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QUI RÊVE que cette matière animale et humaine puisse être façonnée autrement, ou refaçonnée ? Pourtant elle l’a été des milliers de fois depuis notre naissance au monde — par quel moyen? C’est un perpétuel Conte de fées dont nous n’avons jamais trouvé la clef. Nous vivons dans un scaphandre de nos mauvais rêves, mais il y en a de bons — des rêves actifs, transformateurs, élargissants, comme celui de la chenille, peut-être, dans sa chrysalide. Il y avait un jeune marin rebelle et un peu insolent qui avait du mal à supporter la généalogie darwinienne que l’on voulait lui mettre sur le dos. Il aimait le Large. « Va-t-on rester dans cette galère humaine à perpétuité? » Comme si nous, les hommes, étions le fruit délicieux de tous ces millénaires. Notre monde n’est pas vieux, non : il est sénile. Et encroûté. Après un long périple dans l’inconnu de cette matière, à la recherche de ce qui suivra cette espèce provisoire, il est conduit jusqu’au « survivant des mondes disparus » qui lui fait vivre le Miracle de la Terre, notre terre, et la clef des contes, notre conte : le mystère d’une petite cellule mise à nu qui pourrait refaçonner cette matière et donner naissance à un homme léger sur cette vieille galère en déroute.
La Clef des Contes
Bigorneau Ô petit 1. Le Vieux des Ans 2. La Mère des Sources 3. Une Seconde 4. Jean l’Idiot 5. Bigorneau La Chanson des Âges perdus 6. Le Wagon Noir 7. Bigorneau chez les Crustacés 8. Le Chemin de Pas-encore La Chanson au Bout du Monde 9. L’Énigme 10. Le Ventre de la Terre 11. Une Vie inconnue 12. Et Coule la Galère 13. Le Miracle de la Terre 14. Un Corps impossible 15. La Grande Imposture La Chanson au Bout du Monde 16. Un homme léger 17. Le Temps léger 18. La Musique de la Matière 19. Et ils furent mis à nu
Tout est miracle ici Et par miracle peut changer
Sri AurobindoSavitri
TOUJOURS, il y a une vieille mémoire qui remue en nous. Quelque chose qui chante de l’autre côté, ou qui appelle, ou qui hante. De l’autre côté de quoi, on ne sait pas très bien — les « sauvages » d’antan (pas ceux de maintenant) savaient peut-être mieux. Toujours, il y a un vieil Inconnu qui nous habite et qui nous tire, et qui semble si vieux, et si proche, comme un inconnu qui serait quand même connu, qui serait nous-même et plus que nous, comme un enfant perdu qui ne s’y retrouve plus, comme une très vieille chanson qui ne retrouve plus ses notes, comme une très vieille tendresse qui nous embrassait... là-bas, de l’autre côté des ans que nous vivons ici à tâtons, si mal, dans notre peau d’aujourd’hui. Et « ça » tire, et ça tire, vers quoi, on ne sait pas, ou on ne sait plus, et pourtant c’est comme si l’on avait toujours su. C’est « un pays là-bas » où l’on avait couru, joué, toujours joué, un grand espace ensoleillé qui nous habite quand même entre nos quatre murs et nos complets veston si étriqués, « ça » bat dedans dans ce cœur d’enfant qui ne sait plus très bien où il en est ni où il est — d’ici ou de là, et peut-être est-il des deux côtés en même temps dans une même peau. Et c’est un si grand malaise de ne plus savoir, tout en sachant quand même... « quelque chose » qui vibre dedans, qui appelle dedans, si loin, si proche, comme un amour perdu, comme une soif qui avait connu sa source et qui court, et qui court dans le désert de nos boulevards et par les rues grises de tous-les-jours. Saura-
t-on jamais d’où l’on vient et d’où « ça » vient? Mais c’est là, on n’y peut rien, et ça tire, et ça tire — c’est « de l’autre côté ».
Et parfois, cet autre côté vient nous sourire en rêve, chanter sa note dans un moment perdu, ouvrir ses yeux quand on ne regarde rien, les nuages qui passent, l’eau qui coule, la vague qui roule, et ce « rien » est soudain habité de tout un infini... d’une seconde, qui nous laisse ébloui, et puis ça passe, et on court encore pour rattraper cette seconde de rien. Ou l’on oublie, on se couvre de manteaux d’oubli ou de bruit parce que « ça » fait trop mal, cette petite seconde nulle et si pleine de... « quelque chose » qui n’est plus et qui est quand même. Mais elle vient nous retrouver encore, et encore, à un tournant inattendu, comme une petite question sans mot, comme une musique sans note, ou comme un cri de je-ne-sais-quoi qui voudrait bien être ou naître et qui fait comme une blessure muette. Il y a quelque chose qui n’est pas là et qui est quand même, et qui fait un trou dans nos vies.
Ce « trou » d’inconnu dans nos vies, quelques êtres l’ont peuplé d’une musique divine — Beethoven, Bach... —, d’un poème magique — Rimbaud, Villon, et d’autres —, d’une vibration sacrée comme le gong des temples et les incantations védiques qui s’en vont si loin à travers le temps et l’espace. Mais nous sommes toujours dans nos murs d’ici-maintenant. Ou des Contes encore qui évoquent des personnages et des paysages mythiques et pourtant si familiers en nous comme si l’on s’y retrouvait enfin, comme si c’était « le pays » enfin, le « quelque chose » que l’on voulait être et vivre.
Et puis, il y a eu tous les faiseurs de Paradis qui ont voulu enfermer cette petite seconde divine, ce petit ressac d’infini, dans une boîte ou une autre, dans un dieu ou un autre, quelque « sauveur » de notre Misère jamais sauvée et de nos cœurs troués. Mais le Paradis, c’est de l’autre côté, et le Ciel et le Bon-dieu c’est de l’autre côté, et pourtant cet « autre côté » s’obstine à battre en nous au bout de tous ces millénaires inconnus, de tous ces visages disparus et toutes ces peines perdues. Il y a une vieille Musique qui s’obstine, une vieille Soif qui s’obstine, un vieil Oiseau sauvage jamais attrapé qui bat quand même des ailes dans notre cage.
Et puis, il y a toujours cette vieille Mort qui vient claquer sa porte sur nos chansons et nos contes et nos espoirs, et nos amours jamais comblés. Et c’est la vieille Tragédie de toujours.
Est-ce pour toujours?
Il y a un faux sens total dans nos vies d’homme. Comme si tout était vu à l’envers ou à travers un écran.
Et puis, un jour, l’écran tombe. Malheureusement il tombe quand il est trop tard pour rien y faire et rien changer — sur un lit de mort ou dans une cellule de condamné. Alors on s’aperçoit que la « mort » n’est rien mais que c’est l’écran qui fait la mort. Et que l’on a vécu toute sa vie dans la mort, une mort qui faisait semblant de vivre et qui s’enchantait de quelques contes. Mais qui veut vivre le Conte et faire sauter l’écran... sans en mourir ?
Faut-il donc des catastrophes pour s’apercevoir de ce qui est là? Ou peut-être les catastrophes sont-elles faites, collectivement et individuellement, pour nous obliger à voir ce qui est là? Mais... il y a toujours ce « mais » de malheur : il est toujours trop tard pour changer quelque chose à cette malheureuse situation, individuelle ou collective, et vivre la vie du bon côté — puisque, justement, c’est le moment où l’on s’en va « de l’autre côté ». Il faut traverser la Mort en vivant ! et ramener ici ce qui est de l’autre côté, changer-transformer cet ici avec ou par le pouvoir de ce qui est soi- disant de l’autre côté. Vivre ce Conte enfin, cette Musique, cette Vastitude délivrée, cette Vie qui n’est plus de la mort debout ou en attente.
Nous n’avons plus le temps d’attendre : la Mort est toute là, régnante sur le monde et grimaçante, ricanante par des millions de petits gnomes au cerveau de nain pourvus d’instruments démesurés et hypnotiques. C’est toute l’espèce qui doit traverser le Mur, ou mourir dedans.
Mais cette « catastrophe-là », elle est voulue, ou prévue pour nous obliger à sortir de cette espèce très peu humaine et à changer de côté au lieu de mourir sempiternellement du mauvais côté.
Toute l’évolution, tous les changements d’espèce ou les passages d’une espèce à une autre se sont produits à travers une sorte de mort qui était la Vie quand même et en dépit de tout, un vieil écran qui tombe pour livrer passage à un autre air et à d’autres moyens de vivre — et à d’autres yeux. Chaque fois, c’était un Conte de fées devenu vrai... pour quelque temps. Jusqu’à ce que l’espèce nouvelle s’enferme dans quelque nouveau système ou quelque nouvelle prison... qui doit casser encore pour passer à des yeux plus larges et à un air plus libre. Comme si « quelque chose » essayait perpé- tuellement de se délivrer dans notre évolution.
Et ainsi de suite?
Mais où est la « suite » quand la Mort totale, globale, est à nos portes et détruit la terre même qui nous porte?
Existe-t-il une autre Loi, enfin, qui n’est plus celle de Darwin et de l’évolution des squelettes? Allons-nous faire, malgré nous, quelque squelette amélioré... qui débouchera sur quelque autre gnome mortel pourvu de moyens gigantesques pour améliorer la vieille Mort toujours?
Ou bien... allons-nous toucher au But même de cette malheureuse évolution de la Mort et faire — fabriquer — une espèce divine pourvue de ses moyens divins : l’« autre côté » à jamais ici dans un corps et dans une conscience singulièrement changés-transformés? Et pourtant, cet autre côté a toujours été ici, dans un corps, mais enterré, englouti sous une crasse épaisse, mais qui laissait échapper parfois un cri immortel, une musique divine, un songe doré, un conte enchanté qui était comme la prémonition, ou le souvenir, de ce qui devait venir — l’homme à fabriquer.
Nous sommes complètement inachevés. Le monde ne s’arrête pas à notre histoire de fous devenus tout à fait dangereux.
Alors, qu’est-ce qui est là dans ce corps, mortel et malheureux, qui pourrait faire le pont entre ce que nous sommes et ce qui doit venir ? Il doit y avoir un Miracle là- dedans, dans ce corps, puisque cette diable d’Évolution est passée de miracle en miracle, d’une impossibilité chaque fois changée en possibilité nouvelle. Il doit y avoir un Secret dans cette Matière, un Pouvoir dans cette matière pesante, notre matière.
Chaque fois, dans cette terrible zoologie évolutive, il a bien fallu un « premier » qui a fait le pas à travers la mort de sa vieille espèce, ou à cause de cette mort même. L’obstacle est toujours le moyen.
Parmi nous, il y a des êtres qui ont des yeux plus ouverts ou un Feu d’aspiration plus intense que celui que nous gaspillons à de médiocres fins ou à de brefs triomphes toujours écroulés. Ce Feu, c’est toujours le moyen, puisqu’il dérive d’un même Soleil partout.
Il y avait un révolutionnaire nommé Sri Aurobindo, au début du siècle, qui aspirait à délivrer l’Inde de la domination britannique. Il fut jeté en prison à Calcutta, mis dans une cellule aux barreaux de fer, on allait le pendre.
Il a attendu sa pendaison pendant un an.
Quand il est sorti de là, le 6 mai 1909, il ne voulait plus faire la révolution de l’Inde ni changer la Loi des Anglais mais faire la révolution de l’espèce et changer la Loi de la Mort : « Il ne s’agit pas de se révolter contre le gouvernement britannique, n’importe qui peut le faire aisément. Il s’agit, en fait, d’une révolte contre la Nature universelle tout entière. »
Que s’est-il passé?
Et ce coup de massue : « L’homme est un être de transition. »
Il s’est réfugié à Pondichéry où Mère l’a rejoint après la Première Guerre mondiale :
« Le salut est physique », disait-elle. Que s’est-il passé?
Quel est ce nouveau conte de fées?
Allons-nous vivre ce conte des millénaires?
Par une étrange coïncidence de dates et de parcours, il y avait un petit de la mer qui était sorti d’un camp de concentration nazi un certain 5 mai. Il était donc très intéressé (ou peut-être désespéré) de savoir ce qui s’était passé. Cet « être de transition », quoi? Dans la mort, on a le temps de creuser ses murs avant qu’elle ne vous avale tout à fait et une fois de plus dans son trou. Mais une fois de plus, cela fait trop de fois de plus. C’est la défaite — la perpétuelle défaite? Et puis, les hommes de fer, il y en a eu de trop depuis deux millénaires.
Ce petit de la mer était une question de Feu sur un trou brûlant qui était lui — lui, quoi?
Et un jour, Mère lui a dit : tu as la possibilité de faire ce travail, parce que tes cellules ont eu l’expérience préliminaire de la mort.
Alors, il a ouvert des yeux ronds, un peu stupéfaits, sans comprendre. Lui, il com- prenait le grand vent et le large et le petit ressac qui perle sur la plage. Mais des cellules? et par-dessus le marché, des cellules qui ont eu l’expérience préliminaire de la mort? Qu’est-ce que cela veut dire? Les cellules, ça naviguait sous une peau de marin.
Il faut du temps pour comprendre, et par-dessus le marché, ces cellules n’étaient pas encore mortes — c’était une chance. Mais, peu à peu, il a compris que ces cellules ne naviguaient pas sous une peau de marin, mais sous la peau de tout le monde, et un
« tout le monde » terriblement grouillant et ordinaire et hideux, comme si toute la zoologie était là, au complet, nazis compris.
Alors, ses yeux se sont ouverts un peu plus et il a voulu vraiment savoir ce qui se passait là-dedans, sans rêves célestes ni contes de fées.
Où est l’« autre côté » dans ce truc muré qui navigue un peu au large pendant un temps, et puis... on se saborde, comme tout le monde. Le large, c’est bon, si on peut l’avoir tout le temps et partout ; le ciel et les rêves, c’est bon, si on peut les avoir dans sa peau et naviguer avec. Et la mort, c’est dégoûtant.
Que s’est-il donc passé dans la prison d’Alipore où Sri Aurobindo a attendu sa pendaison pendant un an (et quatre jours, pour être exact)?
Cet autre côté, qu’il a vécu, qu’est-ce que c’est en termes physiques et logiques et météorologiques? Parce que la météo y est, ou bien c’est encore des rêves maritimes et post-mortem. Ou posthumes, pour parler en bon français. Lui, il voulait humer sans post et toucher et vivre.
Donc, cet air-là, parfaitement météorologique, que l’on peut vivre dans sa peau, à quoi ça ressemble?
Et le petit d’homme a encore ouvert des yeux ronds sans comprendre : cet air-là est plus fluide qu’un gaz et plus dur que du diamant, disait Sri Aurobindo. Un nouvel état de la Matière... inconnu?
Il faut du temps pour comprendre. Parce que, évidemment, si c’est corporel, il n’y a que le corps qui puisse comprendre — les cellules cérébrales sont plutôt bouchées. À moins qu’elles ne bouchent tout. Et Sri Aurobindo appelait cet « autre côté d’ici » : le monde supramental. Ce n’est plus, évidemment, le monde mental, intellectuel, qui entortille tout et tourne n’importe quoi de mille façons dont aucune n’est la bonne. On peut penser ce que l’on veut, mais le corps n’est pas trompé parce qu’il respire ou ne respire pas, parce qu’il est au large ou étranglé entre quatre murs, d’une cellule quel- conque, qui n’est pas cellulaire ( ! )
Donc, le petit de la mer comprenait sans comprendre ! Il comprenait dans son cœur et dans sa vieille douleur humaine, sans comprendre encore, sauf que l’on pouvait en sortir. Mais il était aventureux et il voulait en sortir. Ça brûlait trop dans son cœur, et c’était pesant comme du plomb, cette vieille douleur des hommes.
Et un jour encore, à propos de ce monde supramental, ou plutôt de cette vibration supramentale, parce que l’air et tout l’espace météorologique, ça vibre, comme les forêts, la mer, la peine, ou même la pierre dans son tourbillon atomique, Mère a dit à ce petit de la mer : c’est une puissance à écraser un éléphant.
Alors le petit a encore ouvert les yeux ronds de sa vieille logique : comment cela peut-il être écrasant si c’est « fluide »? et qu’est-ce qui est écrasé ou à écraser?
Il faut encore du temps pour comprendre... Mais ce petit de la mer voulait absolument comprendre. Mère et Sri Aurobindo avaient VÉCU cela, donc c’était vivable ou à vivre.
Et peu à peu, mais peu à peu c’est très long dans le temps du corps qui doit faire l’expérience. Peu à peu le petit, l’aspirant brûlant au vrai conte de fées, a compris cette simple chose : mais ça écrase la mort !
Ça écrase cet écran, ce mur entre ce côté-ci et l’autre. C’est peut-être ce mur précisément entre notre espèce humaine et l’autre, la prochaine, celle qui est à faire, comme le mur qui sépare le poisson des abysses du premier poisson sur la plage qui doit respirer cet air « impossible »... et apprendre à marcher quand même.
Et encore peu à peu dans le long temps du corps, car le temps du corps est si long par rapport aux petits éclairs du Mental, qui ne durent pas — mais une fois que le corps a compris, c’est inébranlablement compris, comme la première goutte de lait du sein de sa mère. Cet enfant d’un nouveau monde naissant s’est aperçu d’une chose très extraordinaire, mais que personne ne voit parce que tout le monde est dedans, et il faut être un peu dehors pour le voir : nous, les hommes de cette espèce mentale, nous sommes TOTALEMENT enfermés dans un scaphandre de plomb, comme l’astronaute qui marche dans l’espace !
C’est une formidable dé-couverte !
Car la grande découverte, c’est de s’apercevoir de ce qui est là, de l’obstacle, invisible pour nous tous qui sommes dedans et qui respirons cet air du bon-dieu ! Mais c’est un air mortel et asphyxiant de plus en plus — il y a un autre air ! Il faut faire un trou dans le scaphandre pour s’en apercevoir ! C’est le prochain air ! comme celui d’après le poisson.
Et alors, cet enfant d’un nouveau monde impossible a compris dans son corps pourquoi Elle avait dit : tu as la possibilité de faire ce travail, parce que tes cellules ont eu l’expérience préliminaire de la mort... Mais oui ! c’est exactement ce qui se passe : quand ces pauvres cellules doivent apprendre cet autre air impossible, de l’autre côté du scaphandre de plomb, elles ont tout à fait la sensation d’éclater et d’être écrabouillées, comme le serait l’astronaute sans son scaphandre.
C’est une dé-couverte difficile, il faut bien le dire. Mais ça se fait peu à peu, lentement-lentement, péniblement. Et c’est parce que ces cellules avaient traversé la vieille mort d’où l’on ne sort pas, la vieille mort hypnotique dans un sac de plomb, qu’elles sentaient, pouvaient sentir que... Mais non ! c’est plein de soleil de l’autre côté, c’est plein d’Amour, c’est plein de Tendresse, c’est plein d’espace libre et vibrant et chantant, c’est plein de tous les pleins possibles et jamais imaginés, pas même dans les contes de fées.
C’est un émerveillement... difficile. Et un peu écrasant.
Mais surtout cela : un sens Divin, sacré, comme une nouvelle sorte de sens, en plus (ou en dehors) de nos cinq sens.
Et un sens cosmique.
Car il est tout de suite évident, corporellement évident, que cette Évolution Nouvelle, divine, n’est pas faite pour un petit bonhomme, ni pour produire un homme
« spectaculaire » comme l'imagine raient nos légendes, une sorte de super-homme doué de pouvoirs mirobolants. Bien que nos légendes aient un grain de vérité et que cela aussi puisse venir, car on s’aperçoit très vite que les « lois de la Nature » ne sont pas ce que l’on pense (nous disons bien « ce que l’on pense »). C’est une Révolution beaucoup plus profonde qui est en vue.
Tout de suite et dès le départ, ou la première percée, on est précipité dans l’autre bout des choses, le vieux départ de notre Malheur. C’est d’ailleurs ce Malheur même qui nous oblige à chercher la sortie, comme quoi l’obstacle est toujours le Moyen. Nous sommes toujours sortis par la mauvaise porte, mais il y a la bonne porte.
« Le salut est physique », disait Mère.
La première trouée du Scaphandre, si elle nous précipite dans un merveilleux sens Divin, nous jette simultanément dans un prodigieux sens Cosmique, comme si tous les millénaires étaient là d’un seul coup — des millénaires de Malheur. C’est comme un Enfer qui se débat férocement contre cette intrusion subite d’une Puissance... dérangeante, ou expulsante. Tous les diables étaient là, bien tranquilles, tapis dans la Nuit de la matière, à faire leur petit malheur perpétuel de vie en vie, d’âge en âge, et finalement à ouvrir leur vilaine gueule de mort sur tous nos petits bonheurs et nos jolis contes. Et tout d’un coup, c’est la Vie qui entre dans le scaphandre, la vraie Vie
— mais ils sont furieux, ils sont féroces. Et alors tout est contre, mais un « contre » cosmique. Ce sont les forces universelles qui sont parfaitement dérangées. Justement ces fameuses « lois » qui ont réglé notre scaphandre particulier et tout le Scaphandre terrestre tel que nous le vivons, ou que nous le vivions. Parce que, finalement, il n’y a qu’UN — il n’y a plus de toi-et-moi, là-dedans, plus de petit bonhomme spécial, il y a un Tout terrestre coagulé comme du béton et qui dit Non à cette invasion divine. C’est la Vie et la Mort tout d’un coup, enlacés dans un même corps, le vieux Combat millénaire qui se trouve enfin face à face, au grand jour. Et qui l’emportera?
Nous sommes en plein dans la question. C’est le monde entier qui est dans la question. Et qui se débat comme les millénaires d’où nous sommes sortis. Comme le vieux premier Roc des âges.
Alors, tout de suite, le corps comprend pourquoi Sri Aurobindo disait ce qui nous paraissait une énigme et un paradoxe : cet air nouveau est plus fluide qu’un gaz et plus dur que du diamant. Il faut faire un trou dans ce premier Roc terrestre, cosmique, comme avec une foreuse pourvue de sa pointe de diamant. Une Puissance à écraser un éléphant, disait Mère — mais oui ! « ça » pourrait écraser n’importe quoi, mais ça écrase la Mort du monde. Et c’est merveilleusement fluide, divinement fluide, comme un air jamais respiré, et heureusement, car cet « air-là » ne veut pas écraser le bon- homme : il veut écraser la mort du bonhomme et le Mensonge du monde. Et les cellu- les le savent ! elles savent le merveilleux Soleil qui est de l’autre côté, le merveilleux Amour qui est de l’autre côté, et la Tendresse, la Liberté jamais connue — plus de
« lois », mais la Loi. Enfin l’homme libre. Enfin la Vie. Quelque chose qui n’est plus le « contraire de », comme l’amour est le contraire de la haine, la vie le contraire de la mort, la vertu le contraire du péché — mais dans tous ces vieux contraires, les deux s’embrassent parfaitement, et la vertu chérit secrètement ses péchés et l’amour se retourne subitement en hostilité et la mort sourit gentiment derrière son masque fardé
— et les dieux ont l’art de se changer en diable. Il n’y a plus qu’UN, qui était toujours plein d’Amour et de Joie et de grand Large. Mais cette fois-ci, dans un corps. Les cellules savent. Elles attendaient ce Moment-là — depuis combien de siècles et de millénaires sous nos pauvres carcasses malheureuses et trompées?
Et toute l’Évolution, la vieille évolution apparaît alors sous son vrai visage dans le rayon limpide des yeux du corps : chaque fois, à chaque étape, c’était comme un Miracle, comme une impossibilité devenue possible, comme si « quelque chose » essayait perpétuellement de se délivrer pour débarquer dans un système plus large, dans un regard plus aéré, dans une conscience plus consciente. Et puis le « système » provisoire s’enfermait dans une prison légale, normale, habituelle, jusqu’à ce qu’elle étouffe assez pour casser sa vieille carapace, ou son vieux scaphandre... et recom- mencer encore.
Mais cette fois-ci, nous arrivons peut-être à la vraie Sortie, à ce que tous ces millénaires et ces vieilles peines ont cherché et essayé, justement parce que tout le Système terrestre est devenu asphyxiant. Il fallait que la Cruauté du système nous saute à la figure pour que « nous », les hommes, ou quelques-uns, cherchent à en sortir. L’aberration que nous vivons est arrivée à son point d’éclatement.
Et là-dessous, dans cette vieille Matière que nous croyons si bien connaître, il y avait un Sourire qui attendait.
Alors on voit, on peut voir, ou en tout cas le corps peut voir et subir cette formidable fluidité de diamant qui pilonne et pilonne et fore un trou à travers ce Scaphandre de plomb et de béton, et jette dehors, au grand jour, dans son air limpide et puissant, toutes les infamies de notre vieille zoologie évolutive. C’est toute la terre qui est pilonnée et qui tressaute. Nous vivons ce Miracle à l’envers.
C’est la prochaine Matière qui fraye son chemin.
Mais il y a un « endroit » à cet envers, et quand on commence à passer le nez de l’autre côté de ce scaphandre, on s’aperçoit, ou on sent avec stupéfaction et émerveillement que non seulement les lois de la Nature ne sont pas comme nous les pensons dans notre scaphandre, mais que cette Matière même, si pétrifiée, si récalcitrante et intraversable, sauf par nos moyens démoniaques et mortels, est tout autre chose — le lieu même du Secret et du Mystère et du Miracle qui a fait tous ces mondes. On s’aperçoit, ou le corps perçoit (douloureusement parce qu’il résiste comme tout le reste du corps cosmique), que cette « Matière »... mon dieu ! c’est de la pâte à modeler.
Seulement, il faut avoir le vrai instrument pour la modeler.
Chaque espèce l’a modelée à sa façon particulière et vivait assez harmonieusement son modelage particulier, mais notre espèce pensante, et scientifique et religieuse, en a fait du béton indubitable et hypnotique et infaillible, d’où il n’y avait plus qu’une sortie, dans les cieux de la mort ou dans les dernières découvertes de notre Science, qui découvrait seulement ce qu’elle avait, et pensait et modelait mortellement dans son propre scaphandre. Et nous avons modelé les maléfices que nous pensions.
Mais là-dessous, il y avait un Sourire qui attendait, il y avait une Tendresse, un Amour qui attendait... que ses enfants s’aperçoivent de ce qu’ils sont.
C’est ce vrai Conte de fées que nous aimerions vous conter. Celui que nos poèmes, nos songes et nos chansons ont balbutié à travers les âges. Car il y a une très vieille mémoire en nous qui se souvient d’un ailleurs qui fut toujours sien, d’une Beauté, d’un Amour, d’un grand Large qui furent toujours siens, d’un autre côté qu’elle abritait toujours dans son corps, et qui, cette fois-ci, va pouvoir passer ici et modeler son nouveau corps.
6 mai 1997 à Robert Laffontavec gratitude
Ô petit...
Toi qui cherches, toi qui cours, qui crois au Diable ou en Dieu — et on les dirait tout pareils —, qui crois en l’Amour et c’est heureux et c’est malheureux, sait-on qui aime, sait-on qui hait — et on les dirait tout pareils —, et on se cogne et on crie, on rit, on pleure — et c’est si semblable, et on voudrait tant, oh ! tant quelque chose qui ne serait pas pareil, quelque chose qui manque tant, comme un trou au milieu de nos vies, comme une soif jamais comblée, comme un cri toujours pareil qui s’habille de rouge, de noir, de blanc et de toutes les couleurs d’un arc-en-ciel jamais saisi, et on voudrait tant, on voudrait tellement quelque chose que l’on ne sait pas, qui serait toujours là, qui ne manquerait pas, et on court et on court... après ce qui est là, ce qui est toi — et qui es-tu ? Tu es sage, tu es savant, et tu ne sais rien ; tu es amoureux et tu ne l’es plus, et tu ne sais plus ; tu es vagabond et révolté, mais tout est révoltant et tu ne sais pas pourquoi ; tu es croyant et incroyant, et tu ne sais pas ce que tu crois ni qui croire, et pourtant quelque chose croit et croit encore au fond de toi et voudrait croire au Diable ou en Dieu, mais en quelque chose enfin qui serait là toujours, qui aimerait toujours, qui serait le Phare enfin, l’arc-en-ciel pour toujours dans cette Nuit où l’on court et qui semble si pareille à celle de tous les vieux Ancêtres qui nous hantent et nous disent leur mort encore et tant de morts pareilles, et tant d’amours déçus et tant de Foi trompée. Alors on court, on court, est-ce pour toujours? On fuit ici, on fuit là, dans tant d’évasions toujours truquées, dans tant de pièges comme si tout était piégé, et dans l’Espoir quand même, comme si l’Espoir était le seul battement de la Vie, et serons-nous toujours trompés? Oh ! qu’est-ce qui est là, qui serait toujours-toujours, comme un Amour enfin comblé, comme un cri devenu chant, devenu ciel et arc-en- ciel, ce trou de soif enfin comblé, devenu vaste comme toutes les mers, devenu UN avec tout ce qui est, sans murs, sans toi ni moi, sans diable et dieu, sans non et oui et encore non. Oh ! qu’est-ce qui est là et qui serait Oui à tout, sans murs, sans autre chose encore, dans la seule Chose qui est et qui est tout, qui embrasse tout, qui chante partout.
Ô petit de mon cœur, c’est toi que je voudrais dire, qui es moi, c’est ton Secret, qui est mon Secret et notre Secret à tous qui peinons et rions et pleurons après ce qui est là et qui comblerait tous ces morts qui nous hantent, tous ces bûchers vains, tous ces siècles qui pleurent en nous et espèrent encore et encore et toujours.
Il y a un Miracle introuvé par toutes nos Sciences qui ne savent rien, par tous nos Temples qui croulent toujours, par toutes nos Fois qui recommencent de zéro toujours, mais qui recommencent quand même — parce que le Miracle est là au fond d’un homme, qui s’habille de noir, de bleu, de rouge, mais sous l’habit, qu’y a-t-il?
Il y a une Matière, le début et la fin de tout, le commencement qui n’a jamais commencé et qui espère toujours, l’Homme qui n’est pas encore et qui attend toujours son Secret qui est là, son Miracle qui est là, dans sa Matière comme dans les étoiles et tous les océans et tous les arcs-en-ciel.
Cette Matière, ta Matière, qu’est-ce que c’est ? Ce Miracle, quel est-il? Ce Secret qui comblerait tous les Âges et toutes les peines...
Il y a un Miracle dans la Matière, il faut arriver là.
Alors, si tu le veux bien, écoute ce conte d’aucune langue et de tous les siècles malheureux qui voudraient bien arriver là.
Il était une fois un vieil-vieil homme. Nul ne savait son âge, nul ne savait son nom. Il vivait sur une haute montagne, là où de grands fleuves prennent leur source, c’est pourquoi, d’aucuns, l’appelaient l’homme des sources, d’autres disaient le sans-nom, et quelques espiègles disaient le sans-non, car il ne disait jamais non. Il regardait les neiges, ma foi, depuis combien de neiges, et c’était si absorbant que, parfois, il partait en d’autres neiges, d’aucun pays d’ici. Il y avait ce grand glacier, comme une pyramide, que l’on appelait la pyramide-de-glace pour qui était savant, et cette lumière du matin sur les flancs de glace était si étincelante et un peu rose qu’il partait, parfois, dans une grande lumière d’aucun soleil d’ici. Il savait tant et tant de choses, cet homme sans nom, sans âge, qu’il rêvait parfois de faire couler son amour comme la petite rivière qui jaillissait là-bas et s’en allait vers les plaines dans un grand fleuve parmi tant d’hommes qui avaient tant de noms et une naissance quelque part entre quatre murs. Son regard partait loin-loin là-bas parmi ces hommes, ces plaines, si loin qu’il s’en allait parfois en d’autres plaines, de maintenant ou de plus tard, ou était-ce d’avant les hommes ? Et son amour coulait et se perdait, comme le grand fleuve, lavant des corps, des peines, emportant des cendres et des guirlandes et des rires perdus, des alluvions noires et roses vers la vieille Mer qui garde tout. Et lui aussi, ce vieux sans-non ni nom gardait tout son trésor enfoui, de tant de peines et de rires disparus et d’hommes ou de fillettes de tant de noms et de soleils ou de nuits d’avant ou de maintenant ou de plus tard, sombrés ou à venir d’un ventre si profond qu’il plongeait, parfois, dans ce ventre d’aucun homme, si loin, si vieux, et s’en allait parfois de l’autre côté de tous les fonds, de toutes les peines, de tous les cris et les rires, dans une Mer d’ailleurs, d’aucun pays d’ici et qui était pourtant comme la petite source d’ici, toute fraîche, toute jeune, perlée de rires, où il trempait ses pas et buvait des étoiles de neige — était-ce maintenant, était-ce toujours? Et le vieux sans-nom regardait, regardait loin là-bas, dans ce là-bas qui perlait ici, ses yeux écarquillés, devenus bleus comme la mer frangée d’écume ou de glace, puis refermés sur lui- même comme pour toujours, dans un abîme sans nom qui était lui-même, dans un temps sans temps qui était lui-même, dans un trésor ébloui d’aucun galion perdu, et il ne savait pas s’il souriait ou s’il pleurait, il ne savait plus rien d’ici ou de là, et c’était plein comme toutes les mers, comme tous les cœurs qui battent, et c’était rien comme le cri de la bergeronnette qui passe, une seconde, après avoir bu une petite perle de la cascade.
Mais il y avait comme un chagrin, pourtant, dans ce vieux cœur qui avait traversé tous les chagrins comme les printemps et les hivers et les marées sous tant de lunes, qui avait traversé tant de rires et de joies perdues puis retrouvées et perdues encore sous tant de visages aimés et disparus, et retrouvés encore comme la petite source avec une nouvelle goutte toute fraîche, déjà partie, comme la bergeronnette toute chantante et envolée — vers quel Destin encore, toujours pareil ? Et qu’est-ce qui tisse ce chant, qu’est-ce qui coule cette goutte dans le grand Fleuve, vers quelle Mer encore, toujours pareille? Une goutte d’homme, qu’est-ce que c’est? Et il y avait quelque chose qui remuait dans ce vieux cœur, par-delà les peines, par-delà les vies et les visages, comme si tout avait été déjà vécu et pourtant neuf, tout neuf, comme si quelque chose encore n’avait pas été vécu, avait soif encore, coulait encore une goutte pour... quoi? Il pouvait, ce Vieux de tant de cœurs et tant de visages, se fondre là dans les vieilles neiges et faire un petit flocon de plus, de rien, dans un grand éblouissement toujours pareil, pour quel autre regard d’enfant ou de vieux comme lui, et la cascade recommence ses petites perles, et l’oiseau son cri, et les hommes, là-bas, entre quatre murs recommencent leurs amours et leurs peines et leurs petites heures si vite finies, et leur histoire toujours pareille ? Il regardait, ce Vieux des ans, et il était plein d’éternité dans chaque seconde et chaque goutte et chaque cri, il était plein d’un trésor infini, et son cœur remuait de ne pouvoir combler ce creux d’amour sans fond, de ne pouvoir donner-donner ce trop de plein, ce « quelque chose », couler une goutte encore — et peut-être tant qu’il y aurait une peine au monde, un petit corps de soif, un enfant mort là-bas, sans sa bergeronnette, un homme dans ses quatre murs sans sa petite cascade, devra-t-il, ce Vieux, couler et couler une goutte encore? Et c’est comme s’il attendait une goutte miraculeuse qui changerait tout. À quoi sert un flocon de plus dans la vieille neige des ans? À quoi sert ce Trésor que nul n’entend ?
Et tout était plein et il y avait ce creux toujours.
À qui dirai-je mon Secret parmi tous ces cœurs qui ne connaissent pas leur propre battement?
À qui dirai-je le Secret de cette goutte toujours neuve, de ce Trésor d’un petit d’homme ?
À quel petit dirai-je sa propre question?
À cet instant, la Grande Dame de la source est apparue. Et le Vieux des neiges est resté ébloui.
Elle était belle, oh ! comme nulle créature connue, comme une goutte pure qui contenait toutes les gouttes, comme une lumière irisée qui contenait toutes les étoiles de neige, et ses longs cheveux dorés comme à l’aurore sur la grande pyramide de glace, ruisselante de joie ensoleillée, et tendre et douce comme si tout allait fondre dans ce sourire, et lui aussi et pour toujours, comblé et disparu dans cette grande robe d’amour.
C’était une seconde, et c’était tous les temps comme arrivés à leur But, toutes les peines, tous les rires comme engloutis dans leur soif, qui était Elle.
C’était peut-être la Mère des Mondes.
Mais cet Amour, comme de l’autre côté de tous les fonds, de toutes les nuits, de tous les jours qui recommencent pour boire encore cette seule goutte pure...
Ébloui, le Vieux a fermé les yeux, une seconde, qui contenait toutes les secondes, passées, à venir, inconnues et qui criaient pour recommencer encore ce seul Miracle, comme si jamais la mort n’avait été, jamais les peines, jamais-jamais — c’était toujours-toujours, la seule goutte de tous les mondes, le seul battement de toutes les vies.
Et il a regardé encore.
Et tout était pareil, et tout était changé.
— Ô Vieux des ans, ne te désole plus...
Et son regard s’est penché sur la petite cascade et le ruisseau toujours pareil et les plaines là-bas, toutes roses, et ces hommes.
— Mon fleuve ne roulera pas toujours ces cendres et ces peines et ces cris, et cette fange des hommes vers ma grande Mer, ni ces guirlandes fanées et ces rires si tôt éteints, ni ces battements qui ne battent rien. Écoute-écoute la grande Soif qui monte à travers les morts et les ruines et les enfants d’un jour malheureux et les nuits cruelles qui déchirent pour se déchirer elles-mêmes et crier enfin leur seul Cri, arracher leur seul Amour muré, leur Joie bafouée, trahie, leurs morts qui meurent encore pour trouver la Vie enfin, leurs temples et leurs faux dieux qui croulent pour délivrer ce qui bat là, dans leur propre cœur comme dans le ressac des univers. Écoute-écoute la grande Soif qui monte et qui balaiera ces fanges et ces morts vivants qui n’ont jamais vécu une seconde vraie, jamais bu une goutte pure comme ta bergeronnette avec un cri...
La Grande Déesse s’est tue un instant, qui était comme toutes les secondes en une, comme tous les temps dans un sourire.
— J’attends... j’attends un enfant de la terre, un cri pur qui criera pour tous les hommes. J’ai besoin... j’ai besoin d’un cri d’homme qui traversera ce vieux ressac des peines et des vieux rires pour rien et des vieux jours qui se lèvent sur rien. Ma nuit cache un Secret, mon Mal cache un secret, ma Mort et mes faux dieux cachent une Naissance sublime — mais il faut, il faut un cri vrai qui arrache tous ces masques de moi, et se tienne pur et droit sur le Néant du vieux monde et des vieux hommes malades. J’attends... J’attends cette goutte pure jaillie des siècles malheureux.
Elle s’est tue.
Puis Elle a ajouté, grave cette fois comme une tempête tranquille qui couvre un horizon noir.
— Ma Douleur veut obtenir la réponse des hommes... par n’importe quel moyen.
Et les neiges ont recouvert son silence.
Mais les silences couvent longtemps sous la nuit du monde, imperturbables car ils savent l’Heure.
Et les hommes vont sans savoir qu’il y a une Heure et une seconde où tout compte et se choisit.
Les secondes passent comme la bergeronnette qui crie.
Or, là-bas, dans les pays de la Mer, une mouette avait crié.
Un petit de la Mer, aventureux comme tous les marins, avait décidé de partir, remonter le Grand Fleuve — et il ne le savait même pas, ou pas encore. Car, longtemps, les choses vibrent dedans, peut-être pendant des siècles, puis elles se balbutient dehors sans que l’on sache pourquoi ni par quel chemin, au hasard d’un cri qui passe, d’un vent qui souffle ; sait-on ce qui se passe sous une seconde et quel cri des siècles elle traverse, ni quel vieil homme inconnu se retrouve soudain lui-même dans un battement de cœur étranger, sous d’autres climats, comme si tout se croisait et se recroisait à travers un même ciel et des longitudes si pareilles d’un même homme ici ou là. Y a-t-il tant d’hommes que l’on croit ?
En vérité, si l’on soulevait un petit caillou, on trouverait peut-être tout l’univers.
Sur cette baie aussi les âges avaient passé. Les voiliers avaient changé de forme, les caravelles, les goélettes avaient passé, puis les thoniers, les homardiers, les vieilles pinasses, mais les matelots restaient toujours pareils et la lumière nacrée d’octobre peuplait de rêves quelques hommes.
— Moi, je m’appelle Bigorneau, et on ne me la fait pas.
Ainsi allait notre petit, qui était bien grand, ma foi, sur le quai de Saint-Bréznec, accompagné de son chien Nic, abréviation pour Copernic, du nom d’un grand Breton qui avait découvert que la terre n’était pas au centre de l’univers, et qui fut condamné par notre Sainte Mère l’Église. Et, mon Dieu, qu’est-ce qui n’est pas au centre de l’univers ? Même la petite mouette dans un coup d’aile et la bernique sous sa coquille... Il allait, son aviron sur l’épaule et le nez dans le vent.
— C’est du Noroît, Nic, et on va petit-largue sur Taillefer.
Nic a hoché la tête et humé les filets à sardines qui séchaient sur le quai.
D’ailleurs, c’est le grand-père Ludovic qui avait bâti ce quai, un autre grand Breton (qui n’avait pas inventé la tour Eiffel, bien qu’ingénieur diplômé), mais qui avait levé l’ancre avec quelque jolie Bretonne, laissant son quai et une grand-mère éplorée — ainsi va la vie. Mais il est mort il y a longtemps et la grand-mère aussi avec ses larmes
— ainsi va la vie. (Dieu ait leur âme.)
L’âme de la vie, on ne sait pas, ou l’âme de la mort, p’têt’ bien, mais le vent est bon et la marée est à mi-jusant, juste ce qu’il faut pour filer sur Taillefer, et la Belle-Île, là-bas, si belle, la plus grande dame de toutes les îles du monde.
Et voilà sur le bout du quai juste ce qu’il faut, Jean l’Idiot, le meilleur ami de Bigorneau après son chien. Dame ! Jean était la plus adorable sorte d’idiot qui soit, après, ou plutôt avant les innombrables non-idiots qui ne se savent pas de la sorte et qui courent sans savoir où ils vont — ainsi va la vie. (Dieu ait leur âme, ou le Diable... après tout on ne sait jamais.)
Jean était là, bien debout, sa casquette avec un coup de gîte en arrière et sa mèche rousse sur le front, une vraie carotte de rouquin, et ses yeux bleus comme la mer à l’infini, qui vous regardaient... avec stupéfaction... comme s’il n’avait jamais vu ça — Jean regardait tout avec stupéfaction comme pour la première fois de sa vie, et il y avait une sorte de délice dans ses yeux, comme s’il voyait la Madone elle-même devant lui et il n’en croyait pas ses yeux.
— Eh ! Jean, salut frère ! le vent est bon, y-a de la brise.
— Hhon, hhon...
C’est tout ce qu’il savait dire, parce qu’il était muet aussi (probablement de stupéfac- tion depuis sa naissance sur cette planète). Pourtant, il n’était pas saoul, bien qu’il reconnût le muscadet entre toutes les merveilles de ce monde, tout le monde l’invitait, tous les gars du pays qui rigolaient bien.
— Eh ! Jean un petit coup de muscadet?
— Hhon, hhon... Hhon.
De quoi rigolaient-ils, on ne sait pas, mais Jean les faisait rire comme pour la première fois de leur vie. Il est vrai que Jean découvrait le muscadet tous les jours (peut-être même plusieurs fois par jour) comme s’il n’avait jamais connu tant de bonté sous les cieux, bien que né d’un père inconnu. Alors, on ne savait pas s’il était saoul, s’il était idiot ni d’où il sortait ni de quel ventre béni de la terre, car qui a la chance de n’avoir pas d’ancêtres connus ? (Hélas, il y a tous les autres inconnus.) D’aucuns disaient que c’était le fils de la Marie, mais on ne sait pas, parce que la Marie fautait un peu partout — ainsi va la vie.
Mais Bigorneau, lui, ne croyait pas Jean idiot du tout. Il ne faisait pas semblant, pourtant, il était parfaitement idiot, mais si vraiment idiot que c’était comme la Sagesse d’un premier homme au monde qui ouvre des yeux tout ronds sur cette Merveille — et tous les non-idiots n’y voient que du feu, ou des logarithmes, ou de drôles de Bon Dieu dans un endroit spécial, ou de mauvais Diables un peu partout. Né de père inconnu dans un monde inconnu... le veinard ! Mais, parfois, il faisait un petit clin d’œil, de l’œil droit, et seulement pour Bigorneau et pour lui seul, comme s’il avait tout compris — et ce « tout »-là était aussi stupéfiant, ou stupéfié, que les yeux de Jean et la première grande marée du monde. Et il ne faisait pas semblant d’être stupéfait, il était VRAIMENT stupéfait, comme si le Ciel lui tombait sur la tête tout d’un coup, comme si c’était « la première fois que »... Il passait devant la Mairie, il voyait M’sieur le Maire tout décoré (dame ! la marine en retraite), et son écharpe tricolore, et c’était « Hhon, hhon... » qu’est-ce que cette invention? Il voyait le Recteur passer, Tristan, tout vêtu de noir et sa barrette sur la tête (le Bon Dieu, c’est pas marrant), avec ses enfants de chœur qui marmonnaient du latin, en route avec une boîte vers le cimetière — « Hhon hhon... » qu’est-ce que c’est que ce truc-là ? Ça n’existait pas ! ou ça existait pour la première fois en passant, et il secouait sa mèche rousse d’un air incrédule.
Et Bigorneau, son aviron sur l’épaule et le nez dans le vent se demandait parfois...
— Dis-moi, Jean, est-ce que je rêve?
Et il y avait ce petit clin d’œil dans l’œil droit. Et pourtant, il y avait bonne brise, c’était du Noroît franc et vrai. C’était peut-être la seule chose vraie dans tout ça. Ça frisait comme un petit rire du large, ça perlait comme la Rosette après son bain — elle était bien belle, ma foi, en passant. Et puis cette odeur de goémon sous l’écume de la roche.
— Dis-moi, Jean...
Et Bigorneau restait avec sa question muette — il ne savait pas quoi demander ! Mais il y avait quelque chose à demander. Il y avait une question, peut-être comme le premier Idiot tout juste débarqué qui n’était pas encore homme, ou qui ne savait pas ce qu’il fabriquait dans tout ça.
— Dis-moi, Jean... pourquoi? Pourquoi, quoi?
Une mouette a crié sur le bout du quai.
Et Jean regardait Bigorneau comme s’il n’avait jamais vu pareil prodige. Mais le petit Noroît soufflait et Copernic s’est mis à aboyer après l’univers.
Il a viré le bout du quai avec son canot, qui était tout blanc jusqu’alors, jusqu’au jour où, dans un coup de révolte (contre quoi, on ne sait pas), il l’a peint de goudron noir depuis le bout-dehors jusqu’au tableau arrière, gouvernail compris. Mais la grand- voile restait bleue et le petit foc qui faséyait. La balise restait en place et les rochers de la passe écumaient. Bigorneau aussi. Quand il était à terre, il y avait toujours quel- que chose qui colérait en lui — mes « typhons », disait-il —, et puis ça partait dans un rire sitôt la balise passée avec son petit chapeau rouge (rouge = danger). Dame ! Bigorneau aimait le danger, il aimait la tempête, le vent, l’inconnu — l’odeur du chèvrefeuille aussi dans les sentiers du Sémaphore. Mais il fallait bien rentrer à terre le soir, c’était ça l’ennui, ou dans un port et c’était le commencement d’autres ennuis... qui n’étaient pas maritimes. À peine le pied à terre, on l’entendait lâcher toute une bordée de jurons choisis, en bon français, et même en breton : gasht, maloru, on pouvait l’entendre jusque chez les bonnes sœurs, « Voilà Bigorneau qui rentre », disaient les pêcheurs.
Pourquoi donc était-il si fâché? Avec le Continent, avec lui-même?
Avec la vie? La vie, quoi, à part le large et les brisants qui souriaient toujours, même quand ils claquaient l’étrave et roulaient sur le pont ; la tempête, c’était souriant, c’était à traverser — tra-ver-ser, c’était le mot de passe favori de Bigorneau. À terre, on traversait quoi? du rien qui bouge, des sourires alléchants, trop alléchants, qui finissaient dans je ne sais quel lit, d’où l’on sortait avec une soif de muscadet comme si l’on était un énorme trou de soif. Jean Bernest (tel était le nom de notre Idiot) était alors un formidable frère. Avec lui, on se comprenait.
Et puis le silence au large, par calme plat, quand le petit clapot clapotait gentiment contre les bordées comme si la vie partait infiniment dans le bleu. Une petite seconde tranquille qui flottait comme l’écume sur la houle. Et puis cette soif encore d’aller plus loin, comme s’il y avait un « plus loin » merveilleux... qui trompait toujours pour vous attirer plus loin encore — est-ce qu’il y avait un bout de tout ça? Et pourtant, Jean-Bigorneau ne voulait pas de bout du tout ! Le « bout » c’était toujours à recom- mencer. Alors Bigorneau commençait à grincer comme une poulie mal graissée. Et la question nulle et muette recommençait.
Il aurait bien pu se noyer dans le muscadet, ou plutôt dans le large une bonne fois pour toutes — pourquoi donc avait-il envie de se noyer? Sa mère, Lisette (Marie- Louise pour les extraits de naissance — « Marie-Louise-la-silencieuse », disait l’arrière-grand de la tribu) était solidement bretonne et prête à tous les grains, même avec une demi-douzaine d’enfants que lui avait faits son père très chrétien et pas du tout dévergondé. De ce côté-là, c’était solide et franc, c’était même un peu le bon port de Bigorneau, mais il y avait tant d’autres côtés... inconnus — cette fichue généalogie, qui remontait jusqu’où?
Alors il râlait et mettait le cap au large.
Tous les jours, il envoyait de la toile et son petit foc qui faséyait, mais tous-les-jours, c’était bien connu comme un fond de port, et le large n’avait pas de fond, et justement ! Ce Bigorneau, il aurait bien voulu toucher un fond qui n’aurait pas de fond ! Il était parfaitement déraisonnable et insupportable. Il aurait bien voulu trouver un port qui n’aurait pas de quai — autant chercher un port en plein Atlantique, ou en des Hespérides inconnues.
Et il se demandait parfois s’il n’allait pas se noyer pour de bon? Sans raison. Sans raison.
Il était désespéré... de quoi? Et en même temps, il était comme un formidable espoir. De quoi?
Étrange, les bouées d’épaves sont vertes.
La vie, c’était une drôle d’aventure dans une idiotie qui devait avoir un sens — c’était comme une mort qui avait perpétuellement envie de vivre pour courir et une vie qui avait perpétuellement besoin de mourir, ou de courir à perpétuité.
Vous me direz si tout cela a un sens? Hhon, hhon...
Mais il ne voulait plus rentrer au port, c’était clair et décidé, même si cela faisait de la peine à la bonne mère Lisette.
Et il a dérapé l’ancre une dernière fois.
Il y a quelque chose qui manque qui manque tant dans nos vies
Une fenêtre qui s’ouvrirait un infini qui sourirait un coin du cœur qui s’enfoncerait dans Ta grande vague qui coulerait là comme à jamais
Il y a quelque chose qui manque qui manque tant dans nos vies Un quelque chose qui est pour toujours qui comble chaque heure comme une musique connue comme une douceur perdue et retrouvée dans cet instant
Il y a quelque chose qui crie qui crie tant dans nos vies
Quelque chose qui n’est pas là et qui troue nos vies d’une peine sans nom d’un appel si vieux qu’il est comme toutes les peines du monde d’un appel si chaud qu’il est comme un amour sans fond pour toutes ces vies ces vies perdues
Ah ! trouvera-t-on ce quelque chose qui manque qui manque tant dans une petite seconde comme dans les âges perdus?
Ô vagabond des siècles, que cherches-tu ? Bigorneau, quelle idée ! Qui t’a appelé ainsi ?
Moi, je n’ai pas de nom, disait-il, pas de pays, je suis du côté de la mer — pour le reste, voyez les extraits de naissance.
Puis, un jour de ses voyages, ses ports, ses quais sans fin, toujours pareils, Bigorneau a débarqué dans... l’Insensé... total.
Sur un quai, mais un quai comme nul autre quai, pourtant de ce Temps-ci, dans un pays qui s’appelait Plus-Jamais.
Mais Plus-Jamais, ça court, ça court — à perpétuité?
Un quai de béton qui donnait sur des rails, des wagons à bestiaux. Des hommes de fer, la mitraillette à la main, qui hurlaient, et des tas de petits bigorneaux ahuris que l’on enfournait à coups de crosse dans lesdits wagons. Dix, cent, cinq cents, on ne sait pas, dans chaque wagon, jusqu’à ce qu’il fût plein comme une boîte à sardines et que le dernier du tas fût enfourné d’un dernier coup de crosse. Et les glissières de la porte se refermèrent sur la nuit.
Une Nuit comme d’avant les Âges.
Après cette Nuit-là, il n’y avait plus de jour — jamais-jamais. On était mort pour toujours. On n’avait plus de pays — jamais-jamais. Plus de nom, sauf un matricule, 53.766. Plus de frères, sauf de la Misère, plus d’hommes connus, de la mer, de la terre ou des cieux — on était de l’autre côté, de tout, de la vie, de la mort et des enfers, dans un trou de nulle part, qui était peut-être le trou d’un premier bigorneau au monde, qui s’accroche... à quoi? sur un rocher nu. Comme un premier Idiot au monde, muet et sidéré, qui ne se savait ni idiot ni au monde, ni... quoi? Ce n’était plus qu’un formidable QUOI sur la nuit et le néant — c’était peut-être ce « quoi » qui faisait que l’on s’accroche au rocher.
On commence, on finit, c’était pareil. Ce n’était ni commencé ni fini — c’était... rien.
Pourtant, ça dure.
« Ça » a duré trois nuits et deux « jours » de ce Temps-ci, debout, côte à côte, comme dans un wagon à sardines. La première nuit, rien : tout était sidéré. Parfois, le train s’arrêtait dans la nuit et on entendait une volée de mitrailleuse — un trou dans le plancher, un évadé?... Mais on ne s’évade plus jamais de ça ! S’évader, où? De la mort? mais il n’y avait même pas de tombeau pour s’évader de « quelque part » ! La deuxième nuit, debout toujours mais il y avait des matricules qui mouraient tout debout, il n’y avait pas de place pour faire un mort, et les odeurs fétides tout debout. Certains se sont mis à hurler, ils devenaient fous, jusqu’à ce que le matricule voisin lui casse la figure sinon tout le monde allait devenir fou. La troisième nuit, il n’y avait plus que du silence et quelques morts debout — un silence...
Le troisième jour, les glissières se sont ouvertes, et ils furent précipités dans la neige. Et l’Horreur nue.
Bigorneau-53.766 se disait encore quelque chose, comme du fond d’un vieil océan : il faut tra-ver-ser.
Il a traversé 536 jours et autant de nuits. Mais il n’y avait plus de jours ni de nuits, c’était pareil, c’était rien qui s’accrochait au rocher nu. Le cinq cent trente-cinquième jour, Bigorneau s’est senti intérieurement tiré par quelque chose ; il s’est retourné sur sa paillasse — son voisin l’a regardé avec de grands yeux tendres : « Il y avait des prés... » Des prés? « Tu diras à ma mère... »
Et puis c’est tout, il était mort. Un homme de fer est venu, a tiré sa veste rayée, marqué son matricule à l’encre sur sa poitrine, et au four.
Bigorneau n’a jamais su son nom ni le nom de son village, ni le nom de sa mère — il était de nulle part.
Dehors, il y avait des piles de cadavres qui attendaient.
Le cinq cent trente-sixième jour, Bigorneau a été précipité « libre », dans une Nuit plus grande encore parce qu’elle était le jour de tout le monde, mais lui, il était à jamais de nulle part.
Tout de même, il y avait ce voisin aux grands yeux tendres qui lui laissait quelque chose, comme un message.
C’était peut-être tout ce qui lui restait des « hommes ». Bigorneau était mort. Comment fait un mort pour vivre ? Comment faire semblant?
Ce n’était pas possible — pas-pos-sible.
Comment vivre cet impossible? C’était comme des milliers de morts qui lui tombaient sur la tête, coulaient dans son cœur comme du plomb.
Était-ce de la peine, était-ce du Non, était-ce du Oui? Était-ce de l’horreur ou de l’amour quand même?
C’était un trou de feu de Rien. Rien, c’est pas possible. Ni homme ni bête ni poisson, ni bernique sur aucune plage. Une coquille vide — vide, c’est pas possible. Sans ancêtres, d’un seul coup. D’ailleurs tous les ancêtres étaient déjà morts, il était le mort du bout — du bout de quoi?
C’était un QUOI terrible — physiologique et comme une plaie dans le cœur. Une plaie noire, de feu, une blessure irréparable. Cette blessure, c’était peut-être le tout-ce- qui-est. Comment réparer un mort qui bat quand même?
Faire semblant, c’est pas possible. Ou bien on fait un autre cadavre de plus — j’aime pas les cimetières, j’aime pas toutes leurs simagrées.
Comment survivre à un cataclysme? C’était comme il y a des millions d’années.
Comment le premier bigorneau s’est-il rempli de « quelque chose » — mais la croûte, c’était après. Il y avait quelque chose avant la croûte.
Il y avait QUOI?
Ce n’était pas de la métaphysique, c’était de la proto-physique, brûlante et saignante et blessante — oui, il fallait bien mettre une croûte pour protéger cette blessure, ou l’oublier. Les « hommes », c’était une croûte d’oubli.
Ex-Bigorneau ne pouvait pas oublier. Mais on ne pouvait pas vivre comme ça. Ça fait trop mal.
On ne pouvait pas non plus haïr ces autres croûtes qui vivent dans leur Horreur, c’était comme se haïr soi-même, on ne pouvait pas les aimer non plus — on pouvait aimer pour rien, comme un feu de varech sur la plage, comme ces grands yeux tendres qui s’en allaient dans la mort. Il y avait une Tendresse au fond de la croûte. C’était le dernier mot muet de la vie.
Alors? alors quoi, bon sang !
Ce quoi, c’était peut-être le premier mot muet de la vie.
Cette Tendresse, c’était peut-être le dernier mot jamais trouvé — pas vivable dans cette croûte-là.
Alors, ce « jour »-là, notre premier Idiot d’avant les sages, les prêtres et les savants non idiots qui ont suivi, s’est mis à lire les sagesses du dernier de la lignée des penseurs non idiots. Un jour, sur un quai d’une longitude particulière et indéterminée, il a empoigné les sagesses d’un crustacé-pensant — notre Idiot moderne et saignant savait lire quand même et il a vu ce formidable titre : L’Être et le Néant. Le Néant, c’était bien connu, c’était à vivre, mais l’être... quoi? Ça s’en allait avec de grands yeux tendres. Et il a lu, stupéfié, au bout de cinq cents pages de sagesse illisible et non idiote :
L’homme est une passion inutile
Alors, Bigorneau ex-encroûté et complètement idiot est resté muet et silencieux sur ce quai au bord d’un fleuve noir comme cet homme qui vous inscrivait un matricule sur une poitrine de mort.
C’était un tel Scandale de pouvoir énoncer des sagesses pareilles... Dans quel pays, sur quel continent de quelle planète, au bout d’un certain nombre de millénaires de morts saignants et tendres, pouvait-on? Ce sage-là, parfaitement crustacé et non idiot, on aurait dû le fourrer dans un Wagon Noir pour lui apprendre à vivre.
Et notre Ex-Bigorneau 53.766, saisi d’un Scandale Noir, s’est juré qu’il n’y aurait plus — mais Plus-Jamais — de matricule 53.767 sur une coque vide. Il a pris ses cliques et ses claques (d’ailleurs il n’avait pas de cliques mais une formidable claque à claquer quelque part) et il a quitté pour toujours ce Continent noir, casqué, mitré et encroûté, cette longitude du Néant et de la Mort, pour faire voile sur le « quelque chose » qui n’existe pas encore.
Et au-Diable-vat.
Une bergeronnette a poussé un cri, là-bas, près d’une cascade inconnue. Et un homme regardait.
C’était peut-être un survivant des mondes disparus?
Ô petit, il y a une vieille blessure qui crie au fond d’un homme.
Bigorneau a usé longtemps sa blessure, sous tant de latitudes et de longitudes, sur tant de quais, et c’était toujours comme un trou plus profond, comme un feu plus brûlant — comme un rien désespérant. Et où était ce « quelque chose »?... Et ce rien était si brûlant qu’il était la seule chose, comme un Oui et un Non enlacés, comme la vie et la mort côte à côte, embrassés comme des mariés dans un même corps ; et tantôt c’était l’un, tantôt c’était l’autre. Quand c’était trop impossible, il allait plus loin, changer de décor, et ce « plus loin » était un autre trou qui le happait devant, comme un rien qui serait quand même. Comment serait un vieux premier bigorneau qui voudrait devenir un homme là-bas, au bout des siècles? Comment serait un vieil homme nul qui voudrait devenir « quelque chose » par là-bas, au bout de... quoi? Au bout de son usure peut-être. Il faut avoir usé beaucoup de peaux, d’oiseaux et de petites bêtes, et d’interminables bonshommes qui n’étaient pas si bons. Alors Bigorneau marchait et marchait, parce que c’est la seule chose qu’un homme à deux pattes pouvait. Creuser son trou de rien pour aller... quelque part. Et chaque fois, sur un quai d’ici ou de là, un masque tombait : ça blessait un peu plus, ça brûlait un peu plus, c’était comme d’aller à rebours du monde — de tout le monde, diables, dieux, serpents et vacarme. C’était comme une grande Soif, comme un vieux désert interminable qui continuait simplement parce qu’il avait soif.
Il se jetait sur tout, le bien, le mal. Et rien n’était bien, rien n’était mal. Ou l’un et l’autre s’enlaçaient comme des amants, comme une soif de plus. S’arrêter, c’était la mort, « quelque part » c’était la mort : c’était le crustacé instantané. Il ne voulait pas
« réussir », à quoi que ce soit, c’était la réussite des vieilles croûtes définitives et triomphantes, et il ne voulait pas échouer parce que ça faisait des os de seiche d’un vieux céphalopode de plus sur une plage — ce « céphalo » c’était un vieux Malheur. Qu’est-ce qu’il voulait donc, ce pauvre Bigorneau ambulant?
Ce-qui-n’est-pas-encore.
C’est très difficile de devenir ce qui n’existe pas. C’est la nuit et la nuit sans les prochains yeux.
Mais si je le cherche, c’est que ça existe ! se disait-il — ça existe déjà, sinon je ne le chercherais pas, comme une première cellule contenait déjà son vieux céphalhomme usé. Il faut user encore le vieux bonhomme.
Où est le Chemin de Pas-encore?
Il n’y a pas de chemin ! il faut le trouer dans sa propre peau. Sur un quai de désespérance, il s’est arrêté un jour.
Il a fermé les yeux comme un homme seul au bout du monde. Alors une vieille Tendresse l’a regardé dans les yeux.
J’ai aimé J’ai aimé tant de choses qui passent
J’ai aimé le grand vent et le ressac et l’oiseau libre sur son rocher J’ai aimé ce tendre visage et cette mère comme le large j’ai aimé j’ai aimé tant de choses qui passent
Mais ce vent me disait autre chose et ce visage me souriait d’ailleurs et cet oiseau volait par mon cœur depuis depuis des âges
J’ai aimé J’ai aimé tant d’infortunes et promené un chagrin comme les âges
Et j’ai aimé enfin ce qui battait dans mon cœur partout ce qui chantait dans mes chagrins partout ce qui souriait dans tout J’ai aimé Toi qui es mon voyage et mon grand large et mon océan au bout des peines et des chemins
Ô Toi, mon oiseau si vieux si chantant toujours je ne savais pas je ne savais pas que je t’aimais toujours depuis toujours
Tu es mon ciel et mon enfer et ma joie et ma peine et ce qui chante toujours-toujours Avec un cri aussi de ne pas t’avoir aimé toujours de n’avoir pas su ce que je savais depuis des âges avec les rochers et le ressac et le n’importe quoi qui passe qui passe qui est toujours
Alors, cette vieille Tendresse l’a regardé dans les yeux.
— Ô petit, tu as de la peine et tu ne sais pas pourquoi...
Il a levé les yeux, mais il ne voyait personne, il n’avait pas encore ses yeux de demain. Il y avait un arbre au bord du quai. Et tout à coup il a senti une odeur de chèvrefeuille, comme sur les sentiers du Sémaphore, mais ça ne venait de nulle part, ça l’enveloppait. Il a regardé encore, et rien ne bougeait, son corps est devenu tout tranquille comme le fleuve lisse qui coulait, comme un rien qui coulait-coulait avec le fleuve, peut-être depuis toujours.
—Petit, tu commences tout juste... Tu es au commencement du monde.
Tu crois être né au bord de ce fleuve noir, il y a quelques ans, né de cette mère et de ce père, tu crois avoir voyagé dans ce Wagon Noir, quelques jours, mais tu as voyagé longtemps-longtemps sur mon Fleuve, tu as vécu dans beaucoup d’hommes ruinés qui ne savaient pas pourquoi, tu as réussi et péri dans bien des ruines bâties par toi, tu as prié dans bien des temples, ici ou là, et ton cœur est resté lourd et trompé, tu as erré avec un poignard de meurtre et de révolte, mais c’était ton cœur qui se poignardait parce que c’était Non et encore Non, parce qu’il fallait en finir de tout ça, tu as aimé et désiré ce visage et cet autre, et tu les as désertés, et tu as aimé encore parce qu’il faut bien aimer quelque chose, mais ton cœur restait comme un trou de roche qui a tant soif, tu as navigué sur cette galiote et cette autre, esclave et maître à bord, et encore précipité dans cette cale noire pendant des jours et des jours qui n’étaient rien que de la nuit d’Horreur, mais c’était ton cœur encore qui choisissait cette cale, qui voulait et voulait tant trouer cette Nuit et cette Horreur pour toujours, et tu as coulé, sombré corps et biens sans Bien jamais, dans un Rien poignant qui était comme le seul battement poignant du monde, et tu recommençais pour trouver ce qui poignait tant sous cette peau ou une autre, cette latitude et tant d’autres, tu as voyagé et voyagé des siècles d’espoir et de peine, de bien et de mal, sans jamais trouver de port, parce que ton cœur est infini comme ma grande Mer, et tu es mort tant de fois que ton cœur est lourd de toutes ces morts pour rien, de toutes ces peines jamais comblées, comme si c’était la Mort qui marchait pour vivre et la Vie JAMAIS.
Ô petit, tu es au commencement des Temps, vas-tu périr encore, comme les millions et les millions avant toi — qui étaient toi.
Elle s’est tue, et cette seconde du fleuve était si immobile, si poignante, qu’elle était comme une perle d’Éternité au bord d’une première Mer, si pleine qu’elle allait éclater d’un grand ressac d’amour sur un premier brisant.
— Ô Mère... Mère de Tendresse, dit le petit qui était accroché là sur son rocher, ô Mère, j’ai tant peiné.
Il y eut encore ce Silence qui sentait le chèvrefeuille, et tout était immobile comme une immense question sans mot, comme un premier murmure qui n’a pas encore murmuré sur les grèves.
— J’ai tant peiné, a répété le petit.
Et c’était comme le premier ressac des peines du monde.
— Petit...
Il y avait une si grande tendresse dans cette Voix d’aucune langue qui pourtant soufflait doucement comme une brise légère sur une lande de fenouil, comme une musique oubliée et revenue.
—Petit, tu arrives enfin à ma première blessure, à cette Joie qui s’est recouverte de tant de croûtes, à cet Amour qui s’est recouvert de tant de masques, à cette Vie qui s’est couverte de Mort pour trouver ce qu’elle a dans le ventre enfin, et dénouer l’Énigme blessante et courir sur mes grèves de Tendresse sans avoir besoin de partir dans la mort des Cieux, ni dans l’Olympe des dieux, ni dans les Styx qui peinent, pour recommencer encore. Il faut dénouer l’Énigme, guérir la vieille blessure dans ton corps, ici-maintenant, dans ton premier rocher nu, ta matière du Commencement qui contient sa fin — et son Sens pour la Terre.
— Mais...
— Écoute, enfant, il n’y a pas trente-six ou 53.766 matières, d’homme, d’oiseau ou de volcan, il n’y en a qu’une. Il n’y a pas trente-six saluts, ailleurs ou dans les Cieux, il n’y en a qu’UN — le salut est sur la Terre, dans la Terre, dans ton corps, là où est née ma première blessure.
Et sa voix est devenue grave comme le grondement d’une Mer au loin.
— Et la Terre, tu entends, la Terre, maintenant, comme toi, doit trouver son Sens et sa vraie guérison, ou mourir une fois de plus.
Puis tout s’est tu.
Elle avait disparu dans l’odeur de chèvrefeuille.
Il restait un quai nu au bord d’un fleuve qui coulait-coulait-coulait... Il y avait un silence si profond dans l’âme de cet enfant.
Un silence qui s’en allait loin au fond, comme dans cette troisième nuit du Wagon Noir qui s’enfonçait, brûlante, contre un rocher nu où s’accrochait, mortelle, la coquille nulle d’un enfant d’homme, qui n’était plus homme, qui était quoi?
Longtemps — des secondes ou des ans —, il est resté dans cette brûlure silencieuse, comme s’il était frappé de mutisme, et c’était si muet, si vaste que ça rejoignait des Âges où nul n’était encore, sauf la mer et les vents et un premier ressac ; et c’était si déchirant de brûlure de Rien sous quelque étoile que ça faisait presque un cri, une faille, si terrible qu’elle allait éclater comme un volcan des premiers temps et fendre ce rocher nu.
Alors un Feu a commencé de monter du fond des Temps, du fond d’un premier vivant sous quelque étoile, et c’était comme un cataclysme sans éclat, tout-puissant, irrésistible, insupportable, comme si une première Vie empoignait la Mort pour la déchirer de fond en comble, l’éructer dehors et envahir de son Feu impossible cette carcasse nulle et sidérée qui aurait presque crié : mais je vais mourir ! et c’était la Mort qui mourait sous cette impossible lave épaisse, dense, implacable, qui montait- montait du fond du ventre de la terre et déchirait, lacérait, écrasait et déracinait un vieux mort qui s’était toujours cru vivant.
Un cataclysme de Feu silencieux.
Non, jamais-plus il n’y aurait de 53.767. C’était le Wagon Noir éclaté.
C’était un monde éclaté.
C’était une impossible « Chose » qui commençait, qui éclatait tous les petits morts qui vivent, tous les petits mondes qui truquent et trichent, tous les petits fantômes qui hurlent et marchandent, toutes les petites passions sans sens qui s’assassinent — toute la vieille zoologie délirante — pour les obliger à être ou à disparaître.
Là-haut, là-bas, il y avait des temps, la Grande Mère avait dit, et sa Voix était comme une tempête tranquille qui couvrait un horizon noir : « Ma Douleur veut obtenir la réponse des hommes... par n’importe quel moyen. »
Car sa Douleur, qui est la douleur de la Terre, est de n’être pas cette Joie, cet Amour, cette Vie qui couve sous notre Roc de Mensonge.
Sa Blessure, qui est notre blessure, est de n’être pas ce-que-nous-sommes.
— Eh ! passant...
C’était sur un quai ici ou là, de l’Amazone, du Nil, du Gange... C’était, où sais-je?
« Je ne sais même plus je », se disait-il.
C’était seulement ce souffle de lave qui montait-montait, qui vibrait comme une marée épaisse, et cette petite chose vivante à travers quoi ça passait, comme un éventré, comme un nouveau-né de la terre. C’était incompréhensible. C’était comme un terrible miracle.
C’était très SACRÉ.
Mais rien n’est sacré comme cela au monde !
Aucun lieu. Sauf, peut-être, un premier vent qui souffle à travers une forêt vierge, et un oiseau qui regarde, ces branches, ces feuilles, ces pousses qui tremblent, et lui, là- dedans : un regard. Et puis ça chante, parce qu’il faut bien chanter ce Miracle. Il faut bien crier, rugir, siffler, papillonner sur les odeurs et bourdonner pour dire qu’on est dans ce Miracle : un je-suis-là partout, avec les branches, les feuilles et les jeunes pousses, et ce souffle miraculeux sorti d’un ventre noir. On a envie de le crier partout, d’être avec tout, dans tout, comme un même chant de rien, pour tout, parce que ça est ce miracle d’être.
Cette jeune pousse qui n’était pas encore Bigorneau, ni grenouille ni rien qui se sait soi-même, oh ! ce « soi-même » qui tout d’un coup est sorti du ventre noir et a fermé toutes les portes du monde et oublié son chant. C’était comme un immense oubli qui s’était encroûté pour oublier son oubli, pour enfermer ce trop-vaste, et qui avait bâti des grammaires pour apprendre son monde et sa langue, et tout était profane, et rien n’était vécu sauf la peine d’être... rien. Et « toi » et « moi » faisaient des choses à prendre, à subjuguer ou à ingurgiter, à haïr et craindre ou à concubiner pour agrandir la bande dans ce château de pierre ou cette église, sous cette bannière ou cette autre, sur un vieux ventre noir qui chantait tout seul et poussait des graines neuves comme par miracle, comme dans l’espoir toujours, comme dans l’attente toujours et dans l’avenir de toujours qui dormait là sous ce vieux ventre... inconnu.
Mais ils avaient déjà fait la grammaire de l’inconnu.
— Eh ! l’étranger, de quel pays es-tu ?
— Dame...
Bigorneau s’est gratté la tête. D’un seul coup il était redevenu bigorneau avec un chapeau d’homme et un passeport.
Mais on ne « passe » plus nulle part — rien ne passe. Ou c’est rien qui passe.
Alors Bigorneau tout-neuf s’est mis à marcher parce que c’est la seule chose qu’on lui avait bien apprise. Et soudain, il s’est souvenu d’une très vieille langue maritime qui soufflait : il faut tra-ver-ser.
Et toujours cette lave mouvante, plus dense, plus impérieuse chaque jour, qui montait de sous la plante de ses pieds, envahissait ses jambes, ses cuisses, le tronc, et venait cogner-cogner contre cette calotte de bigorneau pensant, et encore et encore, comme une formidable écluse lâchée dans le ventre de cette terre, comme un formidable souffle de l’autre côté des mondes, et quelquefois ce vieux bonhomme de crustacé malgré tout, même éventré et nul, se sentait pris de panique... qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qui se passe? L’inconnu? Mais même une première forêt vierge sous quelque étoile est un produit connu sorti du ventre noir : un premier oiseau miraculeux chante son Miracle ; et lui, Bigorneau... il chantait quoi ? Il ne chantait pas du tout, il était même sidéré comme dans un tremblement de terre, avec une espèce d’ivresse malgré tout parce que sa quille roulait sur une mer inconnue, une terre pas ferme du tout — tous nos « inconnus » d’avant sont vécus, palpés, humés, respirés des milliers de fois dans notre peau, entassés des millions de fois dans nos cavernes ; l’Amazonie, il la connaissait par cœur. Mais Ça ?... Et Bigorneau regardait ses pattes avec ébahissement, comme Jean l’Idiot, ses pattes si lourdes de « quelque chose », qui roulaient dans l’Inconnu. Non, ce n’était pas, ou plus, comme un vieil arbre qui suce la sève de la vieille Nuit — c’était d’une nuit d’avant la Nuit, c’était une Sève nouvelle qui déchirait le Ventre même de la vieille Nuit et de tous ces arbres connus qui portaient un fruit de mort pour vivre encore, de toutes ces espèces répertoriées qui portaient des petits de mort pour faire des morts un jour qui espéraient vivre encore. Non, c’était autre chose — Autre Chose. Ce n’était plus la « vie » ! il n’y avait pas de mort là-dedans ! ou était-ce le ventre de la Mort qui s’ouvrait sur autre chose. Et c’était très SACRÉ, c’était incompréhensible, c’était une autre Naissance qui ne sortait pas de la mère, la bonne mère Lisette d’un vieux quai là-bas — qui n’était plus breton ni maritime, tous les quais du monde connu étaient balayés d’une impérieuse tempête, jaillie, soufflée d’un ventre inconnu qui était pourtant le Ventre de la Terre, mais quelle Terre? Non, ce n’était plus la terre géographique et grammaticale des vieux grammairiens de la Mort et liturgique des vieux prêtres de la Mort... c’était... un épouvantable Miracle.
Et tout d’un coup, Bigorneau a dit Merci au Wagon Noir, Merci à toutes ses peines, ses innombrables péchés, Merci à tous ses riens... parce qu’il serait resté dans le Rien-à-jamais s’il n’avait pas traversé ce vieux cataclysme.
Et il a dit Merci à la Mort parce que, sans elle, il n’aurait jamais crié pour vivre enfin, pour briser et délivrer cette vieille croûte de crustacé pensant, ce vide et ce nul qui se croyait plein et homme à perpétuité sur cette vieille galère.
Maintenant, il fallait tra-ver-ser cet autre Cataclysme... inconnu, cet épouvantable Miracle à l’envers qui n’avait pas encore trouvé sa chanson ni sa langue, ni ses moyens de vivre.
Il suivait la côte, la ligne des roches, le sable blanc où se pose la mouette rieuse, et le sage cormoran tout noir perché sur le brisant — on ne pouvait pas se tromper : il y avait une côte ; mais ses pas lourds et bizarres qui marchaient avec lui, tanguaient un peu comme sous le souffle de quelque Poséidon, et il mendiait son bol de riz, ou de n’importe quoi ici ou là, parce qu’il faut bien, encore, nourrir cette espèce de chose ambulante, mais ce n’était pas cela qui nourrissait, c’était comme un vieux sillage qu’il traînait. Et là-dedans, il y avait un étrange alizé qui vibrait, qui montait toujours du fond de l’Inconnu. Cette vibration, cette onde lourde et pourtant si légère qui le sillonnait de part en part, c’est cela qu’il écoutait, c’était comme son Secret muet, et c’était si indiciblement sacré... Il écoutait-écoutait, comme si cela allait parler son secret, l’emmener dans son Nord inconnu, le porter et le guider comme l’oiseau.
Qu’est-ce que cela écoute, un oiseau-pas-encore? un « quelque chose » qui respire un air impossible, souterrain et impérieux, une sève montante d’aucun arbre, et qui se débat pour savoir ce que c’est, pour pouvoir vivre ce que c’est dans une vieille carapace trouée qui fut d’homme, sur une vieille côte qui ne connaît pas son Nord. Ils avaient pourtant tracé des coordonnées, des latitudes, des longitudes sur ce petit globe d’antan, ils avaient fait une cage soigneuse pour attraper l’oiseau sauvage, ils avaient trouvé des sextants, posé des phares et des balises pour faire naviguer leur navire. Mais la galère coulait et les hommes à bord devenaient fous, se mutinaient et s’entre- tuaient pour attraper les derniers vivres dans les cales. Et les cales étaient vides.
Les cales étaient vides. Ils avaient tout vidé.
L’oiseau sauvage avait ouvert ses ailes et quitté le bord, l’oiseau de toujours qui avait navigué sur leur terre et d’autres, logé sur ce navire ou d’autres et dans leur cœur, mais leur cœur était vide comme leur cale, et ça coulait parce qu’il n’y avait plus rien à bord, et les maîtres à bord avaient perdu le Nord.
Lui, l’oiseau-pas-encore, il écoutait-écoutait ce battement d’ailes qui ne disait rien, cette Vibration si lourde et si légère qui montait, comme une tempête tranquille du fond des Âges, du fond d’un Néant qui était un formidable « quelque chose » au milieu du désastre des vieux crustacés dans leur coquille vide comme leurs cœurs et leurs cales.
Mais il y a eu plus d’une coquille vide depuis les temps, sur de vieilles plages disparues, plus d’un squelette fossile pour faire de l’Avenir obstiné, et quel était cet oiseau obstiné qui battait-battait encore dans un cœur assoiffé pour faire de l’Avenir malgré tout, ou à cause de tout?
Allait-il faire des squelettes améliorés, ou quoi?
C’était la question battante dans son cœur, la Vibration qui fait vivre. La Question qui fait naître.
L’oiseau de toujours n’a pas besoin de faire de la géographie ni des coordonnées, ni d’encager le Miracle, il vit toute la géographie d’un seul coup d’aile et ses coordonnées rieuses à chaque instant.
Mais lui, l’oiseau pas encore né ou impossiblement né dans ce tremblement de terre sous ses pieds, incompréhensiblement là, sans sextant ni compas?
La galère coulait.
La Mort reprenait son bien.
Et lui? Ce vivant malgré tout d’une vie qui ne se savait pas elle-même, comme sortie de sa propre tombe.
Alors, ce battement d’ailes a vibré dans son cœur, et il a viré de bord ; il a quitté la côte, les mouettes rieuses, les ports, les quais, et cette galère qui coulait par l’avant.
— Va là-haut, il y a un homme qui sait.
Semblait dire cette chose qui vibrait dans son cœur, comme un premier souffle d’aucune langue.
C’était de la géographie immédiate.
Mais tout de même, il y avait ce vieux chagrin qui saignait dans son cœur. Et pourquoi?
Il y a tant de vieilles tombes dans un homme.
Il avait tant vécu et c’était comme la Misère de tous ces hommes ensemble, des pleurs jamais pleurés, des tendresses jamais dites. Des courages qui s’en allaient à l’aube d’aucun jour vrai et des silences qui s’en allaient dans leur Silence de toujours, avec une tendresse comme leur amour du monde quitté, d’une mère perdue et désolée. Ah ! naîtrons-nous jamais?
Pourtant, il était né, ce petit d’homme, à une aube fabuleuse et inconnue, mais que lui servaient toutes les aubes et toutes les fables, si un cœur peine quelque part, si un amour s’en va tout seul dans la vieille Nuit de la Terre, si un petit là-bas va et vient et court et se cogne contre rien, si un vieux naufragé de la vieille galère s’enfonce dans ce trou insensé, dans ce vieil océan qui garde tout, les peines et les amours et les espoirs, les désespoirs, les morts qui recommencent pour espérer. C’était une Misère si profonde que cela faisait un joyau de feu au centre de ce cœur abyssal, ou une bles- sure qui saignait de toutes ces peines jamais guéries. C’était son oiseau de feu, sa mouette sauvage qui battait des ailes sur son rocher tout seul. Et n’étions-nous pas nés pour être tous ensemble dans une même vague sauvage et tendre, dans un même cri? Où était le sens de toutes ces routes à l’infini, de tous ces caps mal virés ? et ces bouées vertes qui soufflent çà et là un cri immortel pour le grand vent?
Il allait, ce petit d’homme, ce nouveau-né d’une grande question, il grimpait le sentier inconnu, conduit par ce battement d’ailes, cet oiseau de feu qui était comme son propre cœur battant. Il a marché longtemps avec sa lave de fond qui montait- montait, dense et impérieuse, inarrêtable, comme un premier cataclysme pour une première vie sous quelque étoile.
Et il est arrivé aux premières neiges là-haut, qui ressemblaient tant à ce cri ébloui quand les glissières du Wagon Noir se sont ouvertes sur le grand Nu.
— Je t’attendais, petit.
Une bergeronnette s’est envolée avec un cri, avec une goutte d’eau qu’elle avait bue de la petite cascade. Elle allait vers les plaines et le grand fleuve semer son cri pour qui entend, pour qui veut — et qui veut? Elle allait semer une petite goutte d’eau claire pour qui a soif.
— Ô petit...
Son regard bleu s’en allait à l’infini, s’en allait dans l’infini du cœur d’un petit d’homme, se perdait là comme par des siècles.
Et l’enfant a bu cette seconde qui rassasiait tout, qui emplissait tout comme la Victoire déjà gagnée sur toutes les nuits et toutes les peines, comme le Baume qui efface tout dans un Amour qui était toujours-toujours. Comme un Sacre. Et où donc était le chemin pierreux, où le non-là ? C’était tout là, on pouvait se perdre là comme un petit flocon dans la grande neige...
Alors le Vieux des ans a regardé encore, et c’était une autre seconde, et le bleu de ses yeux était devenu comme du feu, comme un trésor de feu sans fond, et le petit a frémi. C’était un grand battement d’ailes sauvages par les mers de son corps, c’était comme un cri pas encore crié.
L’enfant a bu cette seconde de feu qui venait rejoindre le feu de son cœur et la vieille Blessure et cette lave qui montait des grands fonds, comme s’il se souvenait soudain des siècles et d'une terre et des petits de la Nuit qui couraient sans savoir.
Et le Vieux a parlé dans une langue qui faisait un grand battement d’ailes par les ans et les écumes, qui faisait comme une musique oubliée et revenue. Et le petit a frémi encore dans son cœur et dans son corps, comme la risée qui court par une mer inapaisée.
— Tu as bu ma seconde de neige, mais pourquoi serais-tu venu par ce long chemin pierreux si c’est pour te fondre là et faire une goutte de neige, qui s’en ira par le grand fleuve — garde ma seconde de neige au fond de tes jours et des cailloux du long chemin, elle te portera silencieusement dans son vieux Silence de toujours. Mais tu es né pour un cri, tu es né pour un chant, tu es né pour un Amour brûlant sous la vieille roche des ans. Et tu portes la vieille croûte des siècles pour lui arracher son Énigme et son Miracle, sinon pourquoi aurais-tu marché tout ce long chemin et usé tant de peines et tant de corps, si c’est pour faire une goutte encore dans le vieux fleuve et te briser sur le vieux Roc toujours pareil?
Il s’est tu, et c’était une autre seconde tranquille, comme si tout avait été toujours tranquille sous ce vieux monde qui roule parmi les astres et les feux clignotants de l’univers.
— Ces feux t’appellent à l’aventure de l’univers. Et tu es une seconde de feu de la Grande Mère qui a allumé ces univers et qui peine parce que nul n’a encore donné un corps vivant à sa Joie, à sa Tendresse, à ses Pouvoirs conscients — ils s’en vont tous dans la mort chercher ce qui est là, ils s’en vont tous dans les cieux ou les enfers chercher ce qui est là, ils enferment tous dans une fausse croûte le Pouvoir qui est là. Et le Miracle court toujours par des mers inconnues avec son cri d’oiseau sauvage...
La petite bergeronnette est venue boire une goutte encore et s’est enfuie dans un cri.
— Tu es ce cri, tu es ce feu, tu es ce Miracle qui attend, tu es l’enfant de la Grande Mère qui veut son Miracle — par n’importe quel moyen —, qui veut sa Terre vraie et son chant et ses hommes conscients qui n’étaient pas faits pour d’éternels recommencements. Rien n’a commencé, petit ! Tu es au commencement.
Le petit a ouvert des yeux ronds, il était comme perdu et retrouvé, il comprenait et ne comprenait pas, il émergeait dans un inconnu trop neuf, sans langue...
— Mais oui ! enfant. Car toute cette terre et toutes les particules de cette terre sont faites de la substance — tu entends, la substance — de la Grande Mère, bigorneau compris. Il n’y a qu’UN. Et c’est Elle qui peine en toi, c’est Elle qui peine sous tous ces hommes pour se délivrer et les délivrer de cet affreux Mensonge... par tous les moyens, Wagon Noir compris. Nous sommes les fils de la Grande Mère, nous som- mes, nous sommes. Nous sommes les fils sacrés sous toute cette profanation des hommes et nous devons devenir ce que nous sommes.
Et tout d’un coup, cette lave dense qui montait du fond de la terre, du fond des siècles déchirés, à travers ce corps d’un petit d’homme et qui cognait là contre cette carapace crânienne, a donné un dernier coup de boutoir et jailli à l’air libre comme un volcan blanc. Et tout était blanc. Et ça montait-montait encore, mais dans un air si dense, ça montait sans fin comme pour trouer l’infini, et lui... lui, quoi ? cette petite coquille en dessous comme un pont, un minuscule pont, entre cette densité noire qui montait et cette autre Densité, cette même Densité blanche, écrasante Densité qui montait dans son air sans fond et sans fin, comme si les deux bouts du monde se joignaient dans un triomphe blanc.
Étaient-ce des secondes, étaient-ce des jours, ou des mois?
L’enfant regardait les yeux grands ouverts, ce Vieux, cette cascade, cette coquille, la piste de ses pas qui avaient grimpé jusque-là, c’était parfaitement physique, et ça montait-montait encore à travers cette vieille coque, mais c’était un autre air ; il sentait son souffle mais c’était un autre souffle, il voyait ses pieds qui avaient tant marché, c’était concret, c’était là, mais c’était un autre « là »... étrange, incompréhen- sible, écrasant, comme un premier là au monde sur une grande plage de neige, et le Vieux qui regardait. On aurait dit qu’il souriait.
Tout était pareil et tout était différent. Puis il y eut un arrêt.
Et tout d’un coup, sans que l’on sache pourquoi, cette même Densité blanche, ce même Volcan blanc, ce même Souffle écrasant s’est retourné et s’est mis à descendre- descendre dans cette petite coquille...
Mais je vais éclater !
Il était sidéré et empoigné et trituré comme de la pâte à modeler ; et maintenant, au lieu de cogner-cogner contre cette carapace crânienne, ça cognait-cognait comme sous ses pieds, contre une invisible carapace en bas qui était comme toute la terre, comme si lui et tout le reste était une même croûte de plomb — un formidable pilonnage. Avec chaque respiration, ce Souffle écrasant descendait, cognait en bas, remontait-rebondissait et redescendait et remontait et redescendait... in-dé-fi-ni-ment. C’était une Puissance. Un Niagara de Puissance solide, aussi inarrêtable que l’écluse noire qui s’était ouverte sous ses pieds dans ce trou de Rien qui criait-criait tant pour avoir un Sens au milieu de ces morts vivants.
C’était comme une trouée entre deux univers.
Il débarquait dans un autre monde qui était le même pourtant, pilonné et écrasé par un formidable « Quelque Chose », qui était comme la Vie de la vie.
Il débarquait dans le Mystère.
Il débarquait dans un terrible Miracle, qui était comme le Miracle de la Terre, lui, tout petit et tout pareil, comme un premier vivant qui ne sait pas très bien comment respirer cet air-là.
Mais au fond de son corps et dans ces millions de cellules, il y avait quelque chose qui souriait comme un premier soleil, qui re-connaissait son impossible miracle et son premier sourire au monde. Et c’était Elle qui souriait.
— Maintenant, va à ton travail, dit le Vieux simplement. L’enfant regardait et regardait sans comprendre.
Mécaniquement, ou avec ce battement d’ailes sauvages, il a repris le même sentier, pas à pas et lourdement, écrasé et pilonné par cet air sauvage qui faisait un million de petits sourires dans son corps effaré et bouleversé.
Il s’est assis sur un rocher, il regardait les plaines là-bas, un peu roses, et le grand Fleuve qui coulait de la petite cascade, pareil, et plus rien n’était pareil. Il a regardé longtemps. Et cette incompréhensible Puissance qui martelait son corps et le rocher sous lui, qui pétrissait et pétrissait cette vieille carcasse comme de la pâte à modeler, et ça résistait, ça écrasait comme s’il était un paquet de fer, comme s’il était le naissant d’une vie nouvelle et l’agonisant de la vieille vie, la Vie et la Mort ensemble dans la même peau, l’impossible et le possible, comme un vieux poisson des abysses projeté sur la plage des millénaires, et c’étaient des millénaires qui se débattaient dans sa peau, et comme un an zéro qui absorbait ce Soleil par un million de pores.
C’était adorable, ce Soleil.
Il a fait quelques pas, et encore il s’est assis sur un rocher. Il regardait et regardait sans comprendre, et c’était tout son corps qui regardait et comprenait sans comprendre, comprenait par un petit cri partout, un million de petits cris gémissants et souriants qui était oui et oui un million de fois, parce qu’il n’y avait que du OUI ou... quoi? Le oui, c’était battant et marchant, c’était ce pas et encore ce pas, c’était le seul Possible ou... quoi? Mourir, ça n’existait pas — ça n’existait pas ! c’était le songe des millénaires de la vieille Nuit, tout son corps le criait. Il était dans un indéfinissable chaos.
Il a fait quelques pas encore, il regardait son chaos ambulant, mais ambulant quand même, c’était un impossible Miracle, mais un miracle quand même, une respiration quand même avec chaque pas un peu plus possible.
Et puis, cette adorable chose qui était si pleine, si « étante », comme une densité d’être ensoleillante.
Alors, il s’est arrêté, saisi soudain dans tout son corps, dans ces millions de petites pulsations souriantes, et c’était un cri, un seul cri arraché à la vieille Nuit, une évidence comme rien n’avait été évident depuis nos millénaires nocturnes : Mais c’est... un for-mi-da-ble POSSIBLE !
Et tout a basculé sous ses yeux, ses vieux yeux d’homme encore là qui regardaient d’un coup l’avenir, le présent et le demain ensemble, mais un formidable DEMAIN, vivant-battant-souriant et impossiblement possible — c’était là, ça se vivait, c’était le Miracle vivant de chaque seconde qui respirait. « Mais si je le vis, c’est que tout peut le vivre !... Je suis un vieux bigorneau comme tout le monde ! » Et quel était ce « je », il ne le savait pas très bien, c’était un vieux je répandu et tout poreux qui buvait- buvait ce formidable Possible. C’était de la même espèce, et pourtant c’était une autre espèce... chaotique.
Et tout à coup, il a compris le chaos de la terre. C’était un tout de la même terre. C’était une même Terre qui roulait et se débattait dans un énorme Impossible qui devait devenir Possible, dans un énorme NON de roc qui devait s’ouvrir sur la vieille faille, dans un énorme rien de nuit qui devait béer sur « quelque chose » enfin, sur le seul Oui qui fait vivre. Et il n’y avait qu’un corps qui pouvait crier ça par ses millions de cellules, par ses millions de suffocations dans les vieilles ruines. Leur tête était folle, leur terre était ravagée, mais un CRI pouvait jaillir du vieux chaos fécond comme il avait jailli bien des fois en d’autres espèces asphyxiées et moribondes qui n’avaient plus qu’un corps pour vivre encore et ambuler, ou faire un autre squelette jeté à la côte par le ressac et le grand vent... Mais il n’y aura plus personne doté d’un compteur pour dire que ce squelette avait tant de millions d’années, parce que ce sera une Terre Nouvelle et un autre air et une autre espèce sans croûte autour.
Alors, Bigorneau a fait quelques pas, et il a compris encore quelque chose. Mais là, c’était un Scandale comme il n’en avait jamais connu depuis un vieux quai des latitudes occidentales :
Ils ne connaissent plus leurs propres moyens !
Ils ne connaissent plus leurs propres moyens...
Bigorneau a fait quelques pas encore, c’était lourd et écrasant, mais c’était la vieille quille qui pesait, c’était léger et fluide comme une première brise du matin, c’était un premier matin sur un vieux monde qui coulait, il fallait inventer le nouveau moyen ! il fallait marcher dans ce quelque chose qui frisait sur une mer inconnue, un pas et encore un pas, c’était la vieille coque qui pesait, on aurait dit des os, un squelette qui peinait, marchait-marchait quand même dans... quelque chose — c’était si léger et impalpable, et écrasant dans cette vieille croûte, c’était la Vie même qui marchait dans un vieux mort, des milliers de morts empilés : une couche et encore une couche dans une préhistoire mortelle et... inétante. Il regardait les plaines un peu roses et ce fleuve qui coulait-coulait, et ces milliers d’hommes encore debout qui marchaient allégrement, et vite-vite-vite dans leur propre mort debout, dans leur inexistence de plomb et qui coulait par mille sabords, dans leur galère à perpétuité qui en avait assez de sa galère et qui sombrait pour faire des petits squelettes encore, améliorés et indu- bitables, comme les dinosaures, les plésiosaures et le reste. Ils n’avaient pas les moyens de faire autre chose ! ils avaient perdu tous les moyens de passer à autre chose, même leurs cellules étaient chimiques, ils étaient encroûtés une fois pour toutes dans leur Science qui savait tout, ou allait bientôt tout savoir, et dans leurs Saluts célestes ou infernaux pour l’éternité du Bon Dieu ou du Diable — bon sang ! c’est pas possible d’être aussi bouché. Et Bigorneau regardait et regardait... la Grande Imposture des crustacés savants, pensants et digérants, et aussi primitifs dans leur Science que dans leur Religion.
Ça coulait, dame ! et ils ne connaissaient pas le passage. On les avait encroûtés de tous les moyens possibles de ne pas connaître leur propre connaissance et de ne pas vivre leur propre vie et de ne pas sourire dans leur propre corps, on les avait volés de leur propre vie et de leur propre miracle et de leurs propres yeux — ils avaient tout vu au bout de leurs microscopes et de leurs sacrés catéchismes... et personne ne s’était aperçu que ce monde vu et télescopé et radiographié et irréfutablement pourvu d’un Dieu céleste et baptisé était un monde vu par des yeux de crustacés, pensé par des cer- veaux de crustacés et sanctifié par des dieux crustacés — si on sort de là, c’est autre chose. Mais personne ne savait comment sortir de là ! personne ne savait son propre secret. Ils étaient dans un super-wagon noir de luxe avec des antennes de tous les côtés et des pinces et des crochets très améliorés pour digérer le voisin. Ils savaient seulement améliorer la mort. Ils savaient seulement comment élargir leur Je de crustacé, leur Religion de crustacé et leurs moyens de crustacés pour englober dans leur folie les moins encroûtés qu’eux, jusqu’à ce que toute la terre soit une seule et même croûte solide et asphyxiante.
Mais...
Mais il y avait un impitoyable Miracle au fond de la Matière qui voulait son propre miracle — par tous les moyens — et qui faisait sauter tout ça. Il y avait une Grande Mère là-dedans qui voulait ses fils conscients et souriants, et dotés de leurs propres pouvoirs miraculeux et immédiats et de leur propre Joie dans un corps. Ça résistait partout, dans le squelette de Bigorneau comme dans le corps de toute la terre, mais la résistance même bâtit l’intensité qu’il faut pour briser la Résistance, et la Grande Mère pilonnait et pilonnait cette Terre pour délivrer sa propre Joie enfouie, son grand oiseau sauvage, et sa Tendresse sans mort.
Bigorneau a fait quelques pas encore, et ça marchait toujours — c’était en marche... partout. Il était trituré et pilonné et pétri comme de la pâte à modeler, mais il voyait le Grand Miracle en marche, et c’était si fabuleux, si merveilleux dans le chaos ! enfin on allait sortir de tout ce Malheur et ce Mensonge — par le vrai moyen. Par ce qu’on EST.
Lentement, il est redescendu vers les plaines et le tumulte et les peines, et il a fait toutes sortes de découvertes en route, avec chaque pas, comme si ça jaillissait tout seul.
12 janvier 1997 Vivékananda
Le monde est autre que nous le pensons et le voyons maintenant Nos vies sont un mystère plus profond que nous l’avons rêvé.
Sri Aurobindo Savitri
Son corps était tout lourd et grinçant par toutes les mailles de fer de ce squelette, ce vieux truc qu’il avait trimballé pendant des siècles, mais il s’obstinait comme le vieil Oiseau Sauvage qui avait poussé-poussé à travers tant d’espèces et d’infortunes... fortunées, parce qu’il savait que chaque pas de ce Malheur préparait un CRI enfin, accumulait lentement, sourdement une Force, une Heure de sursaut, ou de Saut enfin dans la Réalité de cette terre et de cet homme asphyxié et volé de sa joie.
C’était lourd et grinçant, et soudain Bigorneau a regardé ce vieux truc brimbalant — mais pourquoi ! Et c’était comme si le corps lui-même, ces millions de petites choses souriantes, se demandaient pourquoi? Ce Souffle-là était si léger et si fluide, et en même temps si écrasant — pourquoi?... Alors, tous ces petits sourires se sont comme ramassés dans un grand Sourire solaire et léger comme un frisson, comme la risée sur une première Mer jamais touchée d’orage, et... Bigorneau s’est mis à glisser, littéralement glisser sur ce vieux sol, comme l’hirondelle, comme la mouette frôle l’écume argentée, un instant... Tiens !
Il a dit « tiens ! » et boum, patatras, il est retombé sur ses deux pattes de plomb avec toutes sortes de petits grincements dans la quille. « Ah ! mais... qu’est-ce que c’est que tout ça? »
Il s’est assis sur un rocher et il s’est mis à considérer ces étranges choses — d’un seul coup, il avait « considéré » et tout était devenu considérable, mais alors lourd, massif et irréductible comme la mort même.
Du coup, il a repris sa vieille tête têtue de Bigorneau — « Moi, je m’appelle Bigorneau, et on ne me la fait pas. » Ainsi disait-il sur un vieux quai breton des ans passés. Bigorneau avait toujours aimé « comprendre », même Jean l’Idiot, et il comprenait bien tout — c’est-à-dire qu’il voulait toucher à tout. « Dame ! c’est pas logique ! » se disait-il, là, sur son rocher. Puis, il y eut ce battement d’ailes... C’est étrange comme le vent était toujours son ami, la brise qui coule partout avec une odeur de lande et de sel. Il a regardé encore. « Mais qu’est-ce qui pèse? qu’est-ce qui cogne là, en bas, et on retombe...? » Il n’y a qu’une Matière, disait cette Mère de Tendresse : d’homme, d’oiseau ou de volcan. Et il y avait toutes ces petites matières encroûtées partout, sur toute la terre, ma foi, et ils étaient dans leur volcan, mais oui !
ils étaient tous dans leur « miracle à l’envers », sans rien y comprendre, et ça poussait dehors toutes les bestioles des âges perdus, des hyènes, des serpents, des monstres disparus et revenus, bien empilés dans leur caverne qui fut aimable et distinguée, et ce n’était plus aimable du tout. C’était une invasion divine. Tout sortait sous cette poussée de lave qui voulait trouer ce Mensonge, une fois pour toutes, sans que l’on recommence une fois de plus toutes les petites grimaces fardées qui guettaient là sous cette carapace pensante. Il fallait sortir de tout ce vieux Marécage, qui poussait aussi des lotus et de jolies fleurs. Ils étaient tous dans le grand Bourbier qui remue et qui sortait ses griffes mortelles et venimeuses — toute la Mort se débattait sauvagement pour garder son Royaume à jamais. Mais c’était fini ! Un dernier coup de boutoir là- dedans et la grande Imposture serait trouée à jamais, on pourrait vivre enfin, à l’endroit — dans le Miracle à l’endroit. Et ça pilonnait-pilonnait, écrasait la vieille coque de Bigorneau comme le reste... à l’endroit. C’était la trouée du Miracle. Un dernier coup de boutoir de la Grande Mère, et alors... et alors ! Mais il sauterait de joie, ce Bigorneau, il bondirait dans un fabuleux, formidable Soulagement terrestre, leur Pesanteur calculée s’envolerait dans un éclat de rire comme on n’a jamais ri au monde, ce serait un autre monde, un homme léger ! Autant ça pèse, autant ça peut soulever ! C’était seulement la pesanteur de leur propre carapace. Et subitement, il y eut un tel Sourire dans le corps de Bigorneau, qu’il s’est mis de nouveau à glisser- glisser, comme l’hirondelle sur le vieux chemin pierreux, c’était comme une ivresse, c’était un jeu de vivre, un grand jeu fabuleux avec toutes sortes de métamorphoses dans une chair aérée qui respirait comme pour la première fois au monde, comme la risée sur la vieille Mer toujours changeante qui s’en allait à l’infini.
Puis, une Voix bien connue l’a enveloppé dans son odeur de chèvrefeuille, et Elle a dit simplement : « Plus tard. » Et il est retombé par terre sur ses jambes de plomb.
« Maintenant, au travail. »
Et l’écrasement pilonnant a repris son vieux pilon dans le mortier nommé Bigorneau. Mais maintenant, Bigorneau savait, parce que tout son corps le savait : un jour, bientôt peut-être, demain peut-être, à n’importe quelle seconde inattendue, ce Mortier-là sera troué par le fond et les deux univers se joindront dans une Vraie Matière qui sourira par tous ses atomes ensoleillés. Et alors, tu pourras — et tout pourra vivre son propre Miracle Divin. Ce qu’il EST.
Il est resté longtemps assis sur le chemin pierreux. Déjà, le tumulte des plaines montait jusqu’à lui et quelques cloches de temple. Une vieille mémoire aussi montait jusqu’à lui de tout ce chemin des hommes, son chemin... Deux milans traçaient des cercles dans l’air cristallin et se poursuivaient et se croisaient avec un cri aigu, puis s’éloignaient sur une autre courbe légère pour se rejoindre encore avec un même cri d’amour — était-ce toujours? Et lui, où était-il? Il sentait une grande lassitude dans son corps, écrasé là sur ce chemin pierreux, ce vieux corps de tant de chemins, de tant de cercles, il savait et ne savait plus, il avait tant vécu et c’était comme un instant, et cette Mémoire faisait un poids aussi, c’était riche et c’était mêlé de tant de peines qui faisaient des cercles aussi dans l’air léger pour se refermer, un instant, et retrouver un même cri d’amour, ou de je ne sais quel espoir — était-ce toujours? Quel était donc ce poids, ou cette peine, ou cet amour quand même, qui portait ces longs cercles pour se retrouver toujours...
Il a fermé les yeux un instant, et tout est devenu silencieux, et c’était comme là-haut avec le Vieux des Ans. Il a bu cette seconde de neige.
Il a coulé là, oh ! comme dans un toujours-toujours. Tout était immobile, mais comme rien n’est immobile sur cette terre tournoyante, comme un roc d’éternité mais d’une éternité si tendre, si douce, comme deux ailes de cygne qui se referment sur la vieille peine du monde, et d’un silence, mais comme rien n’est silencieux au monde, pas même l’oiseau qui dort — un Silence qui s’en allait par de grands lacs de neige, par de grandes ailes de Tendresse sans fin, sans rien qui bouge, sans rien qui se ferme nulle part, sans rien qui se rappelle d’ici ou de là, c’était là partout, c’étaient comme deux grandes ailes de cygne éternel qui embrassent tout, qui enveloppent tout, qui portent tout, qui effacent toutes les peines et les cris et les ramènent dans leur Lieu éternel, dans leur Douceur de toujours. Là, c’était toujours-toujours dans un grand duvet de neige et d’amour.
Il a bu cette seconde de neige. Et puis il a ouvert les yeux ; les milans traçaient leurs cercles légers dans l’air cristallin et se rejoignaient avec un même cri perçant, et lui... lui, qui? Il sortait de longs siècles d’une seconde de neige, tout frais, tout neuf, comme naissant à cet instant, les yeux perdus dans un immense lointain tout-là, le chemin pierreux tout enveloppé de douceur tranquille, oh ! si tranquille, comme si rien n’avait été jamais que cette Douceur tranquille avec de grands yeux qui traversent les Âges.
Alors les yeux du petit vagabond d’ici-maintenant se sont mis à clignoter, papilloter, et c’était un autre émerveillement ! comme il n’en avait jamais connu depuis qu’il naviguait avec le petit Noroît vers la Belle-Île, là-bas, la plus belle Dame de toutes les îles du monde tandis que le petit clapot clapotait gentiment sur son étrave — « Mais c’est toujours là ! » s’est exclamé notre enfant de la Mer. « Je n’ai qu’à fermer les yeux, une seconde, et c’est là ! C’est là partout, sous toutes les vagues, sous tous les grains, sous tous les petits cailloux de la route et les brisants... »
Il n’en revenait pas, ce Bigorneau d’ici-maintenant. Où était la fatigue? la lassitude, les vieux os à se remettre sur le dos et l’inconnu de la route ? C’était tout jeune, tout frais et rafraîchi — il n’y avait plus d’âge, plus de « tant-d’années » qui passent, plus d’usure ! à n’importe quelle seconde du chemin, c’est là, tout naissant, inépuisable. C’était le Temps vaincu !
Alors il pouvait vivre tant qu’il voulait, comme l’hirondelle qui glisse sur le chemin sans le toucher jamais, ni être touchée. C’était l’océan du temps qui roulait sans être jamais roulé, que par lui-même, sans être jamais brisé, que pour jeter son écume légère, et qui filait dans son propre lointain sur sa vieille Mer toujours changeante, toujours pareille — et où est la fatigue du large, où est l’usure de l’infini ? C’était le Temps léger !
Ils avaient fait des horloges pour compter la Mort, mais la mort ne comptait plus, c’était un grand Cygne de Beauté qui emportait son enfant éternel, c’était un immense OUI à tout.
Et le Vieux sans-non a souri là-haut, tandis que la petite bergeronnette emportait sa goutte d’eau avec un cri pour qui a soif — et qui veut? qui veut le Temps léger?
Peu à peu, ce Silence l’a envahi.
Il poursuivait son chemin, lourdement, pesamment, perpétuellement écrasé par cette Puissance si fluide, qui était chaque fois un étonnement dans son corps : cela devenait de plus en plus dense, comme si, chaque jour, le pilon s’enfonçait plus profondément dans la Matière, comme une cataracte dorée mais dosée et qui semblait connaître exactement le point limite, mais inexorable, si l’on peut dire, comme une écluse à jamais lâchée dans la Matière — un volcan d’en haut. C’était si étrange ! un perpétuel étonnement, peut-être comme le premier Miracle d’une petite bête au monde. Mais il n’y avait pas de langue pour cela, sauf, oui... c’était une grande onde musicale qui se déroulait indéfiniment, comme venue du fond de l’univers, et qui passait-passait sans fin à travers son corps, et s’en allait, peut-être à l’autre bout de l’univers, mais c’était sans bout ni fin, toujours semblable, comme deux Notes immenses, onduleuses, qui passaient et repassaient ; une grande houle musicale et éternelle, mais sans épaisseur comme le serait la mer, c’était léger et vaste comme ne le serait nul orchestre dans son théâtre, comme une essence de Musique. C’était peut-être le chant de l’univers. C’était la première langue du monde... Un cri d’oiseau vient d’une source, il a son ton, son sens particulier, sa joie particulière, mais cette onde-là semblait venir de mille sources à la fois, c’était une plénitude de son, une immensité de son, et si légère pourtant, insaisissable, et éternellement pareille. C’était peut-être le Son de l’éternité. C’était peut-être la source de toutes les voix, de toutes les langues et les musiques, celle des arbres et du vent et de la marée et des prairies qui ondulent sous le soleil — dans les hommes, cela devenait métallique et articulé, comme sorti d’un antre quelque part. Il n’y avait plus de « quelque part » dans ce corps d’enfant nouveau, c’était ouvert à tous les vents.
Mais dans ce monde d’ici-maintenant, c’est très difficile d’être ouvert à tous les vents... c’est peut-être pourquoi il faut encore des croûtes insonores. C’est une cohue métallique et agressive, rien ne s’en va dans l’infini, chaque chose résonne dans sa propre boîte.
Un berger est venu à sa rencontre, l’a regardé avec un peu d’étonnement, il était tout en haillons : il voyait sa propre image dans le berger, comme s’il s’apercevait soudain de lui-même. Puis le berger a eu un grand sourire et lui a offert une écuelle de lait ; il était tout jeune et pas métallique du tout ; il a dit quelque chose dans une langue inconnue, mais c’était la langue de son sourire et on s’y reconnaissait très bien. Il a pris son pipeau et c’était une petite cascade gentille, puis il a tourné le dos subitement et il est parti rejoindre son troupeau. Il était venu pour donner un sourire.
Peut-être l’Éternité avait-elle créé des mondes pour voir le don d’un sourire quelque part, ou d’une petite chanson ici ou là, pour rien, pour le grand vent et la joie d’être, ou pour écouter un petit silence poignant — il y a des silences qui comptent dans l’univers.
Et l’enfant du Grand Cygne blanc écoutait-écoutait ce monde — c’était beau et terrible.
Des maisons sont apparues, des hommes, des marchés, des va-et-vient du grand commerce des hommes. Et tout le tumulte était là, immédiat. Il était toujours dans le grand silence de son corps, et la grande Onde passait et re-passait à travers tout ; il était comme en deux mondes à la fois, et l’autre, celui d’ici-maintenant était étran- gement plat, comme une image aplatie, comme un monde dans un atlas, une sorte de masque — tout était masqué, sauf, quelquefois, un regard perdu qui s’en allait dans sa propre question muette. Et cela aussi comptait dans l’univers. C’était une petite note de « quelque chose ».
Et encore le grand vacarme du monde : ses peines, ses haines, ses avidités, ses murs partout qui résonnent et résonnent contre eux-mêmes — du bruit, envahissant, armé, contagieux, comme une immense maladie. Mais alors, notre enfant nouveau a fait d’autres découvertes... Étrangement, toutes les découvertes se passaient dans son corps, comme si c’était le seul lieu vivant-écoutant et communiquant. C’était le lieu de la compréhension, mais comme en mer quand le petit marin comprend d’un coup la couleur glauque de la lame et le frisson de sa voile et le gris du ciel et le changement de courant et l’odeur du vent qui tourne à l’Est ou au Nord — mille petites choses simultanées qui vibrent dans son corps et font un tout immédiat. Mais maintenant, c’était comme un corps plus profond, un corps tout décapé de son habi- tude d’être un moi de marin ou de quelque port connu et attendu — ce n’était plus un moi de quelque part, plus un corps d’ici ou de là avec tout son sac de voyage sur le dos. Étrange corps... innombrable, comme dans tout, hommes, choses et bêtes, mais aussi assailli par tout.
Alors il a fait une étrange et merveilleuse découverte.
D’abord, l’extraordinaire pouvoir purificateur de cette Puissance. Dès qu’une ombre s’approchait, un « rien » — une petite vibration comme un minuscule serpent qui s’enroule autour d’un point du corps—, les cellules ou le groupe de cellules touchées se mettaient à émettre un son, comme si leur soleil se gonflait, devenait plus intense, plus vibrant, et instantanément l’ombre était dissoute, comme fondue d’elle-même. Ça ne pouvait pas entrer là, ça lui faisait mal, c’est le mal qui avait mal ! Le « rien » était vraiment rien !
Puis, la difficulté même de ce grouillement autour lui a fait percevoir une microscopique merveille. Ces petites cellules, ces millions de petites cellules, vibrantes et clignotantes et souriantes, avaient une conscience que nulle tête ne connaissait, nul bruit de là-haut dans sa boîte étanche et pensante et raisonnante — là, ça ne raisonnait pas du tout, ça ne savait rien et ça savait tout, mais minutieusement, ex-ac-te-ment et immédiatement, sans détour aucun. Et c’était une conscience musicale. Des millions de petites cellules musicales qui communiquaient par le même son : c’était à l’unisson ou (souvent, hélas) cela faisait des fausses notes, des vibrations crochues ou sombres, des arpèges qui s’égrènent hors du ton comme dans un rien creux et artificiel, quelquefois des notes pleines et justes qui faisaient un petit sourire de reconnaissance, comme le miel reconnaît le miel, comme un même amour qui se retrouve lui-même — et ce même amour, c’était comme le centre de cette musique des cellules, la Note même de la matière des corps et de l’univers, le là-où- c’est. Et cela faisait fondre tout.
Souvent, l’enfant de ce nouveau corps s’était demandé : mais pourquoi ça ne fond pas? Et c’était comme cette glissade subite et légère sur le chemin pierreux... Ça pourrait tout fondre, même ce squelette obscur et brimbalant et grinçant encore, c’était comme si le corps savait cela. Ça pourrait se métamorphoser dans une petite vibration d’amour pur. Mais... il y avait toujours ce « mais », de tout le monde autour, la communion infernale. « Plus tard », avait dit cette Voix dans sa langue d’aucune langue qui sentait le chèvrefeuille et la tendresse.
Cette Tendresse attendait peut-être d’autres tendresses qui répondent à son parfum et à sa musique — Elle avait besoin d’une note de réponse, ou d’un appel muet qui vibre sous le vacarme de nos boulevards, d’un silence perdu qui écoute sa peine et le murmure d’une mer inconnue... Et qui écoute? et qui veut la petite goutte pure d’un oiseau au bout de son monde, au fond de son cœur comme au fond des univers ? qui écoute la grande Musique du monde?
Il manquait une Note pour accorder toute cette cacophonie et faire sourire toutes ces petites cellules ensemble sous leur scaphandre. Il y avait peut-être une Note miraculeuse qui ferait fondre tout... en même temps.
Il y avait un Temps du Miracle et une Heure prévue.
Il y avait une grande Musique qui attendait au fond des corps. Car il n’y a qu’un corps et une grande Tendresse qui attend sa délivrance.
Il est descendu dans les plaines.
Longtemps il a erré le long du grand Fleuve qui charriait ses boues roses et noires, ses guirlandes, ses cendres, et ses rires, ses peines perdues et retrouvées, c’était comme toujours. Et le gong des temples qui rappelait une Musique éternelle — mais l’éternité était dans son cœur.
Il était devenu bien vieux, ce Bigorneau d’antan, et pourtant tout jeune dedans, tout frais et musical. Une petite seconde de neige et tout était là, les Âges comme un clin d’œil souriant, les peines comme un Feu du corps qui l’appelait, et c’était encore Oui à tous ces hommes dehors qui peinaient sans savoir, qui avaient perdu leur chemin et leur musique.
Il aurait tant aimé dire, ce vieux Bigorneau, tant voulu chanter son chant silencieux, sa grande Onde de Tendresse qui roulait par les univers, qui murmurait et attendait sous chaque petite pierre, sous chaque petit d’homme, dans chaque flocon d’écume qui éclatait un moment et rejoignait le rythme des soleils et le cri des milans dans leur ronde. Et tout était lié, tout attendait son cri de rencontre, son amour jamais su, sa joie jamais bue dans une goutte. Comment était-ce possible? Comment pouvaient-ils vivre dans leurs murs et leur tumulte?
Et Bigorneau, le vieux Bigorneau, restait songeur au bord du Fleuve, au bord d’un quai si semblable sur le Gange ou le Nil ou les vieilles boues d’or de l’Amazone — mais nul ne connaissait l’or de son cœur ni le battement d’ailes qui l’emportait sans savoir, ni ce qui fait mouvoir tout cela et trace le chemin inconnu pour arriver par hasard à ce point de rencontre et à ce cri. Mais toutes ces petites cellules souriantes savaient, et enduraient et attendaient, et mouraient encore pour espérer.
Il aurait voulu dire et dire, ce vieux Bigorneau, chanter ce qui fait vivre en dépit de tout, ce qui ferait une autre Vie et un autre homme — un nouvel homme sous quelque étoile et une Terre toute neuve sous ses vieux ans. Que faudra-t-il donc pour réveiller ces passants de leur hypnose, ces vieux passagers de tant de morts qui n’ont jamais connu que quelques secondes de vie et sont partis avec de grands yeux de tendresse ? Faut-il donc des ruines encore et des Nuits cruelles, quand tout l’amour est là et tout le Pouvoir de changer?
Elle avait dit « plus tard », et il sentait encore cette odeur de chèvrefeuille comme sur les sentiers du Sémaphore il y a tant de décennies, il était dans le « Temps léger », il aurait pu voler, mais c’était le temps lourd ici, si lourd et menaçant. Et il comprenait bien, oh ! totalement, pourquoi Elle avait dit « plus tard »... Que servait-il de se mettre à voler sur les chemins de béton et d’étonner les badauds, et d’effacer les vieilles rides d’un rayon nouveau et rayonnant qui attirerait des foules stupéfaites... un moment. Allait-on de foire en foire montrer ses tours d’adresse ? — mais qui montrera à ces pauvres êtres, si pauvres, si démunis, leur propre adresse et leurs propres pas pour devenir ce qu’ils sont, et leur propre petite cascade légère, leur petite source qui s’en va loin-loin, à travers le temps, l’espace, leurs propres yeux et ces petites cellules sou- riantes qui peuvent refaire leur corps et tout un monde. On n’apprend à personne ses propres ailes et sa chanson qui enchanterait tout — il fallait faire les pas, un à un, il fallait trouver son propre moyen !
Mais que faudra-t-il donc pour qu’ils trouvent ce qui fait vivre?... Des Wagons Noirs encore? Ils ont tant de science et tant de miracles extraterrestres et de saluts, ils marchent dans l’espace, ils vont sur les planètes, mais ils ne connaissent pas leur propre Miracle, pas une seule petite cellule de leur propre corps qui contient tous les univers et tous les chemins de l’Avenir déjà là ; ils ne connaissent pas le seul point de rencontre de tout et la Musique qui referait tout. Le centre de l’univers est partout ! la clef, le Miracle souriant. Mais tout était organisé pour étouffer cette Musique-là. Ah ! que faudra-t-il donc pour qu’ils ouvrent les yeux de leur corps ?
Et Bigorneau, le vieux de tant de peines, restait là assis sur son quai, il pilonnait et pilonnait cette vieille matière avec son corps — c’était écrasant, de plus en plus écrasant. Et peut-être allait-il jaillir de l’autre côté de toute cette croûte de Mensonge, cette Imposture, et tout le monde avec lui? Ce serait un si beau rêve ! c’était peut-être le rêve de toute cette vieille Matière qui n’en pouvait plus d’être bafouée et profanée et truquée...
Bien sûr, il pouvait quitter ce vieux squelette à volonté, il était las parfois, et recommencer dans un bébé d’homme... encore plus obscurci et plus truqué, et recommencer tous les pas un à un, tous les quais un à un, pour retrouver ce que son vieux moi savait depuis toujours? Combien de fois déjà avait-il su et oublié, et
re-su et ré-oublié?
Et il s’obstinait, l’Oiseau sauvage s’obstinait. Il ne pouvait pas dire non.
« Plus tard », cela ne pouvait pas être beaucoup plus tard, il ne resterait plus rien de cette pauvre terre et de ces hommes ravagés...
Soudain, la Nouvelle s’est répandue : il n’y avait plus de nouvelles ! La Grande Panne.
Plus de communications. Plus rien ne fonctionnait...
C’était une stupéfaction, presque une panique. Mais alors, mais alors?... quoi?
Les gens s’arrêtaient dans la rue, se regardaient, regardaient ce rien subit, c’était plus stupéfiant qu’une guerre, une révolution.
C’était la révolution du Rien — un zéro béant.
Plus rien, mais alors plus rien ne fonctionnait : pas de nouvelles, plus de radio, plus de journaux, plus de trains ni d’avions vrombissants avec leur palpitation du monde... un grand silence nul. Les Chefs d’État ne pouvaient plus annoncer leur dernière amé- lioration du prochain siècle, ni l’amélioration des sous-développés et de la baisse des prix — plus rien ne valait rien ! Les grandes Mafias de la Paix ne pouvaient plus annoncer leurs pourparlers de guerre, les « droits de l’homme violé » ne pouvaient plus rien violer ni voler — les affaires ne marchaient plus. On ne savait plus où était l’homme dans tout cela, il n’y avait personne pour le lui dire, ni qu’il était pauvre, ni qu’il était riche, ni qu’il était maltraité — il était quoi? Les hurlements de la « guerre sainte » s’étaient tus, il n’y avait plus de saintetés nulle part ni personne à sanctifier ou à zigouiller. Les saints boniments n’étaient plus diffusés et télévisés, il n’y avait plus rien à moraliser ou à démoraliser. Les dernières découvertes n’étaient plus découvertes ni les nouvelles maladies, et les radiographies ne découvraient plus d’hommes malades — il n’y avait plus de malades, la grande maladie s’était tue. Il n’y avait plus d’assassinats ici, d’explosions là, plus de Bulletins des meurtres et des grands vilains d’à côté — enfin on ne palpitait plus, on ne se désolait plus, ou ne se dégoûtait plus. La grande dégoûtation s’était tue.
C’était le grand silence, effarant.
On ne pouvait plus trafiquer de rien, c’était la baisse des prix instantanée, même des kalachnikovs et des bureaucrates et des conseils de guerre et des conseils de paix — il n’y avait plus de capitales du monde nulle part, plus de slogans hypnotiques, chacun était sa capitale, plus de cours du franc ni du dollar ni de rien. Il y avait toujours le char à bœufs et le champ de patates à côté. Et pour les messages urgents, on pouvait toujours se servir des pigeons voyageurs — mais il n’y avait plus rien d’urgent, sauf de se regarder dans les yeux avec effarement. Tout le monde était nu et ne comprenait plus rien à rien. Même les astronautes étaient en panne sous leur scaphandre et pouvaient seulement marcher dans le ciel pour observer... quoi? Il n’y avait plus rien à observer, sauf son propre nombril à la dérive.
Ce n’était pas la fin du monde, pourtant, mais c’était un cataclysme épouvantable et silencieux, comme si plus rien n’existait, sauf le poulailler du voisin et le cri du milan qui décrivait des cercles dans les airs. Il n’y avait même plus de stéthoscope pour observer les battements de son cœur — pourtant, ça battait tout seul encore. Mais c’était très seul, subitement. C’était effrayant. Et il n’y avait plus de chômage tout d’un coup, chacun devait faire marcher ses deux pattes et ses bras, il n’y avait plus de frontières nulle part.
Les crustacés pensants ne savaient plus quoi penser. Alors tout allait mieux subite- ment.
Il n’y avait plus de théorie à faire — chacun devait faire la sienne, sur le vif. C’était épouvantable.
Mais les cœurs simples, les corps assaillis, sentaient soudain comme un invisible poids soulevé, une inquiétude de vivre partie dans un autre Rythme.
C’était une autre vie, il fallait tout apprendre par d’autres moyens.
Mais le petit rossignol chantait et la mouette rieuse courait sur l’écume du monde léger.
12 février 1997
Saraswati
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