La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
  Cristof Alward-Pitoëff

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Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.

La Vie Divine

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Sri Aurobindo

Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) The Life Divine Vols. 18,19 1070 pages 1970 Edition
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Sri Aurobindo

Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

French Translations of books by Sri Aurobindo La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
Translator:   Cristof Alward-Pitoëff  PDF    LINK

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Brahman, Purusha, Îshwara
Mâyâ, Prakriti, Shakti

Cela est présent dans les êtres, indivisible et comme divisé.

 

Gîta. XIII. 17.

 

Brahman, la Vérité, la Connaissance, l'Infini.

 

Taittirîya Upanishad. II. 1.

 

Sache que le Purusha et la Prakriti sont tous deux éternels, sans commencement.

Gîta. XIII. 30.

 

On doit connaître que Maya est Prakriti et que le Seigneur de la Maya est le Seigneur suprême de tout.

 

Shvetâshvatara Upanishad. IV. 10.

 

C'est le pouvoir de la Divinité dans le monde qui fait tourner la roue du Brahman. C'est Lui qu'il faut connaître, le suprême Seigneur de tous les seigneurs, la suprême Divinité au-dessus de toutes les divinités. Suprême aussi est Sa Shakti et multiple l'opération naturelle de la connaissance et de la force de celle-ci. Divinité unique, occulte en tous les êtres. Moi intérieur de tous les êtres, c'est Lui qui imprègne tout, absolu sans qualité, veillant sur toute action. Lui le témoin, le connaissant.

 

Shvetâshvatara Upanishad. VI. 1,7, 8,11.

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Il existe donc une suprême Réalité éternelle, absolue et infinie. Parce qu'elle est absolue et infinie, elle est en son essence indéterminable. Elle est indéfinissable et inconcevable pour le mental fini et qui définit ; elle est ineffable pour la parole créée par le mental ; elle ne peut être décrite, ni par nos négations, neti neti — car nous ne pouvons la limiter en disant qu'elle n'est pas ceci, qu'elle n'est pas cela —, ni par nos affirmations, car nous ne pouvons la fixer en disant qu'elle est ceci, qu'elle est cela, iti iti. Et pourtant, bien qu'elle nous soit inconnaissable de cette façon, elle n'est pas entièrement ni en tous points inconnaissable; elle est pour elle-même évidente en soi et, bien qu'inexprimable, elle est néanmoins évidente pour une connaissance par identité dont l'être spirituel en nous doit être capable; car, en son essence et en sa réalité originelle et intime, cet être spirituel n'est autre que cette Existence Suprême.

Bien qu'il soit indéterminable pour le mental, du fait qu'il est absolu et infini, nous découvrons pourtant que cet Infini éternel et suprême se détermine lui-même pour notre conscience dans l'univers par des vérités réelles et fondamentales de son être qui sont au-delà de l'univers et en lui, et constituent le fondement même de son existence. Ces vérités se présentent à notre intelligence conceptuelle comme les aspects fondamentaux où se forment notre vision et notre expérience de la Réalité omniprésente. Elles sont saisies directement en elles-mêmes, non par la compréhension intellectuelle, mais par une intuition spirituelle, une expérience spirituelle dans la substance même de notre conscience; une idée vaste et plastique peut toutefois les saisir sur le plan conceptuel et les exprimer d'une certaine manière dans un langage souple qui n'insiste pas trop sur les définitions rigides ni ne limite l'ampleur et la subtilité de l'idée. Afin d'exprimer cette expérience ou cette idée avec quelque fidélité, il faut créer un langage qui soit à la fois intuitivement métaphysique et poétiquement révélateur, qui admette des images significatives et vivantes comme véhicule d'une indication

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précise, suggestive et frappante — le langage des Véda et des Upanishad, taillé dans une masse subtile et féconde. Dans la langue ordinaire de la pensée métaphysique, nous devons nous contenter d'une vague indication, d'une approximation par abstraction, qui peut encore être de quelque utilité pour notre intellect, car c'est le langage qui convient à notre méthode de compréhension logique et rationnelle; mais s'il veut nous être réellement utile, l'intellect doit consentir à franchir les limites d'une logique finie et s'habituer à la logique de l'Infini. Ce n'est qu'à cette condition, par cette manière de voir et de penser, qu'il cesse d'être paradoxal et futile de parler de l'ineffable. Mais si nous insistons pour appliquer une logique finie à l'Infini, la Réalité omniprésente nous échappera, et nous ne saisirons qu'une ombre abstraite, une forme morte, pétrifiée par les mots, ou un diagramme symbolique rébarbatif qui parle de la Réalité sans l'exprimer. Notre mode de connaissance doit être adapté à l'objet de cette connaissance; à défaut de quoi, nous n'arriverons qu'à de vagues spéculations, qu'à une image de la connaissance et non à la connaissance véritable.

Le suprême aspect-de-Vérité qui se manifeste ainsi, est une existence en soi, une conscience de soi et une joie d'être inhérente, qui sont éternelles, infinies et absolues; c'est le fondement de toutes choses, ce qui les soutient et secrètement les pénètre. Cette Existence en soi se révèle par ailleurs en trois termes de sa nature essentielle — le Moi, l'Être Conscient ou Esprit, et Dieu ou Être Divin. Les termes indiens sont plus satisfaisants — Brahman, la Réalité, est Âtman, Purusha, îshwara ; car ces termes ont tous pour racine l'Intuition et, bien que d'une précision compréhensive, sont assez souples pour éviter les applications vagues aussi bien que le piège des concepts intellectuels rigides et trop limitatifs. Le Brahman suprême est ce que, dans la métaphysique occidentale, on appelle l'Absolu; mais le Brahman est en même temps la Réalité omniprésente en laquelle existe tout ce qui est relatif, et qui représente ses formes et mouvements ; c'est un Absolu qui embrasse toutes les relativités. Les Upanishad affirment que tout est le Brahman : le Mental est Brahman, la Vie est Brahman, la Matière est Brahman. Elles s'adressent en ces termes à Vâyu, le Seigneur de l'Air, de la Vie : " Ô Vâyu, tu es le Brahman manifesté ", et désignant l'homme et l'animal, et l'oiseau, et l'insecte, elles identifient chacun séparément avec l'Un : " Ô Brahman, tu es ce vieil homme et ce garçon et cette fille, tu es cet oiseau et cet insecte. " Le Brahman est la Conscience qui se connaît elle-même en

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tout ce qui existe; le Brahman est la Force qui soutient le pouvoir du Dieu, du Titan, du Démon, la Force qui agit dans l'homme et l'animal, et dans les formes et les énergies de la Nature ; le Brahman est l'Ananda, la secrète Béatitude de l'existence qui est l'éther de notre être, et sans laquelle nul ne pourrait respirer, ne pourrait vivre. Le Brahman est l'Âme intérieure en tout être ; il a pris une forme correspondant à chaque forme créée qu'il habite. Le Seigneur des Êtres est ce qui est conscient dans l'être conscient, mais il est aussi le Conscient dans les choses inconscientes, l'Un qui est le maître et souverain de la multiplicité passive entre les mains de la Nature-Force. Il est l'Intemporel et le Temps ; il est l'Espace et tout ce qui est dans l'Espace ; il est la causalité et la cause et l'effet : il est le penseur et sa pensée, le guerrier et son courage, le joueur et son coup de dés. Toutes les réalités, tous les aspects, toutes les apparences sont le Brahman. Le Brahman est l'Absolu, le transcendant et l'incommunicable, l'Existence supracosmique qui soutient le cosmos, le Moi cosmique qui supporte tous les êtres, mais Il est aussi le moi de chaque individu : l'âme ou entité psychique est une portion éternelle de l'îshwara; c'est sa Nature suprême ou Conscience-Force qui est devenue l'être vivant dans un monde d'êtres vivants. Seul le Brahman est, et grâce à Lui tous les êtres sont, car tous sont le Brahman ; cette Réalité est la réalité de tout ce que nous voyons dans le Moi et la Nature. Le Brahman, l'îshwara, est tout ceci par sa Yoga-Mâyâ, par le pouvoir de sa Conscience-Force projetée dans la manifestation de soi : il est l'Être Conscient, l'Âme, l'Esprit, le Purusha, et c'est par sa Nature, la force de sa consciente existence-en-soi, qu'il est toutes choses; il est l'îshwara, Celui qui, omniscient et omnipotent, régit tout, et c'est par sa Shakti, son Pouvoir conscient, qu'il se manifeste dans le Temps et gouverne l'univers. Toutes ces affirmations réunies, et d'autres similaires, ont un caractère global; le mental peut couper et sélectionner, construire un système clos et se justifier d'en exclure tout ce qui n'y entre pas ; ce n'en est pas moins sur l'exposé multiple et complet que nous devons nous fonder si nous voulons acquérir une connaissance intégrale.

Une Existence en soi, une Conscience de soi, une Joie d'être absolus, éternels et infinis, soutenant et imprégnant l'univers tout en le dépassant : telle est donc la première vérité de l'expérience spirituelle. Mais cette vérité d'être a un aspect à la fois impersonnel et personnel ; elle n'est pas seulement Existence, elle est aussi l'Être unique absolu, éternel et infini. De même qu'il y a trois aspects fondamentaux où

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nous trouvons cette Réalité — le Moi, l'Être Conscient ou Esprit, et Dieu, l'Être Divin, ou pour employer les termes indiens, la Réalité omniprésente et absolue, Brahman, manifestée pour nous comme Âtman, Purusha et îshwara —, de même son pouvoir de Conscience nous apparaît-il sous trois aspects : c'est la force inhérente de cette conscience conceptuellement créatrice de toutes choses. Maya; c'est Prakriti, la Nature ou la Force rendue dynamiquement exécutrice, élaborant toutes choses sous le regard de l'Être conscient, du Moi ou Esprit témoin; c'est la Shakti, Pouvoir conscient de l'Être divin, qui à la fois crée conceptuellement et exécute dynamiquement toutes les œuvres divines. Ces trois aspects et leurs pouvoirs fondent et englobent toute l'existence et toute la Nature et, réunis en un tout unique, ils harmonisent la Transcendance supracosmique, l'universalité cosmique et la séparativité de notre existence individuelle qui semblent disparates et incompatibles. L'Absolu, la Nature cosmique et nous-mêmes sommes liés, unis par cet aspect tri-un de l'unique Réalité. Car considérée en soi, l'existence de l'Absolu, du Brahman Suprême contredirait l'univers relatif, et notre existence réelle serait incompatible avec son incommunicable et seule Réalité. Mais le Brahman est en même temps omniprésent dans toutes les relativités; c'est l'Absolu indépendant de tous les relatifs, l'Absolu qui est la base de tous les relatifs, l'Absolu qui gouverne, pénètre, constitue tous les relatifs. Il n'y a rien qui ne soit la Réalité omniprésente. En observant le triple aspect et le triple pouvoir, nous en arrivons à voir comment cela est possible.

Si nous considérons cette image de l'Existence-en-soi et de ses œuvres comme une vision globale, unitaire et illimitée, elle se tient et s'impose par sa convaincante totalité : mais elle offre maintes difficultés à l'analyse de l'intellect logique, ce qui est inévitable dès qu'on tente d'ériger un système logique à partir de la perception d'une Existence illimitable; car toute entreprise de ce genre doit, pour être cohérente, segmenter arbitrairement la vérité complexe des choses ou bien devenir logiquement indéfendable du fait de sa globalité. Nous voyons en effet l'Indéterminable se déterminer comme infini et fini, l'Immuable admettre une constante mutabilité et des différences sans fin, l'Un devenir une innombrable multitude, l'Impersonnel créer ou supporter la Personnalité, être lui-même une Personne. Le Moi a une nature et diffère pourtant de sa nature ; l'Être se mue en devenir tout en restant lui-même et autre que ses devenirs; l'Universel s'individualise et l'Individu s'universalise;

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le Brahman est à la fois vide de qualités et capable de qualités infinies, Seigneur et Auteur des œuvres, qui cependant n'agit point, témoin silencieux des opérations de la Nature. Si nous observons avec soin ces opérations de la Nature, une fois que nous avons rejeté le voile de l'habitude et notre consentement irréfléchi au processus des choses, que nous trouvons naturelles parce qu'elles se produisent toujours ainsi, nous découvrons que tout ce que fait la Nature, dans l'ensemble ou dans les détails, est un miracle, un acte de magie incompréhensible. L'être de l'Existence-en-soi et le monde qui y est apparu constituent, ensemble et séparément, un mystère suprarationnel. Il nous semble que les choses ont une raison parce que les processus de la finitude physique cadrent avec notre vision et que leur loi peut se déterminer ; mais si nous l'examinons de près, cette raison paraît à chaque moment trébucher contre l'irrationnel ou infrarationnel, et le suprarationnel : le caractère cohérent, déterminable du processus semble s'amenuiser plutôt que croître à mesure que nous passons de la matière à la vie et de la vie au mental ; si le fini accepte jusqu'à un certain point d'avoir l'air rationnel, l'infinitésimal refuse d'être lié par les mêmes lois, et l'infini est insaisissable. Quant au jeu de l'univers et à sa signification, ils nous échappent complètement; s'il y a un Moi, un Dieu ou un Esprit, ses rapports avec le monde et avec nous sont incompréhensibles, ils n'offrent aucun indice que nous puissions suivre. Dieu et la Nature et nous-mêmes, nous nous mouvons d'une façon mystérieuse qui n'est intelligible que partiellement et sur certains points, mais, dans l'ensemble, échappe à notre compréhension. Toutes les œuvres de la Maya semblent avoir été produites par un Pouvoir magique suprarationnel qui arrange les choses selon sa sagesse ou sa fantaisie, mais une sagesse qui n'est point la nôtre et une fantaisie qui confond notre imagination. L'Esprit qui manifeste les choses ou qui s'y manifeste si obscurément ressemble pour notre raison à un Magicien, et son pouvoir ou sa Maya à une magie créatrice : mais la magie peut créer des illusions, ou de stupéfiantes réalités, et nous trouvons difficile de décider lequel de ces processus suprarationnels se présente à nous dans cet univers.

Mais, en réalité, il faut nécessairement chercher la cause de cette impression, non pas en quelque chose d'illusoire ou de fantastique dans le Suprême ou dans l'Existence-en-soi universelle, mais dans notre incapacité à saisir le suprême indice de sa multiple existence ou à découvrir le plan et le modèle secrets de son action. L'Existant-en-soi est l'Infini,

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et sa manière d'être et d'agir doit toujours être celle de l'Infini, mais notre conscience est limitée, notre raison est bâtie sur des choses finies : il est irrationnel de croire qu'une conscience et une raison finies puissent mesurer l'Infini ; cette petitesse ne peut juger cette Immensité ; cette pauvreté liée à un usage limité de ses maigres ressources ne peut concevoir la gestion généreuse de ces richesses ; une demi-connaissance ignorante ne peut suivre les mouvements d'une Connaissance totale. Notre raisonnement repose sur notre expérience des opérations finies de la Nature physique, sur une observation incomplète et une compréhension incertaine de quelque chose qui agit dans des limites; sur cette base, il a organisé certaines conceptions qu'il cherche à rendre générales et universelles, et tout ce qui contredit ces conceptions ou s'en écarte, est jugé irrationnel, faux ou inexplicable. Mais il existe différents ordres de la réalité, et les conceptions, les mesures et les normes qui conviennent à l'un ne sont pas tenues de s'appliquer à un autre. Notre être physique se construit tout d'abord à partir d'un agrégat d'infinitésimaux : électrons, atomes, molécules, cellules; mais la loi d'action de ces infinitésimaux n'explique pas tous les fonctionnements physiques, même ceux du corps humain, et elle s'applique encore moins aux lois et aux modes d'action des parties supraphysiques de l'être humain, aux mouvements de sa vie, de son mental et de son âme. Les finis ont été formés dans le corps avec leurs habitudes et leurs propriétés, et leurs modes d'action spécifiques. Le corps lui-même est un fini, mais il n'est pas un simple agrégat de ces finis plus petits qu'il utilise comme parties, organes, instruments constitutifs de ses opérations ; il a formé un être et possède une loi générale supérieure qui ne dépend pas de ces éléments ou de ces constituants. D'autre part, la vie et le mental sont des finis supraphysiques, dotés d'un mode de fonctionnement différent et plus subtil qui leur est propre, et le fait qu'ils dépendent des instruments physiques ne supprime en aucune façon leur caractère intrinsèque. Il y a dans notre être vital et mental, dans nos forces vitales et mentales, quelque chose d'autre, quelque chose de plus que le simple fonctionnement d'un corps physique. Et de plus, chaque fini est en sa réalité, ou dissimule, un Infini qui l'a construit, le soutient et le dirige et qui s'est représenté en lui ; en sorte que même l'être, la loi et le processus du fini ne peuvent être totalement compris sans une connaissance de ce qui est occulte en lui ou derrière lui : notre connaissance et nos conceptions finies, nos normes finies peuvent être valables dans leurs limites, mais elles sont incomplètes et relatives. Une loi fondée sur l'observation de ce qui est divisé dans

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l'Espace et le Temps ne peut être appliquée en toute confiance à l'être et à l'action de l'Indivisible; non seulement on ne peut l'appliquer à l'Infini aspatial et intemporel, mais on ne peut même pas l'appliquer à un Temps Infini ou à un Espace Infini. Notre être superficiel peut être astreint à une loi et à un processus, mais il n'en est pas nécessairement de même pour ce qui est occulte en nous. Or notre intellect, se fondant sur la raison, trouve difficile d'entrer en contact avec l'infrarationnel ; la vie est infrarationnelle et nous constatons que, lorsqu'elle s'applique à la vie, notre raison intellectuelle lui impose constamment un contrôle, une mesure, une règle procrustéenne artificielle qui réussissent à la tuer ou à la pétrifier, ou bien l'enferment dans des formes et des conventions rigides qui mutilent et enchaînent son pouvoir, ou aboutissent à une gabegie, une révolte de la vie, une chute ou une dislocation des systèmes et des superstructures érigées par notre intelligence. Un instinct, une intuition sont nécessaires, que l'intellect ne contrôle pas et qu'il n'écoute pas toujours lorsqu'ils viennent d'eux-mêmes aider le fonctionnement mental. Mais il est évidemment encore plus difficile pour notre raison de comprendre le suprarationnel et de traiter avec lui ; le suprarationnel est le royaume de l'esprit, et la raison se perd dans la vastitude, la subtilité, la profondeur, la complexité de son mouvement; ici, l'intuition et l'expérience intérieure sont les seuls guides, ou, s'il en est un autre, l'intuition n'en est qu'un fil tranchant, un intense rayon projeté — l'illumination finale doit venir de la Conscience-de-Vérité suprarationnelle, d'une vision et d'une connaissance supramentales.

Mais il ne faut pas pour autant considérer l'être et l'action de l'Infini comme s'ils étaient une magie dénuée de toute raison; il y a, au contraire, une raison supérieure dans toutes les opérations de l'Infini, mais elle n'est ni mentale ni intellectuelle, c'est une raison spirituelle et supramentale : elle a sa propre logique, car relations et rapports y sont infailliblement vus et exécutés ; ce qui est magie pour notre raison finie, est la logique de l'Infini. C'est une raison, une logique supérieure parce qu'elle est plus vaste, plus subtile, plus complexe en ses opérations : elle englobe toutes les données que notre observation n'arrive pas à saisir, et en déduit des résultats imprévisibles que nous ne pouvons déduire ni supposer parce que nos conclusions et nos déductions, mal étayées, demeurent faillibles et fragiles. Si nous observons un événement, nous le jugeons et l'expliquons en fonction du résultat et d'un aperçu de ses éléments, de ses circonstances ou de ses causes les plus extérieurs.

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Mais chaque événement est le produit d'un réseau de forces complexe que nous ne voyons pas et ne pouvons observer, car toutes les forces sont pour nous invisibles. Cependant, elles ne sont pas invisibles pour la vision spirituelle de l'Infini : certaines d'entre elles s'actualisent pour produire ou susciter une nouvelle actualisation, d'autres sont des possibles proches des actualités préexistantes et, d'une certaine manière, sont incluses en leur somme; mais de nouvelles possibilités peuvent toujours intervenir, qui deviennent tout à coup des potentiels dynamiques et s'ajoutent au réseau, et, derrière tout cela, se trouvent des impératifs, ou un impératif, que ces possibilités s'efforcent d'actualiser. En outre, différents résultats sont possibles à partir du même réseau de forces; ce qui en sortira est déterminé par une sanction qui, sans nul doute, attendait et était prête depuis toujours, mais semble intervenir rapidement pour tout changer : c'est un impératif divin décisif. Tout cela, notre raison ne peut le saisir, parce qu'elle est l'instrument d'une ignorance — sa vision est extrêmement limitée et sa petite provision de connaissance accumulée n'est pas toujours très sûre ni très fiable — et aussi parce qu'elle n'a aucun moyen de perception directe. Ce qui différencie l'intuition de l'intellect, en effet, c'est que l'intuition naît d'une perception directe, tandis que l'intellect est l'action indirecte d'une connaissance qui part de l'inconnu pour s'édifier laborieusement au moyen de signes, d'indications et des données qu'elle recueille. Mais ce qui n'est pas évident pour notre raison et nos sens, est naturellement évident pour la Conscience Infinie, et, s'il existe une Volonté de l'Infini, ce doit être une Volonté qui agit avec cette pleine connaissance et qui est le résultat parfait et spontané d'une totale évidence. Ce n'est ni une Force évolutive entravée, liée par ce qu'elle a développé, ni une Volonté imaginative agissant librement dans le vide suivant ses caprices : c'est la vérité de l'Infini qui s'affirme dans les déterminations du fini.

Il est évident qu'une telle Conscience, qu'une telle Volonté n'est pas tenue d'agir en accord avec les conclusions de notre raison limitée ou selon une méthode familière ou approuvée par les notions que nous avons construites, ou en se soumettant à une raison éthique œuvrant pour un bien limité et fragmentaire; elle pourrait admettre et admet effectivement certaines choses jugées irrationnelles ou immorales par notre raison, parce que cela était nécessaire au Bien ultime et total et à l'élaboration d'un dessein cosmique. Ce qui nous semble irrationnel ou répréhensible par rapport à un ensemble fragmentaire de faits, de

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mobiles, de desiderata, peut s'avérer parfaitement rationnel et acceptable par rapport à un mobile beaucoup plus vaste et à une beaucoup plus vaste totalité de données et de desiderata. La raison, avec sa vision partielle, érige des conclusions fabriquées qu'elle s'efforce de changer en règles générales de connaissance et d'action et, par quelque subterfuge mental, elle impose sa loi ou se débarrasse de ce qui ne s'y accorde pas : une Conscience infinie n'aurait pas de telles règles, mais plutôt de vastes vérités intrinsèques gouvernant automatiquement conclusion et résultat, qu'elle adapterait pourtant différemment et spontanément à une autre totalité de circonstances, si bien que cette plasticité et cette libre adaptation pourraient donner à la raison plus étroite l'impression d'une absence totale de normes. De même, nous ne pouvons juger du principe et des opérations dynamiques de l'être infini d'après les normes de l'existence finie — ce qui pour l'une serait impossible, pourrait bien être, pour une Réalité plus vaste et plus libre, un état normal et un mobile parfaitement naturel. C'est ce qui fait la différence entre notre conscience mentale fragmentaire, construisant des nombres entiers à partir de ses fractions, et une conscience, une vision et une connaissance essentielles et totales. Tant que nous sommes obligés de prendre la raison pour support principal, il est en fait impossible qu'elle abdique complètement en faveur d'une intuition non développée ou à demi organisée ; mais il est pour nous impératif, si nous voulons considérer l'Infini, son être et son action, d'imposer à notre raison une extrême plasticité et de l'ouvrir à une perception des états et des possibilités plus vastes de ce que nous nous efforçons de considérer. Il ne servira à rien d'appliquer nos conclusions limitées et limitatives à Cela qui est illimitable. Si nous nous concentrons sur un seul aspect et le traitons comme un tout, nous illustrons l'histoire des aveugles et de l'éléphant : dans leur recherche aveugle, chacun palpait une partie différente et concluait que l'animal tout entier était à l'image de cette partie. L'expérience d'un aspect de l'Infini est valable en soi; mais nous ne pouvons la généraliser et dire que l'Infini n'est que cela ; il ne serait pas moins hasardeux d'envisager le reste de l'Infini selon les termes de ce seul aspect et d'exclure tous les autres points de vue de l'expérience spirituelle. L'Infini est à la fois un principe fondamental, une totalité sans limites et une multitude; il les faut tous connaître pour connaître vraiment l'Infini. Voir les parties seules et ignorer la totalité, ou la voir uniquement comme une somme des parties, est à la fois une connaissance, et une ignorance; voir la; totalité seule et ignorer les parties est aussi une connaissance en même

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temps qu'une ignorance, car une partie peut être plus grande que le tout, du fait qu'elle se rattache à-la transcendance; voir seulement l'essence parce qu'elle nous ramène droit à la transcendance et nier la totalité et les parties est la pénultième connaissance, mais là aussi se trouve une ignorance fondamentale. Une connaissance complète est nécessaire, et la raison doit devenir assez plastique pour considérer toutes ses facettes, tous ses aspects, et rechercher à travers eux ce en quoi ils sont un.

De même, si nous ne voyons que l'aspect du Moi, nous pouvons nous concentrer sur son silence statique, et la vérité dynamique de l'Infini nous échappera; si nous ne voyons que l'îshwara, nous pourrons saisir la vérité dynamique, mais nous perdrons de vue notre état éternel et le silence infini ; nous pourrons devenir conscients uniquement de l'être dynamique, de la conscience dynamique, de la joie d'être dynamique, mais la pure existence, la pure conscience, la pure félicité d'être nous échapperont. Si nous nous concentrons exclusivement sur Purusha-Prakriti, peut-être ne verrons-nous que la dichotomie de l'Âme et de la Nature, de l'Esprit et de la Matière, et leur unité nous échappera. En considérant l'action de l'Infini, nous devons éviter l'erreur du disciple qui s'imaginait être le Brahman; ayant refusé d'obéir à l'avertissement du cornac qui le pressait de s'écarter du sentier, il fut saisi par la trompe de l'éléphant et projeté hors du chemin. " Tu es sans aucun doute le Brahman, dit le maître à son disciple confondu, mais pourquoi n'as-tu pas obéi au Brahman-cornac et ne t'es-tu pas écarté du chemin du Brahman-éléphant ? " Nous ne devons pas commettre l'erreur d'insister sur un seul aspect de la Vérité et en tirer des conclusions, ou agir en conséquence en excluant tous les autres côtés et aspects de l'Infini. La réalisation " Je suis Cela " est vraie, mais nous ne pouvons en toute sécurité poursuivre notre quête sur cette base, à moins de réaliser aussi que tout est Cela. Si l'existence de notre moi est un fait, nous devons aussi être conscients des autres moi, du même Moi dans les autres êtres et de Cela qui dépasse et notre moi et celui d'autrui. L'Infini est un dans une multiplicité et son action ne peut être saisie que par une suprême Raison qui considère tout et agit comme une conscience-de-1'un s'observant, dans la différence et respectant ses propres différences, en sorte que chaque chose et chaque être possède sa forme d'être essentiel et sa forme de nature dynamique, svarûpa, svadharma, et que toutes sont respectées dans le fonctionnement total.

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La connaissance et l'action de l'Infini ne font qu'un, en un pouvoir de variation sans limites : du point de vue de la Vérité infinie, ce serait également une erreur d'insister sur une similitude d'action en toutes circonstances ou sur une diversité d'action sans aucune vérité ni aucune harmonie unificatrices derrière la diversité. Si, dans notre règle de conduite, nous cherchions à agir selon cette Vérité plus grande, ce serait également une erreur d'insister seulement sur notre moi, ou sur le moi d'autrui. C'est sur le Moi de tous que nous devons fonder une unité et une diversité d'action qui soit totale, infiniment plastique et cependant harmonieuse ; car c'est ainsi qu'œuvre l'Infini.

Si nous considérons du point de vue d'une raison plus plastique et plus vaste, tenant compte de la logique de l'Infini, les difficultés que rencontre notre intelligence lorsqu'elle essaie de concevoir la Réalité omniprésente et absolue, nous verrons que toute la difficulté est verbale et conceptuelle et qu'elle n'est pas réelle. Notre intelligence examine son concept de l'Absolu et voit que celui-ci doit être indéterminable, et elle voit en même temps un monde de déterminations qui émane de l'Absolu et qui existe en lui — car il ne peut émaner de nulle part ailleurs et ne peut exister nulle part ailleurs. Elle est encore plus déconcertée par l'affirmation, elle aussi difficilement discutable sur de telles prémisses, que tous ces déterminés ne sont autres que cet indéterminable Absolu lui-même. Mais la contradiction disparaît quand nous comprenons que l'indéterminabilité, en son sens véritable, n'est pas négative et ne consiste pas à imposer une incapacité à l'Infini, mais qu'elle est positive : il y a en l'Infini une liberté par rapport à la limitation créée par ses propres déterminations, et nécessairement une liberté par rapport à toute détermination extérieure produite par quoi que ce soit d'autre que lui-même, puisqu'il n'est pas possible, en réalité, qu'un tel nonmoi puisse se manifester. L'Infini est illimitablement libre, libre de se déterminer infiniment, libre de tout ce qui, dans ses propres créations, pourrait le restreindre. En fait, l'Infini ne crée pas, il manifeste ce qui est en lui, en l'essence de sa réalité ; il est lui-même cette essence de toute réalité, et toutes les réalités sont les pouvoirs de cette unique Réalité. L'Absolu ne crée ni n'est créé — au sens habituel de faire ou d'être fait; nous ne pouvons parler de création que dans le sens où l'Être devient, en forme et en mouvement, ce qu'il est déjà en sa substance et son état. Nous devons cependant souligner son indéterminabilité en ce sens particulier et positif, non comme négation, mais comme condition

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indispensable de sa libre et infinie auto-détermination ; sinon la Réalité serait un déterminé éternel et fixe, ou bien un indéterminé fixe et lié à une somme de possibilités de détermination qui lui seraient inhérentes. Sa liberté de toute limitation, de tout lien tissé par sa propre création, ne peut elle-même être changée en une limitation, en une incapacité absolue, une négation de toute liberté de se déterminer; c'est cela qui serait une contradiction : essayer de définir et de limiter négativement l'infini et illimitable. Il n'entre aucune contradiction réelle dans le fait central des deux aspects de la nature de l'Absolu, l'aspect fondamental et l'aspect auto-créateur ou dynamique ; seule une pure essence infinie peut se formuler infiniment. Chaque exposé est complémentaire de l'autre, il n'y a pas d'annulation mutuelle, pas d'incompatibilité; c'est seulement l'exposé duel d'un seul fait inéluctable énoncé par la raison humaine en un langage humain.

La même conciliation se produit partout, lorsque d'un regard direct et précis nous considérons la vérité de la Réalité. Quand nous en avons l'expérience, nous prenons conscience d'un Infini essentiellement libre de toute limitation relative aux qualités, aux propriétés, aux traits distinctifs, mais, en même temps, d'un Infini foisonnant de qualités, de propriétés, de traits innombrables. Ici encore, la liberté illimitable s'affirme de manière positive, et non point négative ; cette affirmation n'est pas une négation de la chose vue, mais fournit au contraire la condition qui lui est indispensable; elle rend possible une expression de soi libre et infinie en sa qualité comme en ses attributs. Une qualité est le caractère d'un pouvoir de l'être conscient; ou nous pouvons dire que la conscience de l'être exprimant ce qui est en elle rend le pouvoir qu'elle émane reconnaissable à une marque native que nous pouvons appeler qualité ou caractère. Le courage, en tant que qualité, est un de ces pouvoirs d'être, c'est un certain caractère de notre conscience exprimant une force formulée de notre être, émanant ou créant un type précis de force de notre nature en action. De même le pouvoir de guérison d'un médicament est sa propriété, une force d'être particulière inhérente à l'herbe ou au minéral dont il est tiré, et cette particularité est déterminée par l'Idée-Réelle celée en la conscience involuée qui réside en la plante ou le minéral; l'idée y fait resurgir ce qui était là, à l'origine de sa manifestation, et en a maintenant émergé comme la force de son être. Toutes les qualités, toutes les propriétés, toutes les caractéristiques sont de tels pouvoirs d'être conscient que l'Absolu a

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ainsi émanés de lui-même. Il possède tout en Lui, Il a le libre pouvoir de tout émaner,¹ et pourtant nous ne pouvons définir l'Absolu comme une qualité, comme courage ou pouvoir de guérison, et nous ne pouvons même pas dire que ce soit là une caractéristique de l'Absolu, ni faire une somme de qualités et dire : " Cela est l'Absolu. " Mais nous ne pouvons pas non plus parler de l'Absolu comme d'un vide pur incapable de manifester ces choses ; au contraire, toute capacité est là, les pouvoirs de toutes les qualités et de tous les caractères sont là, en sa nature même. Le mental se trouve en difficulté car il doit dire : " L'Absolu ou Infini n'est aucune de ces choses, ces choses ne sont point l'Absolu ou Infini, " et en même temps : " L'Absolu est toutes ces choses, elles ne sont rien d'autre que Cela, car Cela est la seule existence et l'existence totale. " Ici, il est évident que c'est la finitude excessive de la conception intellectuelle et de l'expression verbale qui crée la difficulté, alors qu'en réalité il n'en existe aucune; car il serait évidemment absurde de dire que l'Absolu est courage ou pouvoir de guérison, ou de dire que le courage et le pouvoir de guérison sont l'Absolu, mais il serait tout aussi absurde de nier la capacité qu'a l'Absolu d'émaner le courage ou le pouvoir de guérison pour s'exprimer lui-même dans sa manifestation. Quand la logique du fini nous trahit, nous devons voir, avec une vision directe et illimitée, ce qui se trouve derrière dans la logique de l'Infini. Nous pouvons alors réaliser que l'Infini a des qualités, des attributs, un pouvoir infinis, mais qu'aucune somme de qualités, d'attributs et de pouvoirs ne peut décrire l'Infini.

Nous voyons que l'Absolu, le Moi, le Divin, l'Esprit, l'Être est Un ; le Transcendantal est un, le Cosmique est un ; mais nous voyons aussi que les êtres sont multiples et que chacun a un moi, un esprit, une nature semblable, encore que différente. Et puisque l'esprit, l'essence des choses est un, nous sommes bien obligés d'admettre que toute cette multitude doit être cet Un. L'Un est par conséquent multiple, ou il l'est devenu. Mais comment le limité ou le relatif peuvent-ils être l'Absolu ? et comment l'homme ou l'animal ou l'oiseau peuvent-ils être l'Être Divin ? En érigeant cette contradiction apparente, le mental commet une double erreur. Il pense dans les termes de l'unité finie mathématique qui est une par limitation : un est moins que deux et ne peut devenir deux que par division et fragmentation, ou par addition et multiplication.

¹En sanskrit, le mot création signifie " libérer " ou " projeter " ce qui est dans l'être.

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Mais il s'agit ici d'une Unité infinie, c'est l'Unité essentielle et infinie qui peut contenir la centaine et le millier, et le million, et le milliard, et le trillion. On aura beau entasser et multiplier des chiffres astronomiques et plus qu'astronomiques, ils ne pourront surpasser ni dépasser cette Unité, car, comme dit l'Upanishad, l'Un ne bouge point, et pourtant il se trouve toujours loin en avant quand on veut le poursuivre et le saisir. On peut dire qu'elle ne serait pas l'Unité infinie si elle n'était pas capable d'une infinie multiplicité ; mais cela ne signifie pas que l'Un soit pluriel ni qu'on puisse le limiter ou le décrire comme une somme du Multiple ; au contraire, il peut être le Multiple infini parce qu'il ne peut être limité ou décrit par la multiplicité, ni limité par l'unité conceptuelle finie. Il est au-delà. Le pluralisme est une erreur parce que l'existence d'une pluralité spirituelle n'empêche pas que les multiples âmes soient des existences dépendantes et interdépendantes; leur somme non plus n'est pas l'Un, ni même la totalité cosmique; elles dépendent de l'Un et existent par son Unité. Pourtant, la pluralité n'est pas irréelle : c'est l'Ame Unique qui demeure en tant qu'individu en ces multiples âmes, et elles sont éternelles en l'Un et par l'unique Éternel. Cela est difficile à percevoir pour la raison mentale qui oppose l'Infini au fini et associe le caractère fini à la pluralité et l'infini à l'unité; mais dans la logique de l'Infini, une telle opposition n'existe pas, et l'éternité du Multiple en l'Un est chose parfaitement naturelle et possible.

Par ailleurs, nous voyons qu'il existe un état pur, infini, et un silence immobile de l'Esprit; nous voyons également qu'il y a un mouvement illimité de l'Esprit, un pouvoir, une extension de l'Infini, dynamique et spirituelle, qui contient tout. Nos conceptions imposent à cette perception — qui est en soi valable et correcte — une opposition entre silence et état statique d'une part, dynamis et mouvement d'autre part; mais pour la raison et la logique de l'Infini il ne peut y avoir pareille opposition. Un Infini purement silencieux et statique, un Infini sans pouvoir ni dynamis ni énergie infinis est inadmissible, à moins de n'en percevoir qu'un aspect; un Absolu sans pouvoir, un Esprit impuissant est inconcevable. Une énergie infinie doit être la dynamis de l'Infini, une toute-puissance doit être le pouvoir de l'Absolu, une force illimitable doit être la force de l'Esprit. Mais le silence, l'état statique sont la base du mouvement, une immobilité éternelle est la condition nécessaire, le champ et même l'essence de la mobilité infinie : un être stable est la condition et la fondation de la vaste action de la Force

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d'être. C'est quand nous approchons de ce silence, de cette stabilité, de cette immobilité que nous pouvons y fonder une force et une énergie qui seraient inconcevables dans notre état superficiel d'agitation. L'opposition que nous établissons est mentale et conceptuelle ; en réalité, le silence de l'Esprit et la dynamis de l'Esprit sont des vérités complémentaires et inséparables. L'Esprit silencieux et immuable peut garder en lui-même son énergie infinie, silencieuse et immobile, car il n'est pas lié par ses propres forces, il n'est ni leur sujet ni leur instrument, mais les possède, les libère, est capable d'une action éternelle et infinie ; jamais il ne se lasse ni n'a besoin de repos ; et pourtant, sa silencieuse immobilité inhérente à son action et à son mouvement n'a pas été un seul instant ébranlée, dérangée ou altérée par son action et son mouvement. Le silence témoin de l'Esprit est là, au cœur même de toutes les voix et de toutes les opérations de la Nature. Nous pouvons avoir du mal à comprendre ces choses parce que nos capacités finies, superficielles, sont limitées dans une direction comme dans l'autre, et que nos conceptions reposent sur nos limitations; mais il devrait être aisé de voir que ces conceptions relatives et finies ne s'appliquent pas à l'Absolu et Infini.

Dans notre conception, l'Infini est ce qui n'a pas de forme, et pourtant nous voyons que la forme est partout, nous sommes entourés de formes, et nous pouvons affirmer, comme on le fait d'ailleurs, que l'Être Divin est à la fois Forme et Sans-Forme. Ici non plus, en effet, l'apparente contradiction ne correspond pas à une réelle opposition. Le Sans-Forme n'est pas une négation du pouvoir de formation, mais la condition nécessaire à la libre formation de l'Infini : autrement, il n'y aurait qu'une seule Forme, ou simplement une somme déterminée de formes possibles dans un univers fini. L'absence de forme est le caractère de l'essence spirituelle, la substance spirituelle de la Réalité; toutes les réalités finies sont des pouvoirs, des formes de cette substance qui se façonne elle-même : le Divin est sans forme et sans nom, mais pour cette raison même Il est capable de manifester tous les noms, toutes les formes d'être possibles. Les formes sont des manifestations, non des inventions arbitraires tirées de rien; car la ligne et la couleur, la masse et le dessin qui sont les caractères essentiels de la forme, sont toujours porteurs d'une signification; ils sont en quelque sorte les valeurs et significations secrètes d'une invisible réalité rendue visible ; c'est pour cette raison que la forme, la ligne, la couleur, la masse, la composition peuvent incarner et transmettre ce qui, autrement, serait

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invisible et occulte pour nos sens. On peut dire que la forme est le corps natif, l'inévitable révélation de soi du sans-forme, et cela est vrai non seulement des formes extérieures, mais des formations invisibles du mental et de la vie que nous ne percevons que par la pensée, et de ces formes sensibles dont seule peut prendre conscience la perception subtile de la conscience intérieure. Le nom, en son sens plus profond, n'est pas le mot par lequel nous décrivons l'objet, mais une totalité faite du pouvoir, de la qualité, du caractère de la réalité qu'incarne une forme objective et que nous tentons de résumer par un son qui la désigne, par un nom que l'on peut connaître, Nomen. En ce sens, nous pourrions dire que Nomen est Numen ; les Noms secrets des dieux sont le pouvoir, la qualité, le caractère de leur être, saisis par la conscience et rendus intelligibles. L'Infini est sans nom, mais dans cette absence de nom tous les noms possibles, les Numen des dieux, les noms et les formes de toutes les réalités sont déjà envisagés et préfigurés, parce qu'ils sont latents et inhérents à la Toute-Existence.

Il ressort clairement de ces observations que la coexistence de l'Infini et du fini, qui est la nature même de l'être universel, n'est ni une juxtaposition ni une inclusion mutuelle de deux contraires, mais qu'elle est aussi naturelle et inévitable que la relation entre le principe de la Lumière et du Feu, et les soleils. Le fini est un aspect frontal et une auto-détermination de l'Infini ; nul fini ne peut exister en soi et par soi, il existe par l'Infini et parce qu'en son essence il est un avec l'Infini. Par Infini, en effet, nous n'entendons pas seulement une illimitable extension de soi dans l'Espace et le Temps, mais quelque chose qui est également aspatial et intemporel, un Indéfinissable et Illimitable existant-en-soi qui peut s'exprimer dans l'infinitésimal autant que dans l'immensité, en une seconde du temps, en un point de l'espace, en une circonstance éphémère. On considère le fini comme une division de l'Indivisible, mais il n'existe rien de tel, car cette division n'est qu'apparente; il y a une démarcation, mais aucune séparation réelle n'est possible. Quand, avec la vision et les sens intérieurs, et non avec l'œil physique, nous voyons un arbre ou quelque autre objet, ce dont nous prenons conscience est une Réalité une et infinie constituant l'arbre ou l'objet, imprégnant chaque atome et chaque molécule, les formant de sa propre substance, bâtissant toute la nature, tout le processus du devenir, toute l'activité de l'énergie immanente; tous sont elle, sont cet infini, cette Réalité que nous voyons se répandre indivisiblement et unir tous

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les objets en sorte qu'aucun n'est vraiment séparé d'elle ni tout à fait séparé des autres. " Cela demeure, dit la Gîta, indivisé dans les êtres et cependant comme divisé. " Ainsi, chaque objet est cet Infini, uni en son être essentiel avec tous les autres objets, qui sont aussi des formes et des noms — des pouvoirs, des numen — de l'Infini.

Cette incoercible unité dans toutes les divisions et diversités est la mathématique de l'Infini, indiquée dans un verset des Upanishad : " Ceci est le tout et Cela est le tout ; retranchez le tout du tout, et il reste le tout. " On peut également dire de l'infinie multiplication de soi de la Réalité que toutes les choses sont cette auto-multiplication. L'Un devient Multiple, mais tous ces multiples sont Cela qui était déjà et qui est toujours lui-même, et qui en devenant le Multiple demeure l'Un. Il n'y a aucune division de l'Un par l'apparence du fini, car c'est l'unique Infini qui nous apparaît comme le fini multiple : la création n'ajoute rien à l'Infini; il demeure après la création ce qu'il était avant. L'Infini n'est pas une somme de choses, il est Cela qui est toutes choses et davantage encore. Si cette logique de l'Infini contredit les conceptions de notre raison finie, c'est parce qu'elle la dépasse et ne se fonde pas sur les données du phénomène limité, mais embrasse la Réalité et voit la vérité de tous les phénomènes dans la vérité de la Réalité ; elle ne voit pas en ceux-ci des êtres, des mouvements, des noms, des formes, des choses séparés ; ils ne peuvent être cela, puisqu'il faudrait alors qu'ils soient des phénomènes dans le Vide, des choses sans base ou essence communes, fondamentalement déconnectées, liées seulement par la coexistence et par des rapports pragmatiques, non des réalités qui existent par leur racine d'unité et, dans la mesure où nous pouvons les considérer comme indépendantes, ne sont assurées de leur indépendance, en tant que formes et mouvements extérieurs ou intérieurs, que par leur perpétuelle dépendance vis-à-vis de leur Infini parental et de leur secrète identité avec l'unique Identique. L'Identique est leur racine, la raison de leur forme, le seul pouvoir de leurs divers pouvoirs, leur substance constitutive.

Nous concevons l'Identique comme l'Immuable; il est toujours le même de toute éternité, car s'il est soumis ou se soumet aux mutations, ou s'il admet des différences, il cesse d'être identique ; or, ce que nous voyons partout, c'est une unité fondamentale infiniment variable qui paraît être le principe même de la Nature. La Force de base est une, mais

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elle manifeste des forces innombrables; la substance de base est une, mais elle produit maintes substances différentes et des millions d'objets dissemblables ; le mental est un, mais il se différencie en nombre d'états mentaux, de formations mentales, de pensées, de perceptions qui diffèrent les uns des autres, s'accordent ou entrent en conflit ; la vie est une, mais les formes de vie sont diverses et innombrables ; l'humanité est une en sa nature, mais il existe différents types raciaux, et chaque individu est lui-même, d'une certaine façon, différent des autres. La Nature tient à tracer des lignes de dissemblance sur les feuilles d'un même arbre ; elle pousse si loin la différenciation que l'on a découvert que les empreintes digitales d'un homme diffèrent de celles de tous les autres hommes en sorte que cette seule différenciation suffit à l'identifier — et pourtant, tous les hommes sont fondamentalement semblables et il n'y a pas entre eux de différence essentielle. L'unité ou la similitude est partout, la différenciation est partout; la Réalité immanente a construit l'univers sur le principe du développement d'une seule graine en un million de formes différentes. Mais c'est là encore la logique de l'Infini; l'essence de la Réalité étant immuablement la même, elle peut en toute sûreté assumer ces innombrables différences de forme, de caractère et de mouvement, car seraient-elles multipliées mille milliards de fois, cela n'affecterait pas l'immutabilité fondamentale de l'éternel Identique. Parce que le Moi et Esprit dans les choses et les êtres est un partout, la Nature peut s'offrir ce luxe de la différenciation infinie : s'il n'y avait cette base sûre qui fait que rien ne change lors même que tout change, toutes ses œuvres et toutes ses créations en ce jeu se désintégreraient et sombreraient dans le chaos; il n'y aurait rien pour maintenir la cohésion de ses mouvements et de ses créations disparates. L'immutabilité de l'Identique ne consiste pas en une monotonie d'inaltérable ipséité incapable de variation; elle consiste en l'inchangeabilité de l'être qui est cependant capable de revêtir des formes d'être infinies, mais qu'aucune différenciation ne peut détruire, altérer ou diminuer. Le Moi devient insecte, oiseau, animal, homme, mais il est toujours le même Moi à travers ces mutations parce qu'il est l'Un qui se manifeste infiniment dans une infinie diversité. Notre raison superficielle tend à conclure que la diversité est peut-être irréelle, une simple apparence; mais si nous regardons un peu en profondeur nous verrons qu'une diversité réelle fait apparaître l'Unité réelle, dévoile en quelque sorte son ultime capacité, révèle tout ce qu'elle peut être et tout ce qu'elle est en soi, délivre de sa blancheur ces multiples nuances qui s'y sont

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fondues. L'Unité se trouve infiniment dans ce qui nous semble être une chute, une perte de son unité, alors que c'est là, en réalité, une multiple et inépuisable démonstration d'unité. Tel est le miracle, la Maya de l'univers, mais un miracle parfaitement logique, naturel et évident pour la vision et l'expérience que l'Infini a de lui-même.

Car la Maya du Brahman est à la fois la magie et la logique d'une Unité infiniment diverse. S'il n'y avait qu'une inaltérable monotonie d'unité et de similitude limitées, il n'y aurait en fait aucune place pour la raison et la logique, car la logique est la juste perception des relations : le suprême travail de la raison est de trouver la substance unique, la loi unique, la réalité latente qui cimente et relie et unifie le multiple, le différent, le discordant, le disparate. Toute existence universelle se meut entre ces deux termes : une diversification de l'Un, une unification du multiple et du divers, et c'est inévitable parce que l'Un et le Multiple sont des aspects fondamentaux de l'Infini. En effet, ce que la divine connaissance du Moi et la divine connaissance du Tout expriment en sa manifestation doit être une vérité de son être, et le jeu de cette vérité est sa Lîlâ.

Telle est donc la logique de la démarche de l'être universel du Brahman, et tel le fonctionnement de base de la raison, l'intelligence infinie de la Maya. Il en est de la conscience, de la Maya du Brahman, comme de son être : elle n'est pas liée à un aspect restreint et fini de son être ni à un seul état ou une seule loi de son action; elle peut être bien des choses à la fois, avoir de nombreux mouvements coordonnés qui peuvent sembler contradictoires à la raison finie; elle est une mais innombrablement multiple, infiniment plastique, inépuisablement adaptable. La Maya est la conscience et la force suprêmes et universelles de l'Éternel et Infini et, étant par nature sans entraves et illimitée, elle peut manifester en même temps de multiples états de conscience, de multiples dispositions de sa Force sans cesser d'être à jamais la même conscience-force. Elle est à la fois transcendantale, universelle et individuelle; elle est l'Être suprême supracosmique qui est conscient de soi comme du Tout-Être, comme du Moi cosmique, comme de la Conscience-Force de la Nature cosmique et qui, en même temps, fait l'expérience de soi comme être et conscience individuels en toutes les existences. La conscience individuelle peut se voir elle-même limitée et séparée, mais elle peut aussi rejeter ses limitations et se connaître comme universelle et également comme transcendant l'univers, parce que la même conscience

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tri-une en un triple statut se trouve au cœur ou à la base de tous ces états ou positions. Il n'y a dès lors aucune difficulté à ce que l'Un se voie ainsi triplement ou fasse la triple expérience de lui-même, que ce soit d'en haut dans l'Existence transcendante, ou du milieu dans le Moi cosmique, ou d'en bas dans l'être conscient individuel. Pour que cela soit accepté comme naturel et logique, il suffit d'admettre qu'il peut y avoir différents états réels de la conscience de l'Être Unique, et cela ne saurait être impossible pour une Existence libre et infinie qui ne peut être asservie à une seule condition; une conscience infinie doit avoir naturellement tout pouvoir de se diversifier. Si l'on admet la possibilité d'un multiple état de conscience, on ne peut imposer de limites à ses changements d'état, de quelque façon qu'ils se produisent, à condition que l'Un soit conscient de lui-même en tous simultanément; car l'Un et Infini doit être ainsi universellement conscient. La seule difficulté, qu'une réflexion ultérieure peut résoudre, est de comprendre le rapport entre un état de conscience limité ou construit, comme le nôtre, un état d'ignorance, et une infinie connaissance de soi et de tout.

Il faut admettre une seconde possibilité de la Conscience Infinie : son pouvoir d'auto-limitation ou d'auto-formation secondaire en un mouvement subordonné dans la conscience et la connaissance intégrales et illimitées; c'est là, en effet, une conséquence nécessaire du pouvoir d'auto-détermination de l'Infini. Chaque auto-détermination de l'être en soi doit avoir sa propre perception de sa propre vérité et de sa propre nature essentielles; ou si nous préférons, disons que l'Être, en cette détermination, doit être conscient de lui-même de cette façon. Par individualité spirituelle, on entend que chaque moi ou esprit individuel est un centre de vision de soi et de tout ; la circonférence — circonférence sans limites, pouvons-nous dire — de cette vision peut être la même pour tous, mais le centre peut être différent ; au lieu d'être situé en un point spatial dans un cercle spatial, ce serait un centre psychologique relié à d'autres centres par une coexistence du Multiple diversement conscient dans l'être universel. Chaque être dans un monde verra le même monde, mais à partir de son être essentiel, selon le mode propre de sa nature profonde : car chacun manifestera sa propre vérité de l'Infini, sa propre façon de se déterminer et de faire face aux déterminations cosmiques; sa vision, de par la loi de l'unité dans la diversité, sera sans aucun doute fondamentalement la même que celle des autres, mais elle développera néanmoins sa propre différence — ainsi voyons-nous que tous les êtres

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humains sont humainement conscients des mêmes phénomènes cosmiques, bien qu'il y ait toujours une différence individuelle. Cette autolimitation ne serait donc pas fondamentale, ce serait une spécialisation individuelle d'une universalité ou d'une totalité communes ; l'individu spirituel agirait depuis son propre centre de la Vérité unique et selon sa nature innée, mais sur une base commune et sans être le moins du monde aveugle au moi et à la nature d'autrui. La conscience limiterait son action en pleine connaissance, ce ne serait pas un mouvement de l'ignorance. Mais à part cette auto-limitation individualisante, il doit y avoir aussi dans la conscience de l'Infini un pouvoir de limitation cosmique; cette conscience doit pouvoir limiter son action de façon à donner une base à un monde ou à un univers donné, et à le maintenir dans son ordre, son harmonie, sa propre édification,; car la création d'un univers nécessite une détermination spéciale de la Conscience infinie pour présider à ce monde et exige aussi que soit gardé en retrait tout ce qui n'est pas nécessaire à ce mouvement. De la même manière, la projection de l'action indépendante d'un pouvoir comme le Mental, la Vie ou la Matière doit avoir pour support un principe analogue d'autolimitation. On ne peut dire qu'un tel mouvement soit fatalement impossible pour l'Infini, l'Infini étant illimitable ; au contraire, ce doit être un de ses nombreux pouvoirs, car ses pouvoirs aussi sont illimitables : mais pas plus que les autres auto-déterminations, ou les autres constructions finies, cette projection ne serait une séparation ou une division réelle, car toute la Conscience infinie serait autour d'elle et derrière elle et la soutiendrait, et le mouvement particulier serait lui-même naturellement conscient non seulement de lui-même, mais essentiellement de tout ce qui est derrière lui. À n'en pas douter, ce serait le cas dans la conscience intégrale de l'Infini ; mais nous pouvons également supposer qu'une conscience analogue, inhérente mais non active, qui se délimite tout en étant indivisible, pourrait elle aussi se situer dans la complète conscience de soi du mouvement du Fini. Pareille auto-limitation consciente, cosmique ou individuelle, serait évidemment possible pour l'Infini, et une raison plus large peut l'accepter comme l'une de ses possibilités spirituelles; mais sur cette base, toute division ou toute séparation ignorante, ou toute limitation qui nous astreint et nous aveugle, comme il en apparaît dans notre propre conscience, demeureraient inexplicables.

Nous pouvons cependant admettre l'existence d'un troisième pouvoir ou d'une troisième possibilité de la Conscience infinie : son pouvoir

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de s'absorber, de plonger en elle-même, en un état où la conscience de soi existe, mais ni comme une connaissance, ni comme un savoir intégral; le tout serait alors involué dans la pure conscience de soi; la connaissance et la conscience intérieure elle-même seraient perdues dans l'être pur. C'est l'état lumineux qu'en un sens absolu nous appelons Supraconscience — bien que la quasi totalité de ce que nous appelons supraconscient ne le soit pas en réalité, soit simplement un conscient supérieur, quelque chose qui a conscience de soi et n'est supraconscient que pour notre niveau limité de perception. D'autre part, cette absorption, cette transe de l'Infini est l'état, non pas lumineux mais obscur, que nous appelons Inconscient; car l'être de l'Infini est là, bien que du fait de son apparente inconscience, il nous apparaisse plutôt comme un non-être infini : une conscience et une force innées, oublieuses elles-mêmes, se trouvent en ce non-être apparent, car un monde ordonné est créé par l'énergie de l'Inconscient; il est créé dans un état de transe, d'intériorisation profonde, la force agissant de façon automatique et apparemment aveugle comme en une transe, mais avec la sûreté parfaite et le pouvoir de vérité de l'Infini. Si nous faisons un pas de plus et admettons que l'Infini peut, en une action spécifique, ou une action restreinte et partielle, s'absorber en lui-même — une action n'émanant pas toujours de son infinité illimitablement concentrée en elle-même, mais confinée à un état particulier ou à une auto-détermination individuelle ou cosmique —, nous avons alors l'explication de la condition ou de l'état de concentration par lequel l'Infini devient distinctement conscient d'un seul aspect de son être. Il peut alors y avoir un double état fondamental, tel le Nirguna se tenant en retrait du Saguna, absorbé en sa pureté et son immobilité propres, tandis que le reste est retenu derrière un voile et n'est pas admis dans cet état particulier. Nous pourrions de la même manière expliquer cet état où la conscience perçoit un seul domaine ou un seul mouvement de l'être, tandis que tout le reste est retenu et voilé ou en quelque sorte coupé, par une transe éveillée de concentration dynamique, de la perception spécialisée ou limitée qui s'attache exclusivement à son domaine ou son mouvement propres. La totalité de la conscience infinie serait présente ; loin d'être abolie, nous pourrions la recouvrer. Son action n'aurait pas un caractère évident mais implicite, inhérent, ou bien elle se ferait par l'intermédiaire de la perception limitée et non par son propre pouvoir et sa présence manifestes. On reconnaîtra que ces trois pouvoirs peuvent être acceptés comme faisant partie de la dynamique de la Conscience Infinie, et si nous examinons

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leurs multiples modes de fonctionnement nous avons une chance de trouver un indice qui puisse élucider le jeu de la Maya.

Cela jette incidemment une lumière sur l'opposition que fait notre mental entre la pure conscience, la pure existence, la pure béatitude, et l'activité débordante, la multiple application, les vicissitudes sans fin de l'être, de la conscience et de la joie d'être qui se produisent dans l'univers. Dans l'état de la conscience pure et de l'être pur, nous ne sommes conscients que de cela, qui est simple, immuable, existant en soi, sans forme ni objet, et nous sentons que cela seul est vrai et réel. Dans l'autre état, l'état dynamique, nous sentons que son dynamisme est parfaitement vrai et naturel et nous pouvons même penser qu'aucune expérience comme celle de la conscience pure n'est possible. Et pourtant, il est maintenant évident que l'état statique et l'état dynamique sont tous deux possibles pour la Conscience Infinie ; ce sont deux de ses états, et tous deux peuvent être simultanément présents dans la conscience universelle : l'un comme témoin observant l'autre et le soutenant, ou même, sans le regarder, le soutenant automatiquement; ou encore, le silence et l'état statique peuvent être présents, pénétrant l'activité ou la projetant, comme l'océan, immobile en ses profondeurs, projette le mouvement des vagues à sa surface. C'est aussi la raison pour laquelle il nous est possible, en certains états d'être, de percevoir différents états de conscience simultanément. Il y a un état d'être dont on fait l'expérience dans le Yoga, où l'on devient une conscience double, l'une à la surface, petite, active, ignorante, dominée par les pensées et les sensations, le chagrin et la joie et toutes sortes de réactions, l'autre au-dedans, calme, vaste, égale, observant l'être de surface avec un détachement ou une indulgence inébranlables ou, peut-être, essayant de calmer son agitation pour l'apaiser, l'élargir, le transformer. De même nous pouvons nous élever jusqu'à une conscience au-dessus et observer les diverses parties de notre être, intérieur et extérieur, mental, vital et physique, et le subconscient en dessous, et agir sur l'une ou l'autre ou sur l'ensemble depuis cet état supérieur. Il est également possible de descendre de cette hauteur ou de n'importe quelle hauteur en l'un quelconque de ces états inférieurs et de faire de sa lumière limitée ou de son obscurité notre lieu de travail, tandis que le reste de notre être est momentanément rejeté ou mis en retrait, ou encore conservé comme champ de référence où nous trouvons soutien ou approbation, lumière ou influence, ou comme un état en lequel nous pouvons nous élever ou nous retirer et duquel nous

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pouvons observer les mouvements inférieurs. Ou nous pouvons plonger dans une transe, rentrer en nous-mêmes et y demeurer conscients, tandis que toutes les choses extérieures sont exclues; ou bien nous pouvons même dépasser cette perception intérieure et nous perdre en quelque autre conscience plus profonde ou quelque haute supraconscience. Il existe aussi une conscience égale et qui imprègne tout, en laquelle nous pouvons pénétrer et nous voir tout entier d'un seul regard qui embrasse tout, ou avec une perception omniprésente, une et indivisible. Tout ce qui semble étrange et anormal ou peut paraître invraisemblable à la raison superficielle, consciente seulement de notre état normal d'ignorance limitée et de ses mouvements coupés de notre réalité intérieure supérieure et totale, tout cela devient aisément intelligible et admissible à la lumière de la raison et de la logique plus vastes de l'Infini ou en admettant les plus grands pouvoirs illimitables du Moi, de l'Esprit en nous qui est un en essence avec l'Infini.

Brahman, la Réalité, est l'Absolu qui existe en soi, et Maya est la Conscience et la Force de cette existence en soi; cependant, au regard de l'univers le Brahman apparaît comme le Moi de toute existence, l'Âtman, le Moi cosmique, mais aussi comme le Moi Suprême transcendant sa propre cosmicité et en même temps universel-individuel en chaque être; on peut donc voir en la Maya le pouvoir intrinsèque, l'Âtma-Shakti, de l'Âtman. Il est vrai qu'au début, quand nous prenons conscience de cet aspect, c'est habituellement dans un silence de tout l'être ou du moins dans un silence intérieur qui se retire ou se tient à l'écart de l'action de surface. On sent alors que ce Moi est un état dans le silence, un être immuable et immobile, existant en soi, imprégnant l'univers entier, omniprésent en tout, mais qui n'est pas dynamique, pas actif, éloigné de l'énergie toujours mobile de la Maya. De même, nous pouvons prendre conscience de lui comme du Purusha séparé de la Prakriti, l'Être Conscient qui se tient en retrait des activités de la Nature. Mais c'est là une concentration exclusive qui se limite à un état spirituel et rejette toute activité afin d'être libre comme le Brahman, la Réalité qui existe en soi, libre de toutes les limitations dues à sa propre action et sa propre manifestation : c'est là une réalisation essentielle, mais pas la réalisation totale. Car nous pouvons voir que le Pouvoir Conscient, la Shakti active et créatrice, n'est autre que la Maya, la connaissance totale du Brahman. C'est le Pouvoir du Moi. La Prakriti est l'action du Purusha, l'Être Conscient rendu actif par sa propre Nature : dès lors,

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la dualité de l'Âme et de l'Énergie Universelle, du Moi silencieux et du Pouvoir créateur de l'Esprit, ne correspond pas réellement à quelque chose de duel ou de séparé, c'est une bi-unité. On ne peut, dit-on, séparer le Feu et le pouvoir du Feu ; ainsi la Réalité Divine ne peut être séparée de sa Conscience-Force, Chit-Shakti. La première réalisation du Moi comme quelque chose d'intensément silencieux et de purement statique ne nous révèle pas toute sa vérité : on peut également le réaliser en tant que pouvoir, ou comme ce qui détermine l'action et l'existence universelles. Cependant, le Moi est un aspect fondamental du Brahman, mais l'accent est mis davantage sur son impersonnalité. Le Pouvoir du Moi a donc l'apparence d'une Force agissant automatiquement, soutenue par le Moi qui est le témoin et le support de ses activités dont il est l'origine et dont il jouit, mais sans y être à aucun moment impliqué. Dès que nous prenons conscience du Moi, nous sommes conscients qu'il est éternel, non né, sans corps, non impliqué dans ses œuvres : on peut le sentir dans la forme de l'être, mais également enveloppant cette forme et comme au-dessus d'elle, observant d'en haut son incarnation, adhyaksha ; il est omniprésent, le même en tout, infini et pur et intangible à jamais. On peut faire l'expérience de ce Moi comme étant le Moi de l'individu, le Moi de celui qui pense, agit, jouit, mais, même alors, il conserve ce caractère plus ample ; son individualité est en même temps une vaste universalité ou pénètre aisément en elle, l'étape suivante étant une pure transcendance ou un passage complet et ineffable en l'Absolu. ,Le Moi est cet aspect du Brahman où il est intimement senti à la fois comme individuel, cosmique et transcendant par rapport à l'univers. La réalisation du Moi est le moyen direct et rapide d'atteindre à la libération individuelle, à l'universalité statique, à la transcendance de la Nature. Il y a en même temps une réalisation du Moi où l'on sent non seulement qu'il soutient, imprègne et enveloppe toutes choses, mais qu'il constitue tout et qu'il est identifié librement avec tous les devenirs de la Nature. Même alors, la liberté et l'impersonnalité caractérisent toujours le Moi. Il ne paraît pas soumis aux fonctionnements de son Pouvoir dans l'univers, comme le Purusha semble assujetti à la Prakriti. Réaliser le Moi, c'est réaliser l'éternelle liberté de l'Esprit.

L'Être Conscient, le Purusha, est le Moi en tant qu'origine créatrice, témoin, support et seigneur des formes et des œuvres de la Nature, et qui en jouit. De même que l'aspect du Moi est essentiellement transcendantal, fût-il involué et identifié avec ses devenirs universels

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et individuels, de même l'aspect Purusha est-il, en son caractère même, universel-individuel et intimement relié à la Nature, en fût-il séparé. Car tout en préservant son impersonnalité et son éternité, son universalité, cet Esprit conscient revêt un aspect plus personnel;¹ c'est l'être impersonnel-personnel dans la Nature dont il n'est pas entièrement détaché, lui étant toujours associé : la Nature agit pour le Purusha et avec son assentiment, selon sa volonté et pour son plaisir. L'Être Conscient communique sa conscience à l'Énergie que nous nommons Nature, reçoit en cette conscience, comme en un miroir, les opérations de la Nature, accepte les formes que, Force cosmique exécutive, elle crée et lui impose, donne ou retire sa sanction aux mouvements qu'elle accomplit. L'expérience de Purusha-Prakriti, de l'Esprit ou Être Conscient dans ses rapports avec la Nature, est d'une immense importance pratique ; de ces rapports, en effet, dépend tout le jeu de la conscience dans l'être incarné. Si le Purusha en nous est passif et laisse la Nature agir, acceptant tout ce qu'elle lui impose, donnant constamment et automatiquement sa sanction, alors l'âme dans le mental, la vie et le corps — l'être mental, vital et physique en nous —, se trouve soumise à notre nature, gouvernée par sa formation, entraînée par ses activités; c'est notre état normal d'ignorance. Si le Purusha en nous prend conscience de lui-même comme du Témoin et se tient en retrait de la Nature, c'est le premier pas vers la liberté de l'âme ; car ce détachement nous permet de connaître la Nature et ses processus et — en toute indépendance, puisque nous ne sommes plus impliqués dans ses œuvres —, d'accepter ou de ne pas accepter, de rendre la sanction non plus automatique, mais libre et effective; nous pouvons choisir ce qu'elle fera ou ne fera pas en nous, ou nous pouvons nous tenir complètement en retrait de ses œuvres et nous retirer aisément dans le silence spirituel du Moi, ou encore nous pouvons rejeter ses formations actuelles et nous élever à un niveau spirituel d'existence et de là re-créer notre vie. Le Purusha peut cesser d'être sujet, anîsha, et devenir le seigneur de sa nature, îshvara.

Dans la philosophie des Sânkhyens, l'idée métaphysique de Purusha-Prakriti est présentée de la façon la plus complète. Ces deux entités sont éternellement séparées, mais en relation l'une avec l'autre. La Prakriti est

¹La philosophie sânkhyenne met l'accent sur l'aspect personnel, le Purusha y est multiple, pluriel, et la Nature universelle; dans cette conception, chaque âme est une existence indépendante, bien que toutes les âmes fassent l'expérience d'une Nature universelle commune.

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le pouvoir de la Nature, un Pouvoir exécutif: c'est l'Énergie séparée de la Conscience, car la Conscience appartient au Purusha. Sans le Purusha, la Prakriti est inerte, mécanique, inconsciente. Prenant la Matière primordiale comme moi formel et base d'action, la Prakriti la développe et y manifeste la vie et les sens, le mental et l'intelligence; mais comme l'intelligence fait partie de la Nature, et qu'elle est engendrée par elle dans la Matière primitive, elle aussi est inerte, mécanique, inconsciente. Cette conception nous fait mieux comprendre comment l'Inconscient s'organise, comment ses opérations sont parfaitement agencées dans l'univers matériel : c'est la lumière de l'âme, l'Esprit, qui est transmise aux fonctionnements mécaniques du mental sensoriel et de l'intelligence; ils deviennent conscients grâce à sa conscience, tout comme ils ne deviennent actifs que par l'assentiment de l'Esprit. Pour s'affranchir, le Purusha se retire de la Prakriti, dont il devient le maître par son refus d'être involué dans la Matière. La Nature agit selon trois principes, modes ou qualités de sa substance et de son action qui, en nous, deviennent les modes fondamentaux de notre substance psychologique et physique et de ses fonctionnements : le principe de l'inertie, le principe du dynamisme et le principe de l'équilibre, de la lumière et de l'harmonie. Quand leurs mouvements ne sont pas unifiés, l'action de la Nature se produit; lorsqu'ils s'équilibrent, la Nature entre dans le repos. Le Purusha, l'être conscient est pluriel : il n'est pas seul et unique, alors que la Nature est une ; il semblerait en découler que tous les principes d'unité que nous trouvons dans l'existence appartiennent à la Nature, mais chaque âme est indépendante et unique, seule en elle-même et séparée, tant dans la jouissance qu'elle puise en la Nature que dans sa libération hors de la Nature. Nous constatons que toutes ces affirmations du Sânkhya sont parfaitement fondées par l'expérience lorsque nous entrons intérieurement en contact direct avec les réalités de l'âme individuelle et de la Nature universelle; mais ce sont des vérités pratiques et nous ne sommes pas tenus de les accepter comme la vérité entière ou fondamentale du moi et de la Nature. La Prakriti se présente comme Énergie inconsciente dans le monde matériel, mais, à mesure que s'élèvent les degrés de la conscience, elle se révèle de plus en plus comme une force consciente, et nous percevons que même son inconscience cachait une conscience secrète ; de même, l'être conscient est multiple en ses âmes individuelles, mais en son moi nous pouvons avoir l'expérience qu'il est un en tous et un en son existence essentielle. De plus, l'expérience de l'âme et de la Nature en tant que dualité est

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vraie, mais l'expérience de leur unité est tout aussi valable. Si la Nature ou l'Énergie peut imposer ses formes et ses activités à l'Être, c'est nécessairement parce qu'elle est la Nature ou l'Énergie de l'Être, en sorte que l'Être peut les accepter comme ses propres formes ; si l'Être peut devenir le seigneur de la Nature, ce doit être parce qu'elle est sa propre Nature qu'il a passivement regardée faire son travail, mais qu'il peut contrôler et maîtriser; même en sa passivité, son consentement est nécessaire à l'action de la Prakriti, et cette relation indique suffisamment que les deux ne sont pas étrangers l'un à l'autre. La dualité est une position adoptée, un double état accepté pour les opérations de la manifestation de l'être ; mais il n'y a pas de séparativité, pas de dualisme éternels et fondamentaux de l'Être et de sa Conscience-Force, de l'Âme et de la Nature.

C'est la Réalité, le Moi, qui prend la position de l'Être Conscient qui observe et accepte ou gouverne les œuvres de sa Nature. Il se crée une dualité apparente afin qu'une libre action de la Nature puisse s'élaborer peu à peu avec le soutien de l'Esprit, ainsi qu'une libre et puissante action de l'Esprit maîtrisant et réalisant la Nature. Cette dualité est aussi nécessaire pour qu'à tout moment l'Esprit puisse être libre de se retirer de toute formation de sa Nature et de dissoudre toutes les formations, ou d'accepter, ou d'imposer une formation nouvelle ou supérieure. Ce sont là de très évidentes possibilités de l'Esprit dans ses rapports avec sa propre Force, et nous pouvons les observer et les vérifier dans notre propre expérience; elles découlent logiquement des pouvoirs de la Conscience Infinie, pouvoirs qui, nous l'avons vu, sont inhérents à son infinité. L'aspect Purusha et l'aspect Prakriti vont toujours de pair, et à tout état que, dans son action, la Nature ou la Conscience-Force assume, manifeste ou développe, correspond un état de l'Esprit. En son état suprême, l'Esprit est l'Être Conscient suprême, Purushottama, et la Conscience-Force est sa Nature suprême, Parâ-Prakriti. En chaque état, à chaque niveau de la gradation de la Nature, l'Esprit adopte un équilibre spécifique de son être ; dans la Nature-du-Mental, il devient l'être mental ; dans la Nature-de-la-Vie, il devient l'être vital ; dans la nature de la Matière, il devient l'être physique ; dans le Supramental, il devient l'Être de Connaissance ; dans le suprême état spirituel, il devient l'Être de Béatitude et de pure Existence. En nous, dans l'individu incarné, il se tient derrière tout comme l'Entité psychique, le Moi intérieur qui soutient les autres formulations de notre conscience et de notre existence spirituelle. Le Purusha, individuel en nous, est cosmique dans

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le cosmos, transcendant dans la transcendance : l'identité avec le Moi est apparente, mais c'est le Moi à l'état pur, l'état impersonnel-personnel d'un Esprit dans les choses et les êtres impersonnel parce que non différencié par la qualité personnelle, et personnel parce que présidant aux individualisations du moi en chaque individu — qui s'occupe des œuvres de sa Conscience-Force, la force exécutrice de sa propre nature, quel que soit l'état d'équilibre nécessaire pour réaliser ce dessein.

Mais il est évident que, quelle que soit la position qu'il a prise ou la relation qu'il a formée en tout noyau individuel de Purusha-Prakriti, l'Être est, dans une relation cosmique fondamentale, le seigneur ou le souverain de sa nature ; car même quand il laisse la Nature faire de lui ce qu'elle veut, son consentement est nécessaire pour soutenir les œuvres qu'elle exécute. C'est ce qui ressort et se révèle pleinement dans le troisième aspect de la Réalité : l'Être divin en tant que maître et créateur de l'univers. Ici, la Personne suprême, l'Être en sa conscience et sa force transcendantales et cosmiques, vient au premier plan. Omnipotent, omniscient, gouvernant toutes les énergies, Il est le Conscient dans tout ce qui est conscient ou inconscient, l'Habitant de toutes les âmes, tous les mentais, tous les cœurs et tous les corps, le Maître ou le Souverain de toutes les œuvres. Celui qui goûte toute félicité, le Créateur qui a édifié toutes choses en son être, la Personne Totale dont tous les êtres sont les personnalités, le Pouvoir dont découlent tous les pouvoirs, le Moi, l'Esprit en tout. Par son être, Il est le Père de tout ce qui est, en sa Conscience-Force Il est la Mère Divine, l'Ami de toutes les créatures, le Tout-béatifique et la Toute-beauté dont la beauté et la joie sont la révélation, le Bien-Aimé et l'Amant de tous. Dans un certain sens, ainsi vu et compris, cela devient l'aspect le plus global de la Réalité, car tous les aspects sont ici réunis en une seule formulation. L'Ishwara est en effet supracosmique autant qu'intracosmique, Il est ce qui dépasse, habite et soutient toute individualité, Il est le Brahman suprême et universel, l'Absolu, le Moi suprême, le suprême Purusha. Mais il est bien clair que ce n'est pas là le Dieu personnel des religions populaires, un être limité par ses qualités, individuel et séparé de tous les autres; car tous ces dieux personnels ne sont que des représentations limitées, ou des noms et des personnalités divines de l'unique îshwara. Et ce n'est pas non plus le Saguna Brahman actif et doté de qualités, car ce n'est là qu'un aspect de l'être de l'îshwara. Le Nirguna immobile et sans qualités est un autre aspect de Son existence. L'îshwara est le Brahman, la Réalité, le Moi, l'Esprit,

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révélé comme le maître qui jouit de sa propre existence, le créateur de l'univers, qui ne fait qu'un avec lui, Panthéos, et cependant le dépasse, l'Éternel, l'Infini, l'Ineffable, la divine Transcendance.

L'opposition tranchée que fait notre pensée mentale entre personnalité et impersonnalité est une création du mental fondée sur les apparences du monde matériel; car ici, dans l'existence terrestre, l'Inconscient, qui est à l'origine de toutes choses, apparaît comme quelque chose d'entièrement impersonnel ; dans son essence manifeste et ses rapports, la Nature, l'Énergie inconsciente est, elle aussi, totalement impersonnelle. Toutes les Forces portent ce masque d'Impersonnalité; toutes les qualités et tous les pouvoirs, l'Amour, la Félicité et la Conscience elle-même, ont cet aspect. La personnalité fait son apparition comme création de la conscience dans un monde impersonnel ; c'est une limitation par une formation restreinte des pouvoirs, des qualités, des forces habituelles de l'action de la nature, un emprisonnement dans un cercle étroit d'expérience de soi qu'il nous faut transcender — perdre notre personnalité est nécessaire si nous devons atteindre l'universalité, plus nécessaire encore si nous devons nous élever jusqu'à la Transcendance. Mais ce que nous appelons personnalité n'est qu'une formation de la conscience superficielle; derrière, se trouve la Personne qui revêt diverses personnalités, qui peut assumer de nombreuses personnalités en même temps, mais demeure elle-même unique, réelle, éternelle. Si nous considérons les choses d'un plus vaste point de vue, nous pouvons dire* que ce qui est impersonnel n'est qu'un pouvoir de la Personne : l'existence elle-même n'a pas de sens sans un Existant, la conscience n'a pas de siège s'il n'existe personne qui soit conscient, la joie est inutile et sans valeur à moins que quelqu'un ne la ressente, l'amour ne peut avoir de base, ni s'accomplir, s'il n'y a pas d'amant, la toute-puissance est vaine s'il n'y a pas un Tout-Puissant. Car ce que nous entendons par Personne est un être conscient; même s'il émerge ici comme terme ou produit de l'Inconscient, il n'est pas cela en réalité : car c'est l'Inconscient lui-même qui est un terme de la Conscience secrète. Ce qui émerge est plus grand que ce en quoi il émerge : ainsi le Mental est-il plus grand que la Matière, l'Ame plus grande que le Mental. L'Esprit, ce qu'il y a de plus secret, la suprême émergence, l'ultime révélation, est de tous le plus grand. L'Esprit est le Purusha, la Personne Totale, l'Être Conscient omniprésent. C'est parce que notre mental ignore cette vraie Personne en nous, parce qu'il confond la personne et notre expérience de l'ego

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et de la personnalité limitée, et parce que l'émergence de la conscience et de la personnalité limitées dans une existence inconsciente est un phénomène trompeur, que nous avons créé une opposition entre ces deux aspects de la Réalité. Mais en vérité il n'y a pas d'opposition. Une existence en soi éternelle et infinie est la Réalité suprême. Cependant l'Être suprême, transcendant, éternel, le Moi et Esprit — une Personne infinie, pourrions-nous dire, parce que son être est l'essence et la source de toute personnalité — est la réalité et la signification de l'existence en soi : de même le Moi, l'Esprit, l'Être, la Personne cosmique est la réalité et la signification de l'existence cosmique; le même Moi, Esprit, Être ou Personne, manifestant sa multiplicité, est la réalité et la signification de l'existence individuelle.

Si nous admettons que l'Être Divin, la Personne suprême et la Personne Totale est l'Ishwara, nous avons quelque peine à comprendre sa façon de diriger ou de gouverner l'existence universelle, parce qu'immédiatement nous reportons sur lui notre conception mentale d'un souverain humain ; nous nous le représentons agissant par le mental et la volonté mentale d'une façon omnipotente et arbitraire sur un monde auquel il impose la loi de ses conceptions mentales, et nous concevons sa volonté comme un libre caprice de sa personnalité. Mais l'Être Divin n'a nul besoin d'agir selon une volonté ou une idée arbitraires, comme pourrait le faire un être humain omnipotent et cependant ignorant — à supposer qu'une telle omnipotence soit possible : car il n'est pas limité par le mental, il possède une toute-conscience en laquelle il perçoit la vérité de toutes choses, est conscient de sa propre sagesse intégrale qui les élabore en fonction de la vérité qui est en elles et, suivant leur sens, leur possibilité ou leur nécessité, le caractère inné et impérieux de leur nature. Le Divin est libre, il n'est pas enchaîné par des lois, quelle qu'en soit la nature. Il agit pourtant au moyen de lois et de processus, parce qu'ils expriment la vérité des choses — non point leur seule vérité mécanique, mathématique ou quelque autre vérité extérieure, mais la réalité spirituelle de ce qu'elles sont, de ce qu'elles sont devenues et doivent encore devenir — de ce qui, en elles, reste à accomplir. Il est lui-même présent dans le fonctionnement, mais il le dépasse également et peut ne pas en respecter la règle ; car d'une part, la Nature travaille suivant son ensemble limité de formules, elle est pénétrée et soutenue dans leur exécution par la Présence Divine, mais il existe d'autre part une vision globale, un fonctionnement et une détermination supérieurs, voire une

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intervention, libre mais non arbitraire, qui nous semble souvent magique et miraculeuse parce qu'elle procède d'une Supranature divine, à partir de laquelle elle agit sur la Nature : la Nature est ici une expression limitée de cette Supranature dont la lumière, la force, l'influence l'ouvrent et la préparent à une intervention ou à une mutation. La loi mécanique, mathématique, automatique des choses est un fait; mais en elle une loi spirituelle de la conscience est à l'œuvre qui donne à la marche mécanique des forces de la Nature un caractère et une valeur intérieurs, une justesse significative et une nécessité secrètement consciente; et au-dessus d'elle, il y a une liberté spirituelle qui sait et qui agit dans la vérité suprême et universelle de l'Esprit. Notre vision du gouvernement divin du monde ou du secret de son action est, ou bien incurablement anthropomorphique, ou bien incurablement mécanique ; l'anthropomorphisme et le mécanisme ont tous deux leur part de vérité, mais ils ne sont qu'une facette, qu'un aspect. La vérité réelle est que le monde est gouverné, en tout et au-dessus de tout, par l'Un dont la conscience est infinie ; et c'est d'après la loi et la logique d'une conscience infinie que nous devons comprendre la signification, la construction et le mouvement de l'univers.

Si nous considérons cet aspect de l'unique Réalité et le rattachons étroitement aux autres aspects, nous pouvons obtenir une vue complète de la relation qui existe entre l'éternelle Existence en Soi et la dynamique de la Conscience-Force par laquelle elle manifeste l'univers. Si nous nous situons dans une existence en Soi silencieuse, immobile, statique, inactive, il apparaîtra qu'une Conscience-Force conceptrice, Maya, capable d'en effectuer toutes les conceptions, compagne dynamique du Moi de silence, accomplit tout; elle s'appuie sur l'état éternel, immuablement établi, et projette la substance spirituelle de l'être dans toutes sortes de formes et de mouvements auxquels consent sa passivité ou en lesquels il goûte un plaisir impartial et l'immuable félicité d'une existence créatrice et mobile. Que cette existence soit réelle ou illusoire, telles doivent en être la substance et la signification. La Conscience joue avec Être, la Force de la Nature fait de l'Existence ce qu'elle veut et l'utilise comme matériau de ses créations, mais pour que cela soit possible il faut qu'à chaque pas, secrètement, l'Être y consente. Il y a une évidente vérité dans cette perception des choses. C'est ce que nous voyons se produire partout en nous et autour de nous, c'est une vérité de l'univers et elle doit correspondre à un aspect, à une vérité fondamentale de

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l'Absolu. Mais lorsque nous nous retirons des apparences dynamiques extérieures pour entrer, non dans un Silence de témoin, mais dans une expérience intérieure de participation dynamique de l'Esprit, nous découvrons que cette Conscience-Force, Maya, Shakti, est elle-même le pouvoir de l'Être, de l'Existant-en-soi, de l'îshwara. L'Être est son seigneur et celui de toutes choses, nous le voyons tout faire en sa souveraineté comme créateur et maître de sa propre manifestation ; ou, s'il se tient en retrait et laisse une liberté d'action aux forces et aux créatures de la Nature, c'est en souverain qu'il donne son accord, à chaque pas sa sanction tacite " Qu'il en soit ainsi ", tathâstu, est implicite; autrement rien ne pourrait s'accomplir, ni se produire. L'Être et sa Conscience-force, l'Esprit et la Nature ne peuvent être fondamentalement duels : ce qu'accomplit la Nature est en réalité accompli par l'Esprit. Cela aussi est une vérité qui devient évidente lorsque nous passons derrière le voile et sentons la présence d'une Réalité vivante qui est tout et détermine tout, qui est le Tout-Puissant gouvernant tout ; cela aussi est un aspect, une vérité fondamentale de l'Absolu.

Par ailleurs, si nous demeurons absorbés dans le Silence, la Conscience créatrice et ses œuvres disparaissent dans le Silence ; pour nous, la Nature et la création cessent d'exister ou d'être réelles. Par contre, si nous considérons Être exclusivement comme la Personne et le Souverain qui seul existe, alors le Pouvoir ou Shakti par lequel il accomplit toutes choses disparaît en son unité ou devient un attribut de Sa personnalité cosmique : nous percevons l'univers comme la monarchie absolue de l'Être unique. Ces deux expériences créent de nombreuses difficultés pour le mental, parce que celui-ci ne perçoit pas la réalité du Pouvoir du Moi, que ce soit au repos ou en action, ou parce qu'il a une expérience trop exclusivement négative du Moi, ou encore parce que nos conceptions de l'Être Suprême comme Souverain ont un caractère trop anthropomorphique. Il est évident qu'il s'agit là d'un Infini où le Pouvoir du Moi est capable d'exprimer de nombreux mouvements, tous aussi valables. Si nous élargissons encore notre vision et considérons la vérité tant impersonnelle que personnelle des choses comme formant une seule vérité, si dans cette lumière, la lumière de la personnalité dans l'impersonnalité, nous voyons l'aspect bi-un du Moi et du Pouvoir du Moi, alors, dans l'aspect personnel une Personne duelle émerge, îshwara-Shakti, le Moi et Créateur Divin et la Mère Divine et Créatrice de l'univers. Le mystère des Principes cosmiques masculin et

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féminin, dont le jeu et l'interaction sont nécessaires à toute création, se révèle à nous. Dans la vérité supraconsciente de l'Existence du Moi, ces deux aspects sont fondus et impliqués l'un en l'autre, ils sont un et on ne peut les dissocier ; mais dans la vérité spirituelle-pratique du dynamisme de l'univers, ils émergent et deviennent actifs. En tant que créatrice universelle, Maya, Parâ-Prakriti, Chit-Shakti, la Divine Mère-Énergie manifeste le Moi cosmique et l'îshwara et son propre pouvoir essentiel comme principe duel ; c'est à travers elle qu'agit l'Être, le Moi, l'îshwara et il ne fait rien que par elle ; bien que sa Volonté soit implicite en elle, c'est elle qui élabore tout, comme Conscience-Force suprême, portant en elle toutes les âmes et tous les êtres, et comme Nature exécutrice. Tout existe et agit selon la Nature, tout est la Conscience-Force manifestant Être et jouant avec Lui dans les millions de formes et de mouvements où elle projette Son existence. Si nous nous retirons des activités de la Nature, tout entre dans le repos, et nous-mêmes pouvons entrer dans le silence, car elle consent à cesser son activité dynamique; mais c'est dans son silence et son repos que nous trouvons notre repos et que cesse toute action. Si nous voulons affirmer notre indépendance vis-à-vis de la Nature, elle nous révèle le pouvoir suprême et omniprésent de l'îshwara et nous-mêmes comme des êtres de Son être, mais ce pouvoir n'est autre qu'elle-même, et nous le sommes en sa supranature. Si nous voulons réaliser une formation supérieure ou un état d'être supérieur, c'est encore par elle, par l'intermédiaire de la divine Shakti, de la Conscience-Force de l'Esprit, que cela doit se faire; c'est par l'intermédiaire de la Mère Divine que nous devons faire le don de nous-mêmes à l'Être Divin ; car c'est vers la Nature suprême, ou en elle, que doit s'effectuer notre ascension, et cela n'est possible que si la Shakti supramentale s'empare de notre mental et le transforme en sa supramentalité. Nous voyons donc qu'il n'y a ni contradiction ni incompatibilité entre ces trois aspects de l'Existence, ou entre eux en leur état éternel et les trois modes de sa Dynamis œuvrant dans l'univers. Un seul Être, une seule Réalité soutient, fonde, imprègne en tant que Moi, éprouve en tant que Purusha ou Être conscient, et en tant qu'îshwara veut, gouverne et possède son monde de manifestation créé et maintenu en mouvement et en action par sa propre Conscience-Force ou Pouvoir-du-Moi — Maya, Prakriti, Shakti.

Notre mental trouve assez difficile de concilier ces différents visages ou aspects de l'Unique Moi et Esprit, car nous sommes obligés d'appliquer des notions abstraites, des idées et des termes bien distincts

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à quelque chose qui n'est pas abstrait, qui est spirituellement vivant et intensément réel. Nos abstractions se figent dans des concepts différenciateurs nettement délimités. Or la Réalité n'est pas de cette nature; nombreux sont ses aspects, mais ils se fondent les uns dans les autres. Sa vérité ne pourrait être exprimée que par des idées et des images métaphysiques et cependant vivantes et concrètes — des images que la Raison pure pourrait considérer comme des figures et des symboles, mais qui sont plus que cela et revêtent un sens plus vaste pour la vision et le sentiment intuitifs, car elles sont les réalités d'une expérience spirituelle dynamique. La vérité impersonnelle des choses peut être traduite par les formules abstraites de la raison pure, mais il y a un autre aspect de la vérité qui appartient à la vision spirituelle ou mystique, et sans cette vision intérieure des réalités, la formulation abstraite demeure insuffisamment vivante, incomplète. Le mystère des choses est la vraie vérité des choses. La présentation intellectuelle n'est qu'une représentation de la vérité par des symboles abstraits, images géométriques d'un art cubiste du langage de la pensée. Dans une étude philosophique, il est nécessaire de se limiter en grande partie à cette présentation intellectuelle, mais il n'est pas inutile de rappeler que ce n'est là que l'abstraction de la Vérité et que si nous voulons la saisir ou l'exprimer complètement, nous devons en avoir l'expérience concrète et employer un langage plus vivant et plus substantiel.

Il convient ici de voir comment, dans cet aspect de la Réalité, nous devons considérer la relation que nous avons découverte entre l'Un et le Multiple ; cela revient à déterminer le vrai rapport entre l'individu et l'Être Divin, entre l'Âme et l'îshwara. Dans la conception théiste habituelle, le Multiple est créé par Dieu ; modelé par lui, tel un vase par le potier, il dépend de lui comme les créatures dépendent de leur créateur. Mais dans cette plus large vision de l'îshwara, le Multiple en sa plus profonde réalité est lui-même l'Un Divin. Ce sont les moi individuels de l'universelle et suprême Existence du Moi, éternels comme Lui mais éternels en son être : notre existence matérielle est certes une création de la Nature ; cependant l'âme est une portion immortelle de la Divinité, et derrière elle se trouve le Moi Divin dans la créature naturelle. Néanmoins, l'Un est la Vérité fondamentale de l'existence, le Multiple existe par l'Un, et l'être manifesté est donc entièrement dépendant de l'îshwara. Cette dépendance est masquée par l'ignorance séparatrice de l'ego qui s'efforce d'exister par lui-même, bien qu'à chaque pas il

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dépende manifestement du Pouvoir cosmique qui l'a créé, soit mû par lui, fasse partie de son être et de son action cosmiques. Cet effort de l'ego est évidemment une méprise, un reflet trompeur de la vérité de l'existence du moi qui est en nous. Il est vrai qu'en nous, pas dans l'ego mais dans le moi, dans notre être le plus profond, il y a quelque chose qui surpasse la Nature cosmique et appartient à la Transcendance. Mais cela aussi ne devient indépendant de la Nature qu'en dépendant d'une Réalité supérieure. C'est par le don de nous-mêmes ou la soumission de l'âme et de la nature à l'Être Divin que nous pouvons atteindre à notre moi le plus haut, à la Réalité suprême, car c'est Être Divin qui est ce moi le plus haut et cette Réalité suprême, et nous n'existons en nous-mêmes que par Son existence et ne sommes éternels qu'en son éternité. Cette dépendance ne contredit pas l'Identité : elle est elle-même la porte vers la réalisation de l'Identité ; si bien que, là encore, nous rencontrons ce phénomène de dualité exprimant l'unité, parti de l'unité et s'ouvrant à nouveau à elle, qui est l'éternel secret et l'opération fondamentale de l'univers. C'est cette vérité de la conscience de l'Infini qui crée la possibilité de toutes les relations entre le Multiple et l'Un. La réalisation de l'unité par le mental, de la présence de cette unité dans le cœur, de l'existence de cette unité dans toutes les parties de notre être, en est un des plus hauts sommets. Et pourtant, elle n'annule pas, mais confirme toutes les autres relations personnelles et leur donne leur plénitude, leur complet délice, leur entière signification. Cela aussi est la magie, mais également la logique de l'Infini.

Il reste encore un problème à résoudre, et il peut l'être sur la même base. Il s'agit de l'opposition entre le Non-Manifeste et la manifestation. Car on pourrait dire que tout ce qui a été avancé jusqu'ici est peut-être vrai de la manifestation, mais que celle-ci est une réalité d'un ordre inférieur, un mouvement partiel dérivé de la Réalité non manifestée et que, quand nous pénétrons dans ce qui est suprêmement Réel, ces vérités de l'univers perdent toute validité. Le Non-Manifeste est l'intemporel, le pur éternel, une existence en soi irréductible et absolue dont la manifestation et ses limitations ne peuvent donner aucun indice, ou un indice trop insuffisant qui, dès lors, s'avère illusoire et trompeur. Cela pose le problème de la relation entre le Temps et l'Esprit intemporel. En effet, nous avons au contraire supposé que ce qui est non-manifestation dans l'Éternel intemporel est manifesté dans l'Éternité temporelle. S'il en est ainsi, si le temporel est une expression

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de Éternel, alors, quelque différentes que soient les conditions, quelque partielle que soit l'expression, ce qui est fondamental dans l'expression temporelle doit néanmoins préexister d'une certaine manière dans la Transcendance et être tiré de la Réalité intemporelle. Car autrement, ces fondamentaux viendraient en cette réalité directement d'un Absolu autre que le Temps ou l'Intemporel, et l'Esprit Intemporel serait une suprême négation spirituelle, un indéterminable servant de base à la liberté de l'Absolu affranchi de toute limitation par ce qui est formulé dans le Temps ce serait le négatif du Temps positif, dans une relation identique à celle du Nirguna et du Saguna. Mais en fait, ce que nous entendons par Intemporel est un état spirituel de l'existence qui n'est pas assujetti au mouvement du temps ou à l'expérience temporelle successive ou relative d'un passé, d'un présent et d'un futur. L'Esprit intemporel n'est pas nécessairement un vide; il peut tout contenir en lui, mais en essence, sans référence au temps, à la forme, aux relations ou aux circonstances, peut-être en une éternelle unité. L'Éternité est le terme commun au Temps et à l'Esprit Intemporel. Ce qui, dans l'Intemporel, est non manifesté, implicite, essentiel, apparaît dans le Temps comme mouvement, ou du moins comme dessein et relation, résultat et circonstance. Ils sont donc la même Éternité, ou le même Éternel en un double état, un état duel d'être et de conscience : l'éternité d'un état d'immobilité, et l'éternité d'un mouvement dans un état statique.

L'état originel est celui de la Réalité intemporelle et aspatiale ; cela suppose que l'Espace et le Temps sont la même Réalité s'étendant elle-même pour contenir le déploiement de ce qui était en elle. Comme dans toutes les autres oppositions, la différence serait que le même Esprit qui se regarde en son essence et en son principe d'être, se regarde dans le dynamisme de cette essence et de ce principe. L'Espace et le Temps sont les noms que nous donnons à cette extension de soi de l'unique Réalité. Nous sommes portés à voir en l'Espace une extension statique où toutes choses se tiennent ou se meuvent ensemble suivant un ordre fixe; nous concevons le Temps comme une extension mobile mesurée par le mouvement et l'événement : l'Espace serait alors le Brahman dans son état d'extension de soi; le Temps, le Brahman dans le mouvement de cette extension. Mais ce n'est peut-être là qu'une première vision inexacte : l'Espace est peut être en réalité un mobile constant, et c'est la constance et la relation persistante que les choses dans l'Espace ont avec le temps qui créent le sens de stabilité spatiale, tandis que la mobilité

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crée le sens du mouvement temporel dans l'Espace stable. Ou encore, l'Espace serait le Brahman étendu pour maintenir ensemble formes et objets; le Temps serait le Brahman s'étendant lui-même pour que se déploie le mouvement de son propre pouvoir portant formes et objets; les deux seraient alors un aspect duel d'une seule et unique extension de soi de l'Éternel cosmique.

On pourrait considérer qu'un Espace purement physique est en soi une propriété de la Matière ; mais la Matière est une création de Énergie en mouvement. Par conséquent l'Espace, dans le monde matériel, pourrait être soit une extension fondamentale de l'Énergie matérielle ou le champ d'existence qu'elle a elle-même formé, sa représentation de l'Infinité Inconsciente où elle agit, une image où elle accueille les formules et les mouvements de sa propre action et de sa création de soi. Le Temps serait lui-même le cours de ce mouvement ou bien une impression créée par lui, une impression de quelque chose qui se présente à nous comme une succession régulière en apparence — une division ou un continuum soutenant la continuité du mouvement, tout en en délimitant les phases successives — parce que le mouvement lui-même est successif et régulier. Ou bien le Temps pourrait être une dimension de l'Espace nécessaire à l'action complète de l'Énergie, mais nous ne pourrions le saisir sous cet aspect, car notre subjectivité le voit comme quelque chose d'également subjectif, senti par notre mental sans être perçu par nos sens; le temps ne .pourrait donc être reconnu comme une dimension de l'espace, car celui-ci a pour nous l'apparence d'une extension objective créée ou perçue par les sens.

.En tout cas, si l'Esprit est la réalité fondamentale, le Temps et l'Espace doivent être, ou bien les conditions conceptuelles dans lesquelles l'Esprit voit son propre mouvement d'énergie, ou bien les conditions essentielles de cet Esprit lui-même qui assume une apparence ou un état différent selon l'état de conscience où elles se manifestent. Autrement dit, il y a un Temps et un Espace différents pour chaque état de notre conscience, et même différents mouvements de Temps et d'Espace au sein de chaque état; mais tous seraient des traductions d'une réalité Spirituelle fondamentale de l'Espaee-Temps. En fait, quand nous passons derrière l'espace physique, nous prenons conscience d'une étendue sur laquelle repose tout ce mouvement, et cette étendue est spirituelle et non point matérielle ; c'est le Moi ou Esprit contenant toute l'action de sa

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propre Énergie. Cette origine, cette réalité fondamentale de l'Espace, commence à se révéler lorsque nous nous retirons du physique, car nous devenons alors conscients d'une étendue spatiale subjective où le mental lui-même vit et se meut et qui est autre que l'Espace-Temps physique. Et pourtant il y a interpénétration : notre mental peut en effet se mouvoir dans son propre espace, de façon à effectuer un mouvement aussi dans l'espace de la Matière ou à agir à distance sur quelque chose dans l'espace de la Matière. Dans un état encore plus profond de la conscience, nous sommes conscients d'un pur Espace spirituel ; le Temps, dans cette conscience, peut sembler ne plus exister, car tout mouvement cesse ou, s'il y a mouvement, ou événement, il peut se produire indépendamment de toute succession temporelle observable.

Si nous passons derrière le Temps par un mouvement intérieur analogue, nous retirant du physique et le regardant sans nous y absorber, nous découvrons que l'observation du Temps et le mouvement du Temps sont relatifs, mais que le Temps lui-même est réel et éternel. L'observation du Temps dépend non seulement des mesures employées, mais de la conscience et de la position de l'observateur; en outre, chaque état de conscience a une relation différente avec le Temps; le Temps dans la conscience du Mental et dans l'Espace du Mental n'a pas le même sens, ses mouvements n'ont pas la même mesure que dans l'Espace physique; il s'écoule rapidement ou lentement selon l'état de la conscience. Chaque état de conscience a son Temps particulier, et cependant il peut y avoir entre eux des relations temporelles; et lorsque nous passons derrière la surface physique, nous découvrons que plusieurs états et plusieurs mouvements temporels différents coexistent dans la même conscience. Cela est évident dans le temps de rêve où la durée d'une longue suite d'événements peut correspondre à une seconde ou à quelques secondes de Temps physique. Il existe donc un rapport entre différents états temporels, mais on ne peut déterminer de façon certaine leur mesure respective, leur correspondance. Il semblerait que le Temps n'ait pas de réalité objective mais dépende des conditions que peut établir l'action de la conscience relativement à l'état et au mouvement de l'être : le Temps nous semblerait donc purement subjectif. Mais en fait, l'Espace aussi paraîtrait subjectif du fait de la relation mutuelle entre l'Espace-Mental et l'Espace-Matière. Autrement dit, tous deux sont l'extension spirituelle originelle, mais le mental la traduit dans toute sa pureté en un champ mental subjectif, et le mental sensoriel en un

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champ objectif de perception sensorielle. La subjectivité et l'objectivité ne sont que les deux aspects d'une conscience unique, et le fait capital est que tout Temps ou tout Espace donnés, ou tout Espace-Temps donné, est globalement un état d'être où existe un mouvement de la conscience et de la force de l'être, un mouvement qui crée ou manifeste les faits et les événements. C'est la relation — propre à chaque état — entre la conscience qui voit et la force qui formule les événements, qui détermine le sens du Temps et nous rend conscients du mouvement du Temps, de la relation au Temps, de la mesure du Temps. Dans sa vérité fondamentale, l'état originel du Temps derrière toutes ses variations n'est rien d'autre que l'éternité de l'Éternel, de même que la vérité fondamentale de l'Espace, le sens originel de sa réalité, est l'infinité de l'Infini.

Au regard de sa propre éternité, l'Être peut assumer trois états de conscience différents. Le premier est l'état immobile du Moi en son existence essentielle, absorbé en soi ou conscient de soi, mais, dans les deux cas, il n'y a aucun développement de la conscience dans le mouvement ou l'événement; c'est ce que nous percevons comme son éternité intemporelle. Le second est sa conscience globale des relations successives de toutes les choses appartenant à une manifestation prévue ou effectivement en cours, où ce que nous appelons passé, présent et futur sont réunis comme sur une carte ou un dessin établi — ou comme un artiste, un peintre ou un architecte pourrait garder tout le détail de son œuvre dans une vision d'ensemble, projetée ou revue dans son esprit ou arrangée selon un plan d'exécution; c'est l'état stable ou l'intégralité simultanée du Temps. Cette vision du Temps ne fait nullement partie de notre perception normale des événements tels qu'ils se produisent, bien que notre regard sur le passé, du fait qu'il est déjà connu et qu'on peut le considérer dans son ensemble, puisse nous en donner un certain aperçu ; cela dit, nous savons que cette conscience existe parce qu'il est possible, dans un état exceptionnel, d'y accéder et de voir les choses ainsi, dans cette simultanéité de la vision-du-Temps. Le troisième état est celui d'un mouvement d'effectuation de la Conscience-Force, et de manifestation successive de ce qu'elle a vu dans la vision statique de l'Éternel : c'est le mouvement du Temps. Mais c'est dans une seule et unique Éternité qu'existe ce triple état et que se produit le mouvement ; il n'y a pas réellement deux éternités, une éternité d'état et une éternité de mouvement, mais différents états ou positions de la Conscience par rapport à l'unique Éternité. Car elle peut voir le développement

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du Temps dans sa totalité, en se tenant en dehors ou au-dessus du mouvement ; elle peut aussi prendre une position stable à l'intérieur du mouvement et voir " l'avant " et " l'après " dans une succession fixe, déterminée ou prévue; ou elle peut prendre au contraire une position mobile dans le mouvement, se mouvoir elle-même avec lui d'instant en instant et voir tout ce qui s'est produit s'éloigner dans le passé et tout ce qui doit venir à elle du futur ; ou encore elle peut se concentrer sur l'instant qu'elle occupe et ne rien voir d'autre que ce qui est en cet instant, et ce qui gravite immédiatement autour de lui ou derrière lui. L'être de l'Infini peut prendre toutes ces positions dans une vision ou une expérience simultanée. Il peut voir le Temps en étant lui-même au-dessus et à l'intérieur du Temps, au-delà et en dehors du Temps; il peut voir l'Intemporel développer le mouvement du Temps sans cesser d'être intemporel, il peut embrasser tout le mouvement dans une vision statique et dynamique et, en même temps, projeter une partie de lui-même dans la vision du moment. La conscience enchaînée à la vision du moment peut considérer cette simultanéité comme une magie de l'Infini, une magie de la Maya; elle qui pour percevoir a besoin de limiter, d'envisager un seul état à la fois pour trouver l'harmonie, aurait une impression d'irréalité confuse et incohérente. Mais pour une conscience infinie, une telle simultanéité intégrale de vision et d'expérience serait parfaitement logique et cohérente; tous ces éléments pourraient faire partie d'une vision globale et se lier étroitement dans un arrangement harmonieux — une vision multiple mettant en lumière l'unité de la chose vue, une présentation variée des aspects concomitants de l'Unique Réalité.

Si l'unique Réalité peut se présenter elle-même dans cette multiplicité simultanée, nous voyons alors qu'il n'est pas impossible qu'un Éternel intemporel et une Éternité temporelle coexistent. Ce serait la même Éternité envisagée par une conscience de soi duelle et il n'y aurait pas opposition, mais corrélation de deux pouvoirs de la conscience de soi de la Réalité éternelle et infinie — un pouvoir d'état et de non-manifestation, et un pouvoir d'action, de mouvement et de manifestation spontanément efficaces. Si contradictoire et difficile à admettre qu'elle puisse paraître à notre vision finie et superficielle, cette simultanéité serait une réalité naturelle et normale pour la Maya, l'éternelle connaissance de soi et de tout du Brahman, la connaissance et le pouvoir de sagesse éternels et infinis de l'îshwara, la conscience-force de Satchidânanda existant en soi.

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