Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
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Que le Connaissant distingue la Connaissance de l'Ignorance.
Rig-Véda. IV. 2.11.
Elles sont deux, cachées dans le secret de l'Infini : la Connaissance et l'Ignorance; mais périssable est l'Ignorance, immortelle la Connaissance ; différent de l'une et de l'autre est Celui qui gouverne et la Connaissance et l'Ignorance.
Shvetâshvatara Upanishad. V. 1.
Deux Non-nés, le Connaissant et celui qui ne connaît point, le Seigneur et celui qui n'a point la maîtrise : une Non-née en qui se trouvent l'objet de la jouissance et celui qui en jouit.
Shvetâshvatara Upanishad. I. 9.
Deux sont unis, pouvoirs de la Vérité, pouvoirs de la Maya — ils ont façonné l'Enfant et lui ont donné naissance et ils nourrissent sa croissance.
Rig-Véda. X. 5. 3.
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Notre examen des sept principes de l'existence a révélé qu'ils n'étaient qu'un en leur réalité essentielle et fonda mentale : car si même la matière de l'univers le plus matériel' n'est autre qu'un état d'être de l'Esprit devenu objet des sens et conçu par la conscience de l'Esprit comme le matériau de ses formes, à plus forte raison la force de vie qui se constitue en une forme de Matière, la conscience mentale qui se projette comme Vie, et le Supramental qui développe le Mental comme l'un de ses pouvoirs, ne peuvent rien être d'autre que l'Esprit lui-même, modifié en sa substance apparente et son dynamisme d'action, mais pas en sa véritable essence. Tous sont les pouvoirs d'un unique Pouvoir d'être, et ils ne sont autres que la Toute-Existence, la Toute-Conscience, la Toute-Volonté, la Toute-Félicité, qui est la vraie vérité derrière toutes les apparences. Et ils sont non seulement un en leur réalité, mais inséparables en la septuple diversité de leur action. Ce sont les sept couleurs de la lumière de la conscience divine, les sept rayons de l'Infini et grâce à eux, sur le canevas de sa propre existence étendue conceptuellement, sur la chaîne objective de l'Espace et la trame subjective du Temps, l'Esprit a tissé par myriades les merveilles de sa création de lui-même, majestueuse et simple, symétrique en ses lois primordiales et ses cadres immenses, infiniment curieuse et complexe en ses formes et ses actions multiples, et dans cette immense richesse de rapports et d'effets réciproques de toutes sur chacune et de chacune sur toutes. Telles sont les sept Paroles des anciens sages; c'est par elles qu'ont été créées, c'est à la lumière de leur signification que sont élaborées et que doivent être interprétées les harmonies déjà déployées ou en déploiement du monde que nous connaissons et des mondes cachés dont nous n'avons qu'une connaissance indirecte. La Lumière est une, le Son est un ; leur action est septuple.
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Mais ce monde terrestre est fondé sur une Inconscience originelle; ici, la conscience s'est formulée sous l'aspect d'une ignorance qui s'efforce d'atteindre la connaissance. Nous avons vu que ni dans la nature de l'Être lui-même, ni dans le caractère originel et les relations fondamentales de ses sept principes, il n'y a de raison essentielle à cette intrusion de l'Ignorance, de la discorde dans l'harmonie, de l'obscurité dans la lumière, de la division et de la limitation dans l'infinité consciente de soi de la création divine. Nous pouvons en .effet concevoir —-et le Divin aussi, à plus forte raison — une harmonie universelle où n'entrent point ces éléments contraires; et puisqu'il y a conception, il doit y avoir, quelque part, exécution, création actuelle ou délibérée. Les voyants védiques étaient conscients d'une telle manifestation de soi du divin, et la considéraient comme le monde supérieur par-delà ce monde inférieur, comme un plan de conscience et d'être plus libre et plus vaste, la création-de-vérité du Créateur, décrite comme le siège ou la demeure de la Vérité, la vaste Vérité, le Vrai, le Juste, le Vaste,¹ ou encore comme une Vérité cachée par une Vérité, là où le Soleil de la Connaissance achève son voyage et dételle ses chevaux, là où les mille rayons de la conscience sont réunis pour qu'il y ait Cela, l'Un, la forme suprême de l'Être Divin. Mais ce monde où nous vivons leur semblait être une trame mélangée où la vérité est défigurée par une profusion de fausseté, anritasya bhûreh;² ici, la lumière unique doit naître, par son propre et vaste pouvoir, hors d'une obscurité primitive, une mer d'Inconscience;³ l'immortalité et la divinité doivent être façonnées à partir d'une existence assujettie à la mort, à l'ignorance, à la faiblesse, à la souffrance et à la limitation. Cette construction de soi, ils la représentèrent comme la création, en l'homme et par l'homme, de cet autre monde, de cette haute harmonie ordonnée de l'être infini qui, éternelle et parfaite, existe déjà dans l'Infini Divin. L'inférieur est pour nous la condition initiale du supérieur; l'obscurité est le corps condensé de la lumière, l'Inconscient abrite en lui-même tout le Supraconscient caché ; dans la caverne de leur subconscience, les pouvoirs de la division et du mensonge retiennent loin de nous, mais aussi pour nous et pour que nous puissions les reconquérir, les richesses et la substance de l'unité et de la vérité. Tels étaient dans leur vision, exprimés dans le langage énigmatique et hautement imagé
¹sadanam ritasya, sve dame ritasya, ritasya brihate, ritam satyam brihat.
²Rig-Véda, VII. 60.5.
³apraketam salilam.
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des anciens mystiques, le sens et la justification de l'existence concrète de l'homme et de son effort conscient ou inconscient vers Dieu, de sa conception, à première vue si paradoxale, dans un monde qui semble en être très précisément l'opposé, de son aspiration si impossible, pour une vision superficielle, dans une créature si éphémère, faible, ignorante, limitée, vers une plénitude d'immortalité, de connaissance, de pouvoir, de béatitude, une existence divine impérissable.
En effet, si une conscience et une maîtrise de soi intégrales dans transformant infinie et une unité parfaite sont les mots-clefs de la création idéale, le mot-clef de la création dont nous faisons actuellement l'expérience en est tout; l'opposé; c'est une inconscience originelle qui, dans la vie, prend la forme d'une conscience de soi limitée et divisée, c'est une sujétion originelle, inerte, à l'impulsion d'une Force aveugle existant en soi qui, dans la vie également, prend la forme d'une lutte de l'être conscient de soi pour se posséder lui-même et posséder toutes choses, et pour établir dans' le royaume de cette Force mécanique aveugle le règne d'une Volonté et d'une Connaissance éclairées. Et parce que la Force aveugle et mécanique (nous savons maintenant qu'en réalité elle ne l'est pas) nous confronte partout— primordiale, omniprésente, loi fondamentale, grande énergie totale — et parce que la seule volonté éclairée que nous connaissions la nôtre, paraît en être un phénomène dérivé — un résultat, une énergie partielle, subordonnée, circonscrite et sporadique —, la lutte nous semble être, au mieux, une aventure précaire et douteuse. L'Inconscient, tel que nous le percevons, est le commencement et la fin; l'âme consciente d'elle-même ne serait guère qu'un accident provisoire, une fragile floraison sur cet Arbre Ashwattha, immense, obscur, monstrueux, qu'est l'univers. Ou, si nous supposons que l'âme est éternelle, elle fait en tout cas figure d'étrangère, d'extraterrestre et d'invitée plutôt mal traitée dans le royaume de cette vaste Inconscience. Si elle n'est pas un accident dans la Ténèbre Inconsciente, peut-être est-elle une erreur, un trébuchement et une chute depuis les sommets de la Lumière supraconsciente.
Si cette vision des choses était entièrement valable, seul l'idéaliste absolu, envoyé peut-être de quelque existence supérieure, incapable d'oublier sa mission — flamme d'enthousiasme indomptable attisée par une ardeur divine, ou force d'âme calme, infinie, soutenue par la lumière, la force et la voix de l'invisible Divinité — parviendrait en de telles circonstances à garder toujours vivant à ses yeux, et, tâche bien
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plus difficile encore, aux yeux d'un monde incrédule ou sceptique, l'espoir en la pleine victoire de l'effort humain. En fait, la plupart des hommes le rejettent d'emblée, ou bien, après un premier élan d'enthousiasme, finissent par s'en détourner comme d'une impossibilité avérée. Le matérialiste cohérent cherche un pouvoir, une connaissance, un bonheur partiels et temporaires, dans la mesure où l'ordre inconscient et dominant de la Nature le permet à l'homme qui lutte pour prendre conscience de lui-même. Encore faut-il qu'il accepte ses propres limites, qu'il obéisse aux lois de la Nature et, grâce à sa volonté éclairée, en fasse le meilleur usage possible, pour autant que leur mécanisme inexorable le lui permette. L'homme religieux recherche son royaume de volonté éclairée, d'amour ou d'existence divine, son royaume de Dieu, dans cet autre monde où ils sont éternels et sans mélange. Le mystique philosophe rejette toute chose comme une illusion mentale et aspire à s'anéantir en quelque Nirvana ou bien à s'immerger dans l'Absolu sans traits ; si l'âme ou le mental de l'individu mû par l'illusion a rêvé d'une réalisation divine en ce monde éphémère de l'Ignorance, il lui faut en fin de compte reconnaître son erreur et renoncer à sa vaine tentative. Et pourtant, puisqu'il y a ces deux aspects de l'existence, l'ignorance de la Nature et la lumière de l'Esprit, et que derrière eux se trouve l'Unique Réalité, il devrait être possible de les réconcilier ou en tout cas de jeter un pont sur l'abîme, comme le prédisent les paraboles mystiques du Véda. C'est un sens aigu de cette possibilité qui a pris différentes formes et persiste à travers les siècles — la perfectibilité de l'homme, la perfectibilité de la société, la vision qu'ont eue les transformant de la descente de Vishnu et des Dieux sur la terre, le règne des saints, sâdhûnâm râjyam, la cité de Dieu, l'âge d'or, le nouveau ciel et la nouvelle terre de l'Apocalypse. Mais il manquait à ces intuitions une base de connaissance assurée, et le mental de l'homme a continué d'osciller entre l'espoir en un brillant avenir et la grise certitude du présent. La grise certitude n'est cependant pas aussi certaine qu'elle le paraît, et croire en l'évolution d une vie divine en gestation dans la Nature terrestre n'est pas forcément une chimère. Chaque fois que nous acceptons notre défaite ou nos limitations, nous reconnais sons implicitement ou explicitement, d'abord un dualisme essentiel, et ensuite une inconciliable opposition entre les principes duels : le Conscient et l'Inconscient, le Ciel et la Terre, Dieu et le Monde, l'Un sans limites et le Multiple limité, la Connaissance et l'Ignorance. En suivant le fil de notre raisonnement, nous sommes arrivés à la conclusion que ce n'est peut-être là qu'une erreur du mental sensoriel et de l'intellect
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logique fondée sur une expérience partielle. Nous avons vu que n'être' espoir en la victoire est parfaitement justifié sur le plan rationnel ; cas l'état inférieur de l'être où évolue notre existence actuelle contient en soi le principe et l'intention de ce qui le dépasse, et c'est par ce dépassement dé soi et en' se transformant en cela qu'il peut trouver et manifester intégralement sa véritable essence.
Mais il est un point du raisonnement que, jusqu'ici, nous avons laissé plus ou moins dans l'ombre, et il s'agit précisément de la coexistence de la Connaissance et de l'Ignorance. Certes, nous partons ici-bas de conditions qui sont le contraire même de la Vérité divine idéale, et toutes: les circonstances de cette opposition reposent; .sur l'ignorance où l'être est de lui-même et du Moi de tout, elle-même issue d'une' Ignorance cosmique originelle, dont le résultat est la limitation de soi et le fondement de la vie sur la division : division de l'être, division de la conscience, division de la volonté et de la force, division de la lumière, division et limitation de la connaissance, du pouvoir, de l'amour, avec comme conséquence les phénomènes positifs opposés : égoïsme, obscurcissement, incapacité, mauvais usage de la connaissance et de la volonté, disharmonie, faiblesse et souffrance. Nous ayons, constaté que cette Ignorance, bien que la Matière et la Vie la partagent, plonge ses racines dans la nature du Mental, dont la fonction est précisément de mesurer, limiter, particulariser, et donc de diviser. Mais le Mental, lui aussi, est un principe universel, est I'Un, est le Brahman, et .par conséquent il a tendance à unifier et à universaliser la connaissance, autant qu'à délimiter et particulariser. Cette faculté de particularisation ne devient Ignorance que lorsque le Mental se sépare des principes supérieurs, dont il est un pouvoir, et qu'il agit non seulement selon sa tendance propre, mais tend également à exclure le reste de la connaissance, à particulariser d'abord et avant tout, et à traiter l'unité comme un vague concept qu'on abordera plus tard, une fois la particularisation achevée, et en faisant la somme des particularités. Cette faculté d'exclusion est l'âme même de l'Ignorance.
Nous devons dès lors nous emparer de cet étrange pouvoir de la Conscience qui est à la racine de nos maux, examiner le principe de ses opérations et discerner non seulement sa nature essentielle et son origine, mais sa puissance et son processus, ainsi que son but ultime et les moyens de s'en débarrasser. Comment se fait-il que l'Ignorance existe ?
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Comment un principe ou un pouvoir quelconque dans l'infinie conscience de soi a-t-il pu renoncer à la connaissance de soi, et tout exclure, excepté sa propre action caractéristique limitée ? Certains penseurs¹ ont déclaré le problème insoluble : ce serait un mystère originel essentielle ment inexplicable. On ne peut que constater le fait et le processus, ou bien l'on écarte la question concernant la nature de la suprême Existence ou Non-Existence originelle, sous prétexte qu'il n'est pas possible, ou nécessaire, d'y répondre. On peut arguer que la Maya, avec son principe fondamental d'ignorance ou d'illusion, existe tout simplement, et que ce pouvoir du Brahman possède cette double force de Connaissance et d'Ignorance qui lui est fondamentalement inhérente ; nous n'avons qu'à accepter le fait et trouver un moyen d'échapper à l'Ignorance — par l'a Connaissance, mais pour atteindre ce qui est par-delà la Connaissance et l'Ignorance —, en renonçant à la vie et en reconnaissant l'universelle impermanence des choses et la vanité de l'existence cosmique.
Notre mental ne peut toutefois se satisfaire — l'esprit bouddhique lui-même ne s'est pas satisfait — de cette évasion qui est au cœur même de tout le problème. En premier lieu, nous trouvons dans ces philosophies . qui, pourtant, écartent ainsi la question fondamentale, des affirmations d'une grande portée assignant à l'Ignorance non seulement un certain mode d'action et certains symptômes, mais une certaine nature fondamentale d'où procèdent les remèdes qu'elles prescrivent ; et il est évident que, sans un diagnostic aussi radical, prescrire des remèdes relève nécessairement de l'empirisme. Cependant, si nous cherchons à éluder la question de base, nous n'aurons aucun moyen de juger si les affirmations sont correctes ou si les remèdes prescrits sont les bons, ou' s'il n'y en a pas d'autres qui, sans être aussi violents et radicalement destructeurs, ou sans recourir à la mutilation ou à l'élimination du malade, peuvent néanmoins amener une guérison plus complète et plus naturelle. En second lieu, connaître est la grande affaire du penseur qu'est l'homme. Il peut ne pas être capable de connaître, c'est-à-dire de définir par des moyens mentaux le caractère essentiel de l'Ignorance
¹Bouddha refusa de considérer le problème métaphysique; la seule chose qui importe, c'est le processus par lequel notre individualité irréelle se construit et un monde de souffrance se maintient en vie, et la méthode qui nous permet d'y échapper. Le Karma est un fait. La construction des objets et d'une individualité qui n'a pas d'existence vraie, est la cause de la souffrance. Pour se débarrasser du Karma, notre seul objectif doit être d'éliminer l'individualité et la souffrance ; ainsi nous entrerons dans un état, permanent et réel, quel qu'il soit, où nous serons délivrés de ces choses. Seule compte la voie de la libération.
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ou de quoi que ce soit dans l'univers, car le mental ne peut connaître les choses de cette façon que d'après leurs signes, leurs particularités, leurs formes, leurs propriétés, leurs fonctionnements, leurs rapports ay 8C d'autres choses, et non point en leur être et leur essence occultes; Mais nous pouvons pousser toujours plus loin, clarifier, préciser toujours plus notre observation de la nature et de l'action phénoménales de l'Ignorance jusqu'à ce que nous trouvions le mot juste et révélateur, le sens juste désignant la chose, et parvenions ainsi à la connaître, non par L'intellect mais par la vision et l'expérience de la vérité, en réalisant la vérité en notre être propre. Tout le processus de la plus haute connaissance humaine intellectuelle s'effectue par cette manipulation et cette discrimination mentales jusqu'au point où le voile se déchire. Alors, l'homme voit. Finalement, la connaissance spirituelle vient et nous aide à devenir ce que nous voyons, à entrer dans la Lumière où il n'est point d'Ignorance.
Il est vrai que la première origine de l'Ignorance se situe au-delà de nous en tant qu'êtres mentaux, parce que notre intelligence vit et se meut -en l'Ignorance elle-même et qu'elle n'atteint pas le point, ou nie s'élève pas jusqu'au plan où cette séparation s'est produite, et dont le mental individuel est le résultat. Mais cela est vrai de la première origine et de la vérité fondamentale de toutes choses et, suivant ce principe, nous devrions nous contenter d'un agnosticisme général. L'homme doit travailler dans l'Ignorance, apprendre dans les conditions de l'Ignorance, la connaître jusqu'à sa plus extrême limite, de manière à pouvoir parvenir à sa frontière où elle rencontre la Vérité, à pouvoir toucher son dernier couvercle d'obscurcissement lumineux et développer les facultés qui lui permettent de franchir cette barrière puissante, mais en réalité immatérielle.
Il nous faut donc examiner, plus attentivement que nous ne l'avons fait jusqu'ici, le caractère et le fonctionnement de ce principe ou de ce pouvoir de l'Ignorance, afin d'en concevoir plus clairement la nature et l'origine. Et pour commencer, nous devons être sûrs du sens que nous donnons à ce terme. La distinction 'entre Connaissance et Ignorance apparaît pour la première fois dans les hymnes du Rig-Véda, où la Con naissance paraît désigner une conscience du Vrai, du Juste, satyam ritam, et de tout ce qui en relève ; l'ignorance, elle, est une inconscience, acitti, du Vrai et du Juste, elle s'oppose à leur action et en produit une autre, fausse
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ou adverse. L'Ignorance est l'absence de cet œil divin, de cette perception divine qui nous donne la vision de la Vérité supramentale ; dans notre conscience, ce principe de non-perception s'oppose à la connaissance et à la vision conscientes qui perçoivent la Vérité.¹ En pratique, cette non perception n'est pas une complète inconscience, l'océan inconscient d'où le monde a émergé², mais une connaissance limitée ou fausse, fondée sur la division de l'Être indivis, reposant sur le fragmentaire, sur le petit, par opposition à l'opulente, à la vaste et lumineuse plénitude des choses ; c'est une cognition qui, du fait de ses limitations, se change en fausseté et, sous cet aspect, elle est soutenue par les Fils des Ténèbres et de la Division, les ennemis de l'effort divin en l'homme, les assaillants, les voleurs qui couvrent la lumière de sa connaissance. Elle était donc considérée comme une Maya non divine,³ qui crée les formes et les apparences mentales fausses — d'où la signification ultérieure de ce mot qui semble avoir tout d'abord désigné un pouvoir formateur de connaissance, la vraie magie du Mage suprême, du divin Magicien, mais qui exprimait aussi le pouvoir formateur adverse d'une connaissance inférieure : la supercherie, l'illusion et la trompeuse magie du Râkshasa. La Maya divine est la connaissance de la Vérité des choses, son essence, sa loi, son mode d'action .que les dieux possèdent, sur quoi ils fondent leur action et leur création éternelles4, et façonnent leurs pouvoirs en l'être humain. Exprimée dans une pensée et un langage plus métaphysiques, cette conception des mystiques védiques peut signifier que l'Ignorance est à sa source une connaissance mentale qui divise, qui ne saisit pas l'unité, l'essence, la loi fondamentale des choses en leur origine unique et en leur universalité, mais agit plutôt sur des particularités divisées, des phénomènes séparés, des relations partielles, comme s'ils étaient la vérité à; saisira ou. comme si nous pouvions les comprendre sans passer au-delà de la division pour retourner à l'unité, au-delà de la dispersion pour retourner à l'universalité. La Connaissance est ce qui tend vers l'unification et, accédant à la faculté supramentale, ce qui saisit l'unité, l'essence, la loi fondamentale de l'existence ; dans cette lumière et cette plénitude, elle voit et traite la multiplicité des choses, un peu comme le Divin Lui-même, depuis les hauteurs suprêmes, embrasse le monde. On doit toutefois noter que l'Ignorance ainsi conçue s'apparente encore à
¹acitti et citti.
²apraketam salilam.
³adevîmâyâ.
4devânâm adabdhâ vratâni.
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la Connaissance, mais parce qu'elle est limitée, la fausseté et l'erreur peuvent s'immiscer en elle en tout point ; elle se transforme alors en une conception erronée des choses qui s'oppose à la Connaissance vraie.
Dans la pensée védântique des Upanishad, nous constatons que les termes védiques originels sont remplacés par l'antinomie familière Vidyâ-Avidyâ et que ce changement de termes en a modifié le sens : le propre) de la Connaissance étant en effet de trouver la Vérité et la Vérité fondamentale étant l'Un — le Véda en parle à maintes reprises comme de " Cette Vérité ", " Cet Un " —, Vidyâ, la Connaissance en sa plus haute signification spirituelle, a fini par signifier purement et catégoriquement la Connaissance de l'Un, et Avidyâ, l'Ignorance, purement et catégoriquement la connaissance du Multiple divisé, connaissance divorcée, comme elle l'est dans notre monde, de la conscience unificatrice de l'Unique Réalité. Les associations complexes, le riche contenu, la lumineuse pénombre des idées diverses et corollaires et des image" significatives propres à la conception des mots védiques, se sont large ment perdus dans un langage plus précis et métaphysique, mais moins psychologique et moins souple. Néanmoins, l'idée qui prit plus tard la forme exagérée d'une séparation absolue d'avec la vraie vérité du Moi et Esprit, l'idée d'une illusion originelle, d'une conscience comparable à un rêve ou une hallucination, ne faisait pas, à l'origine, partie de la conception védântique de l'Ignorance. Si, dans les Upanishad, il est dit que l'homme vivant et se mouvant dans l'Ignorance erre et trébuche tel un aveugle conduit par un aveugle et retourne toujours dans les rets de la Mort largement déployés devant lui, il est également affirmé ailleurs que celui qui poursuit la seule Connaissance entre en de plus profondes ténèbres que celui qui poursuit l'Ignorance, et que l'homme pour qui le Brahman est à la fois l'Ignorance et la Connaissance, l'Un et le Multiple, le Devenir et le Non-Devenir, par l'Ignorance et l'expérience de la Multiplicité passe au-delà de la mort et par la Connaissance conquiert l'Immortalité. Car l'Existant-en-Soi est réellement devenu ces existences multiples, et en toute solennité, sans vouloir induire quiconque en erreur, l'Upanishad peut dire à l'Être divin : " Tu es ce vieillard qui marcher appuyé sur son bâton, Tu es ce garçon et Tu es cette fille, et cet oiseau aux ailes bleues et celui-là aux yeux écarlates ", et ne dit non point : " Tu semblés être ces choses " au mental d'Ignorance qui s'abuse lui-même. L'état que représente le devenir est inférieur à celui de l'Être, mais c'est; pourtant l'Être qui devient tout ce qui est dans l'univers.
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Le développement de la distinction séparatrice ne pouvait cependant s'arrêter là; il lui fallait pousser sa logique à l'extrême. Puisque la Connaissance de l'Un est Connaissance et que la connaissance du Multiple est Ignorance, il ne peut y avoir, dans une vision rigidement analytique et dialectique, que pure opposition entre les choses que désignent ces deux termes ; il n'y a pas d'unité essentielle entre elles, pas d'accord possible. Dès lors, Vidyâ seule est Connaissance, Avidyâ est pure Ignorance, et si l'Ignorance pure prend une forme positive, c'est parce qu'elle n'est pas simplement une non-connaissance de la Vérité, mais une création d'illusions et de mirages, d'irréalités apparemment réelles, de faussetés provisoirement valables. De toute évidence, la matière-objet d'Avidyâ ne peut avoir d'existence véritable ni durable ; le Multiple est une illusion, le monde n'a pas d'existence réelle. Certes, il a une certaine forme d'existence aussi longtemps qu'il dure, tel un rêve ou l'hallucination prolongée d'un cerveau délirant ou démentiel — mais pas davantage. L'Un n'est pas devenu et ne peut jamais devenir le Multiple ; le Moi n'est pas devenu et ne peut devenir toutes ces existences ; le Brahman n'a pas manifesté et ne peut manifester un monde réel en lui-même : c'est seulement le Mental, ou quelque principe dont le Mental est le résultat, qui impose des noms et des formes à l'unité sans traits qui, seule, est réelle et qui, étant essentiellement sans traits, ne peut manifester de traits ni de variations réelles; ou bien si l'unité manifeste ces choses, alors c'est une .réalité temporelle et temporaire qui s'évanouit, et l'illumination de la vraie connaissance fournit la preuve de son irréalité.
Notée conception de la Réalité ultime et de la vraie nature de la Maya nous a amenés à renoncer à ces récentes et subtiles exagérations de l'intellect dialectique, pour revenir à la conception védântique originelle. Tout en rendant hommage à la splendide intrépidité de ces conclusions extrêmes, à l'a force et l'acuité logiques intransigeantes de ces spéculations, inexpugnables tant que les prémisses en sont reconnues, et tout en admettant la vérité de deux des principales affirmations — la seule Réalité du Brahman, et le fait que les notions habituelles que nous avons de nous-mêmes et de l'existence universelle sont marquées du sceau de l'ignorance, sont imparfaites et trompeuses —, nous sommes obligés de nous soustraire à la puissante emprise que cette conception de la Maya exerce sur notre intelligence. Mais il est impossible de nous délivrer entièrement de l'obsession de cette vision
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ancienne et consacrée des choses aussi longtemps que nous ne sondons pas la vraie nature de l'Ignorance et la vraie nature de la Connaissance dans sa totalité. Car si ce sont là deux pouvoirs indépendants, égaux et originels de la Conscience, alors l'Illusion cosmique demeure une possibilité. Si l'Ignorance est le caractère même de l'existence cosmique, alors notre expérience de l'univers, voire l'univers lui-même, deviennent illusoires. Ou, si l'Ignorance n'est pas l'étoffé même de notre être naturel, mais néanmoins un pouvoir originel et éternel de la Conscience, alors même s'il existe une vérité du cosmos, il pourrait s'avérer impossible qu'un être dans l'univers puisse la connaître tant qu'il demeure dans cet univers : il ne pourrait atteindre la connaissance réelle qu'en dépassant le ; mental, et la pensée, en dépassant cette formation cosmique et en voyant toutes choses d'en haut, dans une conscience supra-cosmique ou super-cosmique, comme la voient ceux dont la nature s'est unie à celle de l'Éternel et qui, demeurant en Lui, ne naissent plus dans cette création, et ne sont plus affligés par la destruction cataclysmique de s mondes qui s'étendent au-dessous.¹ Mais la solution de ce problème ne peut être cherchée et atteinte de manière satisfaisante sur la base d'une analyse de mots et d'idées ou d'une discussion dialectique ; ce doit être le résultat d'une observation et d'une compréhension totales des faits pertinents de la conscience — ceux de la surface comme ceux qui sont au-dessous ou au-dessus, ou derrière notre surface frontale — et d'une fructueuse exploration de leur signification.
Car l'intellect dialectique n'est pas un juge compétent des vérités essentielles ou spirituelles ; en outre, il a tendance à manier les mots et les idées abstraites comme s'ils étaient des réalités impératives, et il les porte donc très souvent comme des chaînes et ne regarde pas librement au-delà, vers les faits fondamentaux de notre existence considérés dans leur totalité. L'exposé intellectuel explique à notre intelligence et justifie par le raisonnement une certaine vision des choses qui préexiste dans notre tournure d'esprit ou notre caractère ou dans telle ou telle tendance de notre nature, et prédétermine secrètement le raisonnement même qui prétend y conduire. Ce raisonnement lui-même ne peut être concluant que si la perception des choses sur laquelle il repose est une vision à la fois vraie et totale. Ici, ce que nous devons voir vraiment et intégralement, c'est la nature et la validité de notre conscience, l'origine
¹Bhagavad-Gîtâ.
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et l'étendue de notre mentalité ; alors seulement sommes-nous à même de connaître la vérité de notre être et de notre nature, de l'être et de la nature cosmiques. Dans une recherche de ce genre, notre principe doit être de voir et de savoir ; il ne faut recourir à l'intellect dialectique que dans la mesure où il aide à clarifier notre agencement et à justifier notre expression de la vision et de la connaissance, mais on ne peut lui permettre de gouverner nos conceptions et d'exclure la vérité qui n'entre pas dans le cadre rigide de sa logique. Illusion, connaissance et ignorance sont des termes ou des résultats dé notre conscience, et ce n'est qu'en plongeant notre regard dans les profondeurs de notre conscience que nous pouvons découvrir et déterminer le caractère et les rapports entre la Connaissance et l'Ignorance, ou entre l'Illusion, si elle existé, et la Réalité. L'Être est assurément l'objet essentiel de notre recherche, les choses en soi et les choses en leur nature ; mais c'est seulement par la conscience que nous pouvons approcher l'Être. Ou si l'on soutient que, du fait qu'il est supraconscient, nous ne pouvons atteindre l'Être, pénétrer dans le Réel qu'en abolissant ou en transcendant notre conscience, ou si notre conscience se transcende et se transforme elle-même, c'est néanmoins par la conscience que nous devons arriver à la connaissance de cette nécessité et au processus ou au pouvoir d'effectuer cette abolition ou cette transcendance de soi, cette transformation : par la conscience, prendre connaissance de la Vérité Supraconsciente devient dès lors le besoin suprême, et découvrir le pouvoir et le processus de conscience grâce auxquels celle-ci peut accéder à la supraconscience, devient la découverte suprême.
Mais, en nous-mêmes, la conscience paraît identique au Mental; en 'tout Cas, le Mental est un facteur si prépondérant de notre être qu'il est nécessaire de commencer par examiner ses mouvements fondamentaux. En fait, le Mental n'est pas la totalité de notre être ; il y a aussi en nous une vie et un corps, une subconscience et une inconscience ; il y a une entité spirituelle dont l'origine et la vérité secrète nous transportent dans une conscience intérieure occulte et dans une supraconscience. Si le Mental était tout, ou bien si la nature de la Conscience originelle dans les choses était de même nature que le Mental, on pourrait concevoir que l'Illusion ou l'Ignorance soient considérées comme la source de notre existence naturelle : car la limitation et l'obscurcissement de la connaissance par la nature du Mental créent l'erreur et l'illusion, et les illusions créées par l'activité du Mental sont parmi les premiers faits de
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notre conscience. On pourrait donc logiquement soutenir que le Mental est la matrice d'une Ignorance qui fait que nous créons ou que nous nous représentons à nous-mêmes un monde faux, un monde qui n'est rien de plus qu'une construction subjective de la conscience. Ou encore le Mental pourrait être la matrice en laquelle une certaine Illusion ou Ignorance originelle, Maya ou Avidyâ, jettent la semence d'un univers impermanent et faux ; le Mental serait encore la mère — une " mère stérile ", puisque l'enfant serait irréel —, et l'on pourrait considérer la Maya ou l'Avidyâ comme une sorte d'aïeule de l'univers, car le Mental serait lui-même une production ou une reproduction de la Maya. Mais il est difficile de discerner la physionomie de cette obscure et énigmatique aïeule? car il nous faut alors imposer une imagination cosmique ou une conscience d'illusion sur la Réalité éternelle. Brahman, la Réalité, doit lui-même être, ou avoir, ou soutenir un Mental constructeur ou quelque conscience constructrice plus grande que le Mental mais d'une nature analogue, et son action ou sa sanction doivent faire de lui le créateur et peut-être même, du fait de sa participation, une victime, comme le Mental, de sa propre illusion, ou de sa propre erreur. Et si le Mental était simplement un milieu intermédiaire ou un miroir où se projette le reflet d'une illusion originelle ou une fausse image ou une ombre de la Réalité, ce ne serait pas moins déconcertant. L'origine de ce milieu réflecteur serait en effet inexplicable, et l'origine de la fausse image projetée sur lui ne s'expliquerait pas davantage. Un Brahman indéterminable ne pourrait se refléter que comme quelque chose d'indéterminable, non comme un univers multiforme. Ou si c'est l'inégalité du milieu réflecteur, sa nature pareille aux vagues d'une eau. agitée, qui crée" les images brisées de la Réalité, ce seraient néanmoins des reflets brisés et distordus de la Vérité qui y apparaîtraient, non un pullule ment d'images et de faux noms de choses dont l'existence n'a jamais eu aucune origine ni aucune base dans la Réalité. Il doit y avoir une certaine vérité multiple de l'unique Réalité qui se reflète, si faussement ou imparfaitement que ce soit, dans les multiples images de l'univers du mental. Il se pourrait donc très bien que le monde soit une réalité et que, seule, la construction ou l'image mentale soit erronée ou imparfaite. Mais cela impliquerait qu'il existe une Connaissance — autre que notre pensée et notre perception mentales qui ne sont qu'une tentative de connaissance —, une vraie cognition consciente de la Réalité et, dans cette Réalité, consciente également de la vérité d'un univers réel.
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Si nous découvrions, en effet, que seuls existent la Réalité suprême et un Mental ignorant, nous serions sans doute obligés de reconnaître que l'Ignorance est le pouvoir originel du Brahman, et Avidyâ ou Maya la source de toutes choses. La Maya serait un pouvoir éternel du Brahman conscient de soi, le pouvoir de se leurrer lui-même ou plutôt de leurrer quelque chose qui semble être lui-même et que la Maya aurait créé. Le Mental serait la conscience ignorante d'une âme qui existe seulement comme partie de la Maya. La Maya serait le pouvoir qu'a le Brahman de s'imposer nom et forme, le Mental son pouvoir de les recevoir et de les prendre pour des réalités. Ou bien la Maya serait le pouvoir qu'a le Brahman de créer des illusions en sachant que ce sont des illusions, le Mental, son pouvoir de recevoir des illusions en oubliant qu'elles sont des illusions. Mais si le Brahman est essentiellement et toujours un en sa conscience de soi, ce tour de passe-passe est impossible. Si le Brahman peut se diviser de cette façon, lui-même ou une partie de lui-même ayant et n'ayant pas la connaissance, ou même s'il peut mettre quelque chose de lui-même dans la Maya, alors le Brahman doit être capable d'une double — ou d'une multiple — action de la conscience : une conscience de la Réalité et une conscience de l'illusion, ou une conscience ignorante et; une supraconscience. Cette dualité ou cette multiplicité semble à première vue logiquement impossible, et pourtant elle doit constituer, selon cette hypothèse, le fait essentiel de l'existence, un mystère spirituel, un paradoxe suprarationnel. Mais si nous admettons que l'origine des choses est un mystère suprarationnel, nous pouvons également ou d'autant mieux accepter cet autre fait essentiel de l'Un qui devient, ou qui est, toujours multiple et du Multiple qui est ou devient l'Un; cela aussi est. à première vue dialectiquement impossible, c'est un paradoxe suprarationnel qui, pourtant, se présente à nous comme un fait et une loi éternels de l'existence. Mais si nous acceptons cette hypothèse, l'intervention d'une Maya d'illusion n'est plus du tout nécessaire. Ou nous pouvons également accepter, comme nous l'avons fait, la conception d'un Infini et Éternel qui, grâce au pouvoir infini de sa conscience, est capable de manifester la Vérité insondable et illimitable de son être sous de multiples aspects et processus, en d'innombrables formes et mouvements expressifs; on pourrait considérer ces aspects, ces processus, ces formes, ces mouvements comme des expressions, des conséquences réelles de sa Réalité infinie; on pourrait même inclure parmi eux l'Inconscience et l'Ignorance qui seraient les aspects inverses, les pouvoirs d'une conscience involuée et d'une connaissance
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se limitant elle-même, mis en avant parce qu'ils sont nécessaires à un certain mouvement dans le Temps, un mouvement d'involution et d'évolution de la Réalité. Bien que suprarationnelle à la base, cette conception intégrale n'est pas tout à fait paradoxale ; elle ne demande qu'un changement, un élargissement de nos conceptions de l'Infini.
Mais nous ne pouvons connaître le monde réel, ni mettre à l'épreuve aucune de ces possibilités si nous considérons le Mental seul, ou seulement son pouvoir d'ignorance. Le Mental possède aussi un pou voir de vérité ; il ouvre la chambre de sa pensée à la Vidyâ autant qu'à l'Avidyâ, et si son point de départ est l'Ignorance, s'il emprunte les voies tortueuses de l'erreur, son but est toujours la Connaissance : U se sent poussé à rechercher la vérité et il a le pouvoir, indirect, certes, et limité, de la découvrir et de la créer. Même s'il ne peut nous montrer que des images ou des représentations ou des expressions abstraites de la vérité, elles en sont néanmoins, à leur manière, des reflets ou des formations, et les réalités qu'elles expriment sont présentes et plus concrètement vraies dans de plus grandes profondeurs de notre conscience ou à un niveau plus élevé de son pouvoir. Peut-être la Matière et la Vie sont-elles des formes de réalités dont le Mental n'effleure qu'une image incomplète; peut-être y a-t-il des réalités secrètes et supérieures de l'Esprit dont le Mental est le récepteur, le transcripteur ou le transmetteur partiel et rudimentaire. Ainsi, seule une étude des autres pouvoirs de conscience, supramentaux et inframentaux, aussi bien que des pouvoirs mentaux plus 'élevés et plus profonds, nous permettrait d'atteindre à la réalité intégrale. Et en définitive, tout dépend de la vérité de la Conscience suprême -— ou supraconscience — qui relève de la Réalité la plus haute" et de ses rapports avec le Mental, le Supramental, l'Infra-Mental et l'Inconscience.
En vérité, tout change lorsque nous pénétrons dans les profondeurs inférieures et supérieures de la conscience et que nous les unissons en l'unique Réalité omniprésente. Si nous considérons les faits de notre être et de l'être cosmique, nous constatons que l'existence est toujours une—une unité gouverne même son extrême multiplicité; mais à la surface des choses, la multiplicité est elle aussi indéniable. Partout, nous avons trouvé l'unité, elle nous suit à chaque pas : même quand nous passons sous la surface, nous constatons que nous ne sommes liés par aucun dualisme ; les contradictions et les oppositions que crée l'intellect
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n'existent qu'en tant qu'aspects de la Vérité originelle ; l'unité et la multiplicité sont les pôles de la même Réalité ; les dualités qui troublent notre conscience sont les vérités contrastées d'une seule et même Vérité d'être. Toute multiplicité se résout dans une/multiformité de l'Être unique, de l'unique Conscience d'Être, de l'unique Félicité d'Être. Ainsi, dans la dualité du plaisir et de la douleur, nous avons vu que la douleur est un effet contraire de l'unique joie d'être résultant de la faiblesse du récepteur, de son incapacité à assimiler la force qu'il rencontres, à supporter/le contact de la joie qu'autrement il éprouverait; c'est une réaction pervertie de la Conscience à l'Ânanda, et pas en soi un opposé fondamental de l'Ânanda ; le fait que la douleur puisse se muer en plaisir et le plaisir en douleur, et les deux se résoudre en l'Ânanda originel, le démontre de façon probante. De même, chaque forme de faiblesse est en réalité un fonctionnement particulier de l'unique Volonté-Force divine ou de l'unique Énergie cosmique; dans cette Force, faiblesse signifie le pouvoir de retenir, mesurer, coordonner l'action de cette Force d'une façon particulière; l'incapacité ou la faiblesse signifient que le Moi retient la plénitude de sa force, ou bien que la réaction de la Force est insuffisante : elles n'en sont pas des opposés fondamentaux. S'il en est ainsi, alors il est également possible — et ce devrait être dans la nature des choses — que ce que nous appelons Ignorance ne soit, en réalité, rien d'autre qu'un pouvoir de l'unique Connaissance-Volonté divine ou Maya ; de même la Conscience Une a la capacité de régler, de retenir, de mesurer, de coordonner d'une façon particulière l'action de sa Connaissance. La Connaissance et l'Ignorance ne seraient donc pas deux principes inconciliables — l'un créateur de l'existence cosmique, l'autre ne la tolérant pas et la détruisant —, mais deux pouvoirs coexistants, tous deux présents dans l'univers lui-même, dirigeant à leur manière la marche de ses processus, mais un en leur essence et capables de se fondre l'un en l'autre par transmutation naturelle. Dans leur relation fondamentale de coexistence, cependant, l'Ignorance ne serait pas une partenaire égale : elle dépendrait de la Connaissance, et en serait une limitation ou une action contraire.
Pour connaître, nous devons dissoudre constamment les constructions rigides de l'intellect ignorant et arrogant et considérer en toute liberté et avec souplesse les faits de l'existence. Le fait fondamental de l'existence est la conscience qui est pouvoir, et nous voyons en fait que ce pouvoir opère de trois façons. Nous constatons d'abord qu'il
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y a une conscience derrière tout, embrassant tout, en tout, qui est éternellement, universellement, absolument consciente d'elle-même, que ce soit dans l'unité ou la multiplicité, ou dans les deux simultanément, ou au-delà des deux en son pur absolu. C'est la plénitude de la suprême et divine connaissance de soi ; c'est aussi la plénitude de la Toute-Connaissance divine. Puis, à l'autre pôle, nous voyons cette conscience insister sur d'apparentes oppositions en elle-même, et la plus extrême antinomie atteindre son paroxysme dans ce qui nous semble être une complète nescience de soi, une Inconscience effective, dynamique, créatrice, bien que nous sachions que ce n'est là qu'une apparence superficielle et que la Connaissance divine œuvre avec une assurance et une sûreté souveraines au sein des mécanismes de l'Inconscient. Entre ces deux oppositions nous voyons la Conscience assumer une position intermédiaire et agir avec une perception de soi partielle et limitée qui est tout aussi superficielle, car par-derrière et agissant à travers elle, se trouve la Toute-Connaissance divine. Ici, en son statut intermédiaire, elle semble être un compromis permanent entre les deux opposés, entre la Conscience suprême et la Nescience, mais dans une vision plus large de nos données, elle peut s,e révéler être une émergence incomplète de la Connaissance à la, surface. À ce compromis, à cette émergence imparfaite, nous donnons le nom d'Ignorance, de notre point de vue, car l'ignorance est la façon particulière qu'a notre âme de retenir en elle-même sa complète connaissance de soi. L'origine de ces trois états du pouvoir de la conscience et leur rapport exact, est ce qu'il nous faut, si possible, découvrir.
Si nous découvrions que l'Ignorance et la Connaissance sont deux pouvoirs indépendants de la Conscience, peut-être devrions-nous alors pousser la recherche de leur différence jusqu'au point culminant de la Conscience, et là, toutes deux disparaîtraient dans un Absolu d'où elles avaient émergé en même temps.¹ On pourrait alors conclure que la seule connaissance réelle est la vérité de l'Absolu supraconscient et que la vérité de la conscience, la vérité du cosmos, la vérité de nous-mêmes dans le cosmos, eh sont au mieux une représentation partielle, toujours chargée de la présence concomitante de l'Ignorance, qui nous enveloppe de sa pénombre, nous attache à son ombre. Il se pourrait même qu'une
¹Dans les Upanishad, Vidyâ et Avidyâ sont tenues pour éternelles dans le suprême Brahman; mais cela peut vouloir dire que l'une est la conscience de la multiplicité et l'autre la conscience de l'Unité qui, par leur coexistence dans la suprême conscience de soi, deviennent la base de la Manifestation. Elles y seraient les deux aspects d'une connaissance de soi éternelle.
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Connaissance absolue établissant la vérité, l'harmonie, l'ordre, et une Inconscience absolue servant de base à un jeu de l'imagination, de la disharmonie et du désordre, soutenant inexorablement ses extrêmes de fausseté, d'erreur et de souffrance — un double principe manichéen de lumière et d'obscurité, de bien et de mal, opposés et entremêlés —, soient à la racine de l'existence cosmique. L'idée de certains penseurs, à savoir qu'il existe un bien absolu mais aussi un mal absolu, l'un comme l'autre étant une approche de l'Absolu, pourrait alors se justifier. Mais si nous découvrions que la Connaissance et l'Ignorance sont la lumière et l'ombre d'une même conscience, que l'origine de l'Ignorance est une limitation de la Connaissance, que cette limitation même rend possible le phénomène subordonné de l'illusion et de l'erreur partielles, que cette possibilité se matérialise pleinement après une plongée délibérée de la Connaissance dans une Inconscience matérielle, mais que la Connaissance émerge elle aussi, en même temps que la Conscience émerge de l'Inconscience, alors nous pourrions être certains que cette Ignorance complète se changera à nouveau, au cours de sa propre évolution, en une Connaissance limitée; alors la limitation elle-même serait finale ment supprimée, la pleine vérité des choses deviendrait apparente et la Vérité cosmique se libérerait de l'Ignorance cosmique. Ce qui se passe en fait, c'est que l'Ignorance, par une illumination progressive de ses ténèbres, cherche et se prépare à se transformer en la Connaissance qui est déjà cachée en elle; par cette transformation, la vérité cosmique manifestée en son essence et sa représentation réelles se révélerait être l'essence et la représentation de la suprême Réalité omniprésente. C'est de cette interprétation de l'existence que nous sommes partis, mais pour la vérifier, nous devons observer la structure de notre conscience de surface et ses rapports avec ce qui est en elle, au-dessus d'elle, et au dessous ; car c'est ainsi que nous pouvons le mieux discerner la nature et l'étendue de l'Ignorance. Et nous découvrirons en même temps la nature et l'étendue de ce dont l'Ignorance est une limitation et une déformation : la Connaissance qui, dans sa totalité, est la connaissance de soi et la connaissance du monde permanentes de l'être spirituel.
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