Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
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La Connaissance intégrale et le but de la vie ;quatre théories de l'existence
Lorsque tous les désirs qui s'accrochent au cœur s'en détachent, alors le mortel devient immortel et, ici même, possède l'Éternel.
Brihadâranyaka Upanishad. IV. 4. 7.
Il devient l'Éternel et s'en va dans l'Éternel.
Brihadâranyaka Upanishad. IV. 4. 6.
Cette Vie, cette Lumière sans corps et immortelle est le Brahman.
Brihadâranyaka Upanishad. IV. 4.7.
Long, étroit, est l'ancien Chemin —-je l'ai touché, je l'ai trouvé —, le Chemin par lequel les sages qui connaissent l'Éternel, libérés, quittent ce monde pour le monde suprême, le Paradis.
Brihadâranyaka Upanishad. IV. 4.8.
Je suis fils de la Terre, le sol est ma mère. (...) Puisse-t-elle me prodiguer ses multiples trésors, ses secrètes richesses. (...) Puissions-nous dire ta beauté, ô Terre, qui est dans tes villages et tes forêts, dans les assemblées, la guerre et les batailles.
Atharva-Véda. XII. 1.12,44,56.
Puisse la Terre, souveraine du passé et de l'avenir, nous bâtir un vaste monde. (...) La Terre qui était l'eau sur l'Océan et dont les penseurs suivent le cours grâce à la magie de leur connaissance, elle dont le cœur d'immortalité est recouvert
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par la Vérité dans le suprême éther, puisse-t-elle établir pour nous la lumière et le pouvoir en ce très haut royaume.
Atharva-Véda. XII. 1. 1,8.
Ô flamme, tu fondes le mortel en une suprême immortalité pour que s'accroisse de jour en jour la Connaissance inspirée; pour le voyant qui a soif de la naissance duelle, tu crées la divine béatitude et la joie humaine.
Rig-Véda. 1.31. 7.
Ô Divin, veille pour nous sur l'Infini et prodigue le fini.
Rig-Véda. IV. 2.11.
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Avant d'examiner les principes et le processus de l'ascension évolutive de la Conscience, il est nécessaire d'exposer à nouveau ce que notre théorie de la connaissance intégrale affirme être les vérités fondamentales de la Réalité et de sa manifestation et ce qu'elle admet comme aspects effectifs et dynamiques, mais juge insuffisant pour une explication totale de l'existence et de l'univers. Car la vérité de la connaissance doit fonder la vérité de la vie et déterminer son but ; le processus évolutif est lui-même le développement d'une Vérité de l'existence cachée ici-bas dans une Inconscience originelle, dont elle est tirée par une Conscience qui émerge et se déploie, s'élevant de degré en degré jusqu'à ce qu'elle puisse manifester en elle-même la réalité intégrale des choses et une connaissance de soi totale. De la nature de cette Vérité dont elle procède et qu'elle doit manifester, dépend nécessairement le cours du développement évolutif — les étapes de son processus et leur signification.
D'abord, nous affirmons qu'un Absolu est l'origine, le support et la secrète Réalité de toute chose. La Réalité absolue est indéfinissable et ineffable pour la pensée et le langage du mental. Elle existe en soi et est évidente pour elle-même, comme sont évidents en soi tous les absolus, mais nos affirmations et nos négations mentales, prises ensemble ou séparément, ne peuvent la limiter ni la définir. Cependant, il y a aussi une conscience et une connaissance spirituelles, une connaissance par identité, qui peut saisir la Réalité en ses aspects fondamentaux, en ses pouvoirs et ses symboles manifestés. Tout ce qui existe entre dans le cadre de cette description et, si cette connaissance le voit en sa vérité propre ou en son sens occulte, tout peut être considéré comme une expression de la Réalité, et une réalité en soi. Cette réalité manifestée existe en soi dans ces aspects fondamentaux, car toutes les réalités de base sont une manifestation de quelque chose qui est éternel et qui, de façon inhérente, est vrai dans l'Absolu; mais tout ce qui n'est pas fondamental, tout ce qui est temporaire est phénoménal, est une forme et un 'pouvoir qui dépendent de la réalité exprimée. Toute chose est
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réelle du fait de cette réalité et de la vérité de sa propre signification, la vérité qu'elle porte en elle, parce qu'elle est cela et non quelque chose de fortuit, sans fondement et illusoire, une vaine image fabriquée. Même ce qui déforme et déguise — comme le mensonge déforme et déguise la vérité, comme le mal déforme et déguise le bien — a une réalité temporelle, en tant que conséquence vraie de l'Inconscience. Mais ces représentations contraires, bien que réelles dans leur propre domaine, ne sont pas essentielles, elles ne font que contribuer à la manifestation et la servir comme forme ou pouvoir temporels de son mouvement. Dès [ors, l'universel est réel par le pouvoir de l'Absolu dont il est une manifestation, et tout ce qu'il contient est réel par le pouvoir de l'universel auquel il donne une forme et qu'il représente.
L'Absolu se manifeste en deux termes, un Être et un Devenir. L'Être est la réalité fondamentale, le Devenir est une réalité efficiente : c'est un pouvoir et un résultat dynamiques, une énergie créatrice et une réalisation progressive de l'Être, une forme, un processus, un produit, toujours aussi persistants et toujours muables, de son essence immuable et sans forme. Toutes les théories selon lesquelles le Devenir se suffit à lui-même sont donc des demi-vérités, elles valent pour une certaine connaissance de la manifestation acquise par une concentration exclusive sur ce qu'elles affirment et envisagent; autrement, leur seule valeur tient au fait que l'Être n'est pas séparé du Devenir, qu'il est présent en lui, qu'il en est constitué, qu'il est au cœur de tous ses atomes infinitésimaux, au; cœur; de son expansion et de son extension sans limites. Le Devenir ne peut se connaître entièrement que lorsqu'il se connaît comme Être. L'âme dans le Devenir atteint à la connaissance de soi et à l'immortalité quand elle connaît le Suprême, l'Absolu, et qu'elle possède la nature de l'Infini et Éternel. Réaliser cela est le but suprême de notre existence. C'est en effet la vérité de notre être, et ce doit donc être le but inhérent, l'aboutissement nécessaire de notre devenir : cette vérité de notre être devient dans l'âme une nécessité de manifestation, dans la matière une énergie secrète, dans la vie un élan et une tendance, un désir et une quête, dans le mental une volonté, un but, un effort, une intention. Manifester ce qui, dès l'origine, est caché en elle, est le secret dessein de la Nature évolutive.
Nous acceptons donc la vérité sur laquelle s'appuient les philosophies de l'Absolu supracosmique. L'illusionnisme lui-même, bien que nous en contestions les conclusions ultimes, peut néanmoins être accepté
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comme un chemin où l'âme dans le mental — l'être mental — doit voir les choses en une expérience spirituelle-pragmatique quand elle se coupe du Devenir afin de s'approcher de l'Absolu et d'y pénétrer. Mais par ailleurs, puisque le Devenir est réel et inévitable dans le pouvoir essentiel de l'Infini et Éternel, cette théorie n'est pas non plus une philosophie complète de l'existence. L'âme dans le Devenir peut se connaître comme l'Être et posséder le Devenir, se connaître comme l'Infini en son essence, mais aussi comme l'Infini s'exprimant dans le fini, l'Éternel intemporel se regardant lui-même et regardant ses œuvres dans l'état statique fondateur et dans le déroulement de l'éternité temporelle. Cette réalisation est le point culminant du Devenir; c'est l'accomplissement de l'Être en sa réalité dynamique. Cela aussi doit donc faire partie de la vérité totale des choses, car cela seul donne sa pleine signification spirituelle à l'univers et justifie la présence de l'âme dans la manifestation. Une explication des choses qui prive l'existence cosmique et individuelle de toute signification ne peut être une explication complète, ni la solution qu'elle propose être la seule issue véritable.
Nous affirmons ensuite que, pour notre perception spirituelle, la réalité fondamentale de l'Absolu est une Existence divine, une Conscience divine, une divine Joie d'Être, une Réalité supracosmique qui existe en soi, mais qui est également la vérité secrète à la base de toute la manifestation; car la vérité fondamentale de l'Être doit nécessairement être la vérité fondamentale du Devenir. Tout est une manifestation de Cela, car Cela est présent même en tous ses contraires apparents, et la poussée secrète qu'il exerce sur eux pour qu'ils le dévoilent, est la cause de l'évolution : il contraint l'Inconscience à manifester d'elle-même sa conscience secrète, le Non-Être apparent à révéler en lui-même l'existence spirituelle occulte, l'insensible neutralité de la Matière à manifester une joie d'être variée qui doit grandir, s'affranchissant de ses termes mineurs, de ses dualités contraires de souffrance et de plaisir, afin d'atteindre à la félicité d'être essentielle, à l'Ânanda spirituel.
L'Être est un, mais cette unité est infinie et elle contient une pluralité ou une multiplicité infinie d'elle-même : l'Un est le Tout ; ce n'est pas seulement une Existence essentielle, mais une Toute-Existence. La multiplicité infinie de l'Un et l'éternelle unité du Multiple sont les deux réalités ou les deux aspects d'une seule réalité qui est le fondement de la
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manifestation. Du fait de cette vérité fondamentale de la manifestation, l'Être se présente à notre expérience cosmique dans trois états ou équilibres — l'Existence supracosmique, l'Esprit cosmique et le Moi individuel dans le Multiple. Mais la multiplicité permet une division phénoménale de la conscience, une Ignorance effective où le Multiple, où les individus cessent de prendre conscience de l'éternelle Unité qui existe en soi, et perdent la mémoire de l'unité du Moi cosmique en lequel et par lequel ils vivent et se meuvent, qui est leur être même. Cependant, par la force de l'Unité secrète, l'âme dans le devenir est poussée, par sa propre réalité invisible et par la pression occulte de la Nature évolutive, à sortir de cet état d'Ignorance et à recouvrer finalement la connaissance de l'Être divin unique et son unité avec lui, en même temps que son unité spirituelle avec tous les êtres individuels et avec l'univers entier. Elle doit devenir consciente non seulement d'elle-même dans l'univers mais de l'univers en elle-même, et de l'Être du cosmos comme de son moi plus vaste. L'individu doit s'universaliser et, dans le même mouvement, prendre conscience de sa transcendance supracosmique. Ce triple aspect de la réalité doit être inclus dans la vérité totale de l'âme et de la manifestation cosmique, et cette nécessité doit déterminer l'orientation ultime du processus de la Nature évolutive.
Toutes les conceptions de l'existence qui s'arrêtent avant la Transcendance et l'ignorent, présentent la vérité de l'être d'une manière nécessairement incomplète. La conception panthéiste de l'identité du Divin et de l'Univers est une vérité, car tout ce qui est, est le Brahman ; mais en perdant de vue et en excluant la Réalité supracosmique, elle s'arrête avant d'atteindre l'entière vérité. D'autre part, toute conception qui affirme uniquement le cosmos et rejette l'individu comme un sous-produit de l'Énergie cosmique, commet l'erreur de souligner indûment un seul aspect factuel apparent de l'action universelle. Cela n'est vrai que de l'individu dans la nature, et vrai en partie seulement, car si l'individu naturel, l'être naturel est bien un produit de l'Énergie universelle, il est en même temps une personnalité naturelle de l'âme, une formation expressive de l'être intérieur, de la personne intérieure ; or cette âme n'est pas une cellule périssable ou une portion dissoluble de l'Esprit cosmique, elle a sa réalité originelle et immortelle dans la Transcendance. C'est un fait que l'Être cosmique s'exprime au moyen de l'être individuel, mais il est également vrai que la Réalité transcendantale s'exprime à la fois par l'existence individuelle et par le
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Cosmos ; l'âme est une éternelle portion du Suprême, non une fraction de la Nature. Cependant, il est vrai aussi que tout point de vue affirmant que l'univers n'existe que dans la conscience individuelle, exprime nécessairement une vérité fragmentaire, justifiée par la perception de l'universalité de l'individu spirituel et son pouvoir d'embrasser l'univers dans sa conscience; mais ni le cosmos ni la conscience individuelle ne sont la vérité fondamentale de l'existence, car ils dépendent l'un et l'autre de l'Être Divin transcendantal et existent par Lui.
Cet Être Divin, Satchidânanda, est à la fois impersonnel et personnel : c'est une Existence, origine et fondement de toutes les vérités, de toutes les forces, de tous les pouvoirs, de toutes les existences, mais c'est aussi l'Être conscient unique et transcendant et la Toute-Personne dont tous les êtres conscients sont les moi et les personnalités, car Il est leur Moi suprême et la Présence immanente universelle. Pour l'âme dans l'univers, c'est une nécessité, et c'est donc la tendance intérieure de l'Énergie évolutive et son ultime finalité : elle doit connaître cette vérité inhérente, croître en elle, devenir une avec l'Être divin, élever sa nature jusqu'en la Nature divine, son existence jusqu'en l'Existence divine, sa conscience jusqu'en la Conscience divine, sa joie d'être jusqu'en la divine Joie d'Être, recevoir tout cela en son devenir, faire du devenir une expression de cette Vérité suprême, posséder intérieurement le Moi divin, le divin Maître de son existence et, en même temps, entièrement possédée par Lui et mue par Son Énergie divine, vivre et agir en se donnant et se soumettant intégralement à Lui. En ce sens, les conceptions dualistes et théistes de l'existence qui affirment l'existence réelle et éternelle de Dieu et de l'Âme, aussi bien que l'existence réelle et éternelle et l'action cosmique de l'Énergie divine, expriment également une vérité de l'existence intégrale ; mais elles s'arrêtent avant d'atteindre à l'entière vérité si elles nient l'unité essentielle de Dieu et de l'Âme ou leur pouvoir d'arriver à une union absolue, ou; si elles ignorent ce qui sous-tend la suprême expérience où l'âme s'immerge dans l'Unité divine par l'amour, par l'union de la conscience, par la fusion de l'existence dans l'existence.
La manifestation de l'Être dans notre univers prend la forme d'une involution qui est le point de départ d'une évolution — la Matière constituant le stade le plus bas, et l'Esprit le sommet. Dans la descente involutive, on peut distinguer sept principes de l'être manifesté, sept degrés de la Conscience qui se manifeste, et nous pouvons percevoir
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ou réaliser concrètement leur présence ou leur immanence ici même, ou en avoir une expérience dérivée. Les trois premiers sont les principes originels et fondamentaux, et ils forment les états de conscience universels auxquels nous pouvons nous élever. Quand nous y parvenons, nous prenons conscience des plans ou niveaux suprêmes de la manifestation fondamentale ou de l'auto-formulation de la réalité spirituelle où l'unité de l'Existence divine, le pouvoir de la Conscience divine, la béatitude de la Joie d'être divine viennent au premier plan —et ne sont plus cachés ou déguisés comme ici, car nous pouvons posséder leur réalité entière et indépendante. Un quatrième principe, la Conscience-de-Vérité supramentale, leur est associé. Manifestant l'unité dans l'infinie multiplicité, il est le pouvoir caractéristique d'auto-détermination de l'Infini. Ce quadruple pouvoir de l'existence-conscience-félicité suprême constitue un hémisphère supérieur de manifestation fondé sur l'éternelle connaissance de soi de l'Esprit. Si nous pénétrons ces principes ou entrons dans un des plans de l'être où se trouve la pure présence de la Réalité, nous y trouvons une liberté et une connaissance complètes. Les trois autres pouvoirs et plans de l'être — dont nous sommes conscients pour le moment — forment un hémisphère inférieur de la manifestation, l'hémisphère du Mental, de la Vie et de la Matière. Ils sont en eux-mêmes des pouvoirs des principes supérieurs ; mais partout où ils se manifestent séparés de leurs sources spirituelles, ils en subissent les effets : une chute phénoménale dans une existence divisée, au lieu de l'existence vraie, indivise. Cette chute, cette séparation crée un état de connaissance limitée, concentrée exclusivement sur son propre ordre cosmique limité, et oublieuse de tout ce qui est à l'arrière-plan et de l'unité fondamentale — un état, par conséquent, d'Ignorance cosmique et individuelle.
La descente, la chute dans ce plan matériel, dont notre vie dans la nature est un produit, aboutit à une Inconscience totale hors de laquelle un Être et une Conscience involués doivent émerger par une évolution progressive. Cette évolution inévitable fait nécessairement apparaître tout d'abord la Matière et un univers matériel ; dans la Matière, apparaissent la Vie et des êtres physiques vivants ; dans la Vie, le Mental se manifeste, et des êtres vivants et pensants s'incarnent; dans le Mental, qui accroît sans cesse ses pouvoirs et ses activités dans les formes de la Matière, le Supramental ou Conscience-de-Vérité doit apparaître, inévitablement, par la force même de ce qui est contenu dans l'Inconscience et en vertu de la nécessité qui pousse la Nature à la manifester.
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Lorsqu'il apparaît, le Supramental manifeste la connaissance de soi et la connaissance totale de l'Esprit dans un être supramental vivant et par la même loi, par une nécessité et une inévitabilité inhérentes, il doit accomplir sur terre la manifestation dynamique de l'Existence divine, de la Conscience divine et de la Joie d'être divine. Tel est le sens du plan et de l'ordre de l'évolution terrestre; c'est cette nécessité qui doit en déterminer toutes les étapes et tous les degrés, le principe et le processus. Le Mental, la Vie et la Matière sont les pouvoirs réalisés de l'évolution, et nous les connaissons bien; le Supramental et les aspects tri-un de Satchidânanda sont les principes secrets qui ne sont pas encore venus au premier plan et qu'il reste à réaliser dans les formes de la manifestation. Nous ne les connaissons que par certains indices et une action partielle et fragmentaire, pas encore dégagée du mouvement inférieur, et donc difficilement reconnaissable. Mais leur évolution fait également partie de la destinée de l'âme dans le Devenir - il doit y avoir une réalisation et une dynamisation dans la vie terrestre et dans la Matière, non seule ment du Mental mais de tout ce qui est au-dessus du Mental: de tout ce qui, en fait, est descendu mais est encore dissimulé dans la vie terrestre et la Matière.
Notre théorie de la connaissance intégrale admet le Mental comme principe créateur, comme pouvoir de l'Être et lui assigne sa place dans la manifestation, et reconnaît également en la Vie et en la Matière des pouvoirs de l'Esprit. En elles aussi se trouve une Énergie créatrice. Mais la vision des choses qui fait du Mental l'unique ou le suprême principe créateur, et les philosophies qui donnent à la Vie ou à la Matière la même réalité unique ou la même prépondérance expriment une demi vérité et non la connaissance intégrale. Il est vrai que lorsqu'elle émerge, la Matière devient le principe dominant. Elle paraît être, et elle est dans son propre domaine, la base, la substance et la fin de toutes choses. Mais on découvre que la Matière est elle-même le produit de quelque chose qui n'est pas Matière mais Énergie. Or cette Énergie ne peut être quelque chose qui existe en soi et agit dans le Vide, et elle se révélera peut-être - et même probablement, lorsque nous l'aurons examinée en profondeur - comme l'action d'une Conscience et d'un Être secrets. Quand la connaissance et l'expérience spirituelles se manifestent, cela devient une certitude: on voit que l'Énergie créatrice dans la Matière est un mouvement du pouvoir de l'Esprit. La Matière elle-même ne peut être la réalité originelle et ultime. Mais le point de vue qui sépare et
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oppose la Matière et l'Esprit est tout aussi inacceptable. La Matière est une forme et une demeure de l'Esprit, et nous pouvons Le réaliser ici, dans la Matière elle-même.
Il est vrai aussi que la;Vie, quand elle émerge, devient prédominante. Elle fait de la Matière un instrument de sa manifestation et nous apparaît bientôt comme le principe originel secret qui éclate dans la création et se voile dans les formes de la Matière. Il y a une vérité sous cette apparence, une "vérité qu'il faut admettre car-elle fait partie de la connaissance intégrale. La Vie, bien qu'elle ne soit pas la Réalité originelle, en est cependant une forme, un pouvoir ayant pour mission d'agir comme élan créateur dans la Matière. Il faut donc accepter la Vie comme un moyen d'action et comme le moule dynamique où nous devons couler ici l'Existence divine. Mais si nous l'acceptons ainsi, c'est parce qu'elle est une forme de l'Énergie divine, elle-même supérieure à la force de Vie. Le principe de Vie n'est pas tout le fondement ni toute l'origine des choses ; son travail créateur ne peut être parachevé et souverainement accompli, ne peut même trouver son véritable mouvement, tant qu'il ne se connaît pas comme énergie de Être divin, élevant et affinant son action pour en faire un libre canal où se déversera la Nature supérieure.
Quand il émerge, le Mental devient à son tour prépondérant. Il utilise la Vie et la Matière comme moyen d'expression, comme champ pour sa propre croissance et pour exercer sa souveraineté. En outre, il commence à agir comme s'il était non seulement le témoin, mais la vraie réalité et le créateur de l'existence. Or le Mental est, lui aussi, un pouvoir limité et dérivé; c'est; un produit du Surmental, ou bien il est ici une ombre lumineuse projetée par le Supramental divin. Il ne peut atteindre à sa propre perfection qu'en admettant la lumière d'une plus vaste connaissance, et doit transformer ses valeurs et ses pouvoirs plus ignorants, imparfaits et contradictoires en les puissances divinement efficaces et les valeurs harmonieuses de la Conscience-de-Vérité supramentale. Tous les pouvoirs de l'hémisphère inférieur, avec leurs structures issues de l'Ignorance, ne peuvent trouver leur identité véritable qu'en se transformant en la lumière qui descend vers nous depuis l'hémisphère supérieur d'une éternelle connaissance de soi.
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Ces trois pouvoirs inférieurs de l'être bâtissent sur l'Inconscient, qui semble être leur origine et leur support. De ses vastes ailes et de son dos de ténèbres, le dragon noir de l'Inconscience soutient toute la structure de l'univers matériel ; ses énergies déploient le flux des choses, ses suggestions obscures semblent être le point de départ de la conscience elle-même et la source de tout élan vital. Par suite de cette prédominance et parce qu'il semble être à l'origine de tout, l'Inconscient est aujourd'hui considéré par certains penseurs comme l'origine véritable, le véritable Créateur. Il nous faut certes admettre qu'une force et une substance inconscientes sont le point de départ de l'évolution, mais c'est un Esprit conscient et non un Être inconscient qui émerge dans l'évolution. L'Inconscient et ses œuvres premières sont pénétrés par des pouvoirs successifs et toujours plus hauts de l'être et sont assujettis à la Conscience, en sorte que sa résistance à l'évolution, ses cercles restrictifs sont lentement brisés et les anneaux de ténèbres du Python, transpercés par les flèches du Dieu-Soleil. Ainsi se réduisent les limitations de notre substance matérielle jusqu'à ce qu'elles puissent être transcendées et que, possédés par la loi plus grande d'une Conscience, d'une Énergie et d'un Esprit divins, le mental, la vie et le corps puissent être transformés. La Connaissance intégrale admet les vérités valables — valables en leur domaine — de toutes les conceptions de l'existence, mais elle cherche à se débarrasser de leurs limitations et de leurs négations et à harmoniser, à concilier ces vérités partielles en une vérité plus vaste où les multiples aspects de notre être puissent s'accomplir dans l'unique Existence omniprésente.
Parvenus à ce point, nous devons faire un pas de plus et voir que la vérité métaphysique que nous avons ainsi exposée détermine non seulement notre pensée et nos mouvements intérieurs, mais l'orientation de notre vie, qu'elle nous guide vers une solution dynamique, qu'il s'agisse de notre expérience de nous-mêmes ou de notre expérience du monde. Notre connaissance métaphysique, notre point de vue sur ;la vérité fondamentale de l'univers et la signification de l'existence doivent naturellement déterminer toute notre conception de la vie et notre attitude à son égard. Le but de la vie, tel que nous la concevons, doit s'édifier sur cette base. La philosophie métaphysique est une tentative pour établir les réalités et les principes fondamentaux de l'être en les distinguant de ses processus et des phénomènes qui en résultent. Mais ces processus dépendent des réalités fondamentales : le processus même de; notre vie, son but et sa méthode doivent s'accorder avec notre vision
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de la vérité de l'être ; autrement, notre vérité métaphysique ne peut être qu'un jeu de l'intellect sans aucune importance dynamique. Il est vrai que l'intellect doit rechercher la vérité pour la vérité, sans intervention illégitime d'une idée préconçue cherchant à servir les besoins de la vie. Mais une fois découverte, la vérité doit néanmoins pouvoir se réaliser en notre être intérieur et nos activités extérieures; sinon, elle peut avoir une importance intellectuelle, mais non pas intégrale; vérité pour l'intellect, elle ne serait pour notre vie que la solution d'un rébus mental, réalité abstraite ou lettre morte. La vérité de l'être doit gouverner la vérité de la vie; il est impossible qu'elles n'aient aucun lien et ne soient pas interdépendantes. La plus haute signification que nous donnons à la vie, la vérité fondamentale de l'existence, doit être également la signification reconnue de notre propre existence, notre but et notre idéal.
'Partant de ce point de vue, nous pouvons distinguer en gros quatre théories principales, ou quatre catégories d'une même théorie, avec leurs attitudes mentales et leurs idéaux, correspondant à quatre conceptions différentes de la vérité de l'existence. Nous les appellerons la théorie supracosmique, la théorie cosmique et terrestre, la théorie supraterrestre ou extramondaine, et la théorie intégrale, synthétique ou combinatoire qui tente de concilier les trois facteurs (ou deux d'entre eux) que les autres tendent à isoler. C'est dans cette dernière catégorie que se situerait notre vision de l'existence terrestre conçue comme un Devenir dont l'Être divin est l'origine et la fin, comme une manifestation progressive, une évolution spirituelle dont le supracosmique est la source et le support, les autres mondes la condition et le trait d'union, dont le cosmique et le terrestre sont le champ, et le mental et la vie de l'homme le nœud et le tournant libérateur vers une perfection toujours plus haute. Nous devons donc considérer les trois premières théories afin de voir où elles se séparent de la vision unificatrice de la vie, et jusqu'à quel point les vérités sur lesquelles elles s'appuient s'adaptent à sa structure.
Dans la vision supracosmique des choses, seule la Réalité suprême est entièrement réelle. Un certain sentiment d'illusion, un sens de: la vanité de l'existence cosmique et de l'être individuel donnent à cette conception sa tournure particulière. Mais ils ne sont pas essentiels ils ne constituent pas un apport indispensable à son postulat de base Dans les formes extrêmes que revêt cette vision du monde, l'existence
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humaine n'a aucune signification réelle; c'est une erreur de l'âme ou un délire de la volonté de vivre, une faute ou une ignorance qui, d'une certaine manière, occulte la Réalité absolue. La seule vraie vérité est supracosmique ; ou, en tout cas, l'Absolu, le de la, est l'origine et le but de toute existence, tout le reste est un interlude sans aucune signification durable. Dans ce cas, il n'y aurait qu'une chose à faire : l'unique sagesse et l'unique nécessité, pour notre être, consisteraient à abandonner toute forme d'existence, qu'elle soit terrestre ou céleste, dès que notre évolution intérieure ou quelque loi cachée de l'esprit nous le permettrait. Il est vrai que l'illusion est réelle pour elle-même, que la vanité prétend poursuivre un dessein; leurs lois et leurs faits — ce ne sont que des faits, non des vérités, des réalités empiriques et non pas réelles — nous lient tant que nous demeurons dans l'erreur. Mais du point de vue de la connaissance réelle, et dans toute vision de la vraie vérité des choses, cette auto-illusion ne vaudrait guère mieux que les règlements d'une maison de fous cosmique : tant que nous demeurons fous et devons rester à l'asile, nous sommes forcément soumis à la règle, pour le meilleur ou pour le pire, selon notre tempérament. Mais notre but légitime reste de guérir de notre folie et de nous "en; aller vers la lumière, la vérité et la liberté. Quelque adoucissement que l'on puisse apporter à la rigueur de cette logique, quelque concession que l'on puisse faire pour donner momentanément une valeur à la vie et à la personnalité, il n'en reste pas moins que, de ce point de vue, le vrai principe de vie doit être de suivre la règle — peu importe laquelle — qui peut nous aider à revenir au plus tôt à la connaissance de nous-mêmes et à gagner le Nirvana par le plus court chemin. Le véritable idéal doit être une extinction de l'individu et de l'universel, une annulation de soi' dans -l'Absolu. Cet idéal d'abolition de soi, courageusement et clairement proclamé par les bouddhistes, est, dans la pensée védântique, une découverte de soi; mais l'individu ne peut découvrir son moi, en devenant progressivement son être vrai dans l'Absolu, que si ces deux réalités sont reliées l'une à l'autre; il ne pourrait en être question si l'Absolu finit par abolir le monde et s'affirmer dans un individu irréel ou temporaire, en annulant le faux être personnel et en détruisant toute existence individuelle et cosmique pour cette conscience individuelle même si ces erreurs se prolongent encore, et persistent, impuissantes, inévitables, dans le monde de l'Ignorance autorisé par l'Absolu, dans une Avidyâ universelle, éternelle et indestructible.
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Mais cette idée de la complète vanité de la vie n'est pas une conséquence absolument inévitable de la théorie supracosmique de l'existence. Dans le Védânta des Upanishad, le Devenir du Brahman est une réalité admise, il y a donc place pour une vérité du Devenir : il y a dans cette vérité une juste loi de la vie, la satisfaction de l'élément hédoniste de notre être est permise; celui-ci peut jouir de son existence temporelle, utiliser efficacement son énergie pratique et la force exécutrice de la conscience qui est en lui; mais une fois qu'elle a réalisé la vérité et la loi de son devenir temporel, l'âme doit retourner à sa propre réalisation ultime, car son accomplissement naturel le plus haut est une délivrance, une libération en son être originel, son moi éternel, sa réalité intemporelle. Il y a un cercle du devenir qui part de l'Être éternel et s'achève en lui ; ou, du point de vue du Suprême comme Réalité personnelle ou suprapersonnelle, il y a une comédie temporaire, un jeu du devenir et de la vie dans l'univers. De toute évidence, la vie n'a pas ici d'autre signification que l'a volonté de devenir de l'Être, la volonté de la conscience et l'élan de sa force vers le devenir, sa joie de devenir. Pour l'individu, quand ces choses se retirent, ou sont pleinement accomplies en lui et ne sont plus actives, le devenir cesse. Mais par ailleurs, l'univers persiste ou retourne toujours à la manifestation, car la volonté de devenir est éternelle, et doit l'être, puisqu'elle est la volonté inhérente d'une Existence éternelle. On dira que cette vision des choses présente un défaut : l'individu n'y a aucune réalité fondamentale, et son activité naturelle ou spirituelle aucune valeur, aucune signification durable. Mais on peut aussi répondre qu'exiger une signification personnelle permanente, une éternité personnelle, est une erreur de notre conscience de surface ignorante. L'individu est un devenir temporaire de l'Être, et c'est là une valeur et une signification tout à fait suffisantes. On peut ajouter que, dans une Existence pure ou absolue, il ne saurait y avoir ni valeurs ni significations ; les valeurs existent dans l'univers et sont indispensables, mais seulement comme constructions relatives et provisoires; il ne peut y avoir de valeurs absolues, de significations éternelles existant en soi dans une structure temporelle. Cela paraît assez probant, et il semble que l'on ne puisse rien dire de plus sur le sujet. Cependant, la question demeure. En effet, l'importance accordée à notre être individuel, ce qui est exigé de lui, la valeur attachée à la perfection et au salut de l'individu, sont choses trop considérables pour être rejetées comme de simples procédés dans une opération mineure, l'enroulement et le déroulement d'une spirale parmi les vastes cercles du devenir de l'Éternel dans l'univers.
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Le point de vue cosmique-terrestre que nous pouvons examiner maintenant, et qui est l'exact opposé du point de vue supracosmique, tient l'existence cosmique pour réelle; il va jusqu'à l'accepter comme l'unique réalité, et sa vision se limite d'ordinaire à la vie dans l'univers matériel. Dieu, s'il existe, est un Devenir éternel, et s'il n'existe pas, alors c'est la Nature — de quelque façon que nous puissions la concevoir, que nous la considérions comme un jeu de la Force avec la Matière ou comme une vaste Vie cosmique, ou que nous admettions même un Mental universel impersonnel dans la Vie et la Matière — qui est un perpétuel devenir. La terre est le champ ou l'un des champs temporaires du Devenir, et l'homme est la forme la plus haute, ou seulement l'une des formes temporaires de ce Devenir. Individuellement, l'homme est peut-être irrémédiablement mortel; l'humanité elle-même ne survivra peut-être que pendant une brève période de l'existence terrestre ; peut-être la terre elle-même ne supportera-t-elle la vie que pendant une période relativement plus longue de sa durée dans le système solaire ; ce système, à son tour, pourra un jour connaître sa fin ou du moins cesser d'être un facteur actif ou productif dans le Devenir; l'univers où nous vivons peut lui-même se dissoudre ou, se contractant à nouveau, revenir à l'état-semence de son Énergie. Mais le principe du Devenir est éternel — en tout cas, aussi éternel qu'une chose peut l'être dans l'obscure ambiguïté de l'existence. Il est en vérité possible de supposer que l'homme, l'individu, persiste comme entité psychique dans le Temps, qu'il " prenne âme " ou se réincarne continuellement sur terre ou dans le cosmos, sans qu'il y ait d'après-vie ou d'autre vie nulle part ailleurs. En ce cas, on peut imaginer un idéal de perfection toujours plus grande, ou d'approche de la perfection ou de croissance vers une félicité durable quelque part dans l'univers,.et y voir le but de ce Devenir sans fin. Mais d'un point de vue strictement terrestre, cela est difficilement défendable. Certaines spéculations de la pensée humaine ont suivi cette voie, mais elles ne se sont pas vraiment concrétisées. La pérennité dans le Devenir est généralement associée à l'acceptation d'une existence supérieure supraterrestre.
Selon la conception ordinaire, qui ne nous accorde qu'une seule vie terrestre, un court passage éphémère dans l'univers matériel — car il se peut que des êtres vivants et pensants existent sur d'autres planètes —, accepter notre mortalité, l'endurer passivement ou s'intéresser activement à une vie personnelle ou collective limitée et à
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ses buts, est le seul choix possible. L'unique voie, noble et raisonnable, qui s'offre à l'être humain individuel — à moins qu'en vérité il ne se contente de poursuivre ses objectifs personnels et de vivre sa vie tant .bien que mal jusqu'à ce qu'elle le quitte — est d'étudier les lois du Devenir et d'en profiter au mieux afin que, par la raison ou l'intuition, intérieurement ou dans le dynamisme de la vie, il puisse réaliser ses potentialités, soit en lui-même ou pour lui-même, soit dans l'humanité ou pour l'humanité dont il fait partie ; son travail consiste à tirer profit de ces réalités existantes et à saisir, eu atteindre progressivement, les plus hautes possibilités réalisables, ou en voie de réalisation, sur la terre. Cela, seule l'humanité dans son ensemble peut l'accomplir entièrement, grâce à la masse de l'action individuelle et collective, au fil du temps, à mesure qu'évolue l'expérience de l'espèce; cependant, l'homme individuel peut y contribuer dans ses propres limites, et jusqu'à un certain point il peut réaliser tout cela pour lui-même dans le petit espace de vie qui lui est alloué ; mais surtout, sa pensée et son action peuvent contribuer au bien-être présent — intellectuel, moral et vital — de l'espèce, et à son progrès futur. L'individu peut faire preuve d'une certaine grandeur d'âme; le fait d'accepter son anéantissement inévitable et prématuré ne l'empêche pas de faire noble usage de la volonté et de la pensée qui se sont développées en lui, ou de les orienter vers de grands desseins qu'un jour sans doute, qu'un jour peut-être, accomplira l'humanité. Le caractère provisoire de l'être collectif de l'humanité n'a lui-même qu'assez peu d'importance'—si ce n'est dans la conception la plus matérialiste de l'existence. En effet, tant que le Devenir universel assumera la forme du corps et du mental humains, la pensée, la volonté qu'il a développées dans sa créature humaine se réaliseront, et les suivre intelligemment constitue la loi naturelle et la meilleure règle de vie humaine. Le bien-être et le progrès de l'humanité, aussi longtemps qu'elle subsiste sur terre, fournissent le champ le plus vaste et les limites naturelles du but terrestre de notre être ; la longévité supérieure de l'espèce humaine, la grandeur et l'importance de la vie collective doivent déterminer la nature et l'étendue de nos idéaux. Mais même si l'on exclut le progrès ou le bien-être de l'humanité en déclarant qu'ils ne nous concernent pas ou qu'ils sont illusoires, l'individu, lui, existe, et réaliser sa plus grande perfection possible, ou profiter de sa vie au maximum, de quelque manière que l'exige sa nature, sera dès lors le sens de la vie.
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Le point de vue supraterrestre admet la réalité du cosmos matériel et considère la durée limitée de la terre et de la vie humaine comme le fait primordial, mais il y ajoute la perception d'autres mondes ou d'autres plans d'existence qui ont une durée éternelle, ou du moins une plus grande permanence. Derrière la mortalité de la vie corporelle de l'homme, il perçoit l'immortalité de l'âme qui est en lui. La croyance en l'immortalité, en l'éternelle persistance de l'esprit humain individuel en dehors du corps, est le mot-clef de cette conception de la vie. Elle en suppose nécessairement une autre la croyance en des plans d'existence supérieurs au plan matériel ou terrestre, puisqu'un esprit désincarné ne pourrait s'établir dans un monde dont chaque opération dépend d'un jeu de forces, qu'elles soient spirituelles, mentales, vitales ou matérielles, dans la Matière et avec ses formes. De cette vision des choses, naît l'idée que la vraie demeure de l'homme se trouve au-delà et que la vie terrestre n'est en somme qu'un épisode de son immortalité ou qu'une déviation, le passage d'une existence céleste et spirituelle à une existence matérielle.
Mais quels sont alors le caractère, l'origine et la fin de cette déviation ? Il y a d'abord, dans certaines religions, une idée qui a longtemps prévalu, mais qui se trouve aujourd'hui fortement ébranlée ou discréditée, selon laquelle l'homme est un être qui a été principalement créé sur terre comme un corps matériel vivant, dans lequel une âme divine nouvellement née est insufflée, ou bien avec lequel cette âme est associée par le fiât d'un Créateur tout-puissant. Cette vie est un unique épisode, la seule occasion dont il dispose, et il la quitte pour un monde d'éternelle béatitude, ou d'éternelle misère, selon que le solde général ou prédominant de ses actes est bon ou mauvais, ou selon qu'il accepte ou rejette, connaît ou ignore un credo, un culte ou un médiateur divin particuliers, ou encore selon le caprice arbitraire et prédéterminant de son Créateur. Mais la théorie supraterrestre de la vie s'exprime ici sous sa forme la moins rationnelle, celle d'un credo ou d'un dogme douteux. En partant de l'idée de la création d'une âme par la naissance physique, nous pouvons néanmoins supposer que, du fait d'une Loi naturelle et générale, le reste de son existence devra se poursuivre au-delà, sur un plan supraterrestre, quand l'âme se sera extirpée de sa matrice originelle de matière, tel un papillon qui s'échappe de sa chrysalide et s'ébat dans les airs, porté par ses ailes délicates et chatoyantes. Ou nous pouvons préférer imaginer une existence pré-terrestre de l'âme, une chute ou une descente dans la matière et une réascension en l'être céleste. Si nous
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admettons la préexistence de l'âme, il n'y a pas de raison d'exclure cette dernière possibilité en la tenant pour un fait spirituel rare — on peut concevoir qu'un être appartenant à un autre plan revête à dessein un corps humain et une nature humaine ; mais il est peu probable que ce soit là le principe universel de l'existence terrestre ou une raison suffisante pour la création de l'univers matériel.
On suppose aussi parfois que cette vie unique sur la terre n'est qu'un stade, et que le développement de l'être pour se rapprocher de sa gloire originelle se déroule en une succession de mondes qui sont autant de stades de sa croissance, autant d'étapes de son voyage. L'univers matériel, ou la terre en particulier, serait dès lors un champ somptueusement déterminé, créé par un pouvoir, une sagesse ou un caprice divins pour la représentation de cet interlude. Suivant le point de vue que nous choisissons d'adopter, nous y verrons un lieu d'épreuve, un champ de développement ou la scène d'une chute spirituelle et d'un exil. Il y a aussi le point de vue indien, pour lequel le monde est un jardin de la divine Lîlâ, un jeu de l'Être divin avec les conditions de l'existence cosmique en ce monde de la Nature inférieure. L'âme de l'homme prend part à la Lîlâ au cours de naissances successives, mais il est destiné à remonter enfin vers le plan particulier à Être divin et à y goûter une intimité et une communion éternelles : cela justifie d'une certaine façon le processus créateur et l'aventure spirituelle, et c'est ce qui manque ou n'est pas clairement indiqué dans les autres explications de ces mouvements ou cycles de l'âme. Trois caractéristiques essentielles demeurent constantes dans ces divers exposés du principe commun : d'abord, la croyance en l'immortalité individuelle de l'esprit humain; ensuite, et c'en est l'inévitable conséquence, l'idée que son séjour sur terre est une étape et un passage, ou une séparation d'avec sa nature éternelle et suprême, et qu'un ciel au-delà est sa véritable demeure; enfin, l'importance accordée au développement de l'être éthique et spirituel, considéré comme le moyen de l'ascension et, par conséquent, comme la seule chose dont la vie ait à se préoccuper en ce monde de la Matière.
Tels sont les trois points de vue fondamentaux, et l'attitude mentale correspondante devant la vie, que l'on peut adopter à l'égard de notre existence ; les autres sont généralement des étapes à michemin, ou des variantes ou des composés qui essaient de s'adapter
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plus librement à la complexité du problème. Pratiquement, il est en effet impossible à l'homme en tant qu'espèce, quoi que puissent accomplir une poignée d'individus, de diriger sa vie, constamment ou totalement, selon le principe directeur de l'une ou l'autre de ces trois attitudes, et de façon exclusive, en rejetant les droits qu'ont les autres sur sa nature. Il traite les diverses impulsions de son être complexe et les intuitions de son mental dont elles attendent la sanction, soit en effectuant un amalgame confus de deux ou plusieurs de ces attitudes, soit en créant un conflit ou une division entre les divers objectifs de sa vie, ou encore en s'efforçant de réaliser une synthèse des trois. Presque tous les hommes consacrent normalement la majeure partie de leur énergie à la vie sur terre, aux besoins, intérêts, désirs, idéaux terrestres de l'individu et de l'espèce. Il ne saurait en être autrement, car le caractère même de notre être terrestre nous impose de prendre soin du corps, de développer suffisamment et de satisfaire notre être vital et mental, de poursuivre des idéaux individuels élevés ou de vastes idéaux collectifs, dans la mesure où nous concevons qu'une perfection humaine est accessible ou que nous pouvons en approcher au plus près par un développement normal de nos capacités ; ces choses font partie de la loi de notre être, de son impulsion et de sa règle naturelles, des conditions de sa croissance, et sans elles l'homme ne pourrait atteindre à sa complète humanité. Dès lors, toute conception de notre être qui les néglige, les amoindrit indûment ou les condamne avec intolérance, est de ce fait même incapable de servit de règle générale et complète de la vie humaine, quels que soient par ailleurs sa vérité, son mérite ou son utilité, et quand bien même elle conviendrait à certains tempéraments ou à des individus ayant atteint un certain stade de l'évolution spirituelle. La Nature veille soigneusement à ce que l'espèce humaine ne néglige pas ces buts qui forment une part nécessaire de son évolution; ils s'accordent en effet à la méthode et aux étapes du plan divin en nous, et elle ne peut se permettre de relâcher sa vigilance durant ses premiers pas, et pour préserver sa base mentale et matérielle, puisque ces choses font partie des fondations et du corps de sa structure.
Mais elle a aussi implanté en nous le sens qu'il existe dans notre constitution quelque chose qui dépasse cette première nature terrestre de l'humanité. C'est pour cette raison que l'homme ne peut accepter, ni suivre très longtemps, une conception de l'être qui ignore ce sens plus élevé et plus subtil et s'efforce de nous limiter entièrement à un mode de
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vie purement terrestre. L'intuition d'un au-delà, l'idée et le sentiment de la présence d'une âme, d'un esprit en nous qui est autre que le mental, la vie et le corps ou les dépasse et n'est pas limité par leurs formules, nous reviennent et finissent par reprendre le pouvoir. L'homme ordinaire satisfait assez facilement ce sentiment en lui consacrant ses moments exceptionnels ou la dernière partie de sa vie, quand l'âge a tempéré l'ardeur de sa nature terrestre, ou en y percevant, derrière ou par-delà son action habituelle, la présence de quelque chose vers quoi son être naturel peut, plus ou moins imparfaitement, se diriger. L'homme exceptionnel se tourne vers le supraterrestre, comme vers le seul but et l'unique loi de la vie, et il atrophie ou mortifie ses éléments terrestres autant que faire se peut, dans l'espoir de développer sa nature céleste. À certaines époques, ce point de vue supraterrestre a exercé une forte influence, âges d'oscillation entre une vie humaine imparfaite, incapable d'atteindre sa vaste expansion naturelle, et une aspiration ascétique et morbide à la vie céleste qui, elle non plus, ne peut réaliser son mouvement le plus pur et le plus heureux que chez quelques rares individus. C'est là le signe d'un faux conflit, créé dans l'être par l'établissement d'une norme ou d'un procédé qui ignore la loi du pouvoir évolutif, ou d'une exagération qui perd de vue l'équation conciliatrice qui doit exister quelque part dans une ordonnance divine de notre nature.
Mais à mesure que notre vie mentale s'approfondit et que ;se développée une connaissance plus subtile, nous commençons enfin à percevoir que le terrestre et le supraterrestre ne sont pas les seuls termes de notre être, qu'il y a quelque chose de supracosmique qui est l'origine lointaine et plus haute de notre existence. L'enthousiasme spirituel, l'ardente et haute aspiration de l'âme, le détachement philosophique ou la stricte intolérance logique de notre intellect, l'impatience de notre volonté et le dégoût maladif de notre être vital découragé par les difficultés ou déçu par les résultats de la vie — que ces mobiles agissent isolément ou se conjuguent — associent cette perception au sens de l'entière vanité, de l'entière irréalité de tout ce qui n'est pas ce lointain Suprême : vanité de la vie humaine, irréalité de l'existence cosmique, amère laideur et cruauté de la terre, insuffisance du ciel, répétition sans but des naissances dans le corps. Là non plus, l'homme ordinaire ne saurait vivre avec de telles pensées ; elles peuvent tout au plus apporter une certaine grisaille, une perpétuelle insatisfaction à la vie qu'il doit néanmoins continuer de vivre. Mais l'homme exceptionnel abandonne
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tout pour suivre la vérité qu'il a vue, et pour lui ces choses peuvent être l'aliment nécessaire de son élan spirituel ou un stimulant pour l'unique accomplissement, la seule chose qui désormais compte à ses yeux. Il y a eu des époques et des pays où cette vision de l'être est devenue très puissante ; une grande partie de l'humanité a bifurqué, se tournant vers la vie ascétique — sans en avoir toujours la vraie vocation —, tandis que les autres hommes restaient attachés à la vie ordinaire, tout en nourrissant au fond d'eux-mêmes le sentiment de son irréalité. Quand elle se fait trop fréquente, trop insistante, cette croyance peut aboutir à un relâchement de l'élan vital et à un amoindrissement croissant de ses mobiles ; et par une réaction subtile, l'homme finit même par se laisser engloutir dans une existence ordinaire étriquée, faute de répondre spontanément à la joie plus vaste de l'Être divin dans l'existence cosmique, provoquant l'échec du grand idéalisme progressif de l'humanité qui nous pousse vers un développement de nous-mêmes sur le plan collectif, et veut que nous embrassions avec noblesse et la bataille et le labeur. Là encore, l'exposé de la Réalité supracosmique montre une certaine insuffisance, qui tient peut-être à une exagération ou à une fausse opposition : l'équation divine, le sens total de la création et la volonté entière du Créateur lui échappent.
Pour découvrir cette équation, il nous faut reconnaître la signification profonde de toute notre nature humaine complexe, et sa juste place dans le mouvement cosmique ; ce qu'il faut, c'est donner sa pleine et légitime valeur à chaque partie de notre être composite et de notre multiple aspiration, et découvrir la clef de leur unité autant que de leur différence. La découverte doit se faire par une synthèse ou une intégration et, puisqu'il est clair que le développement est la loi de l'âme humaine, c'est par une synthèse évolutive qu'elle a le plus de chances de se faire. L'ancienne culture de l'Inde a tenté de réaliser une telle synthèse. Bile .reconnaissait quatre mobiles légitimes de la vie humaine : les intérêts et les besoins vitaux de l'homme, ses désirs, son aspiration éthique et religieuse, sa finalité et sa destinée spirituelles ultimes — en d'autres termes, les exigences de son être vital, physique et émotif, celles de son être éthique et religieux gouverné par une connaissance de la loi de Dieu, de la Nature et de l'homme, et celles de son aspiration spirituelle vers un Au-delà qu'il cherche à satisfaire en s'affranchissant finalement d'une existence mondaine ignorante. Elle prévoyait une période d'éducation et de préparation reposant sur cette idée de la vie, une période de vie
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normale pour satisfaire les désirs et les intérêts humains, soumise à la loi modératrice de notre nature éthique et religieuse, une période de retraite et de préparation spirituelle, et enfin, une période de renoncement à la vie et de libération spirituelle. Si cette norme prescrite, si ce tracé de la courbe de notre voyage avaient cherché à s'imposer comme une règle universelle, ils auraient perdu de vue le fait qu'il est impossible que tous les hommes complètent le cercle de leur développement en une seule et brève existence ; mais une modification fut apportée par la théorie d'une évolution intégrale poursuivie au fil d'une longue suite de renaissances, avant que l'homme ne soit prêt pour une délivrance spirituelle. Cette synthèse, avec sa pénétration spirituelle, sa largeur de vue, sa symétrie, son intégralité, a beaucoup fait pour élever le caractère de la vie humaine ; mais elle a fini par s'écrouler, cédant la place à la tendance excessive au renoncement qui allait détruire la symétrie du système et le scinder en deux mouvements de vie opposés : la vie normale faite d'intérêts et de désirs, avec une coloration éthique et religieuse, et la vie intérieure anormale ou sa vie fondée sur le renoncement. En fait, la vieille synthèse portait en elle le germe de cette exagération et ne pouvait manquer d'y succomber; en effet, si nous considérons l'évasion hors de la vie comme la fin désirable, si nous omettons d'offrir à la vie un but élevé qu'elle puisse accomplir, si elle n'a pas un sens divin, alors l'impatience de l'intellect et du vouloir humains nous amènent inévitablement à prendre un raccourci et à éliminer autant que possible tout autre procédé fastidieux et dilatoire; s'ils ne peuvent le faire ou sont incapables d'emprunter le raccourci, ils restent avec l'ego et ses satisfactions, mais sans rien de plus grand à réaliser sur terre. La vie est divisée en deux, spirituelle et ordinaire, et il ne peut y avoir qu'une transition abrupte, mais pas d'harmonie ou dé réconciliation entre ces deux parties de notre nature.
Une évolution spirituelle, un déploiement de l'Être intérieur de naissance en naissance sur la terre, dont l'homme devient l'instrument central et dont la vie humaine à son apogée est le tournant critique, est le lien nécessaire à l'harmonisation de la vie et de l'esprit, car elle nous permet de prendre en compte la nature intégrale de l'homme et de reconnaître le rôle légitime de sa triple attirance vers la terre, le ciel et la Réalité suprême. Mais pour pouvoir résoudre complètement ses oppositions, nous devons partir du fait que la conscience inférieure, constituée par le mental, la vie et le corps, ne peut trouver sa pleine signification que si la lumière, la puissance et la joie de la conscience spirituelle
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supérieure s'emparent d'elle, la reformulent et la transforment. La conscience supérieure, elle non plus, ne peut trouver son juste rapport avec la conscience inférieure par un simple rejet; elle doit l'assumer et la dominer, reprendre ses valeurs inaccomplies, les remodeler et les transformer par une spiritualisation et une supramentalisation de la nature mentale, vitale et physique. L'idéal terrestre, qui a si puissamment marqué le mental de notre temps, a rendu à l'homme, à sa vie sur terre et à l'espoir collectif de l'humanité une place prépondérante, poussant l'homme à trouver une solution. C'est le bien qu'il a accompli. Mais par ses excès et son exclusivisme, il a indûment limité notre horizon, ignoré ce qu'il y a de plus haut, et finalement de plus vaste en l'homme, et cette limitation l'a empêché de poursuivre complètement son propre objectif. Si le mental était ce qu'il y a de plus haut en l'homme et en la Nature, alors, sans doute, il n'en résulterait pas une telle frustration ; l'horizon demeurerait néanmoins limité, la possibilité réduite, la perspective circonscrite. Mais si le mental n'est qu'un déploiement partiel de la conscience et qu'il y a, au-delà, des pouvoirs que la Nature est capable de manifester en notre humanité, alors non seulement notre espoir sur la terre, sans parler de ce qui est au-delà, dépend de leur développement, mais c'est la seule et juste voie de notre évolution.
Le mental et la vie ne peuvent eux-mêmes atteindre à leur plénitude que par l'ouverture de la conscience plus vaste et plus grande dont le mental ne fait que s'approcher. Cette conscience plus vaste et plus grande est là conscience spirituelle, car celle-ci est non seulement plus haute, mais plus globale. Universelle autant que transcendante, elle peut élever le mental et la vie en sa lumière et leur donner la réalisation véritable et suprême de tout ce qu'ils recherchent, car elle dispose d'instruments supérieurs de connaissance, d'une source de puissance et de volonté plus profondes, d'une étendue et d'une intensité illimitées d'amour, de joie et de beauté. C'est là ce que recherchent notre mental, .notre vie, et notre corps : la connaissance, la puissance et la joie, et rejeter ce par quoi ils atteignent tous à leur suprême plénitude, c'est leur interdire leur accomplissement le plus haut. Si l'on tombe dans l'excès contraire, si l'on exige seulement la pureté insipide de quelque existence spirituelle, cela annule l'action créatrice de l'esprit et exclut de nous tout ce que le Divin manifeste en Son être, ne laissant de place que pour une évolution qui ne signifie et n'accomplit rien. Retrancher tout ce qui a été manifesté dans l'évolution est alors en effet le seul et suprême accomplissement.
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Cette conception transforme le développement de notre être en la courbe absurde d'un plongeon dans l'Ignorance (pour en réémerger plus tard), ou érige une roue du Devenir cosmique, et s'en évader est alors la seule issue. L'aspiration intermédiaire, supraterrestre, interrompt l'accomplissement de l'être vers les plans supérieurs en ne le menant pas à sa plus haute réalisation, qui est l'unité, et l'amoindrit sur les plans inférieurs en refusant d'accorder une signification suffisamment vaste à sa présence dans l'univers matériel et à son acceptation de la vie dans un corps terrestre. Un large rapport d'unité, une intégration rétablit l'équilibre, illumine toute la vérité de l'être et relie les étapes de la Nature.
Dans cette intégration, la Réalité supracosmique s'impose comme la Vérité suprême de l'être; sa réalisation est ce que notre conscience peut atteindre de plus haut. Or, cette Réalité la plus haute est aussi l'être cosmique, la conscience cosmique, la volonté et la vie cosmiques. C'est elle qui les a émanés, non pas hors d'elle-même mais en son être même, non comme un principe opposé mais comme son propre déploiement, sa propre expression. L'être cosmique n'est pas une anomalie ou une fantaisie dépourvues de sens ou une erreur du hasard; il possède une signification et une vérité divines: la multiple expression de soi de l'Esprit en est le sens le plus haut, le Divin lui-même est la clef de son énigme. Une parfaite expression de soi de l'Esprit est l'objet de notre existence terrestre. Or nous ne pouvons l'atteindre si nous n'avons pas pris conscience de la Réalité suprême; seul le toucher de l'absolu nous permet en effet d'accéder à notre propre absolu. Mais nous ne l'atteindrons pas non plus en excluant la Réalité cosmique : nous devons devenir universels, car s'il ne s'ouvre pas à l'universalité, l'individu demeure incomplet. L'individu qui se sépare du Tout pour atteindre au Très-haut, se perd dans les hauteurs suprêmes. S'il intègre en lui la conscience cosmique, il recouvre l'intégralité de son moi et conserve néanmoins le gain suprême de la transcendance; il l'accomplit et s'accomplit lui-même dans la totalité cosmique. L'unité réalisée du transcendant, de l'universel et de l'individu est une condition indispensable à la pleine expression de soi de l'Esprit. L'univers est en effet le champ de son expression de soi intégrale, et c'est grâce à l'individu que son déploiement évolutif atteint ici son apogée. Or cela suppose non seulement que l'individu ait un être réel, mais que se révèle notre secrète et éternelle unité avec le Suprême et avec toute l'existence cosmique. Dans son intégration de soi, l'âme de l'individu doit s'éveiller à l'universalité et à la transcendance.
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L'existence supraterrestre est aussi une vérité de l'être, car le plan matériel n'est pas le seul où nous existons. Il y a d'autres plans de conscience auxquels nous pouvons atteindre et qui ont déjà des liens secrets avec nous : ne pas nous élever jusqu'aux plus vastes régions de l'âme qui nous sont ouvertes, ne pas en avoir l'expérience, ne pas connaître et manifester leur loi en nous, c'est s'arrêter avant d'atteindre le sommet et à la plénitude de notre être. Mais les mondes d'une conscience supérieure ne sont pas l'unique scène, l'unique demeure possible d'une âme parvenue à la perfection, et nous ne pouvons non plus trouver dans aucun monde-type immuable le sens final ou total de l'expression de soi de l'Esprit dans le cosmos : le monde matériel, cette terre, cette vie humaine font partie de l'expression de soi de l'Esprit et il y a en eux une possibilité divine. Cette possibilité est évolutive et contient, irréalisées mais réalisables, les possibilités de tous les autres mondes. La vie terrestre n'est pas une chute dans la fange d'un non-divin, misérable et vain, qu'un Pouvoir s'offrirait en spectacle, ou qu'il offrirait à l'âme incarnée comme une chose qu'elle doit subir, puis rejeter. C'est la scène du déploiement évolutif de l'être qui avance vers la révélation d'une lumière, d'une puissance, d'une joie et d'une unité spirituelles suprêmes, mais y inclut aussi l'innombrable diversité de l'Esprit qui s'accomplit. Il y a dans la création terrestre une intention qui embrasse tout dans sa vision ; un plan divin s'élabore à travers ses contradictions et ses perplexités qui sont le signe d'un accomplissement multiforme dans la création terrestre vers lequel sont dirigés la croissance de l'âme et l'effort de la Nature.
Il est vrai que l'âme peut s'élever jusqu'en des mondes de plus vaste conscience au-delà de la terre, mais il est vrai aussi que le pouvoir de ces mondes, le pouvoir d'une conscience plus grande doit se développer ici. L'incarnation de l'âme est le moyen de cette incarnation de la conscience. Tous les pouvoirs supérieurs de la Conscience existent parce qu'ils sont des pouvoirs de la Réalité suprême. Notre être terrestre possède lui aussi la même vérité; il est un devenir de l'unique Réalité et doit incarner en lui-même ces plus grands pouvoirs. Son apparence actuelle est une représentation partielle et voilée; nous limiter à cette première image, à la formule présente d'une humanité imparfaite, c'est exclure nos potentialités divines. Nous devons donner un sens plus large à notre vie humaine et manifester en elle le " beaucoup-plus " que nous sommes secrètement. Notre mortalité ne se justifie qu'à la lumière de notre immortalité; notre terre ne peut se connaître entièrement, ne peut être
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entièrement elle-même qu'en s'ouvrant au ciel ; l'individu ne peut se voir correctement et utiliser divinement son monde qu'une fois entré dans les plans plus vastes de l'être, une fois qu'il a vu la lumière du Suprême et vécu dans l'être et le pouvoir de l'Éternel et Divin.
Une intégration de ce genre serait impossible si une évolution spirituelle n'était le sens de notre naissance et de notre existence terrestre. L'évolution du mental, de la vie et de l'Esprit dans la Matière est le signe que cette intégration, cette manifestation accomplie d'u® moi secret contenu en elle, en est bien le sens. Une involution complète de tout ce qu'est l'Esprit et son déploiement dans l'évolution, tel est le double terme de notre existence matérielle. Il y a une possibilité d'expression de soi par un développement toujours dévoilé et lumineux de l'être, une possibilité, aussi, d'expression variée en des types parfaits, "fixes et complets en leur propre nature : c'est le principe du devenir dans les mondes supérieurs, mondes types et non évolutifs en leur principe vital ; chacun existe en sa perfection, mais dans les limites d'une formule statique du monde. Cependant, il y a aussi une possibilité d'expression de soi par la découverte de soi, un déploiement qui en prend la forme et suit la progression du moi qui se voile, et l'aventure de sa redécouverte; c'est le principe du devenir dans cet univers dont une involution de la conscience, une occultation de l'Esprit dans la Matière est la première apparence.
Une involution de l'Esprit dans l'Inconscience est le début; une évolution dans l'Ignorance avec le jeu des possibilités d'une connaissance partielle qui se développe, est le milieu ; et la cause des anomalies de notre nature actuelle — notre imperfection —, est le signe d'un état transitoire, d'une croissance encore inachevée, d'un effort qui cherche son chemin. Une réalisation complète dans un déploiement de la connaissance de soi de l'Esprit et du pouvoir essentiel de son Être divin et de sa Conscience divine est le couronnement. Telles sont les trois étapes de ce cycle où l'Esprit s'exprime peu à peu dans la vie. Les deux étapes dont le jeu se déroule déjà semblent à première vue exclure la possibilité de l'étape ultérieure où le cycle s'achève ; mais logiquement, elles en impliquent l'apparition. Car si de l'Inconscience a évolué la Conscience, la conscience partielle déjà atteinte devra certainement évoluer pour devenir une conscience complète. Ce que cherche la nature terrestre, c'est une vie rendue parfaite et divine, et cette recherche est
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un signe de la Volonté divine dans la Nature. Il existe d'autres voies de recherche, qui, elles aussi, trouvent les moyens de s'accomplir. Un retrait dans la paix ou l'extase suprêmes, un retrait dans la béatitude de la Présence divine sont accessibles à l'âme dans l'existence terrestre, car nombreuses sont les possibilités de manifestation de l'Infini, et il n'est pas limité par ses formulations. Mais ni l'un ni l'autre de ces retraits ne peut être l'intention fondamentale ici, dans le Devenir. Si elle l'était, une progression évolutive n'aurait pas été entreprise — cette progression terrestre ne peut avoir pour but qu'un accomplissement terrestre : une manifestation progressive de ce genre ne peut avoir d'autre signification essentielle que la révélation de l'Être dans un Devenir parfait.
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