genre de patience s’appelle la persévérance.
La persévérance, c’est la patience active, la patience en marche.
Le fameux marin génois, Colomb, s’embarqua en Espagne pour traverser les mers inconnues de l’ouest.
Pendant des jours et des semaines, malgré les murmures de ses compagnons, il persista dans sa volonté d’atteindre une terre nouvelle; et malgré les retards et les difficultés il ne se lassa point qu’il n’eût atteint les premières îles de l’Amérique. Ainsi il découvrit le Nouveau Continent.
Que demandait-il à ses compagnons? Il leur demandait seulement d’avoir de la patience, car ils n’avaient qu’à s’en remettre à lui et à se laisser conduire docilement. Mais que lui fallait-il à lui-même pour atteindre son but? Il lui fallait cette énergie durable, cette endurance de la volonté qu’on nomme la persévérance.
Le célèbre potier Bernard Palissy voulait retrouver le secret perdu des belles faïences anciennes revêtues d’émaux aux riches couleurs.
Pendant des mois et des années, il poursuivit sans se lasser ses recherches. Ses tentatives pour trouver l’émail furent longtemps infructueuses. Il y consacra tout ce qu’il pouvait posséder; et durant des nuits et des jours, veilla devant le four qu’il avait construit, essayant sans cesse des procédés nouveaux pour la préparation et la cuisson de ses poteries. Et non seulement personne ne l’aidait et ne l’encourageait à cela, mais ses amis, ses voisins, le traitaient de fou, et sa femme elle-même le blâmait de ce qu’il faisait.
N’ayant plus de ressources, il dut interrompre plusieurs fois ses recherches; mais dès qu’il le pouvait, il les reprenait avec un nouveau courage. Enfin un jour, n’ayant même plus le bois nécessaire pour chauffer son four, malgré les cris et les menaces de ceux qui vivaient près de lui, il mit au feu ses propres meubles, jusqu’au dernier. Puis quand tout fut brûlé, il ouvrit le four, et le trouva rempli des brillants émaux qui ont fait sa gloire et à la découverte desquels il avait sacrifié tant d’années.
Que manquait-il à sa femme et à ses amis pour attendre, sans le tourmenter et lui rendre la tâche plus difficile, l’heure du succès qui sonna pour lui? Tout simplement de la patience. Et quelle est la seule chose qui ne lui manqua pas à lui, la seule qui ne lui fit jamais défaut, et qui lui permit à la fin de triompher des difficultés et des railleries? Ce fut justement la persévérance, c’est-à-dire la force plus forte que tout.
Car il n’est pas de chose au monde qui puisse résister à la persévérance. Et même les plus grandes sont toujours l’accumulation de petits efforts inlassables.
Il y a d’énormes blocs de rocher qui ont été détruits tout entiers, usés par les gouttes de pluie tombant l’une après l’autre à la même place.
Un grain de sable n’est pas une puissante chose; mais quand ils s’ajoutent les uns aux autres, ils forment la dune et arrêtent ainsi l’océan.
Et quand vous apprendrez l’histoire naturelle, on vous dira que des montagnes ont été formées sous la mer par de petits animalcules entassés les uns sur les autres, et dont l’effort persévérant a fait surgir au-dessus des flots, des îles et des archipels magnifiques.
Et pensez-vous que vos petits efforts répétés ne puissent pas produire aussi de grandes choses?
Le fameux sage Shankara dont le nom fait la gloire du pays de Malabar, et qui vivait il y a environ 1200 ans, avait, depuis son enfance, résolu de devenir Sannyasi.
Pendant longtemps, sa mère, bien qu’appréciant la noblesse de son désir, ne lui permit pas de se consacrer à ce genre de vie.
Un jour, elle et son fils allèrent à la rivière pour s’y baigner. Shankara plongea et se sentit tout à coup saisi au pied par un crocodile. La mort semblait imminente. Mais même à ce terrible instant, le brave enfant n’ayant en vue que son grand projet, cria à sa mère :
— Je suis perdu. Un crocodile m’entraîne. Mais laisse-moi au moins mourir Sannyasi.
— Oui, oui, mon fils, sanglota la mère éperdue. Shankara eut tant de bonheur qu’il trouva la force de dégager son pied et de se jeter sur la rive.
Il grandit dès lors en savoir en même temps qu’en âge. Il devint un guru, et resta fidèle à sa grande œuvre d’enseignement philosophique jusqu’à la dernière minute de sa vie merveilleuse.
Tous ceux qui aiment l’Inde, connaissent le beau poème du Mahabharata.
Il fut écrit en sanskrit il y a de nombreux siècles. Jusqu’à ces dernières années aucun Européen ne pouvait le lire, à moins de connaître le sanskrit, ce qui est peu fréquent. Une traduction en une des langues européennes était nécessaire.
Babou Pratap Chandra Rai résolut de se consacrer à cette œuvre. Il put trouver dans son pays un ami instruit, Kisori Mohan Gangouli, capable de traduire en anglais le livre sanskrit, dont les cent parties furent publiées successivement.
Pendant douze ans Pratap Chandra Rai poursuivit la tâche qu’il s’était donnée. Il consacra toutes ses ressources à la publication du Patience et persévérance 233 livre. Et quand il n’eut plus rien, il parcourut les différentes parties de l’Inde, demandant du secours à tous ceux qu’il trouvait disposés à lui en donner. Il trouva pour l’aider des princes et des paysans, des érudits et des ignorants, des amis d’Europe et d’Amérique.
Il prit au cours de l’un de ces voyages la fièvre pernicieuse dont il mourut. Pendant sa maladie toutes ses pensées étaient tournées vers l’achèvement de son œuvre. Et même quand il ne parla plus qu’avec peine, il disait encore à sa femme :
— Il faut que le livre soit terminé. Ne dépense pas d’argent pour mes funérailles si l’argent est nécessaire pour l’impression. Vis d’une vie aussi simple que possible afin d’économiser pour le Mahabharata.
Il mourut le cœur plein d’amour pour l’Inde et son grand poème.
Sa veuve, Sundari Bala Rai, se conforma fidèlement à son grand désir. Un an après, le traducteur avait achevé son travail et les onze volumes du Mahabharata furent donnés au public d’Europe qui désormais peut connaître et admirer les dix-huit « parvas » du splendide poème épique. En le lisant, il apprendra à respecter le grand talent et la sagesse de ces penseurs profonds que furent les anciens poètes de l’Inde.
Tels sont les fruits que portent les efforts de tous ceux qui, comme Pratap Chandra Rai et tant d’autres hommes utiles, savent persévérer.
Et vous, braves enfants, ne voulez-vous pas vous joindre à la grande armée des hommes et des femmes qui ne se lassent pas de bien faire, et n’abandonnent jamais leur tâche avant de l’avoir terminée.
Dans ce vaste monde, il ne manque pas de belles œuvres à accomplir; il ne manque pas non plus de bonnes gens pour les entreprendre; mais ce qui manque bien souvent, c’est la persévérance qui seule peut les mener à bonne fin.
Le prophète Mohammed, qui consacra sa vie à instruire le peuple arabe, ne tenait ni au bien-être, ni aux richesses.
Il dormit une nuit sur une dure natte, et quand il se réveilla sa peau était marquée par les fibres et les nœuds de sa couche.
Un ami lui dit :
— Ô Messager d’Allah! ce lit était trop dur pour vous; et si vous me l’aviez demandé, je vous en aurais avec joie préparé un plus doux, pour que votre repos fût meilleur.
Le prophète répondit :
— Un doux lit n’est pas fait pour moi. J’ai une œuvre à faire dans le monde. Quand mon corps a besoin de repos je lui en donne, mais seulement comme le cavalier qui attache un moment son cheval à l’ombre d’un arbre, pour lui épargner l’ardeur du soleil, et repart aussitôt après.
« J’ai une œuvre à faire dans le monde », dit le prophète. Voilà pourquoi sa noble vie fut une vie simple. Croyant en sa mission, il voulait instruire toute l’Arabie. Il ne se souciait pas des choses de luxe : son cœur était tourné vers des pensées plus hautes.
L’histoire arabe suivante montre que pour une âme saine, la vie simple offre plus de satisfaction que toute autre.
Maisun était fille de la tribu de Kalb; elle avait passé les premières années de sa vie sous la tente, dans le désert. Elle fut mariée, un jour, au calife Muawiyah ; mais quoiqu’il fût riche et eût beaucoup d’esclaves, elle n’était pas heureuse avec lui; et malgré tout ce luxe qui l’entourait, sa pensée ne pouvait trouver de repos. Souvent lorsqu’elle était seule, elle se chantait doucement des vers arabes qu’elle avait elle-même composés :
*Les bruns vêtements en poil de chameau sont plus beaux à mes yeux que des robes de reine.
La tente du désert est plus douce à habiter que les vastes salles d’un palais.
Les jeunes poulains qui galopent autour d’un camp arabe, sont plus agiles que les mules alourdies sous leurs riches harnachements.
La voix du chien de garde qui aboie quand l’étranger approche est plus harmonieuse que la corne d’ivoire des gardes du palais*.
Son chant fut entendu par le calife qui la bannit alors de sa cour. La poétesse retourna donc vers sa tribu, heureuse de ne plus jamais voir la riche demeure qui l’attristait.
Beaucoup de gens, en tous pays, commencent à comprendre que la vie simple est plus désirable que celle qui s’écoule au milieu des dépenses, des apparences et des vanités.
De plus en plus, il est des hommes et des femmes qui, ayant le moyen de s’acheter des choses coûteuses, pensent qu’ils ont mieux à faire de leur argent. Ils remplacent par une saine nourriture les mets trop riches, et préfèrent orner leurs maisons de meubles sobres, solides et de bon goût, plutôt que d’encombrantes et somptueuses inutilités destinées seulement à être étalées aux regards des autres.
En tous temps, les meilleurs et les plus énergiques serviteurs du progrès terrestre ont su vivre d’une façon paisible et frugale, qui garde le corps en bonne santé et rend l’homme capable de prendre une part plus active à l’œuvre de bonheur commun.
Leur exemple fera toujours honte à ceux qui entassent autour d’eux des trésors inutiles, et deviennent eux-mêmes esclaves du grand nombre de leurs vêtements, de leurs meubles, de leurs serviteurs.
On ne peut faire un tas qu’en creusant un trou; et trop souvent le luxe des uns représente la misère de beaucoup d’autres. Il y a trop de belles et grandes et utiles choses à faire dans le monde, pour qu’il soit permis à ceux qui ne sont pas tout à fait sans intelligence, de perdre leur temps, leur argent, leurs pensées, en de futiles occupations.
Saint François était apôtre de la Bonne Vie. Il n’enseignait pas en vue de gagner de l’argent. Sa vie était simple et son plus grand bonheur consistait à instruire le peuple par son exemple et sa prédication. Et il se contentait de ce qui lui était offert comme nourriture.
Un jour, passant par une ville avec son compagnon frère Mattéo, celui-ci descendit une rue, tandis que François prenait l’autre. Mattéo était grand et beau; le saint au contraire était de petite taille et de médiocre apparence. Les gens donnaient au premier avec abondance et François ne recueillait que fort peu de chose.
Quand ils se rencontrèrent hors des portes de la ville, ils s’assirent devant une large pierre, au bord d’un clair ruisseau qui coulait par là, et mirent en commun les produits de leur quête.
— Ô frère Mattéo, s’écria saint François, le visage joyeux, nous ne méritons pas un si grand festin.
— Certes, reprit Mattéo, mais où verrions-nous un festin dans ces quelques morceaux de pain? Nous n’avons ni couteau, ni couvert, ni nappe, ni domestique.
— N’est-ce pas un festin, répliqua le saint, que d’avoir du bon pain sur une bonne table quand on a faim, et l’eau fraîche d’une source limpide à boire quand on a soif?
Cela ne veut pas dire qu’il faille que les pauvres gens se résignent toujours à leur misérable pitance. Mais cela montre en tout cas combien le contentement que donne une noble vie, et la gaieté que portent en elles les belles âmes, peuvent suppléer à l’absence des biens matériels et des richesses extérieures.
Une chose est certaine, c’est que la vie simple n’a jamais fait de mal à personne; tandis qu’il n’en est pas de même du luxe et de l’abondance excessive. Le plus souvent les choses inutiles deviennent aussi pour les hommes des choses nuisibles.
Sous le règne du fameux Akbar, vivait à Agra un saint jaïn nommé Banarasi Das. L’empereur manda le saint à son palais et lui dit :
— Demande-moi ce que tu voudras, et à cause de ta vie sainte ton désir sera satisfait.
— Parabrahma m’a donné plus que je ne désire, répondit le saint.
— Mais demande tout de même, insista Akbar.
— Alors, Seigneur, je demanderai que vous ne me fassiez plus appeler au palais, car je désire consacrer mon temps à l’œuvre divine.
— Qu’il en soit ainsi, dit Akbar. Mais à mon tour j’ai une faveur à te demander.
— Parlez, Seigneur.
— Donne-moi quelque bon conseil que je puisse garder en mémoire pour m’y conformer. Banarasi Das réfléchit un moment, puis il dit :
— Veillez à ce que votre nourriture soit saine et pure, et prenez garde, la nuit surtout, à la viande et à la boisson.
— Je n’oublierai pas ton avis, lui dit l’empereur. Le conseil était bon, à la vérité; car une nourriture et une boisson saines font un corps sain, digne d’être le temple d’une pensée et d’une vie pures.
Mais il se trouvait justement que le jour où le saint visita l’empereur, était un jour de jeûne. Akbar ne devait donc prendre son repas que plusieurs heures après minuit. Les cuisiniers du palais avaient préparé les mets dans la soirée, et les avaient mis dans des plats d’or et d’argent, en attendant l’heure où le jeûne serait terminé.
Il faisait nuit encore au moment où Akbar les fit apporter devant lui. Malgré la hâte qu’il avait à se restaurer, il se remémora soudain les paroles de Banarasi Das : « Prenez garde à la viande et à la boisson. » Et ayant alors examiné soigneusement le plat qui se trouvait devant lui, il s’aperçut qu’il était couvert de fourmis brunes. Malgré toutes les précautions prises, ces fourmis s’étaient introduites dans les mets de l’empereur et les avaient gâtés.
Akbar dut renvoyer les plats; et cette circonstance donna désormais un plus grand poids dans son esprit à l’utile conseil qu’il avait reçu.
Car vous comprendrez que Banarasi Das n’avait pas songé à mettre Akbar en garde seulement contre des fourmis brunes, mais contre tout ce qui pouvait n’être pas sain pour le corps ou l’esprit dans sa nourriture.
Beaucoup de maladies proviennent d’une nourriture malsaine.
Celui qui sciemment vend de mauvais produits, commet un attentat véritable à la vie de ses concitoyens. Et les mauvais produits ne sont pas seulement ceux qui sont frelatés ou avariés, mais encore tous ceux dont la consommation peut être nuisible de quelque façon que ce soit.
L’histoire ne dit pas qu’Akbar ait trouvé des fourmis brunes aussi dans sa coupe; et cependant Banarasi Das lui recommanda de surveiller sa boisson.
Il est en effet des coupes brillantes aux yeux, qui semblent contenir un breuvage agréable et réconfortant, et qui cependant sont pleines de danger pour les hommes. Parmi ces coupes se trouve en premier lieu celle qui contient de l’alcool.
Le prophète Mohammed enseignait qu’il y avait un péché dans le vin et le jeu; et par conséquent tous ceux qui révèrent les paroles du Coran s’abstiennent avec profit du vin et du jeu.
Mais il est par contre beaucoup de braves gens partout dans le monde, qui trouvent légitime l’usage des spiritueux. Nous respectons leurs opinions. Cependant ces mêmes personnes ne peuvent affirmer que ce soit une faute de ne pas consommer d’alcool.
S’il est donc des gens pour penser qu’il soit mal de prendre des boissons fermentées, et d’autres, au contraire, que cela soit bien, il n’est du moins personne pour soutenir que ce soit une faute de ne pas en prendre. On pourrait aussi discuter pour savoir s’il est ou non utile d’en absorber, mais nul ne songera à prétendre qu’il est nuisible de ne pas le faire. Et chacun conviendra que c’est, en tout cas, fort économique.
Dans tous les pays, se trouvent des sociétés de tempérance ou même d’abstinence totale, dont les membres s’engagent à ne pas toucher aux spiritueux. En certaines villes il est même interdit aux marchands d’en vendre.
Ailleurs au contraire l’usage de l’alcool, inconnu jadis, se répand. Dans l’Inde, par exemple, où l’abstinence avait régné pendant tant de siècles, l’alcool s’est introduit, plus terrible qu’aucun démon des anciennes légendes. Car les terribles Rakshasas dont elles parlent, ne pouvaient faire du mal qu’au corps seulement; tandis que l’alcool a même le pouvoir de tuer la pensée et de détruire les caractères. Ainsi il nuit d’abord au corps. Il nuit aux enfants des parents qui en ont fait excès. Il nuit à l’intelligence des hommes et transforme en esclaves ceux qui devraient être les serviteurs de l’humanité.
Car chacun de nous doit être un serviteur de l’humanité; et si par notre nourriture ou notre boisson, nous affaiblissons nos esprits ou nos corps, nous ne sommes plus que de mauvais serviteurs, incapables d’accomplir leur tâche.
Que devient le soldat quand son arme est brisée, le marin quand son navire a perdu ses mâts, le cavalier quand son cheval devient boiteux ? Et que peut l’homme s’il perd la possession de ses facultés les plus précieuses?
Il ne vaut même plus un bon animal, car l’animal évite du moins de boire et de manger ce qui peut lui nuire.
Le poète romain Virgile aimait à vivre dans les champs. Il admirait le bœuf puissant qui traîne la charrue creusant le sillon où germera la moisson future. Solide est le corps du bœuf, puissants sont ses muscles, rude est son labeur d’année en année.
Et Virgile ajoute :
« Le vin et l’excès des festins lui sont épargnés. Il se nourrit d’herbe, se désaltère à l’eau des rivières courantes, des sources cristallines; et nul souci ne trouble son paisible sommeil. »
Soyez sobres pour être forts.
Vous seriez offensés si quelqu’un vous disait : « Soyez faibles. »
La sobriété augmente la force des forts, et préserve celle des faibles.
Souvenez-vous du conseil de Banarasi Das :
Prenez garde au plat. Prenez garde au verre.
— Bien tiré! cria-t-on lorsque le jeune Hindou eut décoché sa flèche et atteint le but.
— Oui, dit quelqu’un, mais il fait grand jour. L’archer peut viser. Il n’est pas aussi adroit que Dasharatha. — Et que fait donc Dasharatha ?
— Il est shabda-bhédi.
— Qu’est-ceci?
— Il vise à l’aide du bruit.
— Que voulez-vous dire?
— Eh bien, il peut tirer dans l’obscurité. Il s’en va la nuit dans la jungle et écoute; et ayant jugé, par le bruit d’ailes ou de pas, à quel gibier il a affaire, il fait voler sa flèche et l’atteint aussi sûrement que s’il avait tiré en plein jour.
Ainsi la réputation de Dasharatha, le prince de la cité d’Ayodhya, était publiée à la ronde.
Il était fier de son adresse de shabda-bhédi, et content d’être loué par le peuple. Au crépuscule il partait seul dans son char, pour aller à l’affût en pleine forêt. Tantôt il entendait les pas d’un buffle ou d’un éléphant venant boire à la rivière, tantôt le pied léger d’un cerf ou l’approche furtive d’un tigre.
Une nuit qu’il se trouvait étendu parmi les buissons, guettant le bruit des feuilles et de l’eau, il entendit soudain quelque chose remuer au bord de l’étang. Il ne pouvait rien voir dans les ténèbres; mais Dasharatha n’était-il pas un shabda-bhédi? Le bruit lui suffisait : c’était un éléphant à coup sûr. Il tira. Aussitôt retentit un cri qui le fit bondir:
— Au secours! Au secours! On vient de me tuer!
L’arc tomba des mains de Dasharatha ; un vertige de terreur le saisit. Qu’avait-il fait? Blessé un être humain au lieu d’un animal sauvage? Il se précipita vers l’étang à travers la jungle. Sur la berge un jeune homme gisait dans son sang, les cheveux épars, tenant à la main une cruche qu’il venait remplir.
— Ô Seigneur, gémit-il, est-ce vous qui avez tiré la flèche fatale? Quel mal vous ai-je fait pour me traiter ainsi? Je suis le fils d’un ermite. Mes vieux parents sont aveugles; je veille sur eux et subviens à leurs besoins. J’étais venu puiser de l’eau pour eux ; et maintenant je ne pourrai plus les servir! Allez par ce chemin, vers leur hutte, et dites-leur ce qui est arrivé. Mais auparavant, retirez ce fer de ma poitrine, car il me fait bien mal.
Dasharatha sortit la flèche de la blessure. Le jeune homme poussa un dernier soupir et mourut.
Alors le prince remplit la cruche d’eau et s’en alla par le chemin que lui avait montré le mourant. Comme il approchait, le père appela:
— Mon fils, pourquoi as-tu tant tardé? Était-ce pour te baigner dans l’étang ? Nous craignions que quelque mal ne te soit advenu. Mais pourquoi ne réponds-tu pas?
La voix tremblante, Dasharatha parla:
— Je ne suis pas votre fils, saint ermite. Je suis kshatriya 17, et j’étais fier jusqu’ici de mon adresse à l’arc. J’étais à l’affût cette nuit et croyant entendre un éléphant boire au bord de l’étang, je tirai. Hélas! C’est votre fils que j’ai atteint. Oh, dites-moi comment je puis expier ma faute.
Alors les deux vieillards gémirent et pleurèrent. Ils ordonnèrent au prince de les mener là où était étendu leur fils, leur unique fils. Ils récitèrent sur le corps les hymnes sacrés et répandirent l’eau des funérailles.
Puis l’ermite dit:
— Écoute, Dasharatha ! Par ta faute nous versons des larmes sur notre cher fils. Un jour, toi aussi tu pleureras sur un fils aimé.
Auparavant beaucoup d’années s’écouleront; mais la punition viendra sûrement.
Ils firent un bûcher pour y brûler le mort, puis se jetèrent dans les flammes et périrent aussi.
Le temps passa. Dasharatha devint roi d’Ayodhya et épousa la dame Kaushalya ; et il eut comme fils le glorieux Rama.
Rama était aimé de toute la cité sauf de la reine Kaikéyi, la seconde femme du roi, et de sa servante. Ces deux femmes complotèrent la ruine du noble Rama ; et par leur faute il fut envoyé en exil pour quatorze années.
Alors Dasharatha pleura son fils, comme les vieux parents dans la jungle pleurèrent le jeune homme qui mourut à minuit sur la rive de l’étang.
Jadis Dasharatha avait été si fier de son habileté qu’il manqua de prudence et ne pensa pas au risque qu’il courait de blesser quelqu’un dans l’obscurité. Mieux eût valu pour lui ne tirer de l’arc qu’en plein jour, plutôt que de se fier si follement à son adresse de shabda-bhédi. Il ne voulait faire aucun mal ; mais il était imprévoyant.
Deux vieux vautours étaient pauvres et misérables. Un marchand de la cité de Bénarès les prit en pitié. Il les transporta en un lieu sec, alluma un feu et les nourrit avec des morceaux de viande venant du bûcher où l’on brûlait le bétail mort.
Quand la saison des pluies arriva, les vautours s’envolèrent vers les montagnes; ils étaient alors forts et bien portants.
Mais par reconnaissance pour le marchand de Bénarès, ils résolurent de s’emparer de tous les vêtements qu’ils pourraient trouver n’importe où, pour les donner à leur bienfaisant ami. Ils volèrent de maison en maison, de village en village, se saisirent de toutes les étoffes séchant en plein air et les apportèrent à la demeure du marchand.
Celui-ci apprécia leur bonne intention, mais il ne fit aucun usage des vêtements volés ni ne les vendit; il les mit simplement de côté avec soin.
Cependant, partout des pièges furent tendus aux deux vautours, et l’un d’eux fut pris. On le fit comparaître devant le roi qui lui demanda :
— Pourquoi voles-tu mes sujets?
— Un marchand, répondit l’oiseau, sauva un jour ma vie et celle de mon frère; afin de payer notre dette, nous avons ramassé ces habits pour lui.
Le marchand fut mandé à son tour chez le roi, pour être interrogé aussi.
— Seigneur, dit-il, les vautours m’ont en effet apporté beaucoup de vêtements, mais je les ai tous mis de côté; et je suis prêt à les restituer à leurs propriétaires.
Le roi pardonna aux vautours, car ils avaient agi par reconnaissance, mais sans discernement; et le marchand dut à sa prudence de ne pas être inquiété non plus.
Chez les japonais, l’idée de la prudence se traduit d’une pittoresque façon.
Dans un de leurs temples, se trouve l’image du Bouddha méditant assis sur une fleur de lotus; devant lui sont trois petits singes, dont l’un met ses mains sur ses yeux, l’autre ses mains sur ses oreilles, le troisième enfin sur sa bouche. Que représentent ces trois singes? Par son geste le premier dit:
— Les choses mauvaises et ridicules, je ne les vois point.
Le second dit :
— Je ne les entends point.
Et le troisième :
— Je ne les dis point.
Ainsi l’homme sage est prudent dans ce qu’il regarde, dans ce qu’il écoute, dans ce qu’il dit.
Il réfléchit aux conséquences, pense au lendemain; et s’il ne connaît pas son chemin, le demande.
Un lion, un loup et un renard se trouvaient ensemble à la chasse. Ils tuèrent un âne, une gazelle et un lièvre.
En présence de ce butin, le lion dit au loup :
— Voudrais-tu me dire, ami loup, comment nous nous partagerons ce gibier?
— Point n’est besoin, répondit le loup, de découper les trois animaux. Prends l’âne; que le renard prenne le lièvre; et moi, je me contenterai de la gazelle.
Pour toute réponse, le lion poussa un rugissement de fureur; et comme récompense pour son avis, d’un seul coup de griffe, il broya la tête du loup. Puis le lion se tourna vers le renard et lui dit :
— Et toi, mon cher ami, que suggères-tu?
— Oh! Sire, répondit le renard avec une profonde courbette, le cas est très simple. Vous devriez prendre l’âne pour votre déjeuner du matin, la gazelle pour votre repas du soir, et manger le lièvre comme un léger en-cas, entre deux.
— Très bien, dit le lion content d’avoir tout le gibier pour lui seul. Et qui t’a appris à parler avec tant de sagesse et de justice?
— C’est le loup, répondit finement le renard. Pourquoi le renard parla-t-il de la sorte? Était-ce pour exprimer sa pensée véritable? Oh que non! Était-ce même par désir sincère de faire plaisir au lion? Certainement pas davantage. Il parlait ainsi parce qu’il avait peur; et l’on peut certes avoir pour lui beaucoup d’indulgence. Mais il faut bien dire pourtant, que sa parole n’était pas droite; elle était seulement adroite. Et si le lion l’approuva, c’est qu’il aimait la viande, non la vérité.
Un écrivain musulman, Abou Abbas, nous raconte la gloire du roi Salomon qui régna à Jérusalem, la cité sainte des Hébreux.
Dans la salle du trône se trouvaient six cents sièges, dont la moitié était occupés par les sages, l’autre moitié par les « djinns » ou génies, qui aidaient Salomon de leur pouvoir magique.
Pendant toute la durée des conciles, sur un mot du roi, paraissait une multitude de grands oiseaux, les ailes étendues, pour abriter ceux qui se trouvaient sur les six cents sièges. À son ordre aussi, un vent puissant s’élevait, soulevant le palais entier pour le transporter instantanément, chaque matin et chaque soir, à la distance d’un mois de voyage. De cette façon, le roi gouvernait sur place les pays lointains qui lui appartenaient.
De plus, Salomon s’était fait construire le trône le plus merveilleux qu’on ait jamais imaginé. Et ce trône était conçu de façon à ce que personne n’osât prononcer un mensonge en présence du roi.
Il était d’ivoire, incrusté de perles, d’émeraudes et de rubis, et entouré par quatre dattiers d’or dont les dattes étaient aussi d’émeraudes et de rubis. Au sommet de deux de ces palmiers se trouvaient des paons d’or, et au sommet des deux autres des vautours d’or. Des lions d’or se tenaient aussi de chaque côté du trône entre deux colonnes d’émeraude. Et tout autour du tronc des dattiers était enroulée une vigne d’or portant des grappes de rubis.
Les anciens d’Israël étaient assis à la droite de Salomon, et leurs sièges étaient d’or; les génies étaient assis à sa gauche, et leurs sièges étaient d’argent.
Quand le roi tenait sa cour de justice le peuple était admis en sa présence. Et chaque fois qu’un homme portait témoignage au sujet d’un autre, s’il manquait en quoi que ce soit à la vérité, une chose merveilleuse se produisait. À sa vue, le trône qui portait le roi, les lions, les palmiers, les paons, les vautours, tournaient aussitôt sur eux-mêmes. Puis les lions jetaient leurs griffes en avant, en frappant le sol de leurs queues; les vautours et les paons agitaient leurs ailes.
Ainsi les témoins tremblaient de terreur et n’osaient dire aucun mensonge.
Tout ceci était sans doute fort commode, et devait faciliter beaucoup la tâche du roi. Mais la peur est toujours une triste chose, qui fait mauvais ménage avec la vérité.
Même lorsque par hasard, comme dans l’histoire d’Abou Abbas, elle oblige un homme à parler avec vérité, elle ne rend pas pour cela véridique; car elle peut aussi l’obliger, dès l’instant d’après, à manquer de franchise, ainsi que le fit le renard de notre précédent conte. Et c’est ce qui arrive le plus souvent.
Un honnête homme n’a pas besoin des merveilles du trône de Salomon pour apprendre à dire la vérité. Le trône de la vérité se trouve dans son propre cœur; la rectitude de son âme ne peut lui inspirer que des paroles de rectitude. Il dit la vérité non parce qu’il a peur d’un professeur, d’un maître, d’un magistrat, mais parce que c’est le propre d’un homme droit, la marque de sa nature.
C’est l’amour de la vérité qui lui fait braver toute crainte. Il parle comme il doit, quoi qu’il puisse lui en advenir.
Un riche et puissant roi, nommé Vishvamitra, désirant acquérir une plus grande considération, résolut de pratiquer la tapasya, c’est-à-dire des austérités, pour passer ainsi de sa caste, qui était celle des kshatriyas, dans la plus haute de toutes, celle des brahmanes.
Il fit tout ce qu’il pensait nécessaire, et mena une vie austère d’apparence qui faisait dire à tous : « Le roi mérite d’être brahmane. »
Mais le brahmane Vasishtha ne pensait pas ainsi ; car il savait que Vishvamitra avait agi par vanité; son renoncement n’était pas sincère. Et c’est pourquoi il refusa de le saluer du nom de brahmane.
Dans sa fureur le roi fit tuer une centaine d’enfants de la famille de Vasishtha. Mais malgré toute sa douleur, celui-ci persista à refuser de dire ce qu’il ne pensait pas être vrai.
Alors le roi résolut de tuer aussi l’homme véridique. Un soir il se rendit à la cabane de Vasishtha pour accomplir sa mauvaise action.
Arrivé près de la porte, il entendit le brahmane parler avec sa compagne; et comme son nom était prononcé, il s’arrêta pour écouter. Saintes et pures, pleines de pardon pour lui, étaient les paroles qu’il entendit. Alors le cœur du roi fut touché. Plein de repentir il jeta son arme; puis il entra et s’inclina aux pieds de l’ermite.
— Brahmarshi, dit Vasishtha en affectueux accueil, voyant dans quel état d’esprit se trouvait le roi.
— Pourquoi, demanda humblement ce dernier, ne vouliezvous pas reconnaître ma tapasya tout d’abord?
— Parce que, répondit Vasishtha, vous réclamiez le titre de brahmane au nom d’un orgueilleux pouvoir; mais maintenant que vous êtes repentant, vous venez dans un véritable esprit de brahmane.
Vasishtha savait dire la vérité sans frayeur. Il sut la dire aussi sans rancune.
Ne trouvez-vous pas que cela est beau de dire ainsi la vérité, même quand il y a du danger à le faire?
Bien souvent d’ailleurs, pour ceux qui bravent ce danger, les choses tournent mieux qu’il n’aurait semblé tout d’abord. Le succès du mensonge est toujours de courte durée, tandis qu’au contraire, en la plupart des cas, être droit est la meilleure façon d’être adroit.
Un matin l’empereur de Delhi s’assit sur son trône pour distribuer des honneurs à tous ceux qu’il en jugeait dignes. Comme la cérémonie allait prendre fin, il s’aperçut qu’un de ceux qu’il avait mandés, un jeune homme nommé Syed Ahmed, n’avait pas encore paru.
L’empereur quitta son trône pour prendre place dans la chaise à porteurs destinée à le transporter à travers son vaste palais.
Juste à ce moment, le jeune homme entra précipitamment.
— Votre fils est en retard, dit l’empereur au père de Syed, qui était son ami.
— Pourquoi cela ? interrogea-t-il en regardant sévèrement le jeune homme.
— Seigneur, répondit franchement Syed, c’est parce que j’ai dormi trop longtemps.
Les courtisans regardèrent avec stupeur le jeune homme. Comment osait-il avouer à l’empereur si effrontément qu’il n’avait pas de meilleure excuse? Et quelle maladresse était donc la sienne de parler ainsi?
L’empereur, au contraire, après un instant de méditation, éprouva de l’estime pour le jeune homme à cause de cette sincérité; et il lui donna le collier de perles et le joyau, insigne d’honneur, pour son front.
Ainsi fut récompensé Syed Ahmed qui aimait la vérité et la disait à tous, prince ou paysan.
Il est bien certain que pour pouvoir sans peine dire la vérité, le mieux est de toujours agir de façon à n’avoir à dissimuler aucun de nos actes. Et pour cela, à chaque instant, il faut nous conduire en nous souvenant que nous sommes en présence du Divin.
Car la droiture de la parole exige aussi celle des actes; et l’homme sincère est celui qui évite tout mensonge dans ce qu’il dit, et dans ce qu’il fait, toute hypocrisie.
À Amroha se fabrique une spécialité de poterie dite « kagazi », décorée de dessins d’argent. Ces poteries sont très jolies, mais elles sont si légères et si fragiles que le moindre usage les brise. Bien qu’elles aient toute l’apparence d’une vaisselle utilisable, il faut se contenter de les regarder.
Beaucoup de gens ressemblent à la poterie kagazi. Ils ont de belles apparences; mais essayez de les mettre à l’épreuve en quoi que ce soit, et vous verrez que chez eux tout n’est que décors. Ne leur accordez pas la moindre confiance, car c’est un poids trop lourd pour leur fragilité.
Un brahmane envoya son fils à Bénarès pour y étudier sous la direction d’un pandit 18.
Douze ans après, le jeune homme revint dans sa ville; et beaucoup de gens s’empressèrent d’accourir chez lui, pensant qu’il était devenu un très profond érudit. Ils placèrent devant lui un livre écrit en sanskrit et lui dirent :
— Expliquez-nous la doctrine, honorable pandit.
Le jeune homme regarda fixement le livre. En vérité il ne comprenait pas un seul mot. Il n’avait rien appris du tout à Bénarès que son alphabet. Et encore, les lettres avaient-elles été tracées en gros caractères sur un tableau noir, de façon à ce qu’il pût, à force de les voir tous les jours, les faire peu à peu entrer dans sa tête.
Il resta donc silencieux devant le livre et ses yeux semblaient prêts à verser des larmes.
— Ô pandit, dirent les visiteurs, quelque chose a touché votre cœur. Dites-nous ce que vous avez trouvé dans le livre.
— Les lettres, dit-il enfin, étaient grandes à Bénarès, mais ici elles sont petites! Ce pandit-là n’était-il pas semblable aux pots kagazi?
Un loup gîtait sur des rochers au bord du Gange. À la fonte des neiges, l’eau se mit à monter. Elle monta si haut qu’elle entoura de toutes parts le rocher du loup. Un jour il ne put donc aller chercher sa nourriture.
— Eh bien! dit-il, voyant qu’il n’avait plus rien à manger, ce sera aujourd’hui jour saint, en l’honneur duquel j’institue un jeûne.
Il s’assit au bord du rocher et prit un air très solennel, afin de célébrer le jour saint et le jeûne.
Mais voici que bientôt une chèvre sauvage sautant par-dessus l’eau, de rocher en rocher, atteignit celui où se trouvait le loup plein de dévotion.
— Oh! Oh! s’écria-t-il dès qu’il l’aperçut. Voici quelque chose à manger.
Il bondit sur la chèvre, mais la manqua ; il bondit de nouveau, la manqua encore. Enfin la chèvre, franchissant le courant rapide, put lui échapper tout à fait.
— Eh bien ! dit le loup, reprenant son attitude de bon ermite, je ne serai pas assez impie pour manger de la chair de chèvre un jour saint. Non, non, pas de viande pour moi un jour de jeûne!
Que pensez-vous de ce loup, de sa dévotion, de son respect pour le jour saint? Vous riez de sa fourberie. Mais combien de gens n’y a-t-il pas dont la sincérité ressemble à la sienne, qui se parent de beaux sentiments parce qu’ils y ont intérêt et font les petits saints parce qu’ils ne peuvent donner libre carrière à leurs vices? Mais malgré toute leur adresse, pensez-vous que ces trompeurs puissent prévaloir bien longtemps contre celui qui est juste et droit?
Pour le seigneur Rama et son frère Lakshmana les singes et les ours de l’armée d’Hanouman se battirent contre Ravana, le démon aux dix têtes.
Faiblissant sous les coups des guerriers qui de toutes parts l’assaillaient, Ravana usa de son pouvoir magique.
Tout à coup, par enchantement, parurent à ses côtés, parmi les démons, beaucoup de Ramas et beaucoup de Lakshmanas. Ce n’était, à la vérité, que des apparences trompeuses et illusoires; mais les singes et les ours, les prenant pour de vraies personnes, s’arrêtèrent tout interdits : comment auraient-ils pu continuer la lutte et jeter des arbres et des rochers, contre Rama et Lakshmana, leurs chefs adorés. Les voyant ainsi consternés, Ravana le démon sourit de cruelle allégresse. Rama aussi sourit : quel plaisir il allait avoir à détruire un pareil mensonge, à déjouer la fraude, à donner victoire à la vérité! Il fixa une flèche à son arc puissant, et tira. La flèche siffla parmi les ombres trompeuses qui aussitôt se dissipèrent. Alors l’armée d’Hanouman, voyant clair désormais, reprit courage.
Ainsi toute parole droite d’un homme sincère est comme une flèche capable de détruire beaucoup de mensonges et d’hypocrisies.
Dans une ancienne légende de l’Inde du Sud, il est question d’un prince, le roi Jasmin, dont le rire seul parfumait le pays à des lieues de distance, d’une douce odeur de jasmin. Mais pour cela son rire devait provenir de la joyeuse et naturelle gaieté de son cœur. Il n’eût servi de rien qu’il essayât de rire sans un enjouement véritable. Quand son esprit était en fête, alors son rire jaillissait comme une source parfumée.
La vertu de ce rire provenait tout entière de sa sincérité.
Le service était extrêmement riche sur les tables du palais de Duryodhana. La vaisselle était d’or et d’argent, ornée de rubis, d’émeraudes et de diamants aux mille feux. Le seigneur Krishna invité à la fête ne s’y rendit pas. Il alla ce soir-là dîner chez un pauvre shudra qui lui aussi l’avait invité. Le repas était pourtant bien modeste et la vaisselle se trouvait fort simple. Mais Krishna le choisit pourtant de préférence à l’autre; car la fête que lui offrait le shudra était pleine d’amour sincère; tandis que le somptueux banquet du roi Duryodhana était donné par ostentation.
On raconte aussi que le glorieux Rama s’assit un jour à la table d’une très humble femme dont le mari était oiseleur. Elle ne put mettre que quelques fruits devant le héros fameux, car elle ne possédait pas autre chose. Mais ce fut de si bon cœur qu’elle donna ainsi tout ce qu’elle avait de meilleur, que Rama fut touché, et ne voulut pas que le souvenir fût perdu de ce don d’une âme sincère. Et c’est pourquoi on en parle encore après tant de siècles.
Jalal était un instituteur sage et réputé. Deux Turcs qui désiraient entendre ses enseignements, vinrent un jour le trouver avec une offrande. Comme ils étaient fort pauvres, leur don était modeste : seulement une poignée de lentilles. Certains disciples du sage regardèrent avec mépris le cadeau. Mais Jalal leur dit :
— Le prophète Mohammed eut un jour besoin d’un trésor pour mener à bien l’une de ses entreprises. Il demanda donc à ceux qui le suivaient de lui donner ce dont ils pouvaient disposer. Les uns apportèrent la moitié de ce qu’ils possédaient, d’autres le tiers. Abou Bakar donna toutes ses richesses. Mohammed eut ainsi une grande quantité d’armes et d’animaux. Alors arriva une pauvre femme qui à son tour offrit au prophète trois dattes et un gâteau de blé; et c’était tout ce qu’elle avait. À cette vue beaucoup sourirent; mais le prophète leur raconta qu’il avait eu un songe, et qu’il avait vu les anges prendre une balance, mettre les dons de tous dans l’un des plateaux, et dans l’autre seulement les dattes et le pain de la pauvre femme. Et la balance restait immobile, car ce plateau se trouvait aussi lourd que l’autre. Et Jalal ajouta :
— Un petit cadeau offert de cœur sincère a autant de valeur que de riches présents.
En entendant cela, les deux Turcs eurent de la joie, et personne n’osa plus rire à cause de la poignée de lentilles.
Un pauvre homme de basse caste, pour nourrir sa famille, chassa tout un jour, mais ne put rien prendre. Quand la nuit tomba, il était encore dans la forêt, seul, affamé, épuisé par ses vains efforts. Dans l’espoir d’y trouver un nid, il grimpa sur un arbre « bel » dont les feuilles trilobées sont offertes au grand Shiva par ses fidèles. Mais il ne découvrit aucun nid. Il pensa à sa femme et à ses petits enfants qui attendaient à la maison leur père et leur nourriture, et pleura sur eux.
Les larmes de pitié, dit la légende, sont très lourdes. Elles sont bien plus précieuses que des pleurs versés par ceux qui s’attristent sur leur propre peine.
Les larmes du chasseur tombèrent sur des feuilles de l’arbre « bel », et les entraînèrent vers la pierre d’offrande placée au pied de l’arbre en l’honneur de Shiva. À ce moment un serpent mordit l’homme et il mourut. Les génies aussitôt transportèrent son âme dans la maison des dieux et la présentèrent au grand Shiva.
— Il n’est aucune place ici pour l’âme de cet homme, crièrent en chœur les habitants du ciel. Car il était de basse caste, il ignorait les saintes lois, mangeait une nourriture impure, et n’offrait pas aux dieux les dons accoutumés.
Mais Shiva leur dit :
— Il me donna des feuilles de bel, et surtout il m’offrit des larmes sincères. Il n’y a pas de basse caste pour les cœurs droits. Et il le reçut dans son ciel.
Toutes ces histoires nous montrent qu’en tous temps et en tous pays, les hommes ainsi que leurs dieux honorent la sincérité; ils aiment en toutes choses la droiture et la vérité.
Celui qui vit dans le mensonge est un ennemi de l’humanité.
Toutes les sciences humaines, philosophie, astronomie, mathématique, chimie, physique, sont des recherches de la vérité. Mais dans les plus petites choses, elle est aussi nécessaire que dans les plus grandes.
Petits enfants, n’attendez pas d’être grands pour apprendre à devenir véridiques : on ne saurait l’être trop tôt; et pour le demeurer on ne saurait en prendre l’habitude de trop bonne heure.
C’est parfois si difficile pour les hommes, même quand ils le veulent, de dire la vérité; car pour la dire, il faut tout d’abord la connaître et la découvrir; et ce n’est pas toujours si commode.
Quatre jeunes princes de Bénarès étaient frères. Chacun d’eux dit au conducteur du char de leur père :
— Je voudrais voir un arbre kimsouka.
— Je vous le montrerai, dit le conducteur; et il invita l’aîné à faire une promenade.
Dans la jungle, il montra un kimsouka au prince. C’était l’époque de l’année où il n’y a ni bourgeons, ni feuilles, ni fleurs. Le prince ne vit donc qu’un tronc de bois sombre.
À quelques semaines de là, le second prince partit dans le char à la promenade, et vit aussi le kimsouka. Il le trouva couvert de feuilles.
Un peu plus tard dans la saison, le troisième le vit à son tour; il était tout rose de fleurs.
Le quatrième l’aperçut enfin; ses fruits étaient mûrs.
Un jour que les quatre frères étaient réunis, quelqu’un demanda :
— À quoi ressemble l’arbre kimsouka ?
L’aîné dit : « À un tronc dénudé. »
Le second : « À un bananier épanoui. »
Le troisième : « À un bouquet rose et rouge. »
Et le quatrième : « À un acacia qui porterait des fruits. » Ne pouvant se mettre d’accord, ils allèrent ensemble vers le roi leur père, pour qu’il juge entre eux. Quand il apprit comment, l’un après l’autre, les jeunes princes avaient vu l’arbre kimsouka, le roi sourit, puis il leur dit :
— Vous avez raison tous les quatre, mais tous les quatre vous oubliez que l’arbre n’est pas le même en toutes saisons.
Chacun disait ce qu’il avait vu, et chacun ignorait ce que savaient les autres.
Ainsi le plus souvent, les hommes ne connaissent qu’une petite partie de la vérité, et leur erreur vient justement de ce qu’ils croient la connaître toute.
Combien cette erreur serait moindre, s’ils avaient appris de bonne heure à aimer assez la vérité pour la rechercher toujours plus.
Le roi de Koumayoun, dans la région montagneuse de l’Himalaya, chassait un jour sur la colline d’Almora, couverte en ce temps-là d’une épaisse forêt.
Un lièvre sortit des buissons. Le roi se mit à le poursuivre. Mais ce lièvre soudain se changea en un tigre qui disparut bientôt à sa vue.
Frappé de ce prodige, le roi assembla les sages dans son palais et leur demanda ce que voulait dire une telle chose.
— Cela veut dire, répondirent-ils, que sur le lieu où vous avez perdu de vue le tigre, vous devez bâtir une nouvelle cité. Car les tigres ne s’enfuient que des lieux où les hommes viennent habiter en masse.
Des ouvriers furent donc embauchés pour construire la nouvelle ville. Afin d’éprouver la solidité du terrain, une épaisse barre de fer fut enfoncée dans le sol. À ce moment survint par hasard un léger tremblement de terre.
— Arrêtez! crièrent les sages. La pointe a percé le corps de Sheshnâg, le serpent du monde. Il ne faut point ici bâtir la ville.
Et, en effet, la légende dit que la barre de fer ayant été retirée du sol, fut trouvée toute rougie du sang de Sheshnâg.
— Cela est très fâcheux, dit le roi; mais puisqu’on a décidé de bâtir là la ville, on la bâtira tout de même.
Furieux, les sages lui prédirent d’affreux malheurs pour la cité, et la fin de sa propre race à brève échéance.
Le sol était fertile et l’eau abondante. Depuis six cents ans la ville d’Almora se dresse sur le roc, et les champs d’alentour produisent de riches moissons.
Ainsi, malgré leur sagesse, les sages se trompaient dans leurs prédictions. Sans doute ils étaient sincères et pensaient dire la vérité. Mais bien souvent les hommes se trompent ainsi et prennent pour des réalités ce qui n’est que superstition.
Petits enfants, le monde est rempli de superstitions, et le meilleur moyen qui soit offert aux hommes pour découvrir plus de vérité, est de rester toujours sincère et de le devenir toujours plus, en pensées, en actes, en paroles; car c’est en évitant en toutes choses de tromper les autres que l’on apprend aussi à se tromper soi-même de moins en moins.
Choisissez un bâton bien droit; plongez-le à moitié dans l’eau : le bâton paraîtra tordu par le milieu. C’est là une fausse apparence; et si vous pensiez que le bâton est bel et bien tordu, votre jugement serait faux. Retirez le bâton, vous verrez, en effet, qu’il est toujours droit.
Il se peut, au contraire, qu’un bâton bel et bien tordu par le milieu puisse paraître droit, si on le place avec habileté, d’une certaine manière dans l’eau.
Eh bien, souvent les hommes ressemblent à des bâtons. En les regardant de travers, on peut ne pas les voir aussi droits qu’ils sont; et quelquefois aussi ils peuvent prendre des apparences trompeuses, et paraître droits quand ils sont retors. C’est pourquoi il faut se fier le moins possible à l’apparence, et ne juger personne avec légèreté.
Dans l’Inde, un moine mendiant en quête d’aumônes traversait un pays. Dans un pré, il rencontra un bélier. L’animal furieux se prépara à foncer sur le mendiant, et pour cela, il recula de quelques pas en baissant la tête.
— Ah! dit le religieux, voilà un bon et intelligent animal. Il a reconnu que je suis un homme plein de mérites, et il s’incline devant moi pour me saluer!
À ce moment, le bélier se précipita, et d’un coup de tête fit rouler à terre l’homme vertueux.
Ainsi peut-il arriver que l’on juge avec trop de respect et de confiance ceux qui le méritent le moins. Car il y a parfois des gens qui ressemblent au loup dont parle le bon La Fontaine, ce loup que les brebis prirent pour le berger parce qu’il s’était vêtu de sa houppelande; ou bien encore à l’âne que l’on a pris tout d’abord pour un animal dangereux parce qu’il avait revêtu la peau du lion.
Mais si l’on peut se tromper ainsi en se fiant aux apparences, il arrive le plus souvent que l’on est tenté au contraire de porter sur les autres un jugement précipité et dénué de bienveillance. Le shah de Perse Ismaïl Sefevi venait de conquérir la terre de Khorassan, et s’en retournait dans sa capitale.
Comme il passait près de la demeure du poète Hatifi, il voulut lui rendre visite. N’ayant pas la patience d’atteindre jusqu’à la grille de la maison, tant son désir de voir l’homme célèbre était grand, il avisa la branche d’un arbre qui dépassait le mur, et s’y suspendant, franchit la clôture et sauta dans le jardin du poète.
Qu’auriez-vous pensé si tout à coup quelqu’un se fût introduit chez vous de la sorte? Vous l’auriez pris sans doute pour un voleur et vous l’eussiez mal accueilli.
Hatifi fit bien de n’en point juger sur les apparences et selon la première impression du moment. Il fit bon accueil à son étrange visiteur. Et plus tard il écrivit de nouveaux poèmes sur les exploits que le shah s’était montré si pressé de lui raconter.
Rien n’est en général plus facile que d’apercevoir chez les autres ce qui est le moins avantageux ; chacun a ses travers, que ses voisins ignorent moins que lui-même. Mais ce qu’il faut chercher en tout homme, si l’on veut le juger sans trop d’injustice, c’est ce qu’il peut avoir en lui de meilleur. « Quand ton ami est borgne, dit le proverbe, il faut le regarder de profil. »
Tel de vos camarades peut avoir l’air malhabile et lent et être le plus laborieux de sa classe.
Et votre professeur qui vous semble sévère et dur, vous aime sans doute beaucoup et ne désire que votre progrès.
Tel ami qui vous paraît parfois si ennuyeux ou si bourru, est peut-être après tout votre ami le meilleur.
Et que de gens qu’on juge méchants et qu’on traite sans indulgence, portent au fond de leur cœur quelque chose que personne ne sait y voir.
Un grand loup terrorisait les bois et les champs autour de la cité de Gubbio ; de sorte que les gens n’osaient même plus s’aventurer sur les routes. Le monstre décimait les hommes et les bêtes.
À la fin, le bon saint François décida d’affronter l’effrayant animal. Il sortit de la ville, suivi de loin par beaucoup d’hommes et de femmes. Comme il arrivait près de la forêt, tout à coup le loup bondit sur le saint, la gueule grande ouverte. Mais François tranquillement fit un signe et le loup apaisé se coucha à ses pieds comme l’aurait fait un agneau.
— Frère loup, lui dit saint François, tu as fait dans ce pays bien du mal ; tu mérites la mort promise aux meurtriers; et tous les hommes te haïssent. Mais je serais heureux de mettre la paix entre toi et mes amis de Gubbio.
Le loup courba la tête et remua sa queue.
— Frère loup, continua François, je te promets que si tu veux rester en paix avec ces gens, ils seront bons pour toi, et te donneront à manger tous les jours. Et toi, veux tu promettre de ne plus faire le mal désormais?
Alors le loup inclina tout à fait la tête et mit sa patte droite dans la main du saint. Ainsi firent-ils tous les deux alliance, de bonne foi.
Ensuite François conduisit le loup sur la grande place de Gubbio ; devant la foule des citoyens, il répéta ce qu’il venait de dire au loup ; et celui-ci mit de nouveau sa patte dans la main du saint, en guise de serment pour sa bonne conduite future.
Le loup vécut deux ans dans la ville et ne fit aucun mal à qui que ce soit. Chaque jour les habitants lui apportaient sa nourriture et quand il mourut, ils en eurent tous de la peine.
Quelque méchant que parût le loup, il y avait en lui quelque chose que personne en vérité n’avait découvert, jusqu’à ce que le saint l’eût appelé son frère. Dans cette légende, sans doute, le loup représente-t-il quelque grand coupable très détesté des autres hommes. Elle est destinée à montrer que même chez ceux qui paraissent perdus sans espoir, des germes de bien subsistent encore que l’on peut réveiller avec un peu d’amour.
Il n’est pas de planche, si pourrie soit-elle, dans laquelle, tous les bons ébénistes le savent, on ne puisse trouver quelques fibres saines. Le mauvais ouvrier jettera la planche avec ignorance et mépris, mais le bon ouvrier la recueillera, en enlèvera ce qui est vermoulu et rabotera le reste avec soin. Et les nœuds d’arbres les plus durs serviront à l’artiste pour y sculpter ses figurines les plus émouvantes.
Il y a quelques années, dans ce sombre pays de Guyane si meurtrier pour la vie des Européens, et où sont installés les bagnes de forçats et de relégués, un surveillant militaire dirigeait à Cayenne une corvée de condamnés; lorsque, par accident, il tomba dans le port, à la marée montante.
Ce port est à certaines heures, au moment du reflux, presque complètement ensablé de telle sorte que l’on ne peut y débarquer. Aux heures de marée, au contraire, il est envahi par des courants extrêmement rapides et les requins qui infestent toute la côte, y pénètrent aussi en grand nombre.
La situation du surveillant tombé à l’eau était fort critique; car il savait à peine nager. Et chaque instant qui s’écoulait augmentait pour lui le danger d’être happé par une des bêtes voraces. Tout à coup, n’écoutant que son sentiment généreux, l’un des forçats se jeta à l’eau. Il put saisir le surveillant et, après bien des efforts, le sauver.
Cet homme était un criminel ; et ceux qui le voyaient passer d’ordinaire, dans son bourgeron de bagnard marqué des lettres infamantes et du numéro qui lui tenait lieu de nom désormais, se détournaient avec mépris, le jugeant indigne d’un seul regard et d’une seule parole de compassion. Ce jugement pourtant était bien injuste, puisque la compassion habitait en lui. Malgré toutes ses fautes, son cœur savait être noble : il se dévoua pour celui-là même que ses fonctions obligeaient sans cesse à se montrer impitoyable envers lui.
Voici encore une autre histoire de forçats qui vous montrera combien on peut se tromper lorsqu’on juge les hommes sur l’apparence.
Deux forçats libérés étaient employés par un chercheur d’or du Haut Maroni. Tous les ans celui-ci leur confiait le sable d’or et les pépites produits par le travail du « placer », afin qu’ils les transportent au marché d’or le plus voisin, situé à trente jours de canotage le long du fleuve.
Un jour les deux libérés résolurent de s’évader.
Car, lorsque les forçats ont achevé leur peine, ils ne sont pas libres de retourner chez eux, mais doivent résider dans la colonie pénitentiaire, le plus souvent pour toute leur vie. Or, comme la Guyane est un pays inculte et désert, plein de forêts vierges et de marécages, où les libérés sont menacés sans cesse de mourir de fièvre ou de faim, la plupart d’entre eux tentent de s’évader dès que l’occasion s’en présente.
Voulant donc profiter de ce qu’ils disposaient d’un canot, les employés du chercheur d’or décidèrent de gagner la colonie hollandaise, située sur l’autre rive du fleuve.
Mais auparavant, ils disposèrent en lieu sûr la provision d’or appartenant à leur maître, et firent parvenir à celui-ci une lettre lui indiquant l’endroit où était déposé son bien.
— Vous avez toujours été bon pour nous, dirent-ils, et en nous évadant nous nous serions fait un scrupule de vous dérober ce que vous nous aviez confié.
Ces deux forçats avaient jadis été condamnés pour vol. L’or qu’ils avaient entre les mains représentait pour eux toute une petite fortune; mais quelque chose en eux était honnête et droit. Pour tous ceux qui connaissaient leur histoire et qui les jugeaient d’après leur passé, ils n’étaient que d’indignes et vils malfaiteurs; mais pour l’homme qui savait avoir confiance en eux, ils savaient, eux, redevenir malgré tout des hommes de confiance.
Petits enfants, soyons prudents et bienveillants dans nos pensées; gardons-nous de juger hâtivement nos semblables; et même gardons-nous de les juger du tout, quand nous pouvons faire autrement.
Les anciens Hindous avaient une très pittoresque idée de la terre et du monde; et c’était une idée destinée à exprimer l’ordre.
La terre qu’habitent les hommes s’appelait Jambou Dvipa; elle était entourée d’une mer de sel. Puis venait un cercle de terre et ensuite une mer de lait. De nouveau un cercle de terre, une mer de beurre. De la terre encore, puis une mer de lait caillé. De la terre et ensuite une mer de vin. De la terre encore et après cela une mer de sucre. De la terre toujours, et à la fin, le septième et dernier cercle était fait d’eau pure; c’était la douce, la plus douce des mers!
Si vous prenez une mappemonde telle qu’on en use dans les écoles de nos jours, vous n’y trouverez ni la mer de sucre, ni la mer de lait, ni les autres. Et les Hindous non plus ne pensaient pas que ces mers existaient réellement, mais c’était pour eux une originale façon d’exprimer une idée profonde.
La légende ancienne, entre autres choses, voulait dire que dans le monde tout est fait pour être classé avec ordre; que la terre ne sera vraiment un lieu de repos, un endroit raisonnable et une demeure habitable que lorsque chaque chose y aura pris sa place. Comment pourrait-on jouir, en effet, même de ce qui est le meilleur, du sel, du lait, du beurre, du vin, du sucre, de l’eau, si tout cela n’était pas mis à part avec ordre, mais formait au contraire l’affreux mélange que vous pouvez imaginer.
Tous les livres religieux de l’humanité, sous les images les plus diverses, enseignent cette loi de l’ordre.
Le livre hébreu de la Genèse raconte lui aussi, à sa manière, une histoire d’ordre.
Au commencement était le chaos, c’est-à-dire le désordre et l’obscurité. Et le premier acte de Dieu fut de jeter une lumière dans ce désordre, exactement comme le fait un homme qui projette la clarté de sa lampe dans les ténèbres de la sombre et malpropre cave où il veut descendre.
Après cela, la Bible raconte comment jour après jour les choses sont sorties en ordre du chaos; jusqu’à ce qu’enfin la race humaine ait apparu.
C’est la gloire de l’homme de créer l’ordre, de le découvrir partout.
L’astronome lève les yeux vers les étoiles, et fait une carte du ciel ; il étudie le cours régulier des astres, leur donne des noms, calcule le mouvement des planètes autour du soleil, et prévoit à l’avance l’instant où la lune, passant entre la terre et le foyer solaire, produira ce que nous appelons une éclipse. Toute la science de l’astronomie dépend d’une connaissance de l’ordre.
L’arithmétique est aussi une science de l’ordre. Même un tout petit enfant prend plaisir à dire les nombres dans le bon ordre. Il découvre vite qu’il n’y a aucun sens à dire : un, cinq, trois, dix, deux, en comptant ses doigts ou ses billes. Il compte : un, deux, trois, quatre; et toutes les mathématiques viennent de là.
Et que serait sans ordre cette jolie chose qu’est la musique? Il y a sept notes dans la gamme : do, ré, mi, fa, sol, la, si. Si vous jouez ces notes l’une après l’autre cela va bien, mais si vous mélangez leur son en les frappant toutes à la fois, cela fera un bruit affreux. Ce n’est que dans un certain ordre qu’elles peuvent ensemble produire un son harmonieux. Do, mi, sol, do, par exemple, résonnant à la fois, forment ce que l’on appelle un « accord parfait ». Toute la science musicale se fonde sur cet ordre-là.
Et l’on pourrait montrer que l’ordre est aussi le fondement de toutes les autres sciences et de tous les arts que peuvent inventer les hommes.
Mais n’est-il pas également indispensable en toute chose?
Si vous entrez dans une maison et que vous trouviez le mobilier et les bibelots sens dessus-dessous, dans tous les coins, et recouverts d’une épaisse couche de poussière, vous vous écriez :
« Quel désordre et quelle saleté! » Car la saleté n’est elle-même que du désordre. Il y a de la place dans le monde pour la poussière, mais sa place n’est pas sur les meubles.
Et de même, la place de l’encre se trouve dans l’encrier et non pas sur vos doigts ou sur le tapis.
Tout est propre quand chaque chose est à sa place. Et vos livres à l’école, vos vêtements et vos jouets à la maison doivent avoir chacun une place qui soit bien à lui et qu’aucun autre ne lui dispute. Sans quoi, il s’ensuivra des batailles; et vos livres seront déchirés, vos vêtements tachés, vos jouets perdus. Il vous faudra alors beaucoup de peine et de patience pour vous reconnaître dans ce pêle-mêle et tout réparer. Tandis que c’est si commode quand les choses restent en ordre.
Toute la vie des hommes et toutes leurs affaires, et même la richesse et la prospérité des pays, dépendent de ce même principe d’ordre.
Et c’est pourquoi l’une des principales préoccupations du gouvernement d’un pays est d’y maintenir le bon ordre. Depuis l’empereur, le roi, ou le président, jusqu’au plus simple agent de police, chacun doit s’y employer de son mieux. Et tous les citoyens, quelle que soit leur occupation, doivent aussi participer à ce travail d’ordre; car chacun peut aider ainsi à l’organisation d’un pays prospère et durable.
Réfléchissez aux graves conséquences que peut avoir parfois le moindre désordre.
Que de régularité et de précision il faut parmi la foule des employés de gare, des gardes-barrières, des mécaniciens, des aiguilleurs, pour que les nombreux trains qui circulent dans tous les pays puissent partir et arriver à l’heure, à la minute précise calculée pour éviter tout encombrement. Et si, par accident ou par négligence, tout cet ordre est détruit, même pour un moment, que de malheurs peuvent arriver. Combien de choses un simple retard peut-il désorganiser : les amis n’arrivent pas à temps pour leurs rendez-vous, ni les employés et les commerçants pour leurs bureaux et leurs affaires; les passagers manquent leur navire. Et vous ne pouvez vous imaginer tous les ennuis qui s’ensuivront encore.
Songez aux tristes choses qui arriveraient si tout à coup l’ordre et la régularité cessaient d’exister dans le monde.
Voyez comme tout est troublé dans le travail de la maison, simplement lorsqu’une pendule, cessant de donner son charmant exemple de régularité, se met à retarder ou bien à avancer comme une folle. Le mieux alors est de s’en défaire, si on ne peut la régler avec précision.
Dans la salle d’une vieille ferme se trouvait une antique horloge qui depuis plus de cent cinquante ans n’avait cessé de faire entendre son tic-tac fidèle. Chaque matin dès le lever du jour, le fermier descendait et son premier soin était de rendre visite à l’horloge afin de s’assurer de son exactitude. Et voici qu’un matin, comme il entrait dans la salle selon sa coutume, l’horloge se mit à parler :
— Il y a plus d’un siècle et demi, dit-elle, que je travaille sans arrêt et que je marque l’heure sans faute. Maintenant je suis fatiguée, ne serait-il pas juste que je me repose et que j’arrête mon tic-tac ?
— Ta réclamation n’est pas légitime, bonne pendule, lui répondit l’intelligent fermier, car tu oublies qu’entre chaque tic-tac tu as une seconde pour te reposer.
Et la pendule après réflexion, reprit son travail comme à l’ordinaire.
Enfants, que prouve cette histoire? C’est que dans le travail ordonné la fatigue et le repos se balancent et que la régularité épargne beaucoup de peine et d’efforts.
Combien la force de toute chose s’accroît lorsqu’elle est ordonnée. Les machines les plus puissantes ne sont-elles pas celles dont chaque pièce, chaque rouage, chaque levier remplit avec ordre et précision sa fonction? Et même dans une telle machine, la plus petite vis, lorsqu’elle garde bien sa place, peut se dire aussi utile que le volant majestueux.
De même, un petit enfant qui accomplit sa tâche avec soin, devient un élément utile à l’ordre de l’école, de la maison, du petit monde qu’il occupe dans le grand monde.
Au début cela peut coûter quelque peine d’avoir de l’ordre. Rien ne s’apprend sans un effort : cela n’est pas non plus commode d’apprendre à nager, à ramer, à faire de la gymnastique; mais peu à peu l’on y arrive; de même au bout d’un certain temps, nous pouvons apprendre à faire les choses avec ordre sans la moindre difficulté. Et de plus en plus, nous trouvons le désordre pénible et désagréable.
La première fois que vous avez appris à marcher, vous avez fait beaucoup de faux pas; vous êtes tombé; vous vous êtes cogné; vous avez pleuré. Maintenant vous marchez sans même y penser et vous courez avec adresse. Eh bien, vos mouvements pour marcher et courir sont justement un superbe exemple de l’ordre avec lequel agissent vos nerfs, vos muscles et tous vos organes.
C’est ainsi que l’ordre finit toujours par devenir une habitude.
Et n’allez pas croire surtout que d’être ordonné, régulier, ponctuel, cela doive vous empêcher d’être heureux et de rire. Il n’est pas nécessaire d’avoir un visage maussade quand on remplit sa tâche avec exactitude. Et pour vous le prouver, nous allons terminer cette leçon sur l’ordre, en riant un peu.
Écoutez cet exemple de ponctualité qu’il ne faudrait pas imiter.
Une dame arabe avait un serviteur. Elle l’envoya dans une maison voisine chercher de la braise afin de rallumer son feu.
Le serviteur rencontra une caravane qui se dirigeait vers l’Égypte; il se mit à parler aux gens et résolut de s’en aller avec eux. Et il resta absent une année entière.
De retour, il alla dans la maison voisine pour chercher la braise. Mais comme il la rapportait, il buta, tomba et laissa rouler les charbons enflammés qui s’éteignirent. Alors il s’écria :
— Quelle mauvaise chose que de se dépêcher!
Enfants, vous savez tous ce qu’est construire et détruire.
Le guerrier, l’arme à la main, part pour détruire.
Le constructeur dresse des plans, creuse des fondations; et les mains laborieuses des hommes bâtissent la ferme pour le paysan ou le palais pour le prince.
Mieux vaut construire que démolir, et cependant détruire est parfois nécessaire.
Vous, enfants, qui avez des bras et des mains solides, construirez-vous seulement? Ne détruirez-vous jamais? Et si vous le faites, que détruirez-vous?
Écoutez ce récit de la légende hindoue :
Un nouveau-né était étendu sous un bosquet d’arbres. Vous pourriez penser qu’il allait sûrement mourir, car sa mère l’avait déposé là et s’en était allée pour ne plus jamais revenir. Mais voici que des gouttes sucrées tombèrent, comme du miel, des belles fleurs de l’arbre Ilupay, et nourrirent le petit enfant, jusqu’au moment où passa une brave femme, venue pour faire ses dévotions au grand Shiva dans le temple proche du bosquet.
À la vue du nourrisson, son cœur fut ému de pitié; elle le prit et le rapporta à son mari qui, n’ayant pas de fils, l’accueillit avec joie.
Tous deux adoptèrent le petit inconnu du bosquet d’Ilupay. Mais dès les premiers jours, leurs voisins se moquèrent d’eux, leur reprochant de prendre soin d’un enfant sans caste. Alors, de peur de les mécontenter en s’occupant eux-mêmes du nouveau-né, ils le placèrent dans un hamac pendu aux poutres d’une étable, et le confièrent à une famille de parias.
Quelques années plus tard, le garçon, fort de corps et brillant d’esprit, dit au revoir à ceux qui s’étaient montrés bons pour lui, et partit tout seul en voyage. Après un certain temps de marche, il s’assit au pied d’un palmier pour s’y reposer. Et voici que l’arbre prit soin de lui, paraissant l’aimer comme la dame qui l’avait recueilli jadis sous le bosquet d’Ilupay ; car bien qu’il parût impossible qu’un arbre ayant un tronc si haut pût abriter quelqu’un à l’ombre de ses feuilles pendant tout un jour, l’histoire raconte que cette ombre resta pourtant immobile, protégeant de sa fraîcheur le garçon aussi longtemps qu’il voulut dormir.
Or, pourquoi tout cela arriva-t-il ainsi?
Pourquoi l’enfant fut-il sauvé dès sa naissance, et pourquoi le palmier lui épargna-t-il la chaleur du soleil? Parce que sa vie était précieuse; cet enfant devait être un jour le noble Tirouvallouvar, le poète tamoul célèbre, l’auteur des doux vers du Coural.
Ainsi il est des choses et des êtres qu’il faut protéger parce qu’ils apportent des messages au monde.
Soyons heureux d’avoir des bras solides pour pouvoir envelopper de leur force ce qui est beau, ce qui est bon, ce qui est vrai, et garder tout cela du mal et de la mort.
C’est pour les garder ainsi qu’il nous faut parfois combattre et détruire.
Tirouvallouvar, qui apporta au peuple des paroles d’or, savait aussi se battre et tuer. Il tua le démon de Cavéripakam.
À Cavéripakam habitait un fermier qui possédait un millier de têtes de bétail et de vastes champs de blé. Mais un démon terrifiait le voisinage; il arrachait les moissons du sol, tuait le bétail et les hommes. Et le cœur des habitants de Cavéripakam était affligé.
— Je donnerai une maison, de la terre et de l’argent au héros qui nous débarrassera du démon, dit le riche fermier.
Pendant fort longtemps aucun héros ne se montra, et le fermier interrogea les sages qui vivaient sur la montagne, pour savoir ce qu’il devait faire.
— Allez trouver Tirouvallouvar, dirent les sages de la montagne.
Ainsi il se rendit auprès du jeune poète, et demanda son aide. Alors Tirouvallouvar prit des cendres et les étala dans la paume de sa main, y écrivit les cinq lettres sacrées, prononça des mantras 19 puis jeta les cendres dans l’air. Et le pouvoir des lettres et des mantras tomba sur le démon qui en mourut. Ceci rendit joyeux les gens de Cavéripakam.
Plus tard, quand Tirouvallouvar vint à la ville de Madoura, beaucoup de gens s’assemblèrent pour l’entendre réciter les vers de son beau poème, et ils furent charmés par les strophes que composait l’enfant du bosquet d’Ilupay :
Il est difficile de trouver dans le monde Un bien meilleur que celui d’être bon.
Mais sur un banc, près des eaux tranquilles d’un étang où flottaient des fleurs de lotus, étaient assis une rangée de poètes fort érudits.
Ces hommes sur le banc n’avaient aucun souci de faire place à un confrère de basse naissance, mais ils essayaient de le confondre par leurs questions, et de le surprendre dans quelque erreur. À la fin ils lui dirent :
— Ô paria, mets ton poème sur ce banc, et si c’est véritablement une œuvre de beauté, le banc ne supportera rien autre que le Coural.
Tirouvallouvar plaça auprès d’eux son écrit, et la légende dit qu’à l’instant le banc se raccourcit et fut juste assez grand pour pouvoir supporter seulement le poème. Ainsi les fiers et jaloux poètes de Madoura tombèrent à la renverse dans l’eau de l’étang ! Oui, les quarante-neuf envieux tombèrent dans l’étang parmi les lotus. Ils en sortirent ruisselants et honteux. Et depuis ce jour, tous ceux qui parlent la langue tamoule aiment le Coural d’un grand amour.
Enfants, trouvez-vous fâcheux que le démon de Cavéripakam ait été tué? Et trouvez-vous dommage que les quarante-neuf méchants poètes de Madoura soient tombés dans l’eau?...
Dans ce monde il y a de bonnes et de mauvaises choses; et nous devons chérir et défendre les bonnes, combattre et affaiblir les mauvaises.
Tous les hommes sages, comme l’était Tirouvallouvar le noble poète, savent et peuvent faire cela. Et plus ils sont sages, mieux ils le font. Mais sans être bien savants et bien forts encore, les petits enfants peuvent les imiter et exercer par là leur vaillance.
C’est ainsi qu’Ouvray, la sœur de Tirouvallouvar, imitait son frère.
Un jour qu’elle était assise par terre dans une petite rue d’Uraygur, trois hommes vinrent à passer : l’un était roi, les deux autres poètes.
Comme le roi approchait, Ouvray replia sous elle une de ses jambes pour faire montre de respect.
Lorsque le premier poète arriva, par considération pour lui, Ouvray replia sous elle son autre jambe.
Mais au contraire, quand le second poète fut proche, elle allongea soudain ses deux pieds, lui barrant ainsi le chemin. Cette façon d’agir parut impertinente; mais Ouvray savait bien ce qu’elle faisait; car le second poète était un homme prétentieux qui s’attribuait du talent, mais n’en avait pas.
Et comme il avait l’air vexé et lui demandait pourquoi elle l’avait traité de la sorte, elle répondit :
— Faites-moi donc un vers dans lequel vous mettrez trois fois le mot esprit.
Voyant que des gens s’étaient assemblés, le poète voulut montrer son adresse; mais il ne put jamais faire entrer dans le vers plus de deux fois le mot demandé.
— Qu’avez-vous donc fait, railla Ouvray, du dernier esprit qui vous reste et qui ne trouve point place en vos vers? Et ainsi elle fit honte au prétentieux.
Pensez-vous donc qu’elle avait plaisir à être impolie? Certes pas. Mais la prétention ne lui semblait pas chose respectable. Elle savait ne pas confondre ce qui doit être honoré et ce qui n’est pas digne de l’être.
—Bonnes gens, disait-elle, allez vers ce qui est bon, comme le cygne va vers le lac où fleurissent les lotus. Mais les méchants recherchent ce qui est mauvais, comme le vautour, attiré par l’odeur, se précipite vers son horrible nourriture.
Quelles sont donc, braves enfants de tous les pays, les mauvaises choses que vous devez apprendre à combattre? Quelles sont les choses que l’homme doit dompter ou détruire?
Ce sont toutes celles qui menacent sa vie et qui nuisent à son progrès; tout ce qui l’affaiblit, tout ce qui le dégrade, tout ce qui le rend malheureux.
Qu’il dompte le pouvoir des flots, en jetant des ponts sur les torrents impétueux, et des digues le long des fleuves qui débordent.
Qu’il construise de forts navires capables d’affronter la fureur des vents et des vagues.
Qu’il draine et dessèche les eaux mortelles des marécages, et tue le démon de la fièvre caché dans leur humidité.
Qu’il fasse la guerre aux bêtes sauvages partout où elles sont un danger pour lui.
Qu’il instruise d’habiles docteurs pour chasser de tout lieu la douleur et la maladie.
Qu’il s’efforce de vaincre la pauvreté, cause de la faim, qui fait pleurer tant de mères dont les enfants n’ont pas de pain.
Qu’il abolisse la méchanceté, l’envie, l’injustice, qui font la vie pour tous misérable.
Quelles choses, au contraire, l’homme devra-t-il chérir et défendre? Toutes celles qui le font vivre et le rendent meilleur, plus fort, plus joyeux.
Qu’il veille donc sur chaque enfant qui vient au monde, et dont la vie est précieuse.
Qu’il protège les arbres amis; qu’il cultive plantes et fleurs pour sa nourriture et son agrément.
Qu’il construise des habitations solides, saines et spacieuses.
Qu’il conserve avec soin les temples sacrés, les statues, les tableaux, les vases, les broderies, ainsi que les beaux chants et les beaux poèmes, et tout ce qui, par sa beauté, accroît son bonheur.
Mais par-dessus tout, enfants de l’Inde et d’ailleurs, que les hommes veillent sur le cœur qui aime, sur l’intelligence qui pense des pensées droites, sur la main qui accomplit des actes loyaux.
Rantidéva qui fut roi, devint ermite dans la forêt. Il avait donné ses richesses aux pauvres, et vécu une vie simple dans la solitude de la jungle. Avec sa famille il avait juste le nécessaire pour soutenir leur vie.
Une fois après un jeûne de quarante huit heures, un petit repas de riz accompagné de lait et de sucre était préparé pour lui.
Un pauvre brahmane arriva à la porte de la hutte et demanda de la nourriture. Rantidéva lui donna la moitié de son riz. Ensuite vint un shudra qui implora secours, et Rantidéva lui donna la moitié de ce qui restait.
L’aboiement d’un chien se fit alors entendre; la misérable bête paraissait affamée. À elle, Rantidéva donna le reste. En dernier, arriva un paria qui s’arrêta à la porte de l’ermite et demanda de l’aide. Rantidéva lui donna le lait et le sucre, et resta à jeûner.
Alors arrivèrent quatre dieux qui lui dirent :
—C’est à nous, Rantidéva, que tu donnas de la nourriture; car nous avions assumé la forme d’un brahmane, d’un shudra, d’un chien et d’un pauvre hors-caste. Pour tous, tu fus bon, et nous te louons pour ta pensée d’amour.
Ainsi le bon cœur traite tous les hommes et même les animaux comme les membres d’une seule famille, d’une seule humanité.
Ne rencontrons-nous pas tous les jours des personnes qui savent moins que nous? Il est en notre pouvoir de leur dire des choses qui peuvent être utiles sur des sujets tels que la nourriture, l’habillement, les exercices, le travail, les distractions.
Il est de notre devoir de donner de la connaissance, comme il est de notre devoir de donner du pain aux affamés.
Un homme ignorant se fait du mal à lui-même; il fait du mal à son prochain, comme le mauvais joueur de flûte fit souffrir le brahmane. Avez-vous jamais entendu comment ceci arriva ?
Un brahmane un jour se promenait à la campagne, lorsqu’il fut surpris d’entendre une voix sortir d’un lilas. Plusieurs fois la voix lui parla, lui ordonnant de ne pas se laver dans un étang, de ne pas accomplir ses rites religieux du soir, de ne pas manger, et de ne pas s’éloigner.
Alors il s’écria:
— Qui es-tu, toi qui m’interdis de faire des choses qui ne sont nullement nuisibles? (ne contiennent aucun mal)
La voix sortant du lilas répliqua :
—Je suis un brahma-rakshasa. Dans ma précédente existence j’étais brahmane et très instruit dans l’art de la musique, mais je n’avais aucun désir de faire part de ma connaissance aux autres. Je gardais mon savoir pour moi-même. Et maintenant je suis condamné à être un brahmarakshasa et tous les jours je suis obligé d’entendre un homme qui joue sur une cornemuse; et je ne puis vous dire combien mal il joue. C’est terrible. Que de fois j’ai désiré pouvoir sortir de l’arbre, lui arracher son instrument et lui montrer à s’en servir, à placer ses doigts, à prendre sa respiration. Mais cela m’est impossible; et je suis obligé d’entendre ses airs affreux...
Je ne puis vous raconter le reste de l’histoire ici; j’ajouterai seulement qu’un moyen fut heureusement trouvé pour le tirer de son tourment. Mais vous voyez comme nous pouvons nous sentir malheureux à cause du mauvais travail, du mauvais art ou de la mauvaise musique des gens qui nous environnent.
Si un homme a faim, qu’est-ce qui, seul, le soulagera ? De la nourriture. Si un homme a soif, qu’est-ce qui le soulagera ? De l’eau. Si un homme est ignorant, qu’est-ce qui, seul, l’aidera ? La connaissance.
Il est bon de donner du pain aux affamés, de l’eau aux assoiffés, de la connaissance aux ignorants.
Les cinq fils de Pandu, les cinq nobles Pandavas, logeaient dans un palais qui à première vue semblait beau et confortable. Mais il avait été construit par un ennemi; Purochana qui avait fait faire ses parquets, ses murs et ses toits avec une matière facilement inflammable; et il avait l’intention d’y mettre le feu une nuit pendant que les Pandavas seraient endormis; de manière à être débarrassé des cinq princes qu’il haïssait.
Telle était sa fourberie. Pour ce méchant projet il se servit de son habileté à construire et de sa subtilité à comploter.
Un jour, arriva au palais un homme très habile mineur. Il dit secrètement aux princes :
— Un de vos amis m’envoie ici, pour que je vous serve. Je suis mineur. Dites-moi en quoi je puis vous être utile. Je sais de source sûre que votre ennemi, Purochana lui-même, essayera de vous brûler tout vivants dans cette maison.
Alors l’aîné des Pandavas dit au mineur :
— Employez votre habileté à miner, mon brave homme, à nous faire un chemin sous terre, afin que, même si les portes sont surveillées, nous puissions échapper; car nous nous sauverons à l’aide du passage secret, creusé par votre bêche, et rendu praticable par votre talent.
Dans le sol, au centre même du palais, le mineur commença à creuser. Les Pandavas gardaient des planches prêtes à être placées sur le trou, et couvraient ces planches avec des tapis si jamais Purochana approchait. Ainsi le trompeur était trompé.
À la fin les cinq princes furent prévenus que le passage était prêt. Il conduisait de la maison à un fort joli endroit de la forêt.
Une nuit les princes mirent le feu au palais, et alors, avec leur mère Kunti, ils se sauvèrent par le passage souterrain. Il était obscur mais sûr. Quand Bhima le fort trouva que ses compagnons ne s’enfuyaient pas assez vite, il mit sa mère sur ses épaules, prit deux de ses frères sur ses hanches et les deux autres, dans ses bras, et ainsi chargé, courant comme le vent qui ne peut être arrêté, il s’éloigna du feu mortel.
La ruse de Purochana avait été déjouée par l’habileté du bon mineur. Le mineur ne se contentait pas de creuser le sol afin d’y découvrir des trésors pour lui seul ; il bêcha pour les autres. Il aida les autres avec son savoir, il distribua sa science.
Le plus grand peuple sur terre, lui-même, ne sait pas tout. Nous devons apprendre les uns des autres, l’homme de l’homme, la nation de la nation, une partie du monde de l’autre, et chaque nation, chaque homme, devrait être heureux d’enseigner ce qu’il sait.
Les peuples d’Occident apportent à l’Orient leurs connaissances scientifiques, mécaniques, économiques, etc...
Les peuples d’Orient ont, de tout temps, donné à l’Occident leurs connaissances philosophiques et morales.
Ainsi l’Inde donna aux autres pays la connaissance contenue dans les Védas, et dans les enseignements du Bouddha sur la Vraie Voie, ainsi que dans tous ses livres sacrés.
Même un enfant peut donner de la connaissance. Un enfant peut apprendre l’alphabet à un autre. Un enfant peut apprendre à un autre à faire de simples calculs, ou à reconnaître le nord du sud, l’est de l’ouest, ou bien à faire un nœud, à jouer à un jeu, à semer une graine, etc.
Nous pouvons tous être des donateurs. Un livre saint dit : « Il y a plus de bénédictions à donner qu’à recevoir. »
Le grand rishi, Bhrigu, brillant dans sa splendeur, était assis sur le sommet du mont Kailasa, et Bharadwaja lui posait des questions :
Qui a fait le monde? Combien vaste est le ciel?
Qui donna naissance à l’eau? au feu? au vent? à la terre?
Qu’est-ce que la vie?
Qu’est le bien?
Qu’y a-t-il au-delà du monde?
Et ainsi de suite. Grandes étaient les questions, et grand devait être le rishi qui pouvait répondre à toutes!
Mais la mentalité de Bharadwaja était la mentalité de l’homme qui demande, demande toujours et encore, et ne sait jamais assez.
L’enfant est le questionneur par excellence. Il est toujours à demander : « Qu’est ceci? qu’est cela ? Comment est-ce fait? Qu’est-ce qui fait bouger cette chose? Qu’est-ce qui fait jaillir l’éclair? Pourquoi y a-t-il des marées? D’où vient l’or? et le charbon? le fer? Comment s’imprime un livre? » Et bien d’autres questions encore.
Les enfants et les hommes questionnent. Ils répondent aussi. Quand nous savons quelque chose nous pouvons répondre à des questions. Nous pouvons enseigner, nous pouvons répandre la connaissance.
Qu’apprendrons-nous? Qu’enseignerons-nous? Essayeronsnous d’apprendre tout ce qui est arrivé pendant le cours des âges? Tâcherons-nous d’apprendre tous les mots que la langue de l’homme peut prononcer?
Dans le poème du Mahabharata, les noms suivants sont employés pour désigner les différentes sortes de flèches décochées par les frères Pandavas et d’autres guerriers : sara, vana ishou, sayaka, patri, kanda, vishikha, naracha, vishatha, prishatka, bhalla, tomara, shalya ishika, silimoukha, anjalika. Nous n’avons certes pas besoin d’apprendre tous ces noms de flèches. Et il y a beaucoup d’autres noms de choses que nous n’avons pas besoin d’apprendre.
Nous parlons des nouvelles : nous pensons à des naufrages, des meurtres, des vols, des disputes, des procès, des guerres, des incendies, des concerts, des mariages, des enterrements, et des milliers d’autres choses qui peuvent être lues en quelques minutes et oubliées tout de suite après. Nous ouvrons le Coran et en tête des chapitres de ce livre sacré nous lisons le mot : « Nouvelles » et nous pensons immédiatement à des naufrages, des meurtres... mais arrêtez!
Le prophète Mohammed n’était ni une mentalité légère qui prenait plaisir aux nouvelles des actes méchants, ni un bavard qui n’enseignait rien de noble. Lisons le commencement du chapitre des « Nouvelles » :
Au nom d’Allah, le Compatissant, le Miséricordieux. De quoi l’entretiennent-ils ensemble? Des grandes nouvelles. Discutent-ils à ce sujet? Non, mais ils veulent savoir. Certes, ils sauront! « N’avons-nous pas fait la terre comme un lit? Et les montagnes comme chevilles de tentes? N’êtes-vous vous pas créés par Paires? Et ne vous avons-nous pas fait dormir pour vous reposer? Et fait la nuit comme un manteau ? Et le jour pour gagner son pain? Et construit au-dessus de vous sept firmaments? Et mis là une lampe qui brûle? Et fait tomber des averses d’eau des nuages comprimés, Pour que les graines et l’herbe poussent partout Et que les jardins se couvrent d’arbres? »
Ainsi le prophète allumait l’espoir dans le cœur et l’esprit des hommes en les faisant penser à de grandes choses, aux choses qui ont une beauté durable, aux choses qui enseignent à l’homme combien noble est le monde de la vie.
Ainsi nous convenons qu’il est des mots et des choses, et certains genres de nouvelles qui ne méritent pas d’être entendus et répétés. Mais par contre, d’autres choses valent d’être entendues et répétées, même si cela doit nous coûter beaucoup de peine, de temps et d’efforts pour les découvrir.
La puissance de l’homme est dans sa pensée. Les membres, les mains si habiles, sont des esclaves de sa pensée qui décide et dirige.
Et depuis que la race humaine a élu domicile sur la terre, combien grandes ont été les conquêtes de l’homme sur la nature.
Nous voyons un tableau de son pouvoir dans le conte de la traversée de Rama au-dessus de la mer.
Lorsqu’il atteignit les rives de l’Inde, et apprit que sa chère épouse Sita était captive dans l’île de Ceylan, il se prépara à traverser l’eau. Son armée était innombrable, mais composée de singes et d’ours. Comment pouvaient ils passer au-dessus des eaux agitées.
L’intelligence de Rama était profonde, sa sagacité perçante, son cœur plein de bravoure.
D’abord il parla doucement au vieil Océan et lui dit :
— Grande mer, je te prie, laisse passer mon armée. Mais après qu’il eut attendu trois jours, il n’y eut pas de réponse des vagues.
Alors Rama appela son frère :
— Lakshmana ! apporte-moi mon arc et mes flèches. J’ai perdu mon discours avec cette mer, exactement comme un homme perd ses bonnes graines en les semant dans le sable.
Rama, le divin héros, décocha une flèche dans les eaux profondes; et le trait causa une douleur brûlante à l’océan, et tous les poissons furent pleins de frayeur. Alors l’esprit de l’océan prit la forme d’un Brahmane qui s’agenouilla devant le Seigneur avec un plat d’or plein de joyaux comme une offrande.
L’océan embrassa les pieds semblables aux lotus de Rama et dit :
— Grand Seigneur, pardonnez-moi mon péché. Je suis comme mes parents de l’air, de la terre et du feu. Ils sont lourds et lents et si habitués au pouvoir qu’ils ne répondent pas à l’appel même d’un Seigneur comme vous. Aucun héros n’a, avant vous, réussi à me faire obéir à sa volonté. Je vois en vous mon maître. Faites ce qu’il vous semble bon.
Le Seigneur Rama sourit :
— Dis-moi, dit-il, comment mon armée peut passer au-dessus de ton royaume de vagues et d’orages.
— Mes eaux, dit la mer, porteront sur leur sein les rochers que vos soldats peuvent lancer sur eux et ainsi un pont sera construit entre l’Inde et Lanka.
Rama se tourna vers son armée :
— Que le pont soit bâti, dit-il.
— Gloire à Rama, s’écrièrent tous les guerriers.
Ils arrachèrent des arbres et des rocs, jusqu’à de grandes falaises, et les portèrent aux deux maîtres constructeurs, Nala et Nila, et Nala et Nila attachèrent le bois et les pierres ensemble de sorte que le tout fut solide et flotta à la surface de la mer.
Alors l’armée traversa dessus.
Rama s’assit sur une montagne de l’Inde et regarda l’armée innombrable s’avancer sur le pont.
De même que Rama obligea l’esprit de l’océan à lui obéir, de même la pensée humaine, la gloire de l’humanité, conquiert la mer. Et beaucoup d’autres choses à côté de la mer. L’homme domine le vent puisqu’il le fait souffler dans les toiles de ses bateaux, et les ailes de ses moulins. Il vainc la glace et la neige, puisque des explorateurs ont été aux pays glacés du pôle nord et du pôle sud, et ont gravi les plus hautes montagnes. Il vainc les bêtes, puisque sur toute la surface du monde, il frappe les animaux qui sont un danger pour lui et sa famille, les lions, les tigres, les loups, les serpents, les requins même. Quoique son pouvoir soit moindre sur le grand océan, il a fait sentir sa puissance sur la terre; et pendant qu’il se débarrassait des animaux qui lui sont nuisibles, il conservait et élevait les animaux qui lui sont utiles : le bœuf, le cheval, le mouton, l’éléphant etc...
Mais tout ceci est la conquête des choses à l’aide des mains, des outils et des armes; et les mains, les outils et les armes sont les serviteurs de la pensée.
L’homme conquiert par la connaissance. Et il conquiert la connaissance : il demande, demande encore et encore, et persévère jusqu’à ce qu’il sache réellement.
Certains hommes dont parle l’histoire sont appelés des conquérants : tels qu’Alexandre le Grand qui conquit l’ouest de l’Asie et l’Égypte, Jules César qui conquit la France et l’Angleterre, l’empereur Baber qui conquit le nord de l’Inde, Napoléon qui devint pour un temps le maître de l’Europe.
Mais il y a d’autres manières d’être un conquérant. Vous aussi pouvez être un conquérant. Il y a des choses dans le monde qui ont besoin d’être connues et apprises. Demandez, cherchez, apprenez, conquérez. Alors vous pourrez vous appeler : le conquérant.
Qui est-ce qui se présente à la porte de cette maison japonaise? C’est l’artiste fleuriste; l’homme qui est habile pour arranger les fleurs.
Le maître de la maison apporte un plateau sur lequel se trouvent des fleurs, une paire de ciseaux, un couteau, une petite scie et un joli vase.
« Seigneur, dit-il, je ne puis faire un bouquet assez beau pour un si beau vase. »
— Je suis sûr que vous pouvez, répond le propriétaire poliment en quittant la chambre.
Laissé seul, l’artiste se met au travail, coupant, taillant, tournant, attachant, jusqu’à ce qu’une belle gerbe de fleurs soit placée dans le vase pour la joie des yeux.
Le propriétaire et ses amis entrent dans la chambre; l’artiste se tient de côté et murmure : « Mon bouquet est trop pauvre; laissez-le être enlevé. »
— Non, répond le maître, il est bien.
À côté de la table près du vase, l’artiste a laissé les ciseaux. Par là il veut dire que s’il y a une faute dans la gerbe, quiconque peut prendre les ciseaux et couper ce qui est déplaisant pour la vue.
L’artiste a fait un beau travail mais il ne pense pas à faire valoir ses mérites. Il admet avoir pu commettre des fautes. Il est modeste.
Peut-être l’artiste japonais pense-t-il vraiment que son travail mérite des compliments. Je ne puis dire ses pensées. Mais en tout cas, il ne se vante pas, et sa conduite est agréable.
Par contre, nous sourions de ceux qui sont vains.
Tel était Sulaiman, calife de Damas. Un vendredi, en sortant de son bain chaud, il se revêtit de ses habits verts, se coiffa d’un turban vert, s’assit sur un divan vert, et le tapis tout autour était vert aussi. Alors se regardant dans une glace, et se trouvant satisfait de lui-même il dit : « Le prophète Mohammed était un apôtre; Ali Bakr un serviteur fidèle de la vérité; Omar savait distinguer le vrai du faux ; Otman était modeste, Ali brave, Muawigah miséricordieux, Yazid patient, Abd-ul-Malik un bon gouverneur, Walid un puissant maître, mais moi je suis jeune et beau. »
Les fleurs dans le vase sont fort bien arrangées, et nos yeux sont enchantés. Mais c’est à nous de faire les compliments, non à l’artiste.
Sulaiman est beau, il n’y a, il est vrai, aucun mal à ce qu’il le sache. Mais nous rions de sa vanité quand il se contemple dans le miroir, et se dit que sa belle apparence fait de lui un plus bel homme qu’Omar le véridique, ou Yazid le patient.
Plus absurde encore était la vanité de l’homme qui pensait que la terre n’était pas assez vaste pour sa gloire, et qu’il devait s’envoler vers des régions plus élevées.
Voici l’histoire.
Un roi de Perse nommé Kai Kaus avait déclaré beaucoup de guerres et avait gagné beaucoup de batailles. Il était si riche des dépouilles de ses ennemis qu’il construisit deux palais dans la montagne de Elburz; et l’or et l’argent étaient en si grande abondance dans les chambres que l’éclat du métal poli faisait concurrence à la lumière du jour.
Kai Kaus était plein de présomptueuse fierté; il se pensait le plus grand roi de la terre.
Iblis, l’esprit mauvais, remarqua la haute opinion que le roi avait de lui-même, et résolut de le duper. Il envoya au palais un démon déguisé en serviteur, portant une gerbe de fleurs pour la présenter au roi.
Le serviteur embrassa la terre devant Kai Kaus et dit :
— Seigneur, aucun roi dans le monde n’est semblable à vous. Mais cependant il vous reste un royaume encore à conquérir, le monde supérieur, le royaume du soleil, de la lune, des planètes et des coins secrets des cieux. Suis les oiseaux, ô Roi, et monte vers le ciel.
— Mais comment puis-je monter sans ailes? demanda le roi.
— Vos hommes sages vous le diront, Seigneur. Ainsi le roi Kai Kaus demanda à ses astrologues comment il pourrait s’envoler vers les domaines supérieurs, et ils inventèrent un nouveau plan. Ils parlent des moyens ordinaires mais le roi ne veut pas.
Ils prirent quatre jeunes aigles dans un nid, les nourrirent et les dressèrent jusqu’à ce qu’ils fussent grands et forts.
Ils firent une plate-forme carrée en bois, à chacun de ses coins était fixée une perche, et sur chaque perche un morceau de viande de chèvre. À chaque coin était attaché un des quatre aigles.
Le trône du roi fut assujetti sur la plate-forme; et un pot de vin placé à côté du trône. Le roi s’assit.
Les quatre aigles essayèrent d’attraper la viande et pour cela s’envolèrent verticalement enlevant du même coup la plate-forme qui s’élevait dans l’air aux regards émerveillés de la foule. Les aigles montaient, montaient toujours, de plus en plus près de la lune, jusqu’à ce que, fatigués de leur vol, ils cessent de frapper l’air de leurs ailes. Alors la plate-forme, le trône, le roi, la cruche de vin et le tout tomba avec un bruit terrible dans les solitudes de la Chine. Le roi resta étendu, tout seul, meurtri, affamé, pitoyable; jusqu’à ce que des messagers soient arrivés et l’aient ramené dans son palais.
Le roi lui-même sut alors combien stupide et vaniteux il avait été. Il se résolut à ne plus essayer des vols au-dessus de son pouvoir. Il se mit au travail de son royaume, et le gouverna avec tant de justice que tous les hommes le louèrent.
Ainsi il descendit des hauts lieux de la vanité à la modestie de la bonne, ferme, terre.
Parfois nous éprouvons du dédain pour les personnes vaines qui non seulement s’admirent trop elles-mêmes, mais qui se vantent. Personne n’aime le fanfaron ; même les fanfarons dédaignent les fanfarons.
Nous ne sommes pas étonnés de savoir que Ravana le terrible adversaire de Rama à qui il avait volé sa femme Sita, fût un fanfaron; c’est très naturel de la part d’un tel monstre.
Dans la dernière grande bataille entre Rama et les démons de Lanka, le glorieux Seigneur se tenait dans son char face à face avec le roi-démon, qui se tenait aussi dans son char. C’était un combat singulier. L’armée des démons et celle des singes et des ours observaient le combat.
Alors avec une voix atroce, Ravana le roi de Lanka cria :
— Aujourd’hui, ô Rama, cette guerre prendra fin ; à moins que tu ne te sauves en t’enfuyant du champ de bataille. Aujourd’hui, misérable, je te donnerai à la mort. C’est contre Ravana que tu as à combattre.
Rama sourit calmement. Il savait que le châtiment de Ravana était proche, et il dit :
— Oui, j’ai entendu parler de toute ta puissance, ô Ravana, mais maintenant je veux voir aussi bien que j’ai entendu. Je te prie de te souvenir que dans ce monde il y a trois genres d’hommes, semblables à trois sortes d’arbres qui sont le dhak, le mangoustan et l’arbre à pain. Le dhak porte des fleurs. Il est comme l’homme qui seulement parle. Le mangoustan a des fleurs et des fruits. Il est comme l’homme qui parle et agit. L’arbre à pain ne porte que des fruits. Il ressemble à l’homme qui ne parle pas mais agit.
Le démon se mit à rire à ces sages paroles. Mais avant longtemps la langue fanfaronne fut silencieuse pour toujours.
Vous avez entendu parler du grand Salomon qui fut roi d’Israël, il y a de nombreuses années. Il y a beaucoup d’histoires dans la Bible et dans d’autres livres qui parlent de sa gloire et de sa majesté. Je vous raconterai une histoire sur lui.
Il était très riche. Il avait un trône magnifique; une vaisselle d’or; et l’argent était dans son palais aussi commun que les pierres dans la cité de Jérusalem. Des marchands lui apportaient constamment de l’or, de l’argent, de l’ivoire, des paons, des singes, de beaux habits, des armures, des épices, des chevaux, des mulets, et bien d’autres richesses encore. C’est le roi Salomon qui bâtit un temple splendide en l’honneur du Dieu de ses pères et de sa nation. Mais avant que le temple ne soit bâti, pendant que le bois de construction poussait encore sous forme de cèdres sur les montagnes, Salomon eut un songe dans lequel son Dieu lui apparut et lui dit :
— Demande-moi ce que tu désires que je te donne. Salomon répondit :
— Mon père David était un homme équitable et véridique; et maintenant je lui ai succédé sur le trône. Le travail qui s’ouvre devant moi est grand. Je me sens comme un petit enfant. Je ne sais pas comment sortir et rentrer. Je ne sais même pas comment gouverner ce peuple dont je suis roi. Par conséquent mon désir est d’avoir la connaissance, de façon à pouvoir distinguer le bien du mal.
Et Dieu répondit :
— Parce que tu n’as pas demandé une longue vie ou des richesses, mais que tu as désiré la connaissance, et un cœur qui sait séparer la justice de l’injustice, je te donnerai ce sage esprit, de sorte que personne ne te surpasse en compréhension; et une longue vie et des richesses seront ton partage aussi.
Vous remarquerez les mots modestes que le roi prononça : « Je ne suis qu’un petit enfant. »
Admirons-nous moins Salomon parce qu’il parla humblement de lui-même?
C’est, au contraire, une vraie joie de voir la grandeur être modeste.
Je vous raconterai trois histoires de la modestie du prophète Mohammed.
On dit que le prophète de l’Islam était toujours disposé à monter sur un âne, tandis que les hommes fiers ne se contentaient jamais que de chevaux. Et parfois il invitait quelqu’un à se mettre à califourchon derrière lui. Et il disait :
— Je m’assieds aux repas comme le font les serviteurs, et je mange comme un serviteur, car je suis vraiment un serviteur.
Voici la seconde histoire. Un jour le prophète était à un lieu de réunion où beaucoup de gens étaient assemblés; et il n’y avait pas beaucoup de place pour s’asseoir. Ainsi il s’assit sur ses jambes repliées sous lui.
Un Arabe du désert était présent. Sachant que Mohammed était un grand conducteur de peuple, il s’étonna que le prophète ne soit pas assis comme un seigneur sur un trône.
— Est-ce donc la manière de s’asseoir? railla-t-il.
— En vérité, dit Mohammed, Allah m’a fait humble serviteur et non roi orgueilleux.
Voici le troisième récit : Mohammed était en grande conversation avec le chef d’une tribu de Quraish, lorsqu’un aveugle, nommé Abdullah, ne sachant pas que quelqu’un se trouvait avec le prophète, interrompit brusquement la conversation pour demander à entendre quelques versets du Coran.
Mohammed lui parla très rudement et lui ordonna de se taire. Mais, ensuite, il fut peiné d’avoir été si dur, et très modestement il s’en excusa. Et depuis ce temps il traita Abdullah avec grand respect, et même lui confia des postes d’honneur.
Après les histoires de rois et de prophètes, je vous en conterai une sur un célèbre homme de sciences anglais, Isaac Newton.
Newton naquit en 1642 et mourut en 1727. Dans le cours de sa longue vie il étudia la nature; la force d’attraction universelle appelée gravitation, l’action du soleil et de la lune sur les marées, la lumière du soleil et la décomposition de son rayon blanc en les sept couleurs de l’arc-en-ciel ; et bien d’autres choses encore. Tout le monde s’émerveillait devant la sagesse de cet homme qui savait si bien lire dans les travaux et les merveilles de la nature. Un jour une dame parlait à Newton de son érudition et de sa connaissance; il répondit :
— Hélas! je suis seulement comme un petit enfant qui ramasse des coquillages sur la plage du grand océan de la vérité.
Vous comprendrez que l’océan de vérité veut dire les lois de la nature que même les hommes les plus instruits connaissent à peine. Un petit enfant ramasse des coquillages sur le bord de la mer; mais combien la mer est plus vaste que ne le pense l’enfant! Et combien plus vaste encore est l’univers par rapport à nos petites pensées!
Admirons-nous moins Newton parce qu’il s’est comparé à un petit enfant? Certes non. Nous l’honorons pour sa modestie.
Il y a de nombreuses années une grande cantatrice qui s’était fait une réputation mondiale pour sa voix admirable et son talent consommé, se trouvait à une réunion. On y demanda à une petite fille qui avait une jolie voix de chanter. Le morceau qu’elle avait préparé pour chanter était un duo, un morceau Modestie de musique à deux voix. L’enfant chantait la partie principale; mais personne ne voulait chanter l’accompagnement. Toutes les grandes personnes trouvaient que c’était trop s’abaisser que de chanter la seconde partie pour un enfant. Il y eut un silence; personne ne s’offrait pour accompagner l’enfant.
Alors la célèbre cantatrice dit :
— Je ferai la seconde voix, si vous le désirez.
Elle le fit. Le duo fut chanté à l’auditoire; la voix de la petite fille s’éleva haute et claire, et la voix de la chanteuse la plus connue de l’époque, l’accompagnant doucement; et cela produisit une splendide harmonie.
Le cœur modeste de la dame était noble dans son consentement de donner son service à un enfant.
En 1844 le collège de Sanskrit de Calcutta avait besoin d’un professeur de grammaire, et le poste fut offert à Ishwar Chandra Vidyasagar. Il gagnait alors cinquante roupies par mois, et dans cette nouvelle place il pouvait en avoir quatre-vingt-dix. Mais il pensa que son ami Tarkavachaspati était meilleur professeur de grammaire que lui et le dit. Ainsi il fut décidé que ce serait son ami qui prendrait la place. Vidyasagar était très content. Il se rendit à quelque distance de Calcutta pour trouver son ami et lui annoncer la nouvelle.
Tarkavachaspati fut frappé de la noble modestie du savant, et s’écria : « Tu n’es pas un homme, Vidyasagar, mais un dieu en forme humaine! »
Voici maintenant l’histoire d’un prétentieux ver luisant. Un homme leva la tête vers le glorieux soleil et s’écria :
— Qu’il est brillant!
— Comme nous tous les lumineux, répondit une voix. L’homme regarda tout autour, et sous l’ombre d’un buisson vit une luciole.
— Est-ce toi qui as parlé?
— Oui, répondit le ver luisant. J’ai dit que le soleil et moi sommes lumineux.
— Le soleil et toi, vraiment! plaisanta l’homme.
— Oui, le soleil, la lune, et les étoiles, et moi-même, insista le ver luisant avec suffisance.
Quatre hommes gravissaient une montagne en Italie. Les quatre hommes étaient des moines. Ils étaient conduits par saint François qui se trouvait avec trois frères de son ordre. Les flancs de la montagne étaient couverts d’arbres, et au sommet il y avait un plateau ouvert où saint François désirait prier, dans l’espoir d’y avoir une nouvelle vision des choses divines. Le saint était célèbre, et de riches seigneurs ainsi que de pauvres villageois l’honoraient.
Le jour était chaud et le chemin escarpé. François était trop fatigué pour marcher. Par conséquent l’un des moines alla trouver un paysan et lui demanda de prêter son âne pour que François puisse le monter.
Le paysan y consentit volontiers; le saint enfourcha l’âne et les moines marchèrent à ses côtés tandis que le paysan fermait la marche.
— Dites-moi, demanda le paysan, êtes-vous frère François?
— Oui, répondit-il.
— Alors, ajouta le paysan, tâchez d’être aussi bon que les gens pensent que vous êtes, afin que les hommes puissent garder leur confiance en vous.
En entendant cela saint François n’éprouva aucun mécontentement car il recevait un conseil de quiconque, que ce soit un prince ou un pauvre paysan. Il descendit de l’âne, s’inclina devant le campagnard et le remercia pour son bon avis.
Un voyageur au Maroc remarqua que le soir quand les troupeaux de brebis et les troupeaux d’agneaux étaient réunis après avoir été séparés tout le jour, les braves bêtes couraient rapidement de côté et d’autre, semblant chercher. Chaque brebis, en effet, cherchait son agneau ; chaque agneau cherchait sa mère.
Une guenon avait des petits et les aimait, mais son amour était comme une fontaine qui ne donne pas seulement à boire aux siens, mais se répand pour tous. Elle trouva d’autres petits singes et fut bonne pour eux. Plus encore : elle prit avec elle des petits chiens et des petits chats comme si elle les avait adoptés. Et quand elle avait de la nourriture à distribuer, elle la partageait entre ses propres petits et ceux qu’elle avait adoptés.
La mère oiseau couve les œufs pour les tenir chauds, et le mâle se met en quête de nourriture pour elle et pour la couvée.
Le gorille d’Afrique vit avec sa famille et ses rejetons comme une véritable famille. Les chimpanzés font de même, et le père fait un nid rustique dans un arbre pour abriter la mère et les enfants, et il veille pendant la nuit pour protéger sa famille contre le léopard cherchant une proie.
Si nos parents les animaux peuvent montrer de l’affection pour les jeunes et les protéger, il n’y a rien d’étonnant à ce que les hommes même primitifs forment des groupes ou familles composés d’un homme, d’une femme et d’enfants.
Quand est-ce que la mère commence à aimer son enfant? Dès le début de sa vie.
Quand est-ce que l’enfant commence à aimer sa mère? Pas au même moment. Il a d’abord à apprendre à sentir, à penser, à agir. Alors il apprend à aimer sa mère et son père aussi.
On raconte l’histoire d’une petite fille de dix-sept mois qui courut à la rencontre de son père de retour après une absence de quelques jours, qui caressa et embrassa sa figure et lui offrit tous ses jouets.
Les hommes reçoivent toujours joyeusement des présents. Nous lisons dans l’histoire des musulmans que le Calif Mamun donna à sa femme un tapis d’or sur lequel il versa un amas de perles; et lorsque les dames de la suite eurent chacune pris une perle, il restait encore un tas étincelant de ces joyaux précieux.
Et que donne une mère à son enfant? Elle lui donne : une bonne santé, des membres droits; le pouvoir de la parole, le pouvoir d’aimer la rectitude.
Car si une mère néglige son enfant, sa santé en souffrira, ses jambes se tordront, sa langue ne prononcera pas de bonnes paroles; et il n’apprendra pas à bien se conduire et à bien penser. Et tous ces dons ne sont-ils pas infiniment plus précieux qu’un tapis d’or et beaucoup de perles?
La mère qui donne ces beaux présents à son enfant, sent que sa propre vie est dans son fils ou sa fille; et de même que son cœur est plein de joie quand l’enfant se porte bien, de même il est plein de peine lorsqu’il est malade ou qu’il meurt. Écoutez la voix de la mère dans un chant tamoul :
Il vit dans mon cœur; où a-t-il fui? Hélas mon enfant, mon enfant! Qui a pris mon idole d’or? Hélas mon enfant, mon enfant! D’une jolie voix il m’appelait Amma, Hélas mon enfant, mon enfant! Je n’ai jamais vu un aussi joli visage, Hélas mon enfant, mon enfant! Il jouait gracieusement sur mes genoux, Hélas mon enfant, mon enfant! Son père le soulevait avec délices, Hélas mon enfant, mon enfant! Sur son front étaient écrites les lignes de la bonne fortune, Hélas mon enfant, mon enfant! Oh! que le mal tombe sur le mauvais œil qui le regarda, Hélas mon enfant, mon enfant! Reste, mon enfant, ou laisse-moi partir avec toi, Hélas mon enfant, mon enfant! Reviens, reviens, ne me laisse pas seule, Hélas mon enfant, mon enfant!
Le cœur du bon père aussi vit de la vie de son enfant et est blessé par sa mort.
Combien cruellement souffrit Mohammed quand il perdit son petit-fils Ibrahim. Les vieux livres disent que l’enfant mourut à l’âge de quinze ou seize mois.
Mais il y a une très fameuse pièce appelée Hassan et Hussein dans laquelle Ibrahim paraît plus âgé. Dans cette pièce Azraël, l’Ange de la Mort, vient à la maison de Mohammed et demande l’enfant.
— Je supplie, dit le prophète en profond désespoir, qu’il puisse rester avec moi jusqu’à demain.
Alors l’ange attend un peu. Et à ce moment la voix du petit garçon est entendue à l’école, lisant ceci dans le Coran :
« Je vole vers Allah comme un refuge contre le méchant. Au nom d’Allah le tout miséricordieux, ô Toi, âme qui es au repos, retourne vers ton Seigneur satisfait et satisfaisant, entre parmi mes serviteurs et réjouis-toi dans mon paradis. »
Combien douce aux oreilles de Mohammed est la voix de son enfant! Combien douces pour les parents sont les voix des filles et des garçons qui récitent leurs leçons. Je ne raconterai pas le reste de la scène de la mort d’Ibrahim. Je désire dire seulement comment sa mère Marie veille sur lui pleine d’amour, combien affectueusement sa sœur Fatimah parle à Ibrahim ; comme Hussein le petit-fils du prophète met la tête de l’enfant sur ses genoux ; et comme son père pleure quand Ibrahim n’est plus.
Est-ce que les parents aiment seulement les enfants brillants et intelligents?
Non, leurs bras les entourent tous. Un jour je suis entrée dans une échoppe d’un village. Le père, un savetier, clouait une semelle à un vieux soulier. La mère nettoyait la cuisine. Ils interrompirent leur travail pour me parler de leur fils. Pauvre garçon, il était presque muet. Je ne pouvais pas comprendre ce qu’il disait; mais ses parents connaissaient le sens de ses cris inarticulés. Il avait si peu de raison qu’il ne pouvait ni s’habiller ni se nourrir tout seul. Ses parents devaient veiller sur lui tout le jour pour qu’il ne se fasse pas de mal ou qu’il ne fasse pas de mal à d’autres enfants. Et ceci ils l’avaient fait pour sept ou huit ans; et ils l’aimaient malgré tout ce tracas.
Le poète parle dans le Ramayana de l’amour du père pour tous ses enfants : « Un père a un certain nombre d’enfants, tous différents de tempérament et de caractère. L’un est étudiant, l’autre un instructeur qui jeûne, un autre médecin, un autre soldat, ou habile ouvrier, ou un moine. Le père éprouve la même affection pour tous. Un autre qui peut être très inhabile pour apprendre est pourtant dévoué en paroles, pensées et actions à son père; et celui-ci est le fils que le père aime comme sa propre âme. »
La mère chérie a des yeux plus profonds que les autres yeux. Elle verra souvent le don et le talent de son enfant alors que les autres ne voient rien.
Ainsi la reine Kausalya, mère de Rama, eut une vision sur la gloire de son fils. Car un jour il fut changé à ses yeux ; l’instant d’avant il était un petit enfant; et tout d’un coup dix mille étoiles brillèrent sur chaque cheveu de son corps, des soleils et des lunes étincelaient sur ses membres, et autour de lui se voyaient de hautes montagnes, des rivières, des océans, et beaucoup de pays; et toutes les puissances de la nature étaient rassemblées sur le merveilleux garçon.
Joignant ses mains en prière, la reine ne dit pas un mot. Les yeux clos, elle s’agenouilla à ses pieds, jusqu’à ce qu’il ait de nouveau pris l’apparence d’un petit enfant.
Nous avons vu que l’amour des parents existe d’une manière simple chez les animaux. Que le père et la mère aiment leur enfant dès le début de sa vie, qu’ils aiment dans la santé et la maladie, l’intelligence et l’imperfection. Que la mère spécialement a une vue perçante pour découvrir les bonnes qualités de son âme.
La famille est une chose très précieuse pour l’humanité. C’est la véritable demeure. Car ni le bois, ni la pierre, ni la toile de la tente, ni le marbre du palais, ne font la demeure, mais l’amour qui unit dans la famille les plus petits et les plus grands et les réunit comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes.
Un pieux musulman avait l’habitude d’embrasser les pieds de sa mère tous les jours avant d’aller rejoindre ses compagnons.
Une fois il arriva en retard, et ils lui en demandèrent la raison.
— Je me suis attardé avec plaisir, dit-il, dans les jardins du Paradis, car j’ai entendu dire que le Paradis se trouve près des pieds de la Mère.
Il est aussi écrit dans le livre d’Al-Mostatraf que lorsque Moïse s’entretint avec Dieu, le Très-Haut prononça trois mille cinq cents mots. À la fin de la conversation Moïse dit : « Ô mon Seigneur Dieu, donne-moi une règle de conduite. »
Le Seigneur répondit :
— Je te commande d’être bon pour ta mère.
Ces mots furent répétés sept fois, et Moïse dit qu’il s’en souviendrait sûrement.
Alors le Seigneur ajouta :
— Oui, Moïse. Quand ta mère est contente de toi, je suis content aussi, et si elle est fâchée,
je suis fâché. L’amour de la mère et du père s’exprime en mots charmants à l’enfant.
Une femme arabe caressait son enfant et dit : « Je l’aime comme l’avare aime son argent. »
Mais si l’amour des parents va vers l’enfant, l’amour de l’enfant n’ira-t-il pas vers ses parents?
Ne rendrons-nous pas l’amour pour l’amour?
Il y a d’innombrables fils et filles à travers le monde qui entourent leurs bons parents d’affection et leur rendent service. Un livre plus gros que tous les livres écrits par les poètes de l’Inde serait nécessaire pour dire toutes les marques d’affection données par les enfants à leurs père et mère.
Je vous raconterai seulement ici un de ces nombreux exemples. C’est une histoire de l’ancienne Grèce.
Le vieux roi Œdipe était aveugle. Il avait offensé les dieux et devait mener la vie d’un voyageur errant de village en village, de ville en ville. De braves gens lui donnaient l’abri et la nourriture, mais personne ne pouvait lui rendre la vue. Et qui devait le guider de place en place? Qui pouvait le faire sinon sa fille Antigone? C’est elle qui dirigeait ses pas le long des routes; c’est elle qui implorait pour lui la pitié des étrangers qu’ils rencontraient. C’est elle qui portait ses messages. Quand Antigone le quittait pour un moment, le vieil Œdipe se sentait triste. Grande était sa joie quand elle revenait : et quand de nouveau il touchait sa main, il disait :
J’ai tout Ce qui est précieux pour moi. Devrais-je maintenant mourir Pendant que tu es ici, je ne serais pas malheureux.
À la fin les dieux lui furent favorables. Il sentit que c’était son heure de mourir, mais il devait aller à la demeure des Êtres Brillants. Aveugle comme il l’était, il se dirigea de son propre mouvement vers une vallée entourée de hauts rochers. Là il prit un bain et s’habilla de beaux vêtements. Un coup de tonnerre fut entendu. Et le vieil Œdipe disparut à la vue de tous. Il avait rejoint les dieux. Antigone pleura de son départ :
Oh ! j’étais heureuse de la misère avec lui; Même ce qui était peu aimable, le devenait Quand il était auprès de moi.
Il avait, en effet, vécu dans la misère, mais combien plus il aurait souffert s’il n’avait pas été réconforté par l’amour de sa fille!
Nous avons parlé de l’amour des parents pour les enfants, et des enfants pour les parents. Si l’on vous demandait ce qui fait une famille, que répondriez-vous?
Je l’ai demandé à un enfant l’autre jour, et il m’a répondu : « Deux ». Il voulait dire le mari et la femme.
J’ai demandé à un autre enfant, et il m’a répondu : « Trois », pensant au père, à la mère et à l’enfant.
Cependant nous pouvons voir que bien souvent la famille est plus large que ces trois. Supposez, par exemple, qu’ils sont quatre : le père, la mère et deux enfants. Alors une pensée nouvelle, une nouvelle amitié entre en jeu, l’amitié du frère et de la sœur. Dans cette amitié nous ne regardons pas en haut comme vers des parents, ou en bas, comme vers des enfants. Nous sommes La famille 303 attachés à un ami qui est plus sur notre plan, qui est en quelque sorte notre égal, ou presque, en âge. Et ainsi l’affection fraternelle ajoute une nouvelle gemme au trésor de la maisonnée.
Lorsque Rama rentra dans la cité d’Ayodhya avec son épouse Sita aux yeux de lotus, son frère Lakshmana prit part à la joie. Des tentes étaient dressées pour des divertissements; les rues étaient plantées de mangoustans, d’arbres à bétel et de bananiers. Les bazars étaient égayés de fleurs et de draperies; des drapeaux flottaient; les tambours faisaient entendre leurs roulements; toutes sortes de musiques jouaient agréablement; le peuple acclamait :
« Rama, Rama ! »; et le cœur de Rama était heureux.
De même était le cœur de Lakshmana, le frère partageait la joie du frère.
Un jour vint où le ciel de la vie se couvrit de nuages, et où aucune musique ne se faisait entendre. Le vieux roi d’Ayodhya avait fait connaître le terrible décret par lequel Rama devait partir en exil pour quatorze années.
Quand Lakshmana entendit cet ordre cruel, son corps fut secoué de douleur; ses yeux se remplirent de larmes; il courut embrasser les pieds de Rama, et pour un moment ne put prononcer une parole.
— Frère, dit le noble Rama, que ton âme ne soit pas troublée. Tout sera bien à la fin. Tu ne peux venir avec moi. Tu dois rester dans Ayodhya pour aider mon père et le peuple.
— Non, répondit Lakshmana, non, mon frère, pas ainsi. Je te suis uniquement dévoué. Je te déclare avec tout mon cœur qu’où tu iras, là aussi je dois aller.
Alors Rama releva son frère, l’embrassa, et lui dit :
— Va dire au revoir à ta mère, et puis viens avec moi vers la forêt et vers l’exil.
Et Lakshmana était joyeux.
Les frères et les sœurs se protègent les uns les autres.
Dans la fête de la Bhratridwitiya, les sœurs dans les familles hindoues, font des marques avec la poudre du bois de santal sur le front de leurs frères, leur donnent des friandises, et, si elles le peuvent, un cadeau d’étoffes. Ainsi elles espèrent parer à l’arrivée de Yama, le Seigneur de la Mort. Et elles récitent :
Sur le front de mon frère j’ai fait la marque, De la porte de Yama le dard est tombé.
Ce n’est pas le bois de santal mais l’amour qui protège et bénit, l’amour de la sœur pour le frère et du frère pour la sœur.
Mais nous pouvons élargir le cadre de la famille, et y faire entrer les chers grands-parents, les oncles et tantes et les cousins.
Nous pouvons l’élargir encore.
Je veux parler des hommes et des femmes qui ne sont pas du même sang que la famille, et pourtant aident dans la maison pour laver, nettoyer, faire la cuisine, et de bien d’autres manières encore. Je veux parler des domestiques. Eux aussi font partie de la famille. Quand dans la Rome ancienne, un patricien parlait de sa famille, il ne pensait pas seulement à sa femme et à ses enfants, mais aussi à ses esclaves.
Laissez-moi vous raconter une scène du drame de Hassan et Hussein qui est tant admiré des musulmans de Perse.
Le noble Hussein qui fut tué sur le champ de bataille de Karbala en Babylone, était sur le point de livrer son dernier combat. Tous ses compagnons de guerre étaient tués. Il était seul debout comme le dernier palmier debout dans l’oasis. Les femmes de sa famille se lamentaient sur les morts, et La famille 305 sur Hussein aussi qui sûrement allait mourir des mains des ennemis.
Il leur dit adieu à toutes l’une après l’autre; à sa femme Umm Lailah; à Zainab sa sœur; à son autre sœur Kulsum; à sa fille Sukainah.
Une vieille négresse approcha du grand capitaine. « Maître, dit-elle, mon cœur souffre à la pensée que je vais être séparée de toi. Je suis très âgée, et je n’ai plus de raison de vivre, je ne désire qu’une chose : Pardonne-moi, je te prie, toutes les fautes que j’ai commises. »
Hussein, le guerrier en cotte de mailles, qui dans peu d’heures allait être étendu comme un martyr dans la plaine de Karbala, regarda la vieille négresse d’un regard tendre et dit :
— Oui, vous nous avez servis bien longtemps. Vous avez peiné dans la corvée de la maison pour ma mère. Vous avez battu le grain. Combien souvent vous m’avez bercé dans vos bras! Votre visage est noir, mais vous avez un cœur de pure blancheur. Aujourd’hui je vais vous quitter. Je vous dois beaucoup plus de remerciements que je ne puis en compter. Je vous demande pardon pour toute action qui aurait pu être irréfléchie et peu gentille.
Mais nous n’avons pas encore trouvé combien large est le cercle de la famille. N’y a-t-il pas d’autres serviteurs, à deux et à quatre pattes, qui augmentent le plaisir de la maison? N’y a-t-il pas des oiseaux qui nous distraient par leurs gazouillements et leurs chants? N’y a-t-il pas des animaux domestiques qui jouent dans nos chambres ou travaillent pour nous dans nos fermes? Est-ce que les bêtes, ces aides apprivoisés, ne doivent pas être comptées comme des membres de la famille?
Le monde entier sait que le peuple de l’Inde est amical visà-vis des animaux qui demeurent dans le même pays que lui. Mais il n’est pas seul à avoir de bons sentiments vis-à-vis de nos frères les bêtes. Dans le Nord où la mer est transformée en glace épaisse et où la terre est presque toujours blanche de neige, habite un peuple appelé les Esquimaux.
Dans ce pays, un ours blanc ou ours polaire sauva un jour la vie de trois hommes. Étant tombés à la mer ils s’étaient saisis de l’ours qui, en nageant les porta jusqu’au rivage. Ils furent très reconnaissants et désirèrent acquitter leur dette.
— Merci, dit l’ours, je n’ai besoin de rien pour le moment. Mais si jamais vous chassez avec d’autres hommes et que vous m’attrapiez, voulez-vous, je vous prie, leur demander d’épargner ma vie? Vous me reconnaîtrez par ma tête nue.
Disant ainsi il plongea dans la mer et s’en fut en nageant.
L’hiver suivant, les Esquimaux de la même tribu virent un ours sur la glace et partirent à sa poursuite. Parmi les chasseurs se trouvaient les trois hommes dont la vie avait été sauvée par l’ours à tête chauve. Ils découvrirent que c’était le même animal. Ils supplièrent leurs compagnons de le laisser tranquille. Plus que cela, ils préparèrent un bon repas pour lui et l’étalèrent devant lui sur la glace.
Il mangea de bon cœur et s’étendit sur la glace pour dormir; personne ne lui fit de mal et les enfants jouèrent autour de lui sans crainte. Quand il se réveilla il descendit vers la mer, y plongea et partit à la nage. Les Esquimaux ne le virent jamais plus, mais ils se souvinrent toujours de leur ami l’ours.
Ainsi dans l’idée de famille nous ferons entrer : le père, la mère, l’enfant, le frère, la sœur, les grands-parents, les serviteurs, les animaux qui aident l’homme.
Bien entendu les coutumes et habitudes des familles ne sont pas les mêmes dans tous les pays du monde. Cela vous intéressera de savoir par des voyageurs, de lire dans des livres ou d’apprendre par des professeurs quelles sont les habitudes des familles au Japon, en Chine, en Perse, en Égypte, en Europe, en Amérique; et vous trouverez beaucoup de différences. Mais en toutes l’amour règne dans les cœurs, et la tendresse est la loi. Il peut arriver que les membres d’une famille ne s’aiment pas les uns les autres; mais alors ils ne constituent pas une vraie famille.
Un homme peut agir de façon inhumaine, mais alors il n’est pas un vrai homme.
Ranganada et son père
En l’année 1831 un Hindou de douze ans frappait à la porte du juge du district de Chittur. Il était le fils d’un fermier qui avait été mis en prison pour ne pas avoir payé sa redevance. Le fermier avait pris quelques terres du gouvernement, mais la récolte manqua, et par la loi qui était alors en vigueur, il devait aller en prison.
Pendant que le père était sous les fers, le jour de son anniversaire arriva, et la mère pleura parce qu’il ne pouvait pas être à la maison. Voilà pourquoi son fils Ranganada courut à Chittur et frappa à la porte du juge.
Le juge écouta le récit du garçon, puis dit :
— Je ne puis laisser aller ton père, à moins que je n’aie une assurance, une garantie qu’il reviendra accomplir sa peine.
— Nous n’avons pas d’argent, répliqua le garçon, mais je serai moi-même la garantie, et je resterai en prison à la place de mon père.
Le cœur du juge fut touché. Il signa la mise en liberté du père. Rapide comme un cerf Ranganada courut à la prison. Le père et le fils joyeusement se mirent en route pour la maison et y arrivèrent à la nuit.
Ranganada fut connu plus tard comme Ranganada Sastri. Il était capable de lire et de parler quinze langues.
L’éléphant blanc (fable)
Un troupeau de quatre vingt mille éléphants traversait les jungles de l’Himalaya, conduit par un puissant et blanc animal qu’ils étaient fiers de reconnaître comme leur roi.
La mère du roi était aveugle.
Si jamais il voyageait avec le troupeau dans les parties éloignées de la forêt, il avait tout de même des pensées affectueuses pour sa mère et lui envoyait des messagers avec des fruits.
Hélas! les messagers mangèrent eux-mêmes les fruits, et les dons de l’affection n’atteignirent pas la mère aveugle. Lorsqu’il découvrit la tromperie, le roi résolut de quitter le troupeau pour nourrir et protéger lui-même sa mère. Ainsi il l’emmena dans un souterrain du mont Candorana, près d’un lac, et ils vécurent ensemble en paix.
Un jour, un homme de la cité de Bénarès se perdit dans la jungle, et erra, désespéré, pendant sept jours.
Le roi éléphant s’agenouilla et invita l’homme égaré à monter sur son dos, puis il le conduisit au sentier qui menait à Bénarès et lui montra le chemin.
Hélas! le cœur de l’homme était mauvais. Il dit au roi de Bénarès quel superbe éléphant blanc pouvait être trouvé dans le souterrain de Candorana, et le roi l’envoya avec beaucoup d’aides, pour attraper l’éléphant royal. Les chasseurs virent le roi blanc debout dans le lac. Ils s’emparèrent de lui et il ne résista pas; ils le menèrent à Bénarès.
Triste fut la mère aveugle quand son fils ne revint plus.
— Ah! soupira-t-elle, l’arbre à encens pousse toujours, et le Kutaja, et l’herbe, la fougère, le lys et le bleuet, mais mon fils, où est-il?
L’éléphant blanc était dans une écurie toute égayée de fleurs, et le roi lui-même vint pour le nourrir. Mais l’éléphant ne voulut rien manger.
— Ma mère n’est point ici, dit-il.
— Allons, allons, pria le roi de Bénarès, mange et soyons bons amis.
— Ah ! la pauvre aveugle soupire dans le souterrain de Candorana.
— De qui parles-tu? demanda le roi.
— Ma mère soupire après moi.
Alors le roi ordonna à ses gens de rendre la liberté à l’éléphant, et le grand animal s’enfuit rapidement de la ville vers la jungle; il tira de l’eau d’un étang, courut à la cave, et aspergea sa mère aveugle avec la fraîche ondée.
Elle cria :
— Il pleut! Hélas, mon fils n’est pas ici pour prendre soin de moi.
— Mère, dit-il, c’est moi votre fils. Le roi m’a renvoyé ici.
Alors ils furent heureux ensemble.
La mère mourut et fut brûlée, et à son heure l’éléphant blanc aussi mourut. Le roi fit une statue en pierre à son image, et de tous les points de l’Inde des gens s’assemblèrent chaque année pour la Fête de l’Éléphant.
Quand est-ce que le chagrin accompagne le chagrin?
Quand un cœur l’éprouve et que notre cœur l’éprouve en même temps.
Duryodhana, le guerrier fameux, tomba dans la plaine de Kurukshétra, et ses amis furent si affligés, que lorsqu’il fut couché sur le sol et mourut, toute la nature parut en désordre. Des êtres sans tête mais avec beaucoup de bras et de jambes, dansèrent des danses affreuses sur la terre. L’eau des lacs et des puits fut changée en sang. Les rivières remontèrent vers leurs sources au lieu de descendre. Les femmes avaient l’apparence des hommes, et les hommes celle des femmes.
Le poète nous enseigne ici que la souffrance endurée par un seul être s’étend sur un grand, grand monde. Il y avait de la sympathie entre le roi tué et des milliers d’êtres vivants.
Cette sympathie se montre-t-elle seulement dans la peine? Non, elle se montre à la fois dans la joie et dans la souffrance.
Écoutez l’histoire de Nandiya, le cerf, qui fut bon avec ses parents en temps de paix et de contentement, et bon aussi en temps d’obscurité et de péril.
Le roi de Kosala chassait souvent dans la forêt où vivait Nandiya avec son père et sa mère, en paix et en amour réciproque. Quand il chassait, il galopait sur une grande étendue de pays, et beaucoup d’habitants de Kosala devaient le suivre comme attenants serviteurs; ainsi bien des gens étaient distraits de leurs métiers, et ils murmuraient de la perte que cela leur faisait subir.
En conséquence, ils firent un parc, avec des palissades et des grilles, et un étang au milieu, et ils allèrent dans la jungle pour chasser les cerfs dans le parc, de façon à ce que le roi puisse avoir sous la main tout le gibier, et qu’il n’ait pas besoin de chasser avec une si nombreuse suite.
Nandiya vit les gens venir armés de bâtons. Il mangeait avec ses parents dans un petit bois.
— Restez ici, dit-il à ses parents, je vais aller à la rencontre de ces gens.
Il émergea du bois tout seul, et les gens supposant qu’il n’y avait pas d’autres cerfs sous les arbres, l’emmenèrent et passèrent outre.
Tous les cerfs, excepté les deux vieux qui étaient restés sous le bois, se trouvèrent alors rassemblés dans le parc. Le roi fut satisfait, et de temps à autre il abattit un spécimen du troupeau, avec son arc et ses flèches. Le tour de Nandiya cependant n’arriva pas avant un très long temps.
Quand à la fin il arriva, Nandiya se tint immobile devant le roi, et n’essaya pas de se sauver.
Le roi fut tellement frappé par cette façon inaccoutumée d’agir, qu’il ne tira pas. Baissant son arc il attendit.
— Tire, ô roi, dit Nandiya.
— Je ne puis. Il y a du mérite en toi, ô cerf. Je te donne la vie.
— Ne voudrais-tu pas, ô roi, donner la liberté à ce qui reste de cerfs dans ce parc ?
— Je le veux.
— Et ne voudrais-tu pas, ô roi, accorder ta faveur aux oiseaux dans les airs, et aux poissons dans l’eau?
Ce cerf, dit la vieille histoire, était le Seigneur Bouddha ; il parla au roi, et lui enseigna la Loi de Miséricorde pour tout ce qui vit. Et ensuite il envoya un messager avec un tambour partout dans le pays pour proclamer la protection du roi, sur les cerfs, les oiseaux et les poissons.
Vous conviendrez sans peine que Nandiya avait raison de protéger ses parents. Ce serait bien aussi d’aider des frères ou des sœurs. Mais vous remarquerez dans l’histoire suivante, qu’un certain Arabe noble parla d’un homme comme de son frère, bien qu’il ne fût pas réellement son frère.
Une caravane traversait le désert, et l’eau devint rare. Les voyageurs arabes furent obligés de mesurer l’eau afin que chacun puisse avoir une petite, mais égale portion.
Ils mesurèrent à l’aide d’une tasse dans laquelle une pierre fut posée. L’eau était versée de l’outre jusqu’à ce que la pierre fut couverte. Telle était la portion de chacun.
Seulement les principaux hommes de la caravane avaient une portion de l’eau.
La première fois que l’eau fut ainsi mesurée, Kab-ibnMamah était sur le point de prendre la tasse, quand il vit un homme de la tribu de Namir qui le regardait avec envie. Kab dit au distributeur, en montrant l’homme de Namir :
« Donne ma portion à ce frère. »
L’homme but avidement. Kab n’eut pas d’eau.
Le lendemain le moment vint encore du partage de l’eau.
Encore l’homme de Namir regarda avec convoitise. Encore Kab donna la tasse au « frère » comme il l’appelait.
Mais quand la caravane fut sur le point de partir, Kab n’avait plus de force pour monter sur son chameau.
Il resta étendu sur le sable.
Les autres n’osèrent pas rester, de peur que tous ne meurent de soif. Ils le couvrirent avec des couvertures pour le protéger des bêtes de proie, et ils le laissèrent mourir.
Vous aurez remarqué que lorsqu’une peine est éprouvée, elle est rapidement éprouvée par le cœur du voisin. Quand Duryodhana tomba, la nature s’affligea de suite. Quand le danger menaça ses parents, Nandiya sortit pour les protéger. Quand l’homme de Namir regarda assoiffé, le noble chef arabe lui offrit immédiatement son eau.
Le chagrin suit le chagrin rapidement, et la joie accompagne la joie.
Quand la sympathie est lente à venir nous ne la considérons pas comme aussi précieuse.
Le fameux poète Firdausi écrivit l’histoire des rois de Perse et la récita au sultan Mahmud; le sultan fut charmé, et pour quelque temps tint le poète en haute faveur. Le poème du Shah-namah fut le travail de trente années, et le sultan avait promis de donner au poète soixante mille pièces d’or quand il serait terminé.
Firdausi n’était pas aimé par le vizir du sultan. Cet homme convainquit son maître que le trésor était très bas, et que ce ne serait que du bon sens de donner au poète de l’argent au lieu d’or. Mahmud écouta ce conseil et envoya à Firdausi quelques sacs contenant soixante mille pièces d’argent.
Firdausi était au bain quand les sacs arrivèrent. Il fut si furieux de l’avarice du sultan qu’il ne voulut même pas prendre le cadeau. Il donna vingt mille pièces au messager qui avait apporté l’argent, vingt mille au patron des bains, et vingt mille à un marchand de bière qui se trouvait par hasard à cet endroit.
Mahmud fut instruit de cette insulte, et ordonna que le poète soit piétiné par des éléphants jusqu’à ce que mort s’ensuive. Firdausi fut averti et s’enfuit vers une ville lointaine; finalement il s’installa à Tus, le lieu de sa naissance.
Le sultan fut bientôt affligé d’avoir traité Firdausi de si vilaine façon, et désira reconquérir le respect du poète. Il envoya à Tus un messager chargé de lui apporter de nombreux présents : soixante mille pièces d’or, des soies, des brocards, des velours...
Hélas! les présents arrivèrent trop tard.
Comme le messager du roi entrait par une des portes de la ville, conduisant les chameaux qui portaient les dons coûteux de Mahmud, une bière, contenant les restes du poète sortait par une autre porte pour les conduire au lieu de repos des morts.
— Notre empereur est un homme juste, disait le peuple de Chine, car il est toujours prêt à prêter l’oreille aux plaintes des pauvres.
Mais il vint un jour où l’oreille n’entendit plus. Subitement l’empereur devint sourd. Il ne put plus écouter le chant des oiseaux, le murmure du vent, ou la voix de l’humanité.
L’empereur pleura ; et les nobles et les officiers qui se réunissaient avec lui en conseil, lui firent des signes et lui écrivirent des paroles de consolation, le suppliant de ne pas tant s’attrister.
— Ne croyez pas, leur dit-il, que je sois triste pour moimême ou pour les soucis que cette infirmité pourra me causer. Je suis triste parce que maintenant je ne pourrai plus entendre les prières des affligés.
Il y eut silence car personne ne savait comment le consoler.
— Ah! s’écria-t-il tout d’un coup, j’ai trouvé un moyen. Ordonnez à mon peuple de ne plus porter de vêtements rouges, sauf ceux qui auront besoin de mon aide. Ainsi chaque fois que je verrai un homme ou une femme en robe rouge, je saurai que c’est un appel qui m’est adressé, mes oreilles sourdes l’entendront, et je veillerai à ce que l’aide soit donnée aux malheureux.
L’empereur dans son bon cœur ne cessa pas son travail quand il devint sourd. Il pensa de suite à un nouveau moyen de découvrir les pauvres et les nécessiteux. Pour les découvrir, car le noble homme ne veut pas attendre que la souffrance vienne au-devant de lui : il essaye de la découvrir.
Un certain nombre d’hindous se sont groupés en associations Dev Samaj pour accomplir des bonnes œuvres. Dans un journal mensuel, des choses telles que celles-ci furent rapportées :
De Peshawar : Deux dames enseignèrent la langue hindoue à des femmes et des enfants, pendant deux heures chaque jour. Des Sympathie 315 hommes soignèrent les malades à leur domicile ou à l’hôpital, s’occupèrent des vaches, et ramassèrent les morceaux de verre cassé tombés sur la route.
De Moga : Deux dames enseignèrent l’hindi à des filles. Les hommes nourrirent des animaux et plantèrent des arbres. Un membre du Samaj donna des leçons à un travailleur pauvre pour rien.
De Ferozepore : Huit dames soignèrent des malades. Des garçons allèrent aider les vieilles vaches estropiées, conduisirent les aveugles, et arrosèrent les plantes. Un autre membre découvrit un homme sans ami étendu sur la route, gravement blessé par un accident de voiture. Il l’emmena à l’hôpital. Un autre membre visita des villages et enseigna aux pauvres de basse caste comment être plus propres.
De Sialkot : Une veuve rendit visite à une autre veuve qui avait perdu son fils unique, lui fit la lecture, et lui dit des paroles de consolation.
Vous observerez que dans certains cas, la bonté prit la forme de l’enseignement. Le cœur de celui qui enseigne s’apitoie sur l’ignorance : un autre être a besoin de connaissance, il est prêt à la lui donner. Et la connaissance, comme le pain, l’eau ou les vêtements, est un présent qui peut être donné d’homme à homme.
Fort et adroit était le Seigneur Rama à la chasse, et fort et adroit il était dans l’art de l’enseignement. Lorsqu’il partait à la poursuite de bêtes dans la jungle, il emmenait avec lui un frère, comme camarade. Lorsqu’il se reposait et mangeait, son jeune frère s’asseyait à ses côtés et partageait le repas. Quand le héros alla dans la maison du guru pour étudier, il apprit les quatre Védas comme un autre pourrait apprendre un jeu ou une chanson. Ayant meublé son esprit avec les Védas et les Puranas, il n’eut aucun désir de garder les paroles sacrées dans le secret de son cœur. Il les enseigna à son frère.
De même que la bonté aime à faire partager la bonne connaissance, de même elle aime à faire partager les bonnes nouvelles. Par exemple, quelle ne fut pas la joie de Hanuman quand il fut capable de donner de la joie aux autres! Écoutez —
Le noble Bharat, frère du Seigneur Rama, avait attendu pendant quatorze ans pendant que Rama était exilé de la cité d’Ayodhya. Rama, le parfaitement beau, avait erré dans la forêt, et s’était trouvé dans les périls de la guerre. Mais Bharat ne savait pas quel était le sort de son frère. Quand fut proche la fin de la quatorzième année, il dépérit de chagrin, craignant de ne plus jamais revoir le visage de Rama, car il n’avait de lui aucune nouvelle.
Un jour encore et les quatorze années seraient écoulées. Bharat était assis sur une natte d’herbe sacrée, ses cheveux étaient tressés, son corps était maigre, et il soupirait à luimême :
— Ô Rama, Rama, Raghupati!
Alors se trouva devant lui le roi-singe Hanuman, le noble Hanuman qui avait si fidèlement servi le héros Rama dans les guerres.
Il apportait de bonnes nouvelles, et il était si heureux de les apporter que ses yeux étaient pleins de larmes, et il sentait dans son cœur un monde de joie de pouvoir changer le chagrin de Bharat en joie. Il dit :
— Celui pour lequel vous vous affligez jour et nuit, est revenu sain et sauf. Après avoir vaincu l’adversaire dans la bataille, et avoir entendu les dieux chanter des hymnes à sa louange, le Seigneur est maintenant sur son chemin de retour avec Sita et son frère.
Bharat ne pensa plus à sa peine passée :
— Qui es-tu qui m’apportes de si heureuses nouvelles?
— Je suis Hanuman, le fils du Vent, serviteur — quoique singe — de Raghupati, de Rama.
Bharat embrassa Hanuman.
— Dis-m’en davantage, dit-il, oui, dis-moi tout. Et Hanuman lui dit tout, et il fut heureux au-delà de toute expression d’être le porteur de bonnes nouvelles, et de voir la vie revenir dans le visage ravagé de Bharat, autrefois l’affligé.
Est-ce seulement aux êtres humains que le cœur humain montre de la miséricorde? Non, il éprouve de la peine pour la peine d’un animal, et de la joie pour sa joie.
Des gens passaient à côté d’une certaine femme avec mépris. Ils l’appelaient une pécheresse.
Cette pécheresse vit un chien qui tirait la langue, terriblement altéré. Il mourait. Sans une plainte, la pauvre créature suppliait pour avoir à boire.
La pécheresse enleva sa bottine et la descendit dans un puits tout proche; ainsi elle remonta un peu d’eau qu’elle donna au chien, dont la vie fut sauvée.
Les gens changèrent d’opinion à son égard.
— Le Seigneur, dirent-ils, a pardonné les péchés de cette femme.
Elle avait peut-être été une pécheresse, mais elle comprenait le sens de l’humanité.
Encore ceci :
Un homme vint auprès du prophète Mohammed et lui montra un nid de jeunes oiseaux enveloppé dans un morceau de tapis.
— J’ai trouvé ces oiseaux, mon seigneur, dit-il, en traversant le bois. Entendant le gazouillis de la nichée, j’ai regardé dans un arbre, et j’ai découvert ce nid.
— Pose le nid sur le sol, dit le prophète.
Alors la mère oiseau arriva à tire-d’aile et se tint sur le bord du nid, toute heureuse d’avoir retrouvé ses enfants.
— Remets la famille là où tu l’as trouvée, dit Mohammed. Et il ajouta :
— Sois bon avec les animaux. Monte-les quand ils sont assez forts pour te porter. Descends quand ils sont fatigués. Donneleur à boire quand ils ont soif.
Dans les récits de l’Islam, il est dit qu’un jour les anges du ciel dirent à Dieu :
— Ô Dieu! Y a-t-il dans le monde quelque chose de plus fort que les rochers?
— Oui, répondit Dieu, le fer est plus fort que les rochers car il les brise.
— Et y a-t-il quelque chose de plus fort que le fer?
— Oui, le feu, car il fait fondre le fer.
— Et qu’est-ce qui est plus fort que le feu?
— L’eau, car elle éteint le feu.
— Et qu’est-ce qui est plus fort que l’eau?
— Le vent, car il peut mettre en mouvement les vagues de l’eau.
— Et y a-t-il encore quelque chose de plus fort?
— Oui, le bon cœur qui fait l’aumône en secret, ne laissant pas la main gauche savoir ce que fait la droite.
Non pas que donner des aumônes soit à présent la principale manière d’être bon. Nous pouvons bien aider notre voisin par un don fait de bon cœur. Mais l’histoire veut dire que, dans le don ou dans tout autre moyen, la puissance de la bonté est la plus grande dans le monde pour gagner l’affection et l’amitié des autres.
La souffrance est éveillée par la souffrance des autres, et la joie par la joie.
Telle est la glorieuse nature de la sympathie.
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