Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
DEUXIÈME LIVRE
LA CONNAISSANCE ET L'IGNORANCE
L'ÉVOLUTION SPIRITUELLE
PREMIÈRE PARTIE
LA CONSCIENCE INFINE ET L'IGNORANCE
1
Indéterminés, déterminations cosmiques et l'Indéterminable
L'Invisible avec lequel il ne peut exister de relations pragmatiques, insaisissable, sans traits, inconcevable, qu'aucun nom ne peut désigner, dont la substance est la certitude du Moi Unique et en qui l'existence universelle est au repos, lui qui est toute paix et toute béatitude — il est le Moi, et c'est lui qu'il faut connaître.
Mândûkya Upanishad. Verset 7.
On le voit comme un mystère, on en parle ou on en entend parler comme d'un mystère, mais nul ne le connaît.
Gîta. II, 29.
Quand les hommes recherchent l'Immuable, l'indéterminable, le Non-Manifeste, l'Omnipénétrant, l'Inconcevable, le Moi suprême, l'Immobile, le Permanent égal envers tous, attentif au bien de tous les êtres, c'est à Moi qu'ils viennent.
Gîta. XII. 3,4.
Loin au-delà de l'Intelligence se trouve le Vaste Moi, par-delà le Vaste Moi se trouve le Non-Manifeste, par-delà le Non-Manifeste se trouve l'Être Conscient. Il n'y a rien au-delà de l'Être — c'est l'extrême ultime, c'est le but suprême.
Katha Upanishad. I. 3.10,11.
Rare est la grande âme pour laquelle tout est l'Être Divin.
Gîta. VII. 19.
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Une Conscience-Force, partout inhérente à l'Existence, active même lorsqu'elle est cachée, est la créatrice des mondes, le secret occulte de la Nature. Mais dans notre monde matériel et dans notre être, la conscience revêt un double aspect : un pouvoir de Connaissance, et un pouvoir d'Ignorance. Dans la conscience infinie d'une Existence consciente de soi infinie, la connaissance doit être partout implicite ou opérante en la texture même de son action. Mais en ce monde, au commencement des choses, une Inconscience, une Nescience totale nous paraît être la base ou la nature de l'énergie universelle créatrice. C'est la substance première qui est à l'origine de l'univers matériel : la conscience et la connaissance émergent d'abord en des mouvements obscurs, infinitésimaux, par points ou quanta qui s'associent; il y a une lente et difficile évolution, les opérations de la conscience s'organisent et se développent lentement, son mécanisme s'améliore, des gains croissants s'inscrivent sur l'ardoise vierge de la Nescience. Mais ils ont encore l'apparence d'une somme d'acquisitions, de constructions que ferait une Ignorance qui cherche et tente de connaître, de comprendre, de découvrir, de se changer peu à peu et péniblement en connaissance. De même qu'ici la Vie établit et maintient difficilement ses opérations sur une base et dans un milieu de Mort générale, d'abord en des points de . vie infinitésimaux, des quanta de forme de vie et d'énergie de vie, des agrégats qui s'élargissent pour créer des organismes toujours plus complexes, un mécanisme vital compliqué, de même la Conscience établit et maintient une lumière grandissante, mais précaire, dans l'obscurité d'une Nescience originelle et d'une universelle Ignorance.
De plus, la connaissance acquise est une connaissance des phénomènes, et non de la réalité des choses ou des fondements de l'existence. Partout où notre conscience rencontre ce qui lui semble être une base,
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celle-ci revêt l'apparence d'un blanc — quand ce n'est pas un vide —, d'un état originel sans traits et d'une multitude de conséquences qui ne sont pas inhérentes à l'origine et que rien ne semble justifier ou nécessiter apparemment; il y a une superstructure massive qui n'a pas de relation claire et naturelle avec l'existence fondamentale. Le premier aspect de l'existence cosmique est un Infini qui, pour notre perception, est un indéterminé, sinon un indéterminable. Dans cet Infini, l'univers lui-même, que ce soit sous son aspect d'Énergie ou sous son aspect structural, apparaît comme une détermination indéterminée, un " fini sans limites " —expressions paradoxales, mais nécessaires, qui sembleraient indiquer que nous sommes en présence d'un mystère suprarationnel qui serait le fondement de toutes choses. En cet univers, naissent — mais d'où ? — un grand nombre et une grande variété de déterminés généraux et particuliers qui ne paraissent justifiés par rien de perceptible dans la nature de l'Infini, mais lui semblent imposés — ou qu'il s'impose peut-être à lui-même. À l'Énergie qui les produit, nous donnons le nom de Nature, mais le mot ne transmet aucun sens, sinon que la nature des choses est ce qu'elle est, en vertu d'une Force qui les ordonne selon une Vérité qui leur est inhérente ; mais la nature de cette Vérité elle-même, la raison pour laquelle ces déterminés sont ce qu'ils sont, voilà qui n'est nulle part visible. Certes, il a été possible à la Science humaine de détecter le processus, ou maints processus, des choses matérielles, mais cette connaissance ne projette aucune lumière sur la question principale; nous ne connaissons même pas le principe fondamental des processus cosmiques originels, car les résultats se présentent, non comme leur conséquence nécessaire, mais seulement comme leur conséquence pragmatique et actuelle. Finalement, nous ne savons pas comment ces déterminés sont entrés ou sont sortis de l'Indéterminé ou Indéterminable originel sur lequel ils se détachent comme sur un fond vierge et plat dans l'énigme de leur apparition programmée. À l'origine des choses, nous sommes confrontés à un Infini qui contient une masse de finis inexpliqués, à un Indivisible empli de divisions sans fin, à un Immuable foisonnant de mutations et de différences spécifiques. Un paradoxe cosmique est le commencement de toutes choses, un paradoxe dont aucune clef ne nous livre le sens.
En fait, on peut s'interroger sur la nécessité de postuler un Infini qui contienne notre univers formé, bien que notre mental exige impérieusement cette conception comme base nécessaire à ses propres conceptions
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— car il est incapable de fixer ou d'assigner une limite, que ce soit dans l'Espace ou le Temps ou dans l'existence essentielle au-delà de laquelle il y a rien, avant ou après laquelle il n'y a rien — bien qu'également l'autre terme de l'alternative soit un Vide ou un Néant qui ne peut être qu'un abîme de l'Infini en lequel nous refusons de plonger le regard; un zéro infini et mystique de Non-Existence remplacerait un x infini comme postulat nécessaire, comme base pour notre vision de tout ce qui, pour nous, est l'existence. Mais même si nous refusons de reconnaître quoi que ce soit de réel, à l'exception du fini de l'univers matériel s'étendant sans limites et de ses innombrables déterminations, l'énigme demeure la même. L'existence infinie, le non-être infini ou le fini illimité, tous sont pour nous des indéterminés ou des indéterminables originels ; nous ne pouvons leur assigner de caractère ni de traits distincts, rien qui prédéterminerait leurs déterminations. Décrire le caractère fondamental de l'univers comme Espace ou comme Temps ou comme Espace-Temps ne nous avance pas; car même si ce ne sont pas des abstractions de notre intelligence plaquées sur le cosmos par notre vision mentale, perspective nécessaire au mental pour s'en faire une image, ce sont aussi des indéterminés où ne se trouve aucune clef pour découvrir l'origine des déterminations qui se produisent en eux ; il n'y a encore aucune explication de l'étrange processus par lequel les choses sont déterminées, ni de leurs pouvoirs, de leurs qualités et de leurs propriétés, aucune révélation de leur nature, origine et signification véritables.
En fait, cette Existence infinie ou indéterminée se révèle à notre science comme Énergie, connue non par elle-même mais par ses œuvres, projetant dans son mouvement des vagues de dynamisme et, en elles, une multitude d'infinitésimaux; ces derniers, se groupant pour former des infinitésimaux plus grands, deviennent une base pour toutes les créations de l'Énergie, même celles qui s'éloignent le plus de la base matérielle, pour l'émergence d'un monde de Matière organisée, pour l'émergence de la Vie, pour l'émergence de la Conscience, pour toutes les activités encore inexpliquées de la Nature évolutive. Sur le processus originel, s'érigent une multitude de processus que nous pouvons observer, suivre, utiliser, et nombre d'entre eux peuvent nous être profitables; mais il n'y en a pas un, fondamentalement, qui soit explicable. Nous savons maintenant que des groupements différents et un nombre variable d'infinitésimaux électriques peuvent produire l'occasion constituante ou en tenir lieu — occasion qu'à tort on appelle
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cause, car il semble n'y avoir qu'une condition préalable nécessaire —, pour qu'apparaissent de plus grands infinitésimaux atomiques dont la nature, les qualités, les pouvoirs diffèrent. Mais nous ne parvenons pas à découvrir comment ces dispositions différentes peuvent finir par constituer ces atomes différents — comment des circonstances ou des causes constituantes différentes entraîneraient nécessairement des conséquences ou des résultats constitués différents. Nous savons aussi que certaines combinaisons de certains infinitésimaux atomiques invisibles produisent ou causent de nouvelles déterminations visibles qui diffèrent entièrement des infinitésimaux constituants par leur nature, leur qualité et leur pouvoir ; mais nous n'arrivons pas à découvrir, par exemple, comment une formule fixe pour la combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène en vient à déterminer l'apparition de l'eau qui, de toute évidence, est quelque chose de plus qu'une combinaison de gaz : c'est une nouvelle création, une nouvelle forme de substance, une manifestation matérielle d'un caractère tout à fait nouveau. Nous voyons qu'une graine se change en arbre, nous suivons la ligne du processus de production et nous l'utilisons ; mais nous ne découvrons pas comment un arbre peut sortir d'une graine, comment la vie et la forme de l'arbre peuvent être contenues dans la substance ou l'énergie de la graine ou, si cela paraît plus conforme à la réalité, comment la graine peut devenir un arbre. Nous savons que gènes et chromosomes sont la cause de transmissions héréditaires, de variations non seulement physiques mais psychologiques ; mais nous ne découvrons pas comment les caractères psychologiques peuvent être contenus et transmis dans ce véhicule matériel inconscient. Cela, nous ne pouvons le voir, ni le savoir, mais on nous le propose comme une explication convaincante de la méthode de la Nature : un jeu d'électrons, d'atomes et des molécules qui en résultent, de cellules, de glandes, de sécrétions chimiques et de processus physiologiques, en agissant sur les nerfs et le cerveau d'un Shakespeare ou d'un Platon, réussit à produire un Hamlet ou un Banquet ou une République ou pourrait éventuellement en fournir l'impulsion; mais nous n'arrivons pas à découvrir ni à comprendre comment ces mouvements matériels ont pu composer ces sommets de la pensée et de la littérature ou en rendre la composition nécessaire ; ici, la divergence entre les déterminants et la détermination devient si vaste que nous ne pouvons plus suivre le processus, encore moins le comprendre ou l'utiliser. Ces formules de la science peuvent être pragmatiquement justes et infaillibles, elles peuvent gouverner le comment des processus de la
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Nature, mais elles ne révèlent pas le comment et le pourquoi intimes; elles font plutôt penser aux formules d'un Magicien cosmique, précises, irrésistibles, chacune automatiquement efficace dans son domaine, mais dont la logique demeure fondamentalement inintelligible.
Il y a plus déconcertant; nous voyons en effet l'Énergie originelle indéterminée projeter hors d'elle-même des déterminés généraux — nous pourrions tout aussi bien, compte tenu de la diversité de leurs produits, les appeler des indéterminés génériques —, avec leurs états de substance appropriés et les formes déterminées de cette substance, ces dernières étant des variations nombreuses, parfois innombrables, de l'énergie-substance qui leur tient lieu de base. Mais rien dans la nature de l'indéterminé général ne semble prédéterminer une seule de ces variations. Une Énergie électrique produit des formes d'elle-même positives, négatives et neutres, qui sont à la fois des ondes et des particules ; un état gazeux de substance-énergie produit un nombre considérable de gaz différents ; un état solide de substance-énergie, dont résulte le principe terre, engendre divers types de sol, toutes sortes de roches, de nombreux minéraux et métaux; un principe de vie produit son royaume luxuriant où foisonnent plantes, arbres et fleurs les plus différents ; un principe de vie animale crée un immense éventail de genres, d'espèces, de variations individuelles; il poursuit son développement dans la vie humaine, dans le mental et les types mentaux, s'acheminant vers la fin encore non. écrite ou, peut-être, la suite encore occulte de ce chapitre inachevé de l'évolution. Tout au long du processus, l'identité générale dans le déterminé originel et, soumise à cette identité substantielle de la substance et de la nature fondamentales, l'abondante variation dans les déterminés génériques et individuels, sont la règle constante; une même loi d'identité ou de similarité prévaut dans le genre ou l'espèce avec de nombreuses variations individuelles, souvent infiniment subtiles. Mais nous ne trouvons rien, dans aucun déterminé général ou générique, qui nécessite de telles variantes dans les déterminations ainsi produites. La nécessité d'une immuable identité à la base, de variations libres et inexplicables en surface semble être la loi; mais qui, ou qu'est-ce qui détermine tout cela ou le rend nécessaire ? Quelle est la logique de la détermination, quelle en est la vérité originelle ou la signification? Qu'est-ce qui impose ou active ce jeu exubérant de possibilités changeantes qui semblent n'avoir aucun but ni aucun sens, si ce n'est la beauté ou la joie de la création? Un Mental, une Pensée
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inventive, curieuse, toujours en quête, une Volonté déterminante cachée y sont peut-être présents, mais il n'y en a aucune trace dans l'apparence première et fondamentale de la Nature matérielle.
Une première explication possible suggère qu'un Hasard dynamique s'organisant lui-même est à l'œuvre — paradoxe nécessité par l'apparence, dans le phénomène cosmique que nous appelons Nature. d'un ordre inéluctable, d'une part, et, d'autre part, d'une fantaisie et d'un caprice inexplicables. Une Force inconsciente et inconséquente qui agit au petit bonheur et crée ceci ou cela par un hasard général, sans aucun principe déterminant — les déterminations n'intervenant que comme résultat d'une répétition persistante du même rythme d'action, et arrivant à leur fin parce que seul ce rythme répétitif pouvait réussir à maintenir l'existence des choses —, telle est l'énergie de la Nature. Mais cela implique que, quelque part à l'origine des choses, il y ait une Possibilité sans limites ou une matrice d'innombrables possibilités manifestées par l'Énergie originelle — un Inconscient incommensurable que nous avons quelque hésitation à nommer Existence ou Non-Existence; car sans une origine et une base de ce genre, l'apparence et l'action de l'Énergie sont inintelligibles. Il y a pourtant un autre aspect du phénomène cosmique, tel qu'il nous apparaît, qui semble contredire la théorie d'une action aléatoire produisant un ordre durable. On insiste trop sur l'implacable nécessité d'un ordre, d'une loi fondatrice de toute possibilité. Il paraît plus raisonnable de supposer qu'il existe une Vérité innée, impérative des choses, invisible à nos yeux, capable pourtant d'une multiple manifestation, projetant une multitude de possibilités et de variantes d'elle-même que l'Énergie créatrice change par son action en autant de réalités effectives. Ce qui nous amène à une seconde explication : la présence en toutes choses d'une nécessité mécanique, agissant comme une loi de la Nature — la nécessité, pourrions-nous dire, d'une Vérité des choses inhérente et secrète, qui, comme nous l'avons supposé, gouverne automatiquement les processus que nous voyons agir dans l'univers. Mais une simple théorie de la Nécessité mécanique ne saurait éclairer le jeu des variations infinies, et inexplicables, que l'évolution nous révèle dans l'univers. Il doit y avoir, derrière la Nécessité ou en elle, une loi d'unité associée à une loi de multiplicité coexistante encore que dépendante, qui insistent l'une et l'autre sur la manifestation. Mais l'unité de quoi, la multiplicité de quoi ? La Nécessité mécanique ne peut donner de réponse. L'émergence de la conscience hors de l'Inconscient
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est pour cette théorie une autre pierre d'achoppement; car c'est un phénomène qui ne peut avoir de place dans une omnipénétrante vérité de la Nécessité mécanique inconsciente. S'il y a une nécessité qui impose l'émergence, elle ne peut venir que du fait qu'il existe déjà une conscience scellée dans l'Inconscient, qui attend d'évoluer, et, quand tout est prêt, qui s'échappe de sa prison d'apparente Nescience. Certes, nous pouvons nous débarrasser de la difficulté que crée l'ordre impératif des choses en supposant que cet ordre n'existe pas, que le déterminisme est imposé à la Nature par notre pensée qui a besoin d'un tel ordre pour établir des rapports avec son milieu, alors qu'en réalité il n'existe rien de tel : il n'y a qu'une Force qui expérimente par l'action imprévisible des infinitésimaux, et la constante récurrente qui opère dans la somme de leur action et produit un effet général permet à cette Force d'élaborer différentes déterminations; ce n'est plus la Nécessité, c'est le Hasard qui redevient la base de notre existence. Mais quel est donc ce Mental, quelle est cette Conscience qui diffère si radicalement de l'Énergie qui l'a produite que, pour agir, elle doit imposer son idée et son besoin d'ordre au monde qu'elle a créé et où elle est obligée de vivre ? Il y aurait alors une double contradiction : d'une part, une conscience émergeant d'une Inconscience fondamentale; d'autre part, un Mental méthodique et rationnel se manifestant comme la brillante et ultime conséquence d'un monde créé par le Hasard inconscient. Ces choses sont peut-être possibles, mais elles exigent une meilleure explication que toutes celles qu'on leur a donné jusqu'à présent, avant que nous ne puissions les accepter.
Cela ouvre la voie à d'autres explications qui font de la Conscience la créatrice de ce monde à partir d'une Inconscience originelle apparente. Un Mental, une Volonté, semble avoir imaginé et organisé l'univers, mais il s'est voilé derrière sa création; sa première construction a été cet écran d'Énergie inconsciente et de forme matérielle de la substance, à la fois déguisement de sa présence et base créative plastique sur laquelle il puisse travailler comme un artisan se sert, pour produire formes et modèles, d'un matériau inerte et docile. Toutes ces choses que nous voyons autour de nous sont donc les pensées d'une Divinité extracosmique, d'un Être doué d'un Mental et d'une Volonté omnipotents et omniscients, qui est responsable de la loi mathématique de l'univers physique, de son œuvre d'art et de beauté, de son jeu étrange d'identité et de variations, de concordances et de discordances, d'opposés qui se combinent et s'entremêlent, responsable du drame
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de la conscience qui lutte pour exister et cherche à s'affirmer au sein d'un ordre universel inconscient. Que cette Divinité soit pour nous invisible, que notre mental et nos sens ne la puissent découvrir, voilà qui ne présente aucune difficulté, puisque l'on ne pourrait s'attendre à trouver des preuves indiscutables ou des signes directs d'un Créateur extracosmique dans un cosmos vide de sa présence : les signes partout manifestes des œuvres d'une Intelligence, d'une loi, d'un dessein, d'une formule, d'une adaptation des moyens en vue d'une fin, d'une invention constante et inépuisable, voire d'une fantaisie, freinée cependant par une Raison ordonnatrice, pourraient être tenus pour une preuve suffisante de cette origine des choses. Et même si ce Créateur n'est pas tout entier supracosmique, s'il est également immanent dans ses œuvres, il n'est nul besoin d'autre signe de lui — sinon pour une conscience qui évoluerait dans ce monde inconscient, et seulement quand son évolution aurait atteint le point où elle pourrait percevoir la Présence immanente. L'intervention de cette conscience évolutive ne serait pas une difficulté, puisque son apparence ne contredirait pas la nature fondamentale des choses; un Mental omnipotent pourrait aisément infuser quelque élément de lui-même dans ses créatures. Une seule difficulté demeure : c'est la nature arbitraire de la création, le caractère incompréhensible de son mobile, l'absence flagrante de signification de sa loi d'ignorance, de lutte et de souffrance sans nécessité, sa fin qui ne dénoue ni ne résout rien. Un jeu ? Mais pourquoi cette marque de tant d'éléments et de caractères non divins dans le jeu de l'Un dont il faut supposer que la nature est divine ? Et à ceux qui suggèrent que ce sont les pensées de Dieu que nous voyons s'élaborer dans le monde, on peut répondre que Dieu, lui aussi, aurait pu avoir de meilleures pensées, et que la meilleure de toutes eût été de s'abstenir de créer un univers malheureux et incompréhensible. Toutes les explications théistes de l'existence partant d'une Déité extracosmique se heurtent à cette difficulté et ne peuvent que l'éluder ; elle ne disparaîtrait que si le Créateur, tout en surpassant la création, y était néanmoins immanent, si d'une façon ou d'une autre il était lui-même à la fois le joueur et le jeu, un Infini coulant des possibilités infinies dans la forme établie d'un ordre cosmique évolutif.
Selon cette hypothèse, il doit y avoir, derrière l'action de l'Énergie matérielle, une Conscience secrète involuée, cosmique et infinie, qui, par l'action de cette Énergie frontale, élabore les moyens de sa manifestation évolutive, une création qui se crée elle-même dans le fini sans limites de
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l'univers matériel. L'apparente inconscience de l'Énergie matérielle serait une condition indispensable à la structure de la substance cosmique matérielle où cette Conscience projette de s'involuer, afin de pouvoir croître en évoluant hors de son contraire apparent; sans quelque artifice de ce genre, en effet, une complète involution serait impossible. Si l'Infini projette une telle création hors de lui-même, ce doit être la manifestation, sous un déguisement matériel, de vérités ou pouvoirs de son être propre ; les formes ou véhicules de ces vérités ou pouvoirs seraient les déterminés de base généraux ou fondamentaux que nous voyons dans la Nature; les déterminés particuliers — qui autrement sont d'inexplicables variations émergeant de la substance générale indistincte où ils prennent naissance — seraient les formes ou véhicules appropriés des possibilités inhérentes aux vérités ou pouvoirs contenus dans ces déterminés fondamentaux. Le principe de libre variation des possibilités, propre à une Conscience infinie, expliquerait le fait que les opérations de la Nature revêtent pour notre conscience l'aspect d'un Hasard inconscient — inconscient en apparence seulement et paraissant tel à cause de la complète involution dans la Matière, du voile derrière lequel la Conscience secrète a dissimulé sa présence. Le principe selon lequel des vérités, des pouvoirs réels de l'Infini doivent obligatoirement s'accomplir, expliquerait l'aspect opposé, cette Nécessité mécanique que nous voyons dans la Nature — mécanique en apparence seulement et paraissant telle à cause de ce même voile d'Inconscience. On pourrait donc parfaitement comprendre pourquoi l'Inconscient accomplit ses œuvres suivant un principe constant d'architecture mathématique, de planification, d'arrangement efficace des nombres, d'adaptation des moyens en vue d'une fin, de procédés et d'inventions inépuisables, on pourrait presque parler d'un constant savoir-faire expérimental et d'un automatisme téléologique. L'apparition de la conscience hors d'une Inconscience apparente ne serait plus, elle aussi, inexplicable.
Si cette hypothèse se justifiait, tous les processus inexpliqués de la Nature trouveraient leur sens et leur place. L'énergie semble créer la substance, mais en réalité, de même que l'existence est inhérente à la Conscience-Force, ainsi la substance serait également inhérente à l'Énergie — l'Énergie étant une manifestation de la Force, la substance une manifestation de l'Existence secrète. Mais étant une substance spirituelle, elle ne pourrait être appréhendée par les sens matériels tant que Énergie ne lui aurait pas donné les formes de matière qu'ils peuvent
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saisir. On commence également à comprendre comment l'arrangement du modèle, de la quantité et du nombre peut être une base pour la manifestation de la qualité et de la propriété ; car le modèle, la quantité et le nombre sont des pouvoirs de l'existence-substance, la qualité et la propriété des pouvoirs de la conscience, et de la force de cette conscience, qui sont au cœur de l'existence ; dès lors, un rythme et un processus de la substance peuvent les manifester et les rendre actifs. La croissance de l'arbre à partir de la graine s'expliquerait, ainsi que tous les autres phénomènes analogues, par la présence immanente de ce que nous avons appelé l'Idée-Réelle. La perception que l'Infini a de sa propre forme signifiante, du corps vivant de son pouvoir d'existence qui doit émerger de cet état de compression dans l'énergie-substance, serait intérieurement portée dans la forme de la graine, portée dans la conscience occulte involuée dans cette forme et en évoluerait naturellement. Il n'y aurait pas non plus de difficulté à comprendre, selon ce principe, comment des infinitésimaux de caractère matériel, tels le gène et le chromosome, peuvent contenir des éléments psychologiques destinés à être transmis à la forme physique qui doit émerger de la semence humaine. Ce serait au fond, dans l'objectivité de la Matière, un principe analogue à celui que nous percevons dans notre expérience subjective. Nous constatons en effet que le physique subconscient porte en lui un contenu psychologique mental, des impressions d'événements passés, des habitudes, des formations mentales et vitales fixes, des formes fixes de caractère, et, par un processus occulte, les transmet à la conscience de veille, suscitant ou influençant ainsi de nombreuses activités de notre nature.
Selon cette même hypothèse, il n'y aurait aucune difficulté à comprendre pourquoi les fonctionnements physiologiques du corps aident à déterminer les opérations psychologiques du mental ; le corps, en effet, n'est pas simplement de la Matière inconsciente : il est la structure d'une Énergie secrètement consciente qui a pris forme en lui. Occultement conscient, il est en même temps le moyen d'expression d'une Conscience manifeste qui a émergé et qui est consciente de soi dans notre énergie-substance physique. Les fonctionnements du corps sont un mécanisme, ou des instruments nécessaires aux mouvements de cet Habitant mental; c'est seulement en mettant en mouvement l'instrument corporel que l'Être conscient, qui émerge et évolue en lui, peut transmettre ses formations mentales et ses formations volitives, et les changer en une manifestation physique de lui-même dans la Matière.
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La capacité, les processus de l'instrument doivent dans une certaine mesure refaçonner les formations mentales quand elles passent de la forme mentale à l'expression physique ; ses opérations sont nécessaires et doivent exercer leur influence avant que l'expression ne se réalise. L'instrument physique peut même, dans certaines directions, dominer son utilisateur, et, par la force de l'habitude, il peut aussi suggérer ou créer des réactions involontaires de la conscience qui l'habite, avant que le Mental et la Volonté à l'œuvre ne puissent les maîtriser ou intervenir. Tout cela est possible parce que le corps possède une conscience " subconsciente " qui lui est propre et qui compte dans l'expression totale de nous-mêmes ; si nous ne considérons que cette instrumentation extérieure, nous pouvons même conclure que le corps détermine le mental, mais ce n'est là qu'une vérité mineure, et la Vérité majeure est que le mental détermine le corps. Selon ce point de vue, une Vérité plus profonde encore devient concevable; une entité spirituelle "donnant âme " à la substance qui la voile est ce qui, à l'origine, détermine et le mental et le corps. D'autre part, dans l'ordre inverse du processus — celui par lequel le mental peut transmettre ses idées et ses ordres au corps, l'entraîner à être l'instrument d'une action nouvelle, voire lui imposer ses exigences et ses ordres habituels de façon que l'instinct physique les exécute automatiquement, même quand le mental ne les veut plus consciemment, et ceux également, moins courants mais authentifiés, par lesquels le mental, dans une mesure extraordinaire et difficilement limitable, peut apprendre à déterminer les réactions du corps jusqu'à lui faire dépasser la loi normale ou les conditions normales de son action —, il devient facile de comprendre ces aspects de la relation entre ces deux éléments de notre être et d'autres aspects de la même relation qui ne peuvent autrement s'expliquer; car c'est la conscience secrète en la matière vivante qui reçoit tout de son compagnon plus grand ; c'est cela qui, dans le corps, à sa façon occulte et involuée, perçoit ou sent la demande qui lui est faite et obéit à la conscience émergée ou évoluée qui préside au corps. Finalement, la conception d'un Mental divin, d'une Volonté divine créant le cosmos devient justifiable, et en même temps, les éléments déconcertants qui s'y trouvent et que notre mentalité raisonnante refuse d'attribuer à un fiât arbitraire du Créateur, s'expliquent comme les phénomènes inévitables d'une Conscience émergeant avec difficulté de son contraire — mais avec pour mission de dépasser ces phénomènes contraires et de manifester, par une lente et difficile évolution, sa plus vaste réalité et sa vraie nature.
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Mais si nous partons de l'extrémité matérielle de l'Existence, nous n'aurons jamais la certitude que cette hypothèse est valable, ni, en l'occurrence, aucune autre explication de la Nature et de ses procédés : le voile jeté par l'Inconscience originelle est trop épais pour que le Mental le traverse, et c'est derrière ce voile qu'est cachée l'origine secrète de ce qui est manifesté ; là, se tiennent les vérités et les pouvoirs sur lesquels se fondent les phénomènes et les processus qui nous apparaissent à la surface matérielle de la Nature. Pour arriver à une connaissance plus sûre, nous devons suivre la courbe de la conscience évolutive jusqu'au point où elle atteint un sommet et une vaste illumination où le secret primordial se découvre de lui-même; car on peut supposer qu'elle doit évoluer, qu'elle doit finir par amener à la lumière ce que, depuis le commencement, retenait la Conscience occulte originelle au cœur des choses et dont elle est une manifestation progressive. Il serait vain, assurément, de rechercher la vérité dans la Vie ; car dans la première formulation de la Vie, la conscience est encore submentale, et à nous, êtres mentaux, elle paraît donc inconsciente ou tout au plus subconsciente ; à ce stade, si nous étudions de l'extérieur cette étape de la vie, notre propre recherche dans ce domaine ne nous révélera rien de plus de la vérité secrète que notre examen de la Matière. Même quand le mental se développe dans la vie, son premier caractère fonctionnel est une mentalité involuée dans l'action, dans les besoins et les préoccupations du vital et du physique, dans les impulsions, les désirs, les sensations, les émotions, et incapable de prendre du recul, d'observer ces choses et de les connaître. Il y a dans le mental humain le premier espoir d'intelligence, de découverte, d'une libre compréhension, et il y aurait, semble-t-il, la possibilité d'atteindre ici à la connaissance de soi et du monde. Mais en réalité, notre mental ne peut, au début, qu'observer les faits et les processus ; pour le reste, il lui faut déduire et inférer, construire des hypothèses, raisonner, spéculer. Pour découvrir le secret de la Conscience, il lui faudrait se connaître lui-même et déterminer la réalité de son être et de son mode d'action propres ; mais de même que, dans la vie animale, la Conscience qui émerge est involuée dans l'action et le mouvement vitaux, de même, dans l'être humain, la conscience mentale est involuée dans son propre tourbillon de pensées, activité où elle est entraînée sans repos et où même ses raisonnements et ses spéculations sont déterminés, dans leur tendance, leur orientation et leurs conditions, par son tempérament, sa tournure d'esprit, sa formation passée et sa ligne d'énergie, son inclination, sa préférence,
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une sélection naturelle innée : nous ne déterminons pas librement notre façon de penser selon la vérité des choses, c'est notre nature qui la détermine pour nous. Nous pouvons certes nous tenir en retrait et observer avec un certain détachement les jeux de l'Énergie mentale en nous ; mais en elle, nous ne voyons encore que le processus, et non point la source originelle de nos déterminations mentales : nous pouvons bâtir des théories et des hypothèses sur le processus du Mental, mais un voile recouvre toujours le secret intérieur de notre moi, de notre conscience, de notre nature intégrale.
C'est seulement lorsque nous suivons la méthode yoguique qui consiste à tranquilliser le mental lui-même, que notre observation de nous-mêmes peut avoir un effet plus profond. Car nous découvrons d'abord que le mental est une substance subtile, un déterminé général (ou un indéterminé générique) que l'énergie mentale, quand elle agit, projette les formes ou en des déterminations mentales particulières : pensées, concepts, percepts, sentiments mentalisés, activités volitives et réactions émotives, qui, lorsque cette énergie est au repos, peut vivre néanmoins dans l'inerte torpeur ou dans le silence et la paix immobiles de l'existence en soi. Nous voyons ensuite que les déterminations de notre mental ne viennent pas toutes de lui ; du dehors, en effet, des ondes et des courants d'énergie mentale pénètrent et prennent forme en lui, ou semblent déjà formés dans un Mental universel ou dans d'autres mentalités, et nous les acceptons comme notre pensée propre. Nous pouvons également percevoir en nous-mêmes un mental occulte ou subliminal d'où naissent les pensées, les perceptions, les impulsions de la volonté, les sentiments du mental ; nous pouvons également percevoir des plans de conscience plus élevés d'où une énergie mentale supérieure agit à travers nous ou sur nous. Nous découvrons enfin que ce qui observe tout cela est un être mental .qui soutient la substance et l'énergie mentales; sans cette présence — soutien et origine de toute décision — elles ne pourraient exister ni agir. Cet être mental, ce Purusha, apparaît d'abord comme un témoin silencieux et, si c'était tout, il nous faudrait accepter les déterminations du mental comme une activité phénoménale imposée à l'être par la Nature, Prakriti, ou bien comme une création que lui présenterait la Prakriti, un monde de pensée que la Nature construit et offre au Purusha qui observe. Mais nous constatons ensuite que le Purusha, l'être mental, peut abandonner sa position de Témoin silencieux ou consentant; il peut devenir la source de réactions, accepter, rejeter, voire gouverner et
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réglementer, devenir le donneur d'ordres, celui qui sait. On commence aussi à comprendre que cette substance mentale manifeste l'être mental, qu'elle est sa propre substance expressive, et l'énergie mentale sa propre conscience-force, si bien qu'il est raisonnable de conclure que toutes les déterminations mentales naissent de l'être du Purusha. Mais cette conclusion se complique du fait que, d'un autre point de vue, notre mental personnel semble être à peine plus qu'une formation du Mental universel, une machine pour la réception, la modification, la propagation d'ondes de pensées cosmiques, de courants d'idées, de suggestions volitives, d'ondes de sentiments, de suggestions sensorielles, de suggestions formelles, également d'origine cosmique. Il possède, sans aucun doute, une expression qui lui est propre, ses prédispositions, ses tendances, son caractère personnel, sa nature personnelle déjà réalisés; ce qui vient de l'universel ne peut y trouver place que si cela est accepté et assimilé dans l'expression de soi de l'être mental individuel, la Prakriti personnelle du Purusha. Étant donné ces complexités, la question, néanmoins, demeure entière, de savoir si toute cette évolution et toute cette action sont la création phénoménale d'une Énergie universelle qui se présente à notre être mental, ou une activité imposée par l'Énergie du Mental à l'existence indéterminée et peut-être indéterminable du Purusha, ou si elle est tout entière prédéterminée par une vérité dynamique du Moi intérieur se manifestant à la surface du mental. Pour le savoir, il nous faudrait atteindre un état, ou bien entrer dans un état cosmique d'être et de conscience, où la totalité des choses et leur principe intégral seraient plus évidents que pour notre expérience mentale limitée.
La conscience surmentale est cet état ou ce principe au-delà du mental individuel, au-delà même du mental universel dans l'Ignorance ; elle possède une cognition directe et souveraine de la vérité cosmique ; en elle, nous pourrions donc espérer commencer à comprendre le fonctionnement originel des choses, pénétrer les mouvements fondamentaux de la Nature cosmique. Une chose, en fait, devient claire : pour cette conscience, il est évident que l'individu et le cosmos proviennent tous deux d'une Réalité transcendante qui prend forme en eux; le mental et la vie de l'être individuel, son moi dans la nature, doivent donc être une expression partielle de l'Être cosmique et, à la fois par son intermédiaire et directement, une expression de la Réalité transcendante — ce peut être une expression conditionnelle et à demi voilée, mais ce n'en est pas moins là son sens. D'autre part, nous voyons aussi que
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la forme que prendra cette expression est également déterminée par l'individu lui-même ; seul ce qu'il peut recevoir, assimiler, formuler en sa nature, et qui constitue sa part de l'Être cosmique ou de la Réalité, peut prendre forme en son mental, sa vie et ses éléments physiques; il exprime quelque chose qui dérive de la Réalité, quelque chose qui existe dans le cosmos, mais dans les termes de son expression propre, de sa propre nature. Cependant, la connaissance surmentale ne résout pas la question originelle que nous pose le phénomène de l'univers : la construction de la pensée, de l'expérience, du monde de perceptions de la Personne mentale, du Purusha mental, est-elle vraiment une expression de soi, une auto-détermination procédant d'une vérité de son être spirituel, une manifestation des possibilités dynamiques de cette vérité, ou n'est-elle pas plutôt une création ou une construction que lui présente la Nature, la Prakriti ? Et cela ne lui appartiendrait donc, et ne dépendrait de lui, que dans la mesure où ce serait individualisé dans sa formation personnelle de cette Nature ; ou encore, ce pourrait être le jeu d'une Imagination cosmique, une fantaisie de l'Infini qui s'impose sur le vide indéterminable de sa propre existence pure, éternelle. Telles sont les trois façons de voir la création qui semblent avoir d'égales chances d'être justes, et le mental est incapable de faire un choix définitif entre elles, car chacune est armée de sa logique mentale et fait appel à l'intuition et à l'expérience. Le Surmental semble ajouter à la perplexité, car la vision surmentale des choses permet à chaque possibilité de se formuler indépendamment et de réaliser sa propre existence dans la cognition, la représentation de soi dynamique, l'expérience probante.
Dans le Surmental, dans tous les domaines supérieurs du mental, nous voyons se reproduire la dichotomie d'un moi pur et silencieux, sans traits, ni qualités, ni relations, existant en soi, établi en soi, se suffisant à soi-même, et de la puissante dynamis d'un pouvoir-de-connaissance déterminant, d'une conscience-force créatrice qui se précipite dans les formes de l'univers. Cette opposition, qui est en même temps une combinaison, comme si les deux termes étaient corrélatifs ou complémentaires, quoique apparemment contradictoires, atteint son sommet dans la coexistence d'un Brahman impersonnel sans qualités. Réalité divine fondamentale, libre de toutes relations ou de tous déterminés, et d'un Brahman doté de qualités infinies, Réalité divine fondamentale qui est la source, le contenant et le maître de toutes relations et déterminations — Nirguna, Saguna. Si nous poussons
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l'expérience du Nirguna jusqu'à son extrême limite, nous parvenons à un suprême Absolu vide de toute relation et de toute détermination, à l'ineffable, le premier et le dernier mot de l'existence. Si, par le Saguna, nous atteignons à la plus haute expérience possible, nous arrivons à un Absolu divin, une Divinité personnelle suprême et omniprésente, transcendante aussi bien qu'universelle, un Maître infini de toutes relations et déterminations, qui peut soutenir en son être un million d'univers et imprégner chacun d'un seul rayon de sa propre lumière et d'un seul degré de son existence ineffable. La conscience surmentale soutient également ces deux vérités de l'Éternel qui se présentent au mental comme deux termes mutuellement exclusifs; elle admet les deux comme aspects suprêmes de l'unique Réalité : quelque part derrière elles, doit donc exister une Transcendance plus grande encore qui les engendre ou les soutient l'une et l'autre en sa suprême Éternité. Mais que peut être Cela dont ces deux contraires sont d'égales vérités, si ce n'est un Mystère originel indéterminable que le mental ne peut en aucune façon connaître ni comprendre ? Sans doute pouvons-nous le connaître jusqu'à un certain point, dans un certain genre d'expérience ou de réalisation, par ses aspects, ses pouvoirs, sa constante série de négatifs et de positifs fondamentaux au moyen desquels il nous faut le rechercher, indépendamment dans l'une ou l'autre vérité ou intégralement dans les deux à la fois ; mais en fin de compte, il semble échapper même à la plus haute mentalité et demeurer inconnaissable.
Mais si le suprême Absolu est effectivement un pur Indéterminable, alors aucune création, aucune manifestation, aucun univers n'est possible. Et pourtant l'univers existe. Alors, qu'est-ce qui crée cette contradiction, réalise l'impossible, fait naître cette énigme insoluble de la division de soi ? Ce doit être un Pouvoir, et puisque l'Absolu est la seule réalité, l'unique origine de toutes choses, ce Pouvoir doit en découler, doit avoir avec lui un rapport, un lien, une relation de dépendance. Car s'il diffère totalement de la Réalité suprême, s'il est une Imagination cosmique imposant ses déterminations au vide éternel de l'Indéterminable, alors il n'est plus possible d'admettre que seul existe un Parabrahman absolu ; il y aurait donc un dualisme à la source des choses — qui ne diffère pas fondamentalement du dualisme Âme-Nature du Sânkhya. Si c'est un Pouvoir, en vérité le seul Pouvoir de l'Absolu, nous nous trouvons devant une impossibilité logique : l'existence de l'Être suprême et le Pouvoir de son existence s'opposent
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entièrement, ce sont deux termes absolument contradictoires, car le Brahman est libre de toute possibilité de relations et de déterminations, tandis que la Maya est une Imagination créatrice qui lui impose ces choses mêmes; elle engendre des relations et des déterminations dont, nécessairement, le Brahman doit être le soutien et le témoin — formule que la raison logique ne saurait admettre. Si on l'accepte, ce ne peut être que comme mystère suprarationnel, quelque chose qui n'est ni réel ni irréel, inexplicable en sa nature, anirvachanîya. Mais les difficultés sont si grandes qu'on ne peut l'accepter que si elle s'impose indiscutablement comme l'ultime inévitable, la fin et le sommet de la recherche métaphysique et de l'expérience spirituelle. Car même si toutes choses sont des créations illusoires, du moins doivent-elles posséder une existence subjective, et elles ne peuvent exister nulle part, sinon dans la conscience de la Seule Existence ; elles sont alors des déterminations subjectives de l'Indéterminable. Si, au contraire, les déterminations de ce Pouvoir sont des créations réelles, à partir de quoi sont-elles déterminées, quelle est leur substance ? Il n'est pas possible qu'elles soient faites d'un Rien, d'une Non-Existence autre que l'Absolu ; cela érigerait un nouveau dualisme, un grand Zéro positif contrastant avec le x indéterminable et supérieur encore que nous avons posé comme l'unique Réalité. Il est donc évident que la Réalité ne peut être un Indéterminable rigide. Tout ce qui est créé doit provenir de cette Réalité et exister en elle, et ce qui a même substance que l'absolument Réel, doit aussi être réel; la négation, vaste et sans fondement, d'une réalité se prétendant réelle, ne peut être le seul produit de la Vérité éternelle, de l'Existence Infinie. Il est parfaitement compréhensible que l'Absolu soit et doive être indéterminable, en ce sens qu'il ne peut être limité par aucune détermination, ni aucune somme de déterminations possibles, mais cela ne signifie pas qu'il est incapable de se déterminer lui-même. L'Existence Suprême ne peut être incapable de créer de vraies auto-déterminations de son être, incapable de soutenir une réelle création ou manifestation de soi en son infini existant en soi.
Le Surmental ne nous donne donc aucune solution définitive et positive; c'est au-delà, dans une cognition supramentale, qu'il nous appartient de chercher la réponse. La Conscience-de-Vérité supramentale est à la fois la conscience de soi de l'Infini et Éternel et un pouvoir d'auto-détermination inhérent à cette conscience de soi; la première est la base et l'état de l'Infini et Éternel, la seconde
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est son pouvoir d'être, la dynamis de son existence en soi. Tout ce qu'une intemporelle éternité de conscience de soi voit en elle-même comme vérité d'être, le pouvoir conscient de son être le manifeste dans l'éternité-du-Temps. Pour le Supramental, le Suprême n'est donc pas un Indéterminable rigide, un Absolu qui nie tout ; un infini d'être complet en lui-même dans l'immuable pureté de sa propre existence, son seul pouvoir étant une pure conscience capable seulement de s'absorber en l'invariable éternité de l'être, en l'immuable félicité de sa pure existence, n'est pas toute la Réalité. L'Infini d'Être doit être également un Infini de Pouvoir, où se trouve un repos et une tranquillité éternels, et en même temps la possibilité d'une action et d'une création éternelles, mais une action en lui-même, une création hors de son moi éternel et infini, puisqu'il n'y aurait rien d'autre à partir de quoi il pourrait créer ; toute base de création qui semble autre que lui-même doit exister en réalité en lui-même et provenir de lui-même et ne pourrait être quelque chose d'étranger à son existence. Un Pouvoir infini ne peut être seulement une Force reposant dans une pure identité inactive, une quiétude immuable; il doit posséder en lui-même les pouvoirs infinis de son être et de son énergie : une Conscience infinie doit contenir en elle-même des vérités infinies de sa conscience de soi. Dans l'action, celles-ci apparaîtraient à notre cognition comme des aspects de son être, à notre sens spirituel comme des pouvoirs et des mouvements de sa dynamis, à notre aesthesis comme des instruments et des formulations de sa joie d'être. La création serait alors une manifestation, un déploiement ordonné des infinies possibilités de l'Infini. Mais chaque possibilité est nécessairement soutenue par une vérité d'être, une réalité dans l'Existant; car sans cette vérité, sans ce support, il n'y aurait pas de possibles. Dans la manifestation, une réalité fondamentale de l'Existant apparaîtrait à notre cognition comme un aspect spirituel fondamental de l'Absolu Divin; toutes ses manifestations possibles, ses dynamismes innés, en émergeraient, et ceux-ci, à leur tour, devraient créer ou plutôt exprimer, d'une latence non manifestée, leurs formes significatives, leurs pouvoirs d'expression, leurs processus inhérents; leur être engendrerait leur devenir, svarûpa, svabhâva. Tel serait donc le processus complet de la création. Mais dans notre mental, nous ne le voyons pas en son intégralité, nous ne voyons que des possibilités qui se déterminent pour s'actualiser, et malgré toutes nos déductions et conjectures, nous ne sommes pas certains qu'il y ait une nécessité secrète, une vérité prédéterminante, un impératif qui donne pouvoir aux possibilités et décide des actualisations. Notre mental
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est un observateur de ces actualités, un inventeur ou un découvreur de possibilités, mais il n'a pas la vision des impératifs occultes qui rendent nécessaires les mouvements et les formes d'une création; car à la surface de l'existence universelle, il n'y a que des forces qui déterminent des résultats en créant un certain équilibre quand leurs pouvoirs entrent en contact. Notre ignorance nous empêche de voir le Déterminant originel ou les déterminants originels, s'ils existent. Mais pour la Conscience-de-Vérité supramentale ces impératifs seraient apparents, seraient la substance même de sa vision et de son expérience : dans le processus créateur du Supramental, les impératifs, le réseau de possibilités, les actualités résultantes formeraient un tout unique, un mouvement indivisible ; possibilités et actualités auraient le caractère inévitable de leur impératif d'origine — tous leurs résultats, toute leur création seraient le corps de la Vérité qu'elles manifesteraient dans les formes et les pouvoirs signifiants et prédéterminés de la Toute-Existence.
Notre cognition fondamentale et notre expérience spirituelle substantielle de l'Absolu est l'intuition ou expérience directe d'une Existence éternelle et infinie, d'une Conscience éternelle et infinie, d'une Félicité d'être éternelle et infinie. Dans la cognition surmentale et mentale, il est possible de dissocier et même de scinder cette unité originelle en trois aspects existants en soi, car nous pouvons avoir l'expérience d'une pure Béatitude éternelle et sans cause, si intense que nous ne sommes plus que cela ; l'existence, la conscience semblent englouties en elle, ne plus être visiblement présentes; on peut aussi faire l'expérience analogue de la conscience pure et absolue et s'identifier exclusivement à elle, de même que l'on peut s'identifier avec l'existence pure et absolue. Mais pour une cognition supramentale, les trois sont toujours une inséparable Trinité, même si l'une se tient au premier plan et manifeste ses propres déterminés spirituels ; car chacune a ses aspects primordiaux ou ses formations propres, mais toutes ont la même origine dans l'Absolu tri-un. L'Amour, la Joie et la Beauté sont les déterminés fondamentaux de la Félicité d'être divine, et nous pouvons immédiatement voir qu'ils sont la substance et la nature mêmes de cette Félicité : ce ne sont pas des choses étrangères imposées à l'être de l'Absolu, ni des créations qu'il soutient mais qui demeureraient en dehors de lui ; ce sont des vérités de son être, inhérentes à sa conscience, des pouvoirs de sa force d'existence. Il en va de même pour les déterminés fondamentaux de la conscience absolue : la connaissance et la volonté ; ce sont des vérités et des pouvoirs
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inhérents de la Conscience-Force originelle. Cette authenticité devient encore plus évidente quand nous considérons les déterminés spirituels fondamentaux de l'Existence absolue ; ils sont ses pouvoirs tri-uns, les premiers postulats nécessaires à toute sa création, à sa manifestation de soi — le Moi, le Divin, l'Être Conscient; l'Âtman, l'îshwara, le Purusha.
Si nous poursuivons notre étude du processus de cette manifestation de soi, nous verrons que chacun de ces aspects ou pouvoirs repose en son action première sur une triade, une trinité. La Connaissance se place en effet dans une trinité : le Connaissant, le Connu et la Connaissance ; l'Amour se découvre également dans une trinité : l'Amant, le Bien-aimé et l'Amour; la Volonté s'accomplit en une trinité : le Seigneur de la Volonté, l'objet de la Volonté et la Force exécutrice ; la Joie trouve son originelle et parfaite allégresse dans une trinité : celui qui éprouve la Joie, Ce qui donne la Joie et la Félicité qui les unit; tout aussi inévitablement le Moi apparaît et fonde sa manifestation dans une trinité : le Moi comme sujet, le Moi comme objet, et la conscience de soi qui maintient l'unité du Moi en tant que sujet-objet. Ces pouvoirs et aspects primordiaux, et d'autres également, assument leur état parmi les auto-déterminations spirituelles fondamentales de l'Infini; tous les autres sont des déterminés des déterminés spirituels fondamentaux, des relations signifiantes, des pouvoirs signifiants, des formes signifiantes d'être, de conscience, de force, de félicité — énergies, conditions, modes, lignes du processus-de-vérité de la Conscience-Force de l'Éternel, impératifs, possibilités, actualités de sa manifestation. Tout ce déploiement de pouvoirs et de possibilités et de leurs conséquences inhérentes est maintenu par la cognition supramentale en une étroite unité; grâce à elle, ils restent consciemment fondés sur la vérité originelle et maintenus dans l'harmonie des vérités qu'ils manifestent et qu'ils sont en leur nature. Ici ne s'impose aucune imagination, aucune création arbitraire, il n'y a pas non plus de division, de fragmentation, de contradiction ou de disparité inconciliable. Ces phénomènes, en revanche, apparaissent dans le Mental d'Ignorance ; car là, c'est une conscience limitée qui voit et traite tout comme s'il s'agissait d'objets séparés de cognition, ou d'existences séparées ; elle cherche à les connaître, à les posséder et à en jouir, leur impose sa volonté ou subit la leur. Mais derrière son ignorance, ce que l'âme cherche en elle, c'est la Réalité, la Vérité, la Conscience, le Pouvoir, la Félicité par lesquels ils existent ; le mental doit apprendre à s'éveiller à
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cette vraie recherche et à cette vraie connaissance qui est voilée en lui, à la Réalité dont toutes choses tiennent leurs vérités, à la Conscience dont toutes les consciences sont des entités, au Pouvoir dont tous tirent la force d'être qu'ils portent en eux, au Délice dont tous les délices sont des représentations partielles. Cette limitation de la conscience et cet éveil à l'intégralité de la conscience sont aussi un processus de manifestation de soi, une détermination de soi de l'Esprit ; même lorsqu'ils sont contraires i la Vérité en leurs apparences, les phénomènes de la conscience limitée possèdent, en leur sens et leur réalité plus profonds, une signification divine; eux aussi expriment une vérité ou une possibilité de l'Infini. Pour autant qu'on puisse la traduire en formules mentales, la cognition supramentale des choses, qui voit partout l'unique Vérité, serait de cette nature et c'est ainsi qu'elle nous décrirait notre existence, qu'elle exposerait le secret de la création et le sens de l'univers.
En même temps, l'indéterminabilité est aussi un élément nécessaire dans notre conception de l'Absolu et dans notre expérience spirituelle : c'est l'autre aspect du regard supramental sur l'être et les choses. L'Absolu ne peut être limité ni défini par aucune détermination ni par aucune somme de déterminations ; d'autre part, il n'est pas enchaîné à un vide indéterminable d'existence pure. Il est au contraire la source de toutes les déterminations : son indéterminabilité est la condition naturelle et nécessaire à la fois de son infinité d'être et de son infinité de pouvoir d'être ; il peut être infiniment toutes choses parce qu'il n'en est aucune en particulier et qu'il dépasse toute totalité définissable. C'est cette indéterminabilité essentielle de l'Absolu qui se traduit dans notre conscience par les positifs négateurs fondamentaux de notre expérience spirituelle : le Moi immobile et immuable, le Nirguna Brahman, l'Éternel sans qualités, l'unique Existence pure et sans traits, l'Impersonnel, le Silence Vide d'activités, le Non-Être, l'Ineffable et l'Inconnaissable. Par ailleurs, elle est l'essence et la source de toutes les déterminations, et cette essentialité dynamique se manifeste pour nous au moyen des positifs affirmateurs fondamentaux où l'Absolu s'offre également à nous; car c'est le Moi qui devient toutes choses, le Saguna Brahman, l'Éternel aux qualités infinies, l'Un qui est le Multiple, la Personne infinie, source et fondement de toutes les personnes et de toutes les personnalités, le Seigneur de la création, le Verbe, le Maître de toutes les œuvres et de l'action. Cela connu, tout est connu ; ces affirmations correspondent à ces négations. Car il n'est pas possible, dans une cognition supramentale,
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de séparer les deux aspects de l'unique Existence — il est même excessif de les présenter comme des aspects, car chacun est en l'autre; leur coexistence ou leur existence unique est éternelle, et leurs pouvoirs qui se soutiennent mutuellement fondent la manifestation de l'Infini.
Mais leur cognition séparée n'est pas non plus une entière illusion ou une erreur complète de l'Ignorance ; cette cognition aussi a sa valeur pour l'expérience spirituelle. Car ces aspects primordiaux de l'Absolu sont des déterminés ou des indéterminés spirituels fondamentaux répondant, à cette fin ou à ce commencement spirituels, aux déterminés généraux ou aux indéterminés génériques de la fin matérielle ou du commencement inconscient de la Manifestation descendante et ascendante. Ceux qui nous semblent négatifs portent en eux la liberté de l'Infini qui n'est pas limité par ses propres déterminations ; leur réalisation dégage l'esprit au-dedans, nous libère et nous permet de partager cette suprématie : ainsi, une fois que nous nous sommes plongés dans l'expérience du moi immuable, ou que nous sommes passés au travers, nous ne sommes plus liés ni limités, dans la condition intérieure de notre être, par les déterminations et les créations de la Nature. D'autre part — la part dynamique —, cette liberté originelle permet à la Conscience de créer un monde de déterminations sans que ce monde l'enchaîne ; elle lui permet aussi de se retirer de ce qu'elle a créé et de recréer selon une formule de vérité supérieure. C'est sur cette liberté que repose le pouvoir qu'a l'Esprit de varier à l'infini les possibilités-de-vérité de l'existence, et aussi sa capacité de créer, sans se lier à ses opérations, toutes les formes possibles de Nécessité ou de système structuré ; l'être individuel, lui aussi, en faisant l'expérience de ces absolus négatifs, peut partager cette liberté dynamique et passer à un niveau d'expression supérieur. Au stade où, du mental, il doit se diriger vers son statut supramental, une expérience très utile, et peut-être même indispensable par son grand pouvoir libérateur, peut se produire. C'est l'immersion dans un total nirvana de la mentalité et de l'ego mental, un passage dans le silence de l'Esprit. En tout cas, une réalisation du Moi pur doit toujours précéder la transition vers cette éminence médiatrice de la conscience d'où l'on a une vision claire et souveraine des degrés ascendants et descendants de l'existence manifestée, tandis que la possession du libre pouvoir de s'élever et de descendre devient une prérogative spirituelle. Une identification complète, indépendante, avec chacun des aspects et pouvoirs primordiaux — qui ne se rétrécit point, comme dans le Mental,
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jusqu'à devenir une unique expérience absorbante apparemment finale et intégrale, car ce serait incompatible avec la réalisation de l'unité de tous les aspects et pouvoirs de l'existence —est une capacité inhérente à la conscience dans l'Infini ; c'est là que se trouvent en fait la base et la justification de la cognition surmentale et sa volonté d'amener à leur plénitude indépendante chaque aspect, chaque pouvoir, chaque possibilité. Mais le Supramental conserve toujours, et dans chaque statut ou condition, la réalisation spirituelle de l'Unité totale ; la présence intime de cette Unité est là, même dans la plus complète appréhension de chaque chose, et chaque état y reçoit tout son délice, tout son pouvoir et toute sa valeur ; ainsi ne perd-on pas de vue les aspects affirmatifs, même lorsque la vérité des aspects négatifs est pleinement acceptée. Le Surmental garde encore le sens de cette Unité fondamentale ; c'est pour lui la base sûre de toute expérience particulière. Dans le Mental, la connaissance de l'unité de tous les aspects est perdue à la surface, la conscience est plongée dans des affirmations séparées, exclusives et absorbantes ; mais là aussi, même dans l'ignorance du Mental, la réalité totale demeure encore présente derrière l'absorption exclusive et peut être recouvrée sous la forme d'une profonde intuition mentale ou bien dans l'idée ou le sentiment d'une vérité sous-jacente d'unité intégrale; dans le mental spirituel, cela peut devenir une expérience constante.
Tous les aspects de la Réalité omniprésente ont leur vérité fondamentale dans l'Existence suprême. Ainsi, même l'aspect ou pouvoir de l'Inconscience, qui semble être une contradiction, une négation de la Réalité éternelle, correspond néanmoins à une Vérité contenue en l'Infini conscient de lui-même et de tout. Un regard attentif nous révèle que c'est là le pouvoir qu'a l'Infini de plonger la conscience dans une transe d'involution, c'est un oubli de soi de l'Esprit voilé en ses propres abîmes où" rien n'est manifesté, mais où tout est, inconcevablement, et peut émerger de cette ineffable latence. Sur les sommets de l'Esprit, cet etat de sommeil-transe cosmique ou infini se révèle à notre connaissance comme une absolue et lumineuse Supraconscience ; à l'autre extrémité de être, nous le percevons comme le pouvoir qu'a l'Esprit de se présenter à lui-même les opposés de ses vérités d'être — un abîme de non-existence, une profonde Nuit d'inconscience, un insondable évanouissement de la sensibilité d'où peuvent, pourtant, se manifester toutes les formes être, de conscience et de joie d'être —, mais ils apparaissent dans des termes limités, dans des formulations de soi qui lentement émergent et
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croissent, voire dans leurs termes contraires ; c'est le jeu d'un tout-être secret, d'une toute-félicité secrète, d'une secrète toute-connaissance, mais il observe les règles de son oubli de soi, de sa propre opposition à soi, de son auto-limitation jusqu'à ce qu'il soit prêt à les dépasser. Telles sont l'Inconscience et l'Ignorance que nous voyons à l'œuvre dans l'univers matériel. Non pas une négation, mais un terme, une formule de l'Existence éternelle et infinie.
Il est important d'examiner ici le sens qu'assume le phénomène de l'Ignorance, dans cette cognition totale de l'être cosmique, sa place assignée dans l'économie spirituelle de l'univers. Si tout ce dont nous faisons l'expérience était imposition, création irréelle dans l'Absolu, la vie cosmique et la vie individuelle seraient l'une et l'autre, dans leur nature même, une Ignorance; la seule connaissance réelle serait une indéterminable conscience de soi de l'Absolu. Si tout était l'édification d'une création temporelle et phénoménale face à la réalité de l'Éternel, témoin hors du temps, si la création n'était pas une manifestation de la Réalité mais une construction cosmique arbitraire, effective en soi, ce serait une autre forme d'imposition. Notre connaissance de la création serait la connaissance d'une structure temporaire de conscience et d'être évanescents, d'un Devenir douteux traversant la vision de l'Éternel, mais pas une connaissance de la Réalité; cela aussi serait une Ignorance. Mais si tout est une manifestation de la Réalité, si toutes choses sont réelles du fait de l'immanence constituante et de la présence de cette Réalité, de son essence qui leur donne leur substance, alors la conscience de l'être individuel et de l'être universel serait, en son origine et sa nature spirituelles, un jeu de l'infinie connaissance de soi et de tout. L'Ignorance ne pourrait être qu'un mouvement subordonné, une cognition réprimée ou restreinte" ou une connaissance partielle et imparfaite qui se développe, avec, cachée en elle et derrière elle, la véritable et totale conscience de soi et de tout. Ce serait un phénomène temporaire, non point la cause et l'essence de l'existence cosmique; son inévitable accomplissement serait un retour de l'Esprit, non pas hors du cosmos à une unique conscience de soi supracosmique, mais dans le cosmos lui-même à une connaissance. intégrale de soi et de tout.
On pourrait objecter que la cognition supramentale n'est pas, après tout, la vérité finale des choses. Par-delà le plan supramental de la conscience, qui est une étape intermédiaire menant du Surmental et du
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Mental à l'expérience complète de Satchidânanda, se trouvent les plus hauts sommets de l'Esprit manifesté ; et là, assurément, l'existence ne pourrait être fondée sur la détermination de l'Un dans la multiplicité, mais manifesterait uniquement et tout simplement une pure identité dans l'unité. Mais la Conscience-de-Vérité supramentale ne serait pas absente de ces plans, car elle est un pouvoir inhérent de Satchidânanda ; la différence tiendrait au fait que les déterminations ne seraient pas des démarcations, elles seraient plastiques, fondues les unes aux autres, chacune constituant un infini sans limites. Car là, tout est en chacun et chacun est en tout, radicalement et intégralement — il y aurait au suprême degré une conscience fondamentale d'identité, une inclusion mutuelle et une interpénétration de conscience; la connaissance telle que nous l'envisageons n'existerait pas, car elle ne serait pas nécessaire, puisque tout serait une action directe de la conscience dans l'être même, identique, intime, intrinsèquement consciente de soi et de tout. Mais les relations de conscience, les relations de joie d'être mutuelle, les relations de pouvoir essentiel d'être, ne seraient pas exclues pour autant; ces plans spirituels les plus hauts ne seraient pas un champ de vierge indéterminabilité, un vide d'existence pure.
On pourrait dire encore que, même ainsi, en Satchidânanda lui-même tout au moins, au-dessus de tous les mondes de la manifestation, il n'y aurait rien autre que la conscience de soi d'une existence et d'une conscience pures, une joie d'être pure. Ou, en vérité, cet être tri-un lui-même pourrait bien n'être qu'une trinité d'auto-déterminations spirituelles originelles de l'Infini; comme toutes les déterminations, celles-ci aussi cesseraient d'exister dans l'ineffable Absolu. Mais selon notre point de vue, il doit exister des vérités inhérentes à l'être suprême ; leur réalité la plus haute doit préexister dans l'Absolu, même si elles sont ineffablement autres que ce qu'elles sont dans l'expérience la plus élevée qui soit accessible au mental spirituel. L'Absolu n'est pas un mystère d'infinie vacuité ni une somme suprême de négations ; rien ne peut se manifester qui ne soit justifié par un pouvoir inné de la Réalité originelle et omniprésente.
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