La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
  Cristof Alward-Pitoëff

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Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.

La Vie Divine

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Sri Aurobindo

Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) The Life Divine Vols. 18,19 1070 pages 1970 Edition
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Sri Aurobindo

Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

French Translations of books by Sri Aurobindo La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
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La Connaissance et l'Ignorance

Que le Connaissant distingue la Connaissance de l'Ignorance.

Rig-Véda. IV. 2.11.

Elles sont deux, cachées dans le secret de l'Infini : la Connaissance et l'Ignorance; mais périssable est l'Ignorance, immortelle la Connaissance ; différent de l'une et de l'autre est Celui qui gouverne et la Connaissance et l'Ignorance.

Shvetâshvatara Upanishad. V. 1.

Deux Non-nés, le Connaissant et celui qui ne connaît point, le Seigneur et celui qui n'a point la maîtrise : une Non-née en qui se trouvent l'objet de la jouissance et celui qui en jouit.

Shvetâshvatara Upanishad. I. 9.

Deux sont unis, pouvoirs de la Vérité, pouvoirs de la Maya — ils ont façonné l'Enfant et lui ont donné naissance et ils nourrissent sa croissance.

Rig-Véda. X. 5. 3.

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Notre examen des sept principes de l'existence a révélé  qu'ils n'étaient qu'un en leur réalité essentielle et fonda mentale : car si même la matière de l'univers le plus matériel'  n'est autre qu'un état d'être de l'Esprit devenu objet des sens  et conçu par la conscience de l'Esprit comme le matériau  de ses formes, à plus forte raison la force de vie qui se  constitue en une forme de Matière, la conscience mentale  qui se projette comme Vie, et le Supramental qui développe  le Mental comme l'un de ses pouvoirs, ne peuvent rien  être d'autre que l'Esprit lui-même, modifié en sa substance  apparente et son dynamisme d'action, mais pas en sa véritable essence. Tous sont les pouvoirs d'un unique Pouvoir  d'être, et ils ne sont autres que la Toute-Existence, la  Toute-Conscience, la Toute-Volonté, la Toute-Félicité, qui  est la vraie vérité derrière toutes les apparences. Et ils sont  non seulement un en leur réalité, mais inséparables en la  septuple diversité de leur action. Ce sont les sept couleurs de  la lumière de la conscience divine, les sept rayons de l'Infini  et grâce à eux, sur le canevas de sa propre existence étendue  conceptuellement, sur la chaîne objective de l'Espace et la  trame subjective du Temps, l'Esprit a tissé par myriades les  merveilles de sa création de lui-même, majestueuse et simple,  symétrique en ses lois primordiales et ses cadres immenses,  infiniment curieuse et complexe en ses formes et ses actions  multiples, et dans cette immense richesse de rapports et  d'effets réciproques de toutes sur chacune et de chacune sur  toutes. Telles sont les sept Paroles des anciens sages; c'est  par elles qu'ont été créées, c'est à la lumière de leur signification que sont élaborées et que doivent être interprétées les  harmonies déjà déployées ou en déploiement du monde que  nous connaissons et des mondes cachés dont nous n'avons  qu'une connaissance indirecte. La Lumière est une, le Son  est un ; leur action est septuple.

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Mais ce monde terrestre est fondé sur une Inconscience originelle; ici, la conscience s'est formulée sous l'aspect d'une ignorance  qui s'efforce d'atteindre la connaissance. Nous avons vu que ni dans la  nature de l'Être lui-même, ni dans le caractère originel et les relations  fondamentales de ses sept principes, il n'y a de raison essentielle à cette  intrusion de l'Ignorance, de la discorde dans l'harmonie, de l'obscurité  dans la lumière, de la division et de la limitation dans l'infinité consciente de soi de la création divine. Nous pouvons en .effet concevoir  —-et le Divin aussi, à plus forte raison — une harmonie universelle où  n'entrent point ces éléments contraires; et puisqu'il y a conception, il  doit y avoir, quelque part, exécution, création actuelle ou délibérée. Les  voyants védiques étaient conscients d'une telle manifestation de soi du  divin, et la considéraient comme le monde supérieur par-delà ce monde  inférieur, comme un plan de conscience et d'être plus libre et plus vaste,  la création-de-vérité du Créateur, décrite comme le siège ou la demeure  de la Vérité, la vaste Vérité, le Vrai, le Juste, le Vaste,¹ ou encore comme  une Vérité cachée par une Vérité, là où le Soleil de la Connaissance  achève son voyage et dételle ses chevaux, là où les mille rayons de la  conscience sont réunis pour qu'il y ait Cela, l'Un, la forme suprême  de l'Être Divin. Mais ce monde où nous vivons leur semblait être une  trame mélangée où la vérité est défigurée par une profusion de fausseté,  anritasya bhûreh;² ici, la lumière unique doit naître, par son propre et  vaste pouvoir, hors d'une obscurité primitive, une mer d'Inconscience;³ l'immortalité et la divinité doivent être façonnées à partir d'une existence assujettie à la mort, à l'ignorance, à la faiblesse, à la souffrance et  à la limitation. Cette construction de soi, ils la représentèrent comme  la création, en l'homme et par l'homme, de cet autre monde, de cette  haute harmonie ordonnée de l'être infini qui, éternelle et parfaite, existe  déjà dans l'Infini Divin. L'inférieur est pour nous la condition initiale du  supérieur; l'obscurité est le corps condensé de la lumière, l'Inconscient  abrite en lui-même tout le Supraconscient caché ; dans la caverne de leur  subconscience, les pouvoirs de la division et du mensonge retiennent loin  de nous, mais aussi pour nous et pour que nous puissions les reconquérir,  les richesses et la substance de l'unité et de la vérité. Tels étaient dans  leur vision, exprimés dans le langage énigmatique et hautement imagé

¹sadanam ritasya, sve dame ritasya, ritasya brihate, ritam satyam brihat.

²Rig-Véda, VII. 60.5.

³apraketam salilam.

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des anciens mystiques, le sens et la justification de l'existence concrète  de l'homme et de son effort conscient ou inconscient vers Dieu, de sa  conception, à première vue si paradoxale, dans un monde qui semble en  être très précisément l'opposé, de son aspiration si impossible, pour une  vision superficielle, dans une créature si éphémère, faible, ignorante,  limitée, vers une plénitude d'immortalité, de connaissance, de pouvoir,  de béatitude, une existence divine impérissable.

   En effet, si une conscience et une maîtrise de soi intégrales dans  transformant infinie et une unité parfaite sont les mots-clefs de la création idéale,  le mot-clef de la création dont nous faisons actuellement l'expérience en  est tout; l'opposé; c'est une inconscience originelle qui, dans la vie, prend  la forme d'une conscience de soi limitée et divisée, c'est une sujétion originelle, inerte, à l'impulsion d'une Force aveugle existant en soi qui, dans  la vie également, prend la forme d'une lutte de l'être conscient de soi  pour se posséder lui-même et posséder toutes choses, et pour établir dans'  le royaume de cette Force mécanique aveugle le règne d'une Volonté et  d'une Connaissance éclairées. Et parce que la Force aveugle et mécanique  (nous savons maintenant qu'en réalité elle ne l'est pas) nous confronte  partout— primordiale, omniprésente, loi fondamentale, grande énergie  totale — et parce que la seule volonté éclairée que nous connaissions    la nôtre, paraît en être un phénomène dérivé — un résultat, une énergie partielle, subordonnée, circonscrite et sporadique —, la lutte nous  semble être, au mieux, une aventure précaire et douteuse. L'Inconscient,  tel que nous le percevons, est le commencement et la fin; l'âme consciente d'elle-même ne serait guère qu'un accident provisoire, une fragile  floraison sur cet Arbre Ashwattha, immense, obscur, monstrueux, qu'est  l'univers. Ou, si nous supposons que l'âme est éternelle, elle fait en tout  cas figure d'étrangère, d'extraterrestre et d'invitée plutôt mal traitée dans  le royaume de cette vaste Inconscience. Si elle n'est pas un accident dans  la Ténèbre Inconsciente, peut-être est-elle une erreur, un trébuchement et  une chute depuis les sommets de la Lumière supraconsciente.

Si cette vision des choses était entièrement valable, seul l'idéaliste  absolu, envoyé peut-être de quelque existence supérieure, incapable  d'oublier sa mission — flamme d'enthousiasme indomptable attisée  par une ardeur divine, ou force d'âme calme, infinie, soutenue par la  lumière, la force et la voix de l'invisible Divinité — parviendrait en de  telles circonstances à garder toujours vivant à ses yeux, et, tâche bien

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plus difficile encore, aux yeux d'un monde incrédule ou sceptique,  l'espoir en la pleine victoire de l'effort humain. En fait, la plupart des  hommes le rejettent d'emblée, ou bien, après un premier élan d'enthousiasme, finissent par s'en détourner comme d'une impossibilité avérée.  Le matérialiste cohérent cherche un pouvoir, une connaissance, un  bonheur partiels et temporaires, dans la mesure où l'ordre inconscient  et dominant de la Nature le permet à l'homme qui lutte pour prendre  conscience de lui-même. Encore faut-il qu'il accepte ses propres limites,  qu'il obéisse aux lois de la Nature et, grâce à sa volonté éclairée, en fasse  le meilleur usage possible, pour autant que leur mécanisme inexorable  le lui permette. L'homme religieux recherche son royaume de volonté  éclairée, d'amour ou d'existence divine, son royaume de Dieu, dans cet  autre monde où ils sont éternels et sans mélange. Le mystique philosophe  rejette toute chose comme une illusion mentale et aspire à s'anéantir en  quelque Nirvana ou bien à s'immerger dans l'Absolu sans traits ; si l'âme  ou le mental de l'individu mû par l'illusion a rêvé d'une réalisation divine  en ce monde éphémère de l'Ignorance, il lui faut en fin de compte reconnaître son erreur et renoncer à sa vaine tentative. Et pourtant, puisqu'il  y a ces deux aspects de l'existence, l'ignorance de la Nature et la lumière  de l'Esprit, et que derrière eux se trouve l'Unique Réalité, il devrait être  possible de les réconcilier ou en tout cas de jeter un pont sur l'abîme,  comme le prédisent les paraboles mystiques du Véda. C'est un sens aigu  de cette possibilité qui a pris différentes formes et persiste à travers les  siècles — la perfectibilité de l'homme, la perfectibilité de la société, la  vision qu'ont eue les transformant de la descente de Vishnu et des Dieux sur la  terre, le règne des saints, sâdhûnâm râjyam, la cité de Dieu, l'âge d'or, le  nouveau ciel et la nouvelle terre de l'Apocalypse. Mais il manquait à ces  intuitions une base de connaissance assurée, et le mental de l'homme  a continué d'osciller entre l'espoir en un brillant avenir et la grise certitude du présent. La grise certitude n'est cependant pas aussi certaine  qu'elle le paraît, et croire en l'évolution d  une vie divine en gestation  dans la Nature terrestre n'est pas forcément une chimère. Chaque fois  que nous acceptons notre défaite ou nos limitations, nous reconnais sons implicitement ou explicitement, d'abord un dualisme essentiel, et  ensuite une inconciliable opposition entre les principes duels : le Conscient et l'Inconscient, le Ciel et la Terre, Dieu et le Monde, l'Un sans  limites et le Multiple limité, la Connaissance et l'Ignorance. En suivant  le fil de notre raisonnement, nous sommes arrivés à la conclusion que  ce n'est peut-être là qu'une erreur du mental sensoriel et de l'intellect

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logique fondée sur une expérience partielle. Nous avons vu que n'être'  espoir en la victoire est parfaitement justifié sur le plan rationnel ; cas  l'état inférieur de l'être où évolue notre existence actuelle contient en soi  le principe et l'intention de ce qui le dépasse, et c'est par ce dépassement dé soi et en' se transformant en cela qu'il peut trouver et manifester  intégralement sa véritable essence.

Mais il est un point du raisonnement que, jusqu'ici, nous avons  laissé plus ou moins dans l'ombre, et il s'agit précisément de la coexistence de la Connaissance et de l'Ignorance. Certes, nous partons ici-bas  de conditions qui sont le contraire même de la Vérité divine idéale, et  toutes: les circonstances de cette opposition reposent; .sur l'ignorance  où l'être est de lui-même et du Moi de tout, elle-même issue d'une'  Ignorance cosmique originelle, dont le résultat est la limitation de soi et  le fondement de la vie sur la division : division de l'être, division de la  conscience, division de la volonté et de la force, division de la lumière,  division et limitation de la connaissance, du pouvoir, de l'amour,  avec comme conséquence les phénomènes positifs opposés : égoïsme,  obscurcissement, incapacité, mauvais usage de la connaissance et de  la volonté, disharmonie, faiblesse et souffrance. Nous ayons, constaté  que cette Ignorance, bien que la Matière et la Vie la partagent, plonge  ses racines dans la nature du Mental, dont la fonction est précisément  de mesurer, limiter, particulariser, et donc de diviser. Mais le Mental, lui aussi, est un principe universel, est I'Un, est le Brahman, et .par  conséquent il a tendance à unifier et à universaliser la connaissance,  autant qu'à délimiter et particulariser. Cette faculté de particularisation  ne devient Ignorance que lorsque le Mental se sépare des principes  supérieurs, dont il est un pouvoir, et qu'il agit non seulement selon sa  tendance propre, mais tend également à exclure le reste de la connaissance, à particulariser d'abord et avant tout, et à traiter l'unité comme  un vague concept qu'on abordera plus tard, une fois la particularisation  achevée, et en faisant la somme des particularités. Cette faculté d'exclusion est l'âme même de l'Ignorance.

Nous devons dès lors nous emparer de cet étrange pouvoir de la  Conscience qui est à la racine de nos maux, examiner le principe de ses  opérations et discerner non seulement sa nature essentielle et son origine, mais sa puissance et son processus, ainsi que son but ultime et les  moyens de s'en débarrasser. Comment se fait-il que l'Ignorance existe ?

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Comment un principe ou un pouvoir quelconque dans l'infinie conscience de soi a-t-il pu renoncer à la connaissance de soi, et tout exclure,  excepté sa propre action caractéristique limitée ? Certains penseurs¹ ont  déclaré le problème insoluble : ce serait un mystère originel essentielle ment inexplicable. On ne peut que constater le fait et le processus, ou  bien l'on écarte la question concernant la nature de la suprême Existence  ou Non-Existence originelle, sous prétexte qu'il n'est pas possible, ou  nécessaire, d'y répondre. On peut arguer que la Maya, avec son principe  fondamental d'ignorance ou d'illusion, existe tout simplement, et que  ce pouvoir du Brahman possède cette double force de Connaissance et  d'Ignorance qui lui est fondamentalement inhérente ; nous n'avons qu'à  accepter le fait et trouver un moyen d'échapper à l'Ignorance — par l'a  Connaissance, mais pour atteindre ce qui est par-delà la Connaissance  et l'Ignorance —, en renonçant à la vie et en reconnaissant l'universelle  impermanence des choses et la vanité de l'existence cosmique.

Notre mental ne peut toutefois se satisfaire — l'esprit bouddhique  lui-même ne s'est pas satisfait — de cette évasion qui est au cœur même  de tout le problème. En premier lieu, nous trouvons dans ces philosophies  . qui, pourtant, écartent ainsi la question fondamentale, des  affirmations d'une grande portée assignant à l'Ignorance non seulement  un certain mode d'action et certains symptômes, mais une certaine  nature fondamentale d'où procèdent les remèdes qu'elles prescrivent ; et  il est évident que, sans un diagnostic aussi radical, prescrire des remèdes  relève nécessairement de l'empirisme. Cependant, si nous cherchons à  éluder la question de base, nous n'aurons aucun moyen de juger si les  affirmations sont correctes ou si les remèdes prescrits sont les bons, ou'  s'il n'y en a pas d'autres qui, sans être aussi violents et radicalement  destructeurs, ou sans recourir à la mutilation ou à l'élimination du  malade, peuvent néanmoins amener une guérison plus complète et plus  naturelle. En second lieu, connaître est la grande affaire du penseur  qu'est l'homme. Il peut ne pas être capable de connaître, c'est-à-dire  de définir par des moyens mentaux le caractère essentiel de l'Ignorance

¹Bouddha refusa de considérer le problème métaphysique; la seule chose qui importe,  c'est le processus par lequel notre individualité irréelle se construit et un monde de souffrance  se maintient en vie, et la méthode qui nous permet d'y échapper. Le Karma est un fait. La  construction des objets et d'une individualité qui n'a pas d'existence vraie, est la cause de la  souffrance. Pour se débarrasser du Karma, notre seul objectif doit être d'éliminer l'individualité  et la souffrance ; ainsi nous entrerons dans un état, permanent et réel, quel qu'il soit, où nous  serons délivrés de ces choses. Seule compte la voie de la libération.

 

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ou de quoi que ce soit dans l'univers, car le mental ne peut connaître  les choses de cette façon que d'après leurs signes, leurs particularités,  leurs formes, leurs propriétés, leurs fonctionnements, leurs rapports  ay  8C d'autres choses, et non point en leur être et leur essence occultes; Mais nous pouvons pousser toujours plus loin, clarifier, préciser toujours  plus notre observation de la nature et de l'action phénoménales de  l'Ignorance jusqu'à ce que nous trouvions le mot juste et révélateur, le  sens juste désignant la chose, et parvenions ainsi à la connaître, non par  L'intellect mais par la vision et l'expérience de la vérité, en réalisant la  vérité en notre être propre. Tout le processus de la plus haute connaissance humaine intellectuelle s'effectue par cette manipulation et cette  discrimination mentales jusqu'au point où le voile se déchire. Alors,  l'homme voit. Finalement, la connaissance spirituelle vient et nous aide  à devenir ce que nous voyons, à entrer dans la Lumière où il n'est point  d'Ignorance.

Il est vrai que la première origine de l'Ignorance se situe au-delà  de nous en tant qu'êtres mentaux, parce que notre intelligence vit et se  meut -en l'Ignorance elle-même et qu'elle n'atteint pas le point, ou nie  s'élève pas jusqu'au plan où cette séparation s'est produite, et dont le  mental individuel est le résultat. Mais cela est vrai de la première origine  et de la vérité fondamentale de toutes choses et, suivant ce principe,  nous devrions nous contenter d'un agnosticisme général. L'homme doit  travailler dans l'Ignorance, apprendre dans les conditions de l'Ignorance, la connaître jusqu'à sa plus extrême limite, de manière à pouvoir  parvenir à sa frontière où elle rencontre la Vérité, à pouvoir toucher son  dernier couvercle d'obscurcissement lumineux et développer les facultés  qui lui permettent de franchir cette barrière puissante, mais en réalité  immatérielle.

Il nous faut donc examiner, plus attentivement que nous ne l'avons  fait jusqu'ici, le caractère et le fonctionnement de ce principe ou de ce  pouvoir de l'Ignorance, afin d'en concevoir plus clairement la nature et  l'origine. Et pour commencer, nous devons être sûrs du sens que nous  donnons à ce terme. La distinction 'entre Connaissance et Ignorance  apparaît pour la première fois dans les hymnes du Rig-Véda, où la Con naissance paraît désigner une conscience du Vrai, du Juste, satyam ritam,  et de tout ce qui en relève ; l'ignorance, elle, est une inconscience, acitti, du  Vrai et du Juste, elle s'oppose à leur action et en produit une autre, fausse

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ou adverse. L'Ignorance est l'absence de cet œil divin, de cette perception  divine qui nous donne la vision de la Vérité supramentale ; dans notre  conscience, ce principe de non-perception s'oppose à la connaissance et  à la vision conscientes qui perçoivent la Vérité.¹ En pratique, cette non perception n'est pas une complète inconscience, l'océan inconscient d'où  le monde a émergé², mais une connaissance limitée ou fausse, fondée  sur la division de l'Être indivis, reposant sur le fragmentaire, sur le petit,  par opposition à l'opulente, à la vaste et lumineuse plénitude des choses ; c'est une cognition qui, du fait de ses limitations, se change en fausseté  et, sous cet aspect, elle est soutenue par les Fils des Ténèbres et de la Division, les ennemis de l'effort divin en l'homme, les assaillants, les voleurs  qui couvrent la lumière de sa connaissance. Elle était donc considérée  comme une Maya non divine,³ qui crée les formes et les apparences  mentales fausses — d'où la signification ultérieure de ce mot qui semble  avoir tout d'abord désigné un pouvoir formateur de connaissance, la  vraie magie du Mage suprême, du divin Magicien, mais qui exprimait  aussi le pouvoir formateur adverse d'une connaissance inférieure : la  supercherie, l'illusion et la trompeuse magie du Râkshasa. La Maya  divine est la connaissance de la Vérité des choses, son essence, sa loi,  son mode d'action .que les dieux possèdent, sur quoi ils fondent leur  action et leur création éternelles4, et façonnent leurs pouvoirs en l'être  humain. Exprimée dans une pensée et un langage plus métaphysiques,  cette conception des mystiques védiques peut signifier que l'Ignorance  est à sa source une connaissance mentale qui divise, qui ne saisit pas  l'unité, l'essence, la loi fondamentale des choses en leur origine unique  et en leur universalité, mais agit plutôt sur des particularités divisées,  des phénomènes séparés, des relations partielles, comme s'ils étaient la  vérité à; saisira ou. comme si nous pouvions les comprendre sans passer  au-delà de la division pour retourner à l'unité, au-delà de la dispersion  pour retourner à l'universalité. La Connaissance est ce qui tend vers  l'unification et, accédant à la faculté supramentale, ce qui saisit l'unité,  l'essence, la loi fondamentale de l'existence ; dans cette lumière et cette  plénitude, elle voit et traite la multiplicité des choses, un peu comme le  Divin Lui-même, depuis les hauteurs suprêmes, embrasse le monde. On  doit toutefois noter que l'Ignorance ainsi conçue s'apparente encore à

¹acitti et citti. 

²apraketam salilam.

³adevîmâyâ.

4devânâm adabdhâ vratâni.

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la Connaissance, mais parce qu'elle est limitée, la fausseté et l'erreur  peuvent s'immiscer en elle en tout point ; elle se transforme alors en une  conception erronée des choses qui s'oppose à la Connaissance vraie.

Dans la pensée védântique des Upanishad, nous constatons que  les termes védiques originels sont remplacés par l'antinomie familière  Vidyâ-Avidyâ et que ce changement de termes en a modifié le sens : le  propre) de la Connaissance étant en effet de trouver la Vérité et la Vérité  fondamentale étant l'Un — le Véda en parle à maintes reprises comme  de " Cette Vérité ", " Cet Un " —, Vidyâ, la Connaissance en sa plus  haute signification spirituelle, a fini par signifier purement et catégoriquement la Connaissance de l'Un, et Avidyâ, l'Ignorance, purement  et catégoriquement la connaissance du Multiple divisé, connaissance  divorcée, comme elle l'est dans notre monde, de la conscience unificatrice de l'Unique Réalité. Les associations complexes, le riche contenu,  la lumineuse pénombre des idées diverses et corollaires et des image"  significatives propres à la conception des mots védiques, se sont large ment perdus dans un langage plus précis et métaphysique, mais moins  psychologique et moins souple. Néanmoins, l'idée qui prit plus tard la  forme exagérée d'une séparation absolue d'avec la vraie vérité du Moi  et Esprit, l'idée d'une illusion originelle, d'une conscience comparable  à un rêve ou une hallucination, ne faisait pas, à l'origine, partie de la  conception védântique de l'Ignorance. Si, dans les Upanishad, il est dit  que l'homme vivant et se mouvant dans l'Ignorance erre et trébuche tel  un aveugle conduit par un aveugle et retourne toujours dans les rets de  la Mort largement déployés devant lui, il est également affirmé ailleurs  que celui qui poursuit la seule Connaissance entre en de plus profondes  ténèbres que celui qui poursuit l'Ignorance, et que l'homme pour qui  le Brahman est à la fois l'Ignorance et la Connaissance, l'Un et le Multiple, le Devenir et le Non-Devenir, par l'Ignorance et l'expérience de la  Multiplicité passe au-delà de la mort et par la Connaissance conquiert  l'Immortalité. Car l'Existant-en-Soi est réellement devenu ces existences  multiples, et en toute solennité, sans vouloir induire quiconque en erreur,  l'Upanishad peut dire à l'Être divin : " Tu es ce vieillard qui marcher  appuyé sur son bâton, Tu es ce garçon et Tu es cette fille, et cet oiseau  aux ailes bleues et celui-là aux yeux écarlates ", et ne dit non point : " Tu  semblés être ces choses " au mental d'Ignorance qui s'abuse lui-même.  L'état que représente le devenir est inférieur à celui de l'Être, mais c'est; pourtant l'Être qui devient tout ce qui est dans l'univers.

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Le développement de la distinction séparatrice ne pouvait cependant s'arrêter là; il lui fallait pousser sa logique à l'extrême. Puisque  la Connaissance de l'Un est Connaissance et que la connaissance du  Multiple est Ignorance, il ne peut y avoir, dans une vision rigidement  analytique et dialectique, que pure opposition entre les choses que  désignent ces deux termes ; il n'y a pas d'unité essentielle entre elles, pas  d'accord possible. Dès lors, Vidyâ seule est Connaissance, Avidyâ est  pure Ignorance, et si l'Ignorance pure prend une forme positive, c'est  parce qu'elle n'est pas simplement une non-connaissance de la Vérité,  mais une création d'illusions et de mirages, d'irréalités apparemment  réelles, de faussetés provisoirement valables. De toute évidence, la  matière-objet d'Avidyâ ne peut avoir d'existence véritable ni durable ; le Multiple est une illusion, le monde n'a pas d'existence réelle. Certes,  il a une certaine forme d'existence aussi longtemps qu'il dure, tel un  rêve ou l'hallucination prolongée d'un cerveau délirant ou démentiel — mais pas davantage. L'Un n'est pas devenu et ne peut jamais devenir  le Multiple ; le Moi n'est pas devenu et ne peut devenir toutes ces existences ; le Brahman n'a pas manifesté et ne peut manifester un monde  réel en lui-même : c'est seulement le Mental, ou quelque principe dont  le Mental est le résultat, qui impose des noms et des formes à l'unité  sans traits qui, seule, est réelle et qui, étant essentiellement sans traits,  ne peut manifester de traits ni de variations réelles; ou bien si l'unité  manifeste ces choses, alors c'est une .réalité temporelle et temporaire  qui s'évanouit, et l'illumination de la vraie connaissance fournit la  preuve de son irréalité.

Notée conception de la Réalité ultime et de la vraie nature de la  Maya nous a amenés à renoncer à ces récentes et subtiles exagérations  de l'intellect dialectique, pour revenir à la conception védântique  originelle. Tout en rendant hommage à la splendide intrépidité de ces  conclusions extrêmes, à l'a force et l'acuité logiques intransigeantes  de ces spéculations, inexpugnables tant que les prémisses en sont  reconnues, et tout en admettant la vérité de deux des principales  affirmations — la seule Réalité du Brahman, et le fait que les notions  habituelles que nous avons de nous-mêmes et de l'existence universelle  sont marquées du sceau de l'ignorance, sont imparfaites et trompeuses —, nous sommes obligés de nous soustraire à la puissante emprise que  cette conception de la Maya exerce sur notre intelligence. Mais il est  impossible de nous délivrer entièrement de l'obsession de cette vision

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ancienne et consacrée des choses aussi longtemps que nous ne sondons  pas la vraie nature de l'Ignorance et la vraie nature de la Connaissance  dans sa totalité. Car si ce sont là deux pouvoirs indépendants, égaux  et originels de la Conscience, alors l'Illusion cosmique demeure une  possibilité. Si l'Ignorance est le caractère même de l'existence cosmique,  alors notre expérience de l'univers, voire l'univers lui-même, deviennent  illusoires. Ou, si l'Ignorance n'est pas l'étoffé même de notre être naturel,  mais néanmoins un pouvoir originel et éternel de la Conscience, alors    même s'il existe une vérité du cosmos, il pourrait s'avérer impossible  qu'un être dans l'univers puisse la connaître tant qu'il demeure dans cet  univers : il ne pourrait atteindre la connaissance réelle qu'en dépassant  le ; mental, et la pensée, en dépassant cette formation cosmique et en  voyant toutes choses d'en haut, dans une conscience supra-cosmique  ou super-cosmique, comme la voient ceux dont la nature s'est unie à  celle de l'Éternel et qui, demeurant en Lui, ne naissent plus dans cette  création, et ne sont plus affligés par la destruction cataclysmique de  s  mondes qui s'étendent au-dessous.¹ Mais la solution de ce problème ne  peut être cherchée et atteinte de manière satisfaisante sur la base d'une  analyse de mots et d'idées ou d'une discussion dialectique ; ce doit être  le résultat d'une observation et d'une compréhension totales des faits  pertinents de la conscience — ceux de la surface comme ceux qui sont  au-dessous ou au-dessus, ou derrière notre surface frontale — et d'une  fructueuse exploration de leur signification.

Car l'intellect dialectique n'est pas un juge compétent des vérités  essentielles ou spirituelles ; en outre, il a tendance à manier les mots et  les idées abstraites comme s'ils étaient des réalités impératives, et il les  porte donc très souvent comme des chaînes et ne regarde pas librement  au-delà, vers les faits fondamentaux de notre existence considérés dans  leur totalité. L'exposé intellectuel explique à notre intelligence et justifie par le raisonnement une certaine vision des choses qui préexiste  dans notre tournure d'esprit ou notre caractère ou dans telle ou telle  tendance de notre nature, et prédétermine secrètement le raisonnement  même qui prétend y conduire. Ce raisonnement lui-même ne peut être  concluant que si la perception des choses sur laquelle il repose est une  vision à la fois vraie et totale. Ici, ce que nous devons voir vraiment et  intégralement, c'est la nature et la validité de notre conscience, l'origine

¹Bhagavad-Gîtâ.

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et l'étendue de notre mentalité ; alors seulement sommes-nous à même  de connaître la vérité de notre être et de notre nature, de l'être et de la  nature cosmiques. Dans une recherche de ce genre, notre principe doit  être de voir et de savoir ; il ne faut recourir à l'intellect dialectique que  dans la mesure où il aide à clarifier notre agencement et à justifier notre  expression de la vision et de la connaissance, mais on ne peut lui permettre de gouverner nos conceptions et d'exclure la vérité qui n'entre  pas dans le cadre rigide de sa logique. Illusion, connaissance et ignorance sont des termes ou des résultats dé notre conscience, et ce n'est  qu'en plongeant notre regard dans les profondeurs de notre conscience  que nous pouvons découvrir et déterminer le caractère et les rapports  entre la Connaissance et l'Ignorance, ou entre l'Illusion, si elle existé,  et la Réalité. L'Être est assurément l'objet essentiel de notre recherche,  les choses en soi et les choses en leur nature ; mais c'est seulement par  la conscience que nous pouvons approcher l'Être. Ou si l'on soutient  que, du fait qu'il est supraconscient, nous ne pouvons atteindre l'Être,  pénétrer dans le Réel qu'en abolissant ou en transcendant notre conscience, ou si notre conscience se transcende et se transforme elle-même,  c'est néanmoins par la conscience que nous devons arriver à la connaissance de cette nécessité et au processus ou au pouvoir d'effectuer  cette  abolition ou cette transcendance de soi, cette transformation : par la  conscience, prendre connaissance de la Vérité Supraconsciente devient  dès lors le besoin suprême, et découvrir le pouvoir et le processus de  conscience grâce auxquels celle-ci peut accéder à la supraconscience,  devient la découverte suprême.

Mais, en nous-mêmes, la conscience paraît identique au Mental; en 'tout Cas, le Mental est un facteur si prépondérant de notre être qu'il  est nécessaire de commencer par examiner ses mouvements fondamentaux. En fait, le Mental n'est pas la totalité de notre être ; il y a aussi en  nous une vie et un corps, une subconscience et une inconscience ; il y a  une entité spirituelle dont l'origine et la vérité secrète nous transportent  dans une conscience intérieure occulte et dans une supraconscience. Si  le Mental était tout, ou bien si la nature de la Conscience originelle  dans les choses était de même nature que le Mental, on pourrait concevoir que l'Illusion ou l'Ignorance soient considérées comme la source  de notre existence naturelle : car la limitation et l'obscurcissement de la  connaissance par la nature du Mental créent l'erreur et l'illusion, et les  illusions créées par l'activité du Mental sont parmi les premiers faits de

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notre conscience. On pourrait donc logiquement soutenir que le Mental  est la matrice d'une Ignorance qui fait que nous créons ou que nous  nous représentons à nous-mêmes un monde faux, un monde qui n'est  rien de plus qu'une construction subjective de la conscience. Ou encore  le Mental pourrait être la matrice en laquelle une certaine Illusion ou  Ignorance originelle, Maya ou Avidyâ, jettent la semence d'un univers  impermanent et faux ; le Mental serait encore la mère — une " mère  stérile ", puisque l'enfant serait irréel —, et l'on pourrait considérer la  Maya ou l'Avidyâ comme une sorte d'aïeule de l'univers, car le Mental  serait lui-même une production ou une reproduction de la Maya. Mais  il est difficile de discerner la physionomie de cette obscure et énigmatique aïeule? car il nous faut alors imposer une imagination cosmique  ou une conscience d'illusion sur la Réalité éternelle. Brahman, la Réalité,  doit lui-même être, ou avoir, ou soutenir un Mental constructeur ou  quelque conscience constructrice plus grande que le Mental mais d'une  nature analogue, et son action ou sa sanction doivent faire de lui le  créateur et peut-être même, du fait de sa participation, une victime,  comme le Mental, de sa propre illusion, ou de sa propre erreur. Et si  le Mental était simplement un milieu intermédiaire ou un miroir où se  projette le reflet d'une illusion originelle ou une fausse image ou une  ombre de la Réalité, ce ne serait pas moins déconcertant. L'origine de  ce milieu réflecteur serait en effet inexplicable, et l'origine de la fausse  image projetée sur lui ne s'expliquerait pas davantage. Un Brahman  indéterminable ne pourrait se refléter que comme quelque chose d'indéterminable, non comme un univers multiforme. Ou si c'est l'inégalité  du milieu réflecteur, sa nature pareille aux vagues d'une eau. agitée, qui  crée" les images brisées de la Réalité, ce seraient néanmoins des reflets  brisés et distordus de la Vérité qui y apparaîtraient, non un pullule ment d'images et de faux noms de choses dont l'existence n'a jamais  eu aucune origine ni aucune base dans la Réalité. Il doit y avoir une  certaine vérité multiple de l'unique Réalité qui se reflète, si faussement  ou imparfaitement que ce soit, dans les multiples images de l'univers  du mental. Il se pourrait donc très bien que le monde soit une réalité et  que, seule, la construction ou l'image mentale soit erronée ou imparfaite. Mais cela impliquerait qu'il existe une Connaissance — autre que  notre pensée et notre perception mentales qui ne sont qu'une tentative de  connaissance —, une vraie cognition consciente de la Réalité et, dans  cette Réalité, consciente également de la vérité d'un univers réel.

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Si nous découvrions, en effet, que seuls existent la Réalité suprême  et un Mental ignorant, nous serions sans doute obligés de reconnaître  que l'Ignorance est le pouvoir originel du Brahman, et Avidyâ ou Maya la  source de toutes choses. La Maya serait un pouvoir éternel du Brahman  conscient de soi, le pouvoir de se leurrer lui-même ou plutôt de leurrer  quelque chose qui semble être lui-même et que la Maya aurait créé. Le  Mental serait la conscience ignorante d'une âme qui existe seulement  comme partie de la Maya. La Maya serait le pouvoir qu'a le Brahman  de s'imposer nom et forme, le Mental son pouvoir de les recevoir et de  les prendre pour des réalités. Ou bien la Maya serait le pouvoir qu'a le  Brahman de créer des illusions en sachant que ce sont des illusions, le  Mental, son pouvoir de recevoir des illusions en oubliant qu'elles sont  des illusions. Mais si le Brahman est essentiellement et toujours un en sa  conscience de soi, ce tour de passe-passe est impossible. Si le Brahman  peut se diviser de cette façon, lui-même ou une partie de lui-même ayant  et n'ayant pas la connaissance, ou même s'il peut mettre quelque chose  de lui-même dans la Maya, alors le Brahman doit être capable d'une  double — ou d'une multiple — action de la conscience : une conscience  de la Réalité et une conscience de l'illusion, ou une conscience  ignorante et; une supraconscience. Cette dualité ou cette multiplicité  semble à première vue logiquement impossible, et pourtant elle doit  constituer, selon cette hypothèse, le fait essentiel de l'existence, un  mystère spirituel, un paradoxe suprarationnel. Mais si nous admettons  que l'origine des choses est un mystère suprarationnel, nous pouvons  également ou d'autant mieux accepter cet autre fait essentiel de l'Un qui  devient, ou qui est, toujours multiple et du Multiple qui est ou devient  l'Un; cela aussi est. à première vue dialectiquement impossible, c'est  un paradoxe suprarationnel qui, pourtant, se présente à nous comme  un fait et une loi éternels de l'existence. Mais si nous acceptons cette  hypothèse, l'intervention d'une Maya d'illusion n'est plus du tout  nécessaire. Ou nous pouvons également accepter, comme nous l'avons  fait, la conception d'un Infini et Éternel qui, grâce au pouvoir infini de sa  conscience, est capable de manifester la Vérité insondable et illimitable  de son être sous de multiples aspects et processus, en d'innombrables  formes et mouvements expressifs; on pourrait considérer ces aspects,  ces processus, ces formes, ces mouvements comme des expressions,  des conséquences réelles de sa Réalité infinie; on pourrait même  inclure parmi eux l'Inconscience et l'Ignorance qui seraient les aspects  inverses, les pouvoirs d'une conscience involuée et d'une connaissance

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se limitant elle-même, mis en avant parce qu'ils sont nécessaires à  un certain mouvement dans le Temps, un mouvement d'involution et  d'évolution de la Réalité. Bien que suprarationnelle à la base, cette  conception intégrale n'est pas tout à fait paradoxale ; elle ne demande  qu'un changement, un élargissement de nos conceptions de l'Infini.

Mais nous ne pouvons connaître le monde réel, ni mettre à  l'épreuve aucune de ces possibilités si nous considérons le Mental seul,  ou seulement son pouvoir d'ignorance. Le Mental possède aussi un pou voir de vérité ; il ouvre la chambre de sa pensée à la Vidyâ autant qu'à  l'Avidyâ, et si son point de départ est l'Ignorance, s'il emprunte les voies  tortueuses de l'erreur, son but est toujours la Connaissance : U se sent  poussé à rechercher la vérité et il a le pouvoir, indirect, certes, et limité,  de la découvrir et de la créer. Même s'il ne peut nous montrer que des  images ou des représentations ou des expressions abstraites de la vérité,  elles en sont néanmoins, à leur manière, des reflets ou des formations, et  les réalités qu'elles expriment sont présentes et plus concrètement vraies  dans de plus grandes profondeurs de notre conscience ou à un niveau  plus élevé de son pouvoir. Peut-être la Matière et la Vie sont-elles des  formes de réalités dont le Mental n'effleure qu'une image incomplète; peut-être y a-t-il des réalités secrètes et supérieures de l'Esprit dont le  Mental est le récepteur, le transcripteur ou le transmetteur partiel et  rudimentaire. Ainsi, seule une étude des autres pouvoirs de conscience,  supramentaux et inframentaux, aussi bien que des pouvoirs mentaux  plus 'élevés et plus profonds, nous permettrait d'atteindre à la réalité  intégrale. Et en définitive, tout dépend de la vérité de la Conscience  suprême -— ou supraconscience — qui relève de la Réalité la plus haute"  et de ses rapports avec le Mental, le Supramental, l'Infra-Mental et  l'Inconscience.

En vérité, tout change lorsque nous pénétrons dans les profondeurs inférieures et supérieures de la conscience et que nous les unissons  en l'unique Réalité omniprésente. Si nous considérons les faits de notre  être et de l'être cosmique, nous constatons que l'existence est toujours  une—une unité gouverne même son extrême multiplicité; mais à la  surface des choses, la multiplicité est elle aussi indéniable. Partout, nous  avons trouvé l'unité, elle nous suit à chaque pas : même quand nous  passons sous la surface, nous constatons que nous ne sommes liés par  aucun dualisme ; les contradictions et les oppositions que crée l'intellect

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n'existent qu'en tant qu'aspects de la Vérité originelle ; l'unité et la  multiplicité sont les pôles de la même Réalité ; les dualités qui troublent  notre conscience sont les vérités contrastées d'une seule et même Vérité  d'être. Toute multiplicité se résout dans une/multiformité de l'Être  unique, de l'unique Conscience d'Être, de l'unique Félicité d'Être. Ainsi,  dans la dualité du plaisir et de la douleur, nous avons vu que la douleur  est un effet contraire de l'unique joie d'être résultant de la faiblesse  du récepteur, de son incapacité à assimiler la force qu'il rencontres, à  supporter/le contact de la joie qu'autrement il éprouverait; c'est une  réaction pervertie de la Conscience à l'Ânanda, et pas en soi un opposé  fondamental de l'Ânanda ; le fait que la douleur puisse se muer en plaisir et le plaisir en douleur, et les deux se résoudre en l'Ânanda originel,  le démontre de façon probante. De même, chaque forme de faiblesse  est en réalité un fonctionnement particulier de l'unique Volonté-Force  divine ou de l'unique Énergie cosmique; dans cette Force, faiblesse  signifie le pouvoir de retenir, mesurer, coordonner l'action de cette  Force d'une façon particulière; l'incapacité ou la faiblesse signifient  que le Moi retient la plénitude de sa force, ou bien que la réaction de la  Force est insuffisante : elles n'en sont pas des opposés fondamentaux.  S'il en est ainsi, alors il est également possible — et ce devrait être dans  la nature des choses — que ce que nous appelons Ignorance ne soit, en  réalité, rien d'autre qu'un pouvoir de l'unique Connaissance-Volonté  divine ou Maya ; de même la Conscience Une a la capacité de régler, de  retenir, de mesurer, de coordonner d'une façon particulière l'action de sa  Connaissance. La Connaissance et l'Ignorance ne seraient donc pas deux  principes inconciliables — l'un créateur de l'existence cosmique, l'autre  ne la tolérant pas et la détruisant —, mais deux pouvoirs coexistants,  tous deux présents dans l'univers lui-même, dirigeant à leur manière  la marche de ses processus, mais un en leur essence et capables de se  fondre l'un en l'autre par transmutation naturelle. Dans leur relation  fondamentale de coexistence, cependant, l'Ignorance ne serait pas une  partenaire égale : elle dépendrait de la Connaissance, et en serait une  limitation ou une action contraire.

Pour connaître, nous devons dissoudre constamment les constructions rigides de l'intellect ignorant et arrogant et considérer en toute  liberté et avec souplesse les faits de l'existence. Le fait fondamental  de l'existence est la conscience qui est pouvoir, et nous voyons en fait  que ce pouvoir opère de trois façons. Nous constatons d'abord qu'il

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y a une conscience derrière tout, embrassant tout, en tout, qui est  éternellement, universellement, absolument consciente d'elle-même, que  ce soit dans l'unité ou la multiplicité, ou dans les deux simultanément, ou  au-delà des deux en son pur absolu. C'est la plénitude de la suprême et  divine connaissance de soi ; c'est aussi la plénitude de la Toute-Connaissance divine. Puis, à l'autre pôle, nous voyons cette conscience insister  sur d'apparentes oppositions en elle-même, et la plus extrême antinomie  atteindre son paroxysme dans ce qui nous semble être une complète  nescience de soi, une Inconscience effective, dynamique, créatrice, bien  que nous sachions que ce n'est là qu'une apparence superficielle et que la  Connaissance divine œuvre avec une assurance et une sûreté souveraines  au sein des mécanismes de l'Inconscient. Entre ces deux oppositions nous  voyons la Conscience assumer une position intermédiaire et agir avec une  perception de soi partielle et limitée qui est tout aussi superficielle, car  par-derrière et agissant à travers elle, se trouve la Toute-Connaissance  divine. Ici, en son statut intermédiaire, elle semble être un compromis  permanent entre les deux opposés, entre la Conscience suprême et la  Nescience, mais dans une vision plus large de nos données, elle peut s,e  révéler être une émergence incomplète de la Connaissance à la, surface.  À ce compromis, à cette émergence imparfaite, nous donnons le nom  d'Ignorance, de notre point de vue, car l'ignorance est la façon particulière qu'a notre âme de retenir en elle-même sa complète connaissance de  soi. L'origine de ces trois états du pouvoir de la conscience et leur rapport  exact, est ce qu'il nous faut, si possible, découvrir.

Si nous découvrions que l'Ignorance et la Connaissance sont deux  pouvoirs indépendants de la Conscience, peut-être devrions-nous alors  pousser la recherche de leur différence jusqu'au point culminant de la  Conscience, et là, toutes deux disparaîtraient dans un Absolu d'où elles  avaient émergé en même temps.¹ On pourrait alors conclure que la  seule connaissance réelle est la vérité de l'Absolu supraconscient et que  la vérité de la conscience, la vérité du cosmos, la vérité de nous-mêmes  dans le cosmos, eh sont au mieux une représentation partielle, toujours  chargée de la présence concomitante de l'Ignorance, qui nous enveloppe  de sa pénombre, nous attache à son ombre. Il se pourrait même qu'une

¹Dans les Upanishad, Vidyâ et Avidyâ sont tenues pour éternelles dans le suprême  Brahman; mais cela peut vouloir dire que l'une est la conscience de la multiplicité et l'autre la  conscience de l'Unité qui, par leur coexistence dans la suprême conscience de soi, deviennent la  base de la Manifestation. Elles y seraient les deux aspects d'une connaissance de soi éternelle.

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Connaissance absolue établissant la vérité, l'harmonie, l'ordre, et une  Inconscience absolue servant de base à un jeu de l'imagination, de la  disharmonie et du désordre, soutenant inexorablement ses extrêmes  de fausseté, d'erreur et de souffrance — un double principe manichéen  de lumière et d'obscurité, de bien et de mal, opposés et entremêlés —,  soient à la racine de l'existence cosmique. L'idée de certains penseurs, à  savoir qu'il existe un bien absolu mais aussi un mal absolu, l'un comme  l'autre étant une approche de l'Absolu, pourrait alors se justifier. Mais  si nous découvrions que la Connaissance et l'Ignorance sont la lumière  et l'ombre d'une même conscience, que l'origine de l'Ignorance est une  limitation de la Connaissance, que cette limitation même rend possible  le phénomène subordonné de l'illusion et de l'erreur partielles, que cette  possibilité se matérialise pleinement après une plongée délibérée de la  Connaissance dans une Inconscience matérielle, mais que la Connaissance émerge elle aussi, en même temps que la Conscience émerge de  l'Inconscience, alors nous pourrions être certains que cette Ignorance  complète se changera à nouveau, au cours de sa propre évolution, en  une Connaissance limitée; alors la limitation elle-même serait finale ment supprimée, la pleine vérité des choses deviendrait apparente et la  Vérité cosmique se libérerait de l'Ignorance cosmique. Ce qui se passe  en fait, c'est que l'Ignorance, par une illumination progressive de ses  ténèbres, cherche et se prépare à se transformer en la Connaissance  qui est déjà cachée en elle; par cette transformation, la vérité cosmique  manifestée en son essence et sa représentation réelles se révélerait être  l'essence et la représentation de la suprême Réalité omniprésente. C'est  de cette interprétation de l'existence que nous sommes partis, mais  pour la vérifier, nous devons observer la structure de notre conscience  de surface et ses rapports avec ce qui est en elle, au-dessus d'elle, et au dessous ; car c'est ainsi que nous pouvons le mieux discerner la nature et  l'étendue de l'Ignorance. Et nous découvrirons en même temps la nature  et l'étendue de ce dont l'Ignorance est une limitation et une déformation : la Connaissance qui, dans sa totalité, est la connaissance de soi et  la connaissance du monde permanentes de l'être spirituel.

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