La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
  Cristof Alward-Pitoëff

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Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.

La Vie Divine

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Sri Aurobindo

Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) The Life Divine Vols. 18,19 1070 pages 1970 Edition
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Sri Aurobindo

Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

French Translations of books by Sri Aurobindo La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
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La connaissance par identité
et la connaissance séparatrice

 

Ils voient le Moi dans le Moi par le Moi.

Gîta. VIF. 20.

Là où il y a dualité, là, l'autre voit l'autre, l'autre entend et touche l'autre, pense à l'autre, connaît l'autre. Mais quand on voit comme le Moi, par quoi connaîtra-t-on le tout ? c'est par le Moi que l'on connaît tout ce qui est. (...) Tout trahit celui qui voit tout ailleurs que dans le Moi; car tout ce qui est, est le Brahman, tous les êtres et tout ce qui est, tout est ce Moi.,

Brihadâranyaka Upanishad. IV. 5.15,7.

L'Existant-en-soi a percé les portes des sens vers l'extérieur, c'est pourquoi nous voyons les choses de l'extérieur et non en notre être intérieur. Rarement un sage aspirant à l'immortalité, le regard tourné au-dedans, voit le Moi face à face.

Katha Upanishad. II. 1.1.

Il n'y a pas annihilation de la vision de celui qui voit, de la parole de celui qui parle (...), de l'audition de celui qui entend (...), de la connaissance de celui qui connaît, car elles sont indestructibles; mais ce n'est pas une seconde ou une autre personne, séparée de lui, qu'il voit, à qui il parle, qu'il entend, qu'il connaît.

Brihadâranyaka Upanishad. IV. 3.23-30.

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Notre cognition de surface, la vision mentale limitée et restreinte que nous avons de notre moi, de nos mouvements intérieurs et du monde extérieur, de ses objets et de ses événements, est constituée de telle sorte qu'elle découle, à des degrés divers, d'un ordre quadruple de connaissance. Le mode de connaissance originel et fondamental, inhérent au moi occulte dans les choses, est une connaissance par identité ; le second, dérivé, est une connaissance par contact direct qui est associée, à sa racine même, à une secrète connaissance par identité, ou en procède; mais, en réalité, elle est séparée de sa source et sa cognition est donc puissante, mais incomplète ; le troisième est une connaissance par séparation, qui se dissocie de l'objet de l'observation, mais le contact direct, voire l'identité partielle, demeure néanmoins son support ; le quatrième est une connaissance entièrement séparatrice qui repose sur un mécanisme de contact indirect, une connaissance par acquisition qui, cependant, sans en être consciente, traduit ou fait émerger le contenu d'une conscience et d'une connaissance intérieures préexistantes. Une connaissance par identité, une connaissance par contact direct intime, une connaissance par contact direct séparatif, une connaissance entièrement séparatrice par contact indirect, telles sont les quatre méthodes cognitives de la Nature.

Sous Sa forme la plus pure, le premier mode de connaissance s'exprime seulement, dans le mental de surface, par la perception directe de notre propre existence essentielle : c'est une connaissance qui n'a d'autre contenu que le pur fait du moi et de l'être ; notre mental de surface ne perçoit rien d'autre dans le monde de la même façon. Mais la connaissance de la structure et des mouvements de notre conscience subjective comporte effectivement un élément de conscience par identité, car nous pouvons nous projeter dans ces mouvements en nous identifiant à eux dans une certaine mesure. Nous avons déjà remarqué comment cela peut se produire dans le cas d'un accès de fureur qui nous

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engloutit, au point que, pour un moment, notre conscience tout entière paraît être une vague de colère : d'autres passions, l'amour, le chagrin, la joie ont le même pouvoir de s'emparer de nous et de nous accaparer; la pensée, elle aussi, nous absorbe et nous accapare, nous perdons de vue le penseur et devenons la pensée et l'acte de penser. Mais le plus souvent, il y a un double mouvement ; une partie de notre moi devient la pensée ou la passion, une autre partie l'accompagne en y adhérant en partie, ou la suit de près et la connaît par un contact direct intime qui ne va pas jusqu'à l'identification ou à -un complet oubli de soi dans le mouvement.

Cette identification est possible, ainsi que cette séparation simultanée et cette identification partielle, parce que ces choses sont des devenirs de notre être, des déterminations de notre substance mentale et de notre énergie mentale, de notre substance et de notre énergie vitales ; mais puisqu'elles ne représentent qu'une petite partie de nous, rien ne nous oblige à nous identifier à elles, à être accaparés par elles — nous pouvons nous en détacher, séparer l'être de son devenir temporaire, l'observer, le contrôler, approuver ou empêcher sa manifestation : nous pouvons, de cette manière, par un détachement intérieur, une séparation mentale ou spirituelle, nous affranchir partiellement ou même fondamentalement du contrôle que la nature mentale ou vitale exerce sur notre être et prendre la position du témoin, du connaissant et du souverain. Ainsi, nous avons une double connaissance du mouvement subjectif : une connaissance intime, par identité, de sa substance et de sa force d'action, plus intime que ne pourrait jamais l'être une connaissance entièrement séparatrice et objective comme celle que nous avons des choses extérieures qui, pour nous, sont des " non-moi " absolus ; et une connaissance par observation détachée — détachée mais dotée d'un pouvoir de contact direct — qui nous libère de l'énergie de la Nature où nous sommes immergés et nous permet de rattacher le mouvement au reste de notre existence et de l'existence du monde. Si nous n'avons pas ce détachement, nous perdons notre moi d'être et de connaissance souveraine dans le moi naturel de devenir, de mouvement et d'action et, tout en connaissant intimement le mouvement, nous ne le connaissons pas pleinement et parfaitement. Tel ne serait pas le cas si, tout en nous identifiant au mouvement, nous conservions notre identité avec le reste de notre existence subjective — autrement dit, si nous pouvions plonger entièrement dans la vague du devenir et, absorbés dans l'état ou

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dans l'acte, être néanmoins le témoin mental qui observe et contrôle ; mais ce n'est pas une tâche aisée, car nous vivons dans une conscience divisée où la partie vitale de nous-mêmes — notre nature vitale faite de force, de désir, de passion et d'action — tend à diriger ou submerger le mental; et le mental doit éviter cette sujétion et contrôler le vital; mais ses efforts ne peuvent aboutir que s'il se tient à l'écart, car s'il s'identifie, il est perdu, et précipité dans le mouvement de la vie. Néanmoins, une sorte de double identité équilibrée dans la division est possible, bien qu'il ne soit pas facile de conserver l'équilibre ; il y a un moi-de-pensée qui observe et autorise la passion pour en faire l'expérience — ou y est contraint par quelque pression de la vie —, et il y a un moi-de-vie qui se laisse emporter dans le mouvement de la Nature. Ici, dans notre expérience subjective, nous avons donc un champ d'action de la conscience où trois mouvements cognitifs peuvent se joindre : un certain genre de connaissance par identité, une connaissance par contact direct et une connaissance séparatrice qui dépend des deux autres.

Dans la pensée, il est plus difficile de séparer le penseur de l'acte de penser. Le penseur est plongé et perdu dans la pensée ou emporté dans son courant, identifié à lui; d'ordinaire, ce n'est pas au moment où il pense ni dans l'acte même de penser qu'il peut observer ou examiner ses pensées — cela, il doit le faire rétrospectivement, à l'aide de sa mémoire, ou en faisant une pause qui permet au jugement correcteur d'exercer sa critique avant d'aller plus loin. Une simultanéité de la pensée et du contrôle conscient de l'activité mentale peut néanmoins être obtenue, partiellement quand la pensée ne nous absorbe pas, entièrement quand le penseur acquiert la faculté de se retirer dans le moi mental et d'y demeurer, détaché du courant d'énergie mentale. Au lieu d'être absorbés dans la pensée, en ayant tout au plus un vague sentiment de son processus, nous pouvons voir ce processus par une vision mentale, observer l'origine et le mouvement de nos pensées et, en partie par une pénétration silencieuse, en partie par un mécanisme d'enchaînement des pensées, les juger et les évaluer. Mais quel que soit le mode d'identification, il faut noter que la connaissance de nos mouvements internes a un double caractère : elle se fait par détachement et par contact direct, car même quand nous nous détachons, ce contact étroit est maintenu ; notre connaissance repose toujours sur un contact direct, sur une cognition par perception directe portant en soi un certain élément d'identité. L'attitude plus séparatrice est d'ordinaire la méthode de notre raison

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quand elle observe et prend connaissance de nos mouvements intérieurs ; la plus intime est la méthode du mental dynamique qui s'associe à nos sensations, à nos sentiments et désirs : mais dans cette association aussi, le mental pensant peut intervenir, et, se dissociant à la fois du mental dynamique et du mouvement vital ou physique, les observer et les maîtriser séparément. C'est ainsi que nous prenons connaissance et maîtrisons tous les mouvements observables de notre être physique; nous sentons que le corps et ses actes font intimement partie de nous, mais que le mental en est séparé et, ainsi détaché, peut exercer un contrôle sur ses mouvements. À la connaissance normale de notre être et de notre nature subjectifs — si incomplète et largement superficielle qu'elle soit encore — cela donne pourtant, dans ses propres limites, un caractère intime, immédiat et direct, que n'a pas notre connaissance du monde extérieur, de ses mouvements et objets : là, en effet, la chose que l'on voit ou dont on fait l'expérience est un non-moi, nous ne sentons pas qu'elle fait partie ; de nous-mêmes, aucun contact entièrement direct de la conscience avec l'objet n'est possible; il faut recourir à une instrumentation des sens qui nous offre, non pas une connaissance immédiate et intime de la chose, mais une représentation qui constitue les premières données de la connaissance.

Dans la cognition des choses extérieures, notre connaissance a une base entièrement séparatrice ; tout son mécanisme et tout son processus ont le caractère d'une perception indirecte. Nous ne nous identifions pas avec les objets extérieurs, pas même avec nos semblables, bien qu'ils soient des êtres de même nature que nous ; nous ne pouvons entrer en leur existence comme si elle était notre propre existence, nous ne pouvons les connaître, non plus que leurs mouvements, de façon directe, immédiate, intime, comme nous nous connaissons nous-même et nos propres mouvements, bien que cette connaissance demeure incomplète. Mais l'identification ne fait pas seule défaut, il manque aussi le contact direct entre notre conscience et leur conscience, notre substance et leur substance, le moi de notre être et leur être essentiel. La seule preuve ou le seul contact apparemment directs que nous en ayons, viennent des sens ; la: vue, l'ouïe, le toucher semblent susciter une sorte d'intimité directe avec l'objet de la connaissance; mais il n'en est pas réellement ainsi, ce n'est pas une immédiateté réelle, une réelle intimité, car nos sens ne nous mettent pas en contact intérieur ou intime avec la chose elle-même, mais transmettent une image ou une vibration .ou un message nerveux

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par quoi nous devons apprendre à la connaître. Ces moyens sont si inefficaces, si pauvres et étriqués que s'ils étaient nos seuls instruments nous ne pourrions connaître que fort peu de choses, ou même rien du tout, ou nous n'atteindrions qu'un épais nuage de confusion. Mais interviennent alors une intuition du mental sensoriel qui saisit la suggestion de l'image ou de la vibration et l'accorde à l'objet, une intuition vitale qui saisit l'énergie ou la forme de pouvoir de l'objet au moyen d'un autre type de vibration créée par le contact des sens, et une intuition du mental perceptif qui, aussitôt, forme une idée juste de l'objet à partir de toutes ces données. L'intervention de la raison ou de l'intelligence compréhensive globale permet de combler les lacunes dans l'interprétation de l'image ainsi construite. Si la première intuition composite était le résultat d'un contact direct ou si elle résumait l'action d'une mentalité intuitive globale ayant la pleine maîtrise de ses perceptions, il n'y aurait aucun besoin que la raison intervienne, sinon pour découvrir ou organiser la connaissance que ne transmettent pas les sens et leurs suggestions : c'est, au contraire, une intuition travaillant sur une image, sur un document sensoriel, sur un indice indirect, non sur un contact direct de la conscience avec l'objet. Mais puisque l'image ou la vibration est une information défectueuse et sommaire et que l'intuition elle-même est limitée et communiquée par un obscur intermédiaire, qu'elle agit dans une lumière voilée, l'exactitude de notre construction intuitive interprétative de l'objet est sujette à caution ou risque en tout cas d'être incomplète. L'homme a été forcé de développer sa raison afin de pallier les déficiences de ses instruments sensoriels, la faillibilité des perceptions de son mental physique et l'indigence de l'interprétation de ses données.

Notre connaissance du monde est donc une structure complexe composée de la documentation imparfaite de l'image sensorielle, d'une interprétation intuitive de celle-ci par le mental perceptif, le mental vital et le mental sensoriel, avec l'apport supplémentaire de la raison qui complète, corrige, coordonne, enrichit cette connaissance. Même ainsi, notre connaissance du monde où nous vivons demeure étroite et imparfaite, nos interprétations de ses significations sont discutables : imagination, spéculation, réflexion, évaluation et raisonnement impartiaux, inférence, mesure, expérimentation, correction et amplification accrues des indices sensoriels par la science — il a fallu faire appel à tout cet appareil pour compléter ce qui était incomplet. Après tout

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cela, le résultat demeure encore une accumulation à demi certaine, à demi douteuse de connaissance acquise indirecte, une masse d'images signifiantes et de représentations idéatives, d'abstraits jetons de pensée, d'hypothèses, de théories, de généralisations, mais aussi et en même temps une masse de doutes, un débat et un examen sans fin. Le pouvoir est venu avec la connaissance, mais l'imperfection de notre connaissance nous laisse ignorant de l'usage vrai du pouvoir, même du but vers lequel il faut orienter, et rendre efficace, notre utilisation de la connaissance et du pouvoir. Cela est aggravé par l'imperfection de notre connaissance de nous-mêmes qui, dans sa pauvreté et sa lamentable insuffisance, n'est qu'une connaissance de notre surface, de notre moi et de notre nature phénoménaux apparents, et non de notre vrai moi et du vrai sens de notre existence. La connaissance et la maîtrise de nous-mêmes nous font défaut dans la pratique, et dans notre utilisation du pouvoir et de la connaissance du monde, nous manquons de sagesse et d'une volonté juste.

Il est évident qu'en surface, et dans ses propres limites, notre état est certes un état de connaissance, mais de connaissance restreinte, enveloppée et envahie par l'ignorance et qui, dans une très large mesure, en raison de ses limitations, est elle-même une sorte d'ignorance, au mieux un mélange de connaissance et d'ignorance. Il ne pouvait en être autrement puisque notre prise de conscience du monde naît d'une observation séparatrice et superficielle qui ne dispose que d'un moyen indirect de cognition ; notre connaissance de nous-mêmes, bien que plus directe, est oblitérée parce que restreinte, à la surface de notre être, par Une ignorance de notre vrai moi, des vraies sources de notre nature, des vraies forces qui nous poussent à l'action. Il est bien évident que nous n'avons de nous-mêmes qu'une connaissance superficielle — les sources de notre conscience et de notre pensée sont un mystère ; la vraie nature de notre mental, de nos émotions, de nos sensations est un mystère : la raison de notre être et sa fin, le sens de notre vie et de ses activités sont un mystère ; cela ne pourrait être si nous avions une réelle connaissance de nous-mêmes et une réelle connaissance du monde.

Si nous cherchons la raison de cette limitation et de cette imperfection, nous constaterons tout d'abord qu'elle tient au fait que nous sommes concentrés sur la surface; les profondeurs du moi, les secrets de notre nature totale demeurent scellés, dissimulés derrière un mur orée par notre conscience extériorisante — ou créé pour elle afin

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qu'elle puisse poursuivre son activité d'individualisation égocentrique du mental, de la vie et du corps sans être envahie par la vérité plus profonde et plus vaste d'un état d'être supérieur : à travers ce mur, nous ne pouvons regarder dans notre moi, dans notre réalité intérieure, que par des fentes et des archères, et nous ne voyons guère qu'une mystérieuse pénombre. En même temps, notre conscience doit défendre son individualisation égo-centrique, non seulement contre son propre moi plus profond, son moi d'unité et d'infinité, mais contre l'infini cosmique; elle érige ici également un mur de division et repousse tout ce qui n'est pas centré autour de son ego, l'exclut comme non-moi. Mais puisqu'elle doit vivre avec ce non-moi — car il lui appartient, dépend d'elle, demeure en elle —, elle doit maintenir quelque moyen de communication ; elle doit également tenter des percées, traverser le mur de son ego et le mur derrière lequel elle s'abrite dans les limites du corps afin de pourvoir aux besoins que le non-moi peut susciter en elle : elle doit apprendre à connaître, à sa manière, tout ce qui l'entoure afin de pouvoir le maîtriser et, autant que possible, le mettre au service de la vie et de l'ego humains, individuels et collectifs. Le corps procure à notre conscience les portes des sens, lui permettant d'établir la communication nécessaire ainsi que les moyens d'observation et d'action sur le monde, sur le non-moi au-dehors; le mental use de ces moyens et en invente d'autres complémentaires, et il réussit à établir une certaine construction, un certain système de connaissance qui sert son dessein immédiat ou sa volonté générale de maîtriser en partie et d'utiliser cette immense existence étrangère environnante ou de traiter avec elle quand il ne peut la maîtriser. Mais la connaissance qu'il acquiert est objective ; c'est surtout une connaissance de la surface des choses, ou de ce qui est juste au-dessous de la surface, une connaissance pragmatique, limitée et mal assurée. Sa défense contre l'invasion de l'énergie cosmique est tout aussi partielle et mal assurée ; bien qu'elle affiche " entrée interdite sans autorisation", notre conscience est subtilement et invisiblement envahie par le monde, enveloppée par le non-moi et façonnée par lui ; sa pensée, sa volonté, son énergie émotionnelle et vitale sont pénétrées par des vagues et des courants de pensée, de volonté, de passion, des collisions vitales et par des forces de toutes sortes provenant des autres et de la Nature universelle. Son mur de défense devient un mur d'obscurcissement qui l'empêche de connaître toute cette interaction ; elle ne connaît que ce qui passe par les portes des sens, ou par les perceptions mentales dont elle ne peut jamais être sûre, ou par ses déductions et

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formations élaborées à partir des données sensorielles qu'elle a pu réunir ; tout le reste est pour elle un vide de nescience.

C'est donc ce double-mur d'auto-emprisonnement, cette fortification dans les limites d'un ego de surface, qui est la cause de notre connaissance limitée ou de notre ignorance, et si cet emprisonnement de soi caractérisait notre existence tout entière, l'ignorance serait irrémédiable. Mais en fait, cette construction extérieure et constante de l'ego n'est qu'un procédé provisoire de la Conscience-Force dans les choses afin que l'individu secret, l'esprit au-dedans, puisse établir une formation représentative et instrumentale de lui-même dans la nature physique, une individualisation provisoire dans la nature de l'Ignorance, et c'est tout ce qui peut être accompli, au début, dans un monde émergeant d'une Inconscience universelle. Notre ignorance de nous-mêmes et notre ignorance du monde ne peuvent croître vers une connaissance intégrale de nous-mêmes et du monde que dans la mesure où notre ego limité et sa conscience à demi aveugle s'ouvrent à une existence et une conscience intérieures plus grandes et au vrai moi de l'être, et deviennent conscients aussi du non-moi extérieur comme étant également le moi — d'un côté d'une Nature qui constitue notre propre nature, et, de l'autre, d'une Existence qui est une continuation illimitée de notre propre moi essentiel. Notre être doit abattre les murs de la conscience-de-l'ego qu'il a créée, il doit s'étendre au-delà du corps et habiter le corps de l'univers. À la place ou en plus de sa connaissance par contact indirect, il doit atteindre une connaissance par contact direct et, de là, progresser vers une connaissance par identité. Le fini limité de son moi doit devenir un fini sans limites et un infini.

Mais le premier de ces deux mouvements, l'éveil à nos réalités intérieures, s'impose comme la nécessité primordiale, car c'est par cette découverte du moi intérieur que le second mouvement — la découverte du moi cosmique — peut devenir entièrement possible : nous devons pénétrer en notre être intérieur et apprendre à vivre en lui et par lui; le mental, :la vie et le corps extérieurs doivent devenir pour nous une simple antichambre. Tout ce que nous sommes à l'extérieur est en fait conditionné par ce qui est au-dedans, occulte, en nos profondeurs intérieures les plus cachées; c'est de là que proviennent les initiatives secrètes, les formations qui se réalisent d'elles-mêmes ; c'est de là que jaillissent nos inspirations, nos intuitions, les aspirations de notre vie,

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les préférences de notre mental, les choix de notre volonté — dans la mesure où ils ne sont pas façonnés ou influencés par la pression, tout aussi cachée, des forces cosmiques qui les assaillent; mais l'usage que nous faisons de ces pouvoirs qui émergent et de ces influences est conditionné, largement déterminé et, surtout, très limité par notre nature la plus extérieure. Il nous faut donc découvrir la connaissance de ce moi intérieur d'où tout est issu, associée à la perception exacte du moi instrumental extérieur et du rôle qu'ils jouent l'un et l'autre dans la construction de notre être.

De notre moi nous ne connaissons à. la surface que ce qui y est formulé, et encore n'en connaissons-nous qu'une portion; car nous voyons la totalité de notre être de surface dans un flou général parsemé de points ou de formes précises qui le découpent : même ce que nous découvrons par une introspection mentale n'est qu'une somme de sections; le dessin et le sens complets de notre formation personnelle nous échappent. Mais il y a aussi une action déformante qui obscurcit et défigure même cette connaissance de soi limitée; notre vision de nous-mêmes est viciée par l'intrusion et l'impact constants de notre moi extérieur de vie, de notre être vital qui cherche toujours à faire du mental pensant son outil et son serviteur ; car notre être vital n'est pas intéressé par la connaissance de soi, mais par l'affirmation de soi, par le désir et l'ego. Il agit donc constamment sur le mental afin de construire pour lui la structure mentale d'un moi apparent qui servira ses desseins. Il persuade notre mental de nous présenter, à nous et à autrui, une image représentative de nous-mêmes partiellement fictive qui soutient notre affirmation de nous-mêmes, justifie nos désirs et nos actions et nourrit notre ego. Cette intervention vitale n'est certes pas toujours marquée par la tendance à la justification et l'affirmation de soi; elle tourne parfois au dénigrement "de soi et à une autocritique morbide et exagérée; mais cela aussi est une structure de l'ego, un égoïsme inverse ou négatif, une position ou une pose de l'ego vital. Car il y a souvent un mélange de charlatan et de bateleur, de poseur et de comédien dans cet ego vital ; il prend constamment un rôle, et le joue pour lui-même et pour les autres comme pour un auditoire. Une duperie de soi organisée s'ajoute ainsi à une ignorance de soi systématique ; c'est seulement en nous intériorisant et en voyant ces choses à leur source que nous pouvons sortir de cette obscurité et de cet enchevêtrement.

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En effet, il y a en nous un être mental et un être vital intérieur plus vastes, et même un être physique-subtil intérieur plus vaste lui aussi, différent de notre conscience corporelle superficielle, et en pénétrant dans ce moi intérieur, ou en le devenant, en nous identifiant à lui, nous pouvons observer l'origine de nos pensées et de nos sentiments, la source et le mobile de notre action, les énergies œuvrant à la construction de notre personnalité de surface. Car nous découvrons et pouvons connaître l'être intérieur qui, secrètement, pense et perçoit en nous, l'être vital qui, secrètement, sent et agit sur la vie à travers nous, l'être physique-subtil qui, secrètement, reçoit le contact des choses et y répond par l'intermédiaire de notre corps et de ses organes. Nos pensées, nos sentiments, nos émotions de surface sont faits d'impulsions complexes et confuses venant du dedans et d'impacts du dehors ; notre raison, notre intelligence organisatrice ne peuvent leur imposer qu'un ordre imparfait : mais nous trouvons en nous les sources séparées de nos énergies mentales, vitales et physiques, et pouvons distinguer clairement les opérations pures, les pouvoirs distincts, les composants de chacun et leur interaction dans la lumière limpide de la vision du moi. Nous constatons que les contradictions et les conflits de notre conscience de surface sont dus en grande partie aux tendances contraires ou discordantes des parties mentales, vitales et physiques de notre être qui s'opposent les unes aux autres et n'arrivent jamais à s'harmoniser; et celles-ci, à leur tour, sont largement dues à la discorde entre de nombreuses possibilités intérieures différentes de notre être et même entre différentes personnalités en nous qui, à chaque niveau, se trouvent derrière la disposition complexe et les tendances divergentes de notre nature de surface. Mais tandis qu'à la surface leur action est mélangée, confuse et conflictuelle, ici, dans nos profondeurs, on peut les voir et agir sur leur nature et leur action indépendantes et séparées, et leur harmonisation par l'être mental en nous, guide de la vie et du corps¹ — ou mieux, par l'entité psychique centrale —, est moins difficile à obtenir, à condition d'entreprendre cette tâche avec une volonté psychique et une volonté mentale justes. Si, en effet, c'est sous l'impulsion de l'ego vital que nous pénétrons dans l'être subliminal, il peut en résulter de graves dangers, un désastre ou, pour le moins, une amplification de l'ego, de l'affirmation de soi et du désir, et c'est alors l'ignorance, et non la connaissance, qui grandit et se renforce. De plus, nous trouvons dans cet être intérieur ou

¹manomayah prânasharîranetâ (Mundaka Upanishad, 2.2.7.).

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subliminal le moyen de distinguer directement ce qui s'élève du dedans de ce qui nous vient de l'extérieur, d'autrui ou de la Nature universelle, et il devient possible d'exercer un contrôle, un choix, de développer un pouvoir de réception, de rejet et de sélection volontaires, un pouvoir éclairé de construction de soi et d'harmonisation que nous ne possédons pas ou ne pouvons utiliser que très imparfaitement dans notre personnalité composite de surface, alors qu'il est la prérogative même de notre Personne intérieure. Car si nous pénétrons ainsi dans les profondeurs, l'être intérieur, qui n'est plus complètement voilé, plus obligé d'exercer une influence fragmentaire sur sa conscience instrumentale extérieure, peut s'exprimer sous une forme plus lumineuse dans notre vie au sein de l'univers physique.

En son essence, la connaissance de l'être intérieur possède les mêmes éléments que la connaissance de surface du mental extérieur, mais il y a entre eux la même différence qu'entre une demi-cécité et une plus grande clarté de conscience et de vision due à des instruments plus directs et plus puissants, et à un meilleur arrangement des éléments de connaissance. La connaissance par identité qui, en surface, se traduit par un sens inné, mais encore vague, de notre existence essentielle et une identification partielle avec nos mouvements intérieurs, peut ici s'approfondir et s'élargir, passant de cette perception essentielle indistincte et de cette sensation limitée à une conscience intrinsèque, claire et directe, de l'entité intérieure tout entière ; nous pouvons entrer en possession de la totalité de notre être mental et de notre être vital conscients, et arriver à la profonde intimité d'un contact direct qui pénètre et embrasse tous les mouvements de notre énergie mentale et vitale; nous appréhendons clairement et intimement, et nous sommes — mais plus librement et avec une meilleure compréhension — tous les devenirs de notre être, l'expression de soi intégrale du Purusha sur les niveaux actuels de notre nature. Mais il y a aussi, ou il peut y avoir en même temps que cette connaissance intime, une observation détachée des actions de la nature, observation faite par le Purusha, et, grâce à ce double état de connaissance, une grande possibilité d'atteindre à une maîtrise et une compréhension complètes. Tous les mouvements de l'être de surface peuvent être vus avec un détachement complet, mais aussi avec une vision directe dans la conscience, qui peut dissiper les illusions et les erreurs du moi de la conscience extérieure ; il existe une vision mentale plus perçante, un sens mental plus clair et plus exact de

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notre devenir subjectif, une vision qui, à la fois, connaît, commande et contrôle la nature entière. Si les parties psychique et mentale en nous sont fortes, le vital se laisse maîtriser et diriger jusqu'à un point difficilement accessible à la mentalité de surface ; même le corps et les énergies physiques peuvent être assumés par le mental et la volonté intérieurs et transformés en des instruments plus plastiques de l'âme, de l'être psychique. Par contre, si les parties mentale et psychique sont faibles, et que le vital soit fort et rebelle, notre pouvoir s'accroît du fait de cette entrée dans le vital intérieur, mais la discrimination et la vision détachée demeurent insuffisantes ; même si sa force et son étendue augmentent, la connaissance reste trouble et trompeuse ; une maîtrise de soi éclairée peut faire place à un vaste élan indiscipliné ou à une action égoïste rigidement disciplinée mais dévoyée. Car le subliminal est encore un mouvement de la Connaissance-Ignorance ; il possède une connaissance plus grande, mais aussi la possibilité d'une ignorance d'autant plus grande qu'elle s'affirme davantage. En effet, si la croissance de la connaissance de soi est ici chose normale, cette connaissance n'est pas immédiatement intégrale : la prise de conscience par contact direct, principal pouvoir du subliminal, n'y suffit pas, car ce peut être un contact avec de plus grands devenirs et de plus grands pouvoirs de la Connaissance, mais aussi avec de plus grands devenirs et de plus grands pouvoirs de l'Ignorance.

L'être subliminal a aussi un contact direct et plus large avec le monde ; il n'est pas limité, comme le Mental de surface, à l'interprétation des images et vibrations sensorielles, complétée par l'intuition mentale et vitale et par la raison. Sans doute existe-t-il un sens intérieur dans la nature subliminale : un sens subtil de la vision, de l'ouïe, du toucher, de l'odorat et du goût; mais ils ne se bornent pas à créer des images de choses appartenant au milieu physique — ils peuvent présenter à la conscience des images et des vibrations, visuelles, auditives, tactiles et autres, de choses qui. sont au-delà du domaine restreint des sens physiques ou qui appartiennent à d'autres plans ou sphères d'existence. Ce sens intérieur peut créer ou présenter des images, des scènes, des sons, plus symboliques que réels, ou qui représentent des possibilités en formation, des suggestions, des pensées, des idées, des intentions provenant d'autres êtres, ainsi que des formes-images de pouvoirs ou de potentialités dans la Nature universelle ; il n'y a rien qu'il ne puisse figurer, visualiser, transmuer en des formes sensorielles. En réalité, c'est le subliminal et non le mental extérieur qui possède les pouvoirs de

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télépathie, de voyance, de seconde vue et autres facultés supranormales dont l'apparition dans la conscience de surface est due à des ouvertures ou des fissures dans le mur que l'aveugle labeur d'individualisation de la personnalité extérieure a érigé, et qui la sépare du domaine intérieur de notre être. Il faut cependant noter que, du fait de cette complexité, l'action du sens subliminal peut créer la confusion ou induire en erreur, surtout si elle est interprétée par le mental extérieur pour qui le secret de son action est inconnu et ses principes de construction par signes et ses langages figuratifs symboliques sont étrangers; un plus grand pouvoir intérieur d'intuition, de sensibilité, de discrimination est nécessaire pour juger et interpréter correctement ses images et ses expériences. Néanmoins, il est indéniable que ces sens subtils enrichissent considérablement les possibilités et l'étendue de notre connaissance et qu'ils élargissent les étroites limites où notre conscience physique extérieure, captive des sens, se trouve réduite et emprisonnée.

Plus important encore est le pouvoir qu'a le subliminal d'établir un contact direct de conscience avec une autre conscience ou avec des objets, d'agir sans autre instrumentation, par un sens essentiel inhérent à sa propre substance, par une vision mentale directe, par un sentiment direct des choses, voire par un étroit embrassement et une intime pénétration d'où il ramène le contenu de ce qu'il a embrassé ou pénétré, par une suggestion ou un impact direct sur la substance du mental lui-même, et non par des signes ou des images extérieurs une suggestion révélatrice ou un impact de pensées, de sentiments, de forces qui se transmet automatiquement. C'est par ces moyens que l'être intérieur acquiert une connaissance spontanée immédiate, intime et précise des personnes, des objets, des énergies occultes et pour nous intangibles de la Nature universelle qui nous entourent et se heurtent à notre personnalité, à notre nature physique, à notre force mentale et vitale. Dans notre mentalité de surface, nous percevons parfois une conscience qui peut sentir ou connaître les pensées d'autrui et leurs réactions intérieures, ou nous prenons conscience des objets ou des événements sans aucune intervention visible des sens, ou il nous arrive d'exercer des pouvoirs supranormaux par rapport à notre capacité ordinaire ; mais ces capacités sont occasionnelles, rudimentaires, vagues. Elles sont l'apanage de notre moi subliminal caché et elles émergent quand ses pouvoirs ou ses fonctionnements propres viennent à la surface. Ces opérations qui émergent de l'être subliminal, ou certaines

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d'entre elles, sont à l'heure actuelle partiellement étudiées sous le nom de phénomènes psychiques — bien qu'en général elles n'aient rien à voir avec la psyché, l'âme, l'entité la plus profonde en nous, mais seulement avec le mental intérieur, le vital intérieur, les parties physiques-subtiles de notre être subliminal ; toutefois, les résultats obtenus ne peuvent être concluants ni suffisamment étendus, car les méthodes de recherche et d'expérimentation et les critères d'évaluation appartiennent au mental de surface et à son système de connaissance par contact indirect. Dans ces conditions, il n'est possible de les étudier que dans la mesure où elles peuvent se manifester dans un mental pour lequel elles sont exceptionnelles, anormales ou supranormales, et dont l'apparition est donc relativement rare, difficile, incomplète. Ce n'est que si nous pouvons percer le mur qui sépare le mental extérieur de la conscience intérieure pour laquelle de tels phénomènes sont normaux, ou si nous pouvons pénétrer librement au-dedans ou y demeurer, que ce royaume de connaissance peut être véritablement expliqué, annexé à notre conscience totale et inclus dans le champ où opère la force éveillée de notre nature.

Dans notre mental de surface, nous n'avons aucun moyen direct de connaître d'autres hommes, qui sont pourtant de notre espèce, ont une mentalité similaire et sont bâtis vitalement et physiquement sur le même modèle. Nous pouvons acquérir une connaissance générale du mental et du corps humains et la leur appliquer à l'aide des nombreux signes extérieurs, constants et habituels qui traduisent les mouvements humains intérieurs qui nous sont familiers. Ces jugements sommaires peuvent être encore enrichis par notre expérience du caractère et des habitudes personnels, par l'application instinctive de ce que nous connaissons de nous-mêmes à notre compréhension et notre jugement d'autrui, par ce que nous déduisons du langage et du comportement, et par ce que l'observation et la sympathie nous permettent de percevoir intimement. Mais les résultats sont toujours incomplets et très fréquemment trompeurs ; nos déductions sont le plus souvent des constructions erronées, notre interprétation des signes extérieurs une fallacieuse conjecture, notre application de la connaissance générale ou de notre connaissance de nous-mêmes, confrontée à d'insaisissables facteurs de différence personnelle, se trouve désemparée, et notre perception intérieure elle-même est trop incertaine pour être fiable. Les êtres humains sont donc comme des étrangers les uns pour les autres, liés dans le meilleur des cas par une sympathie très partielle

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et une expérience commune; nous ne connaissons pas suffisamment, nous ne connaissons pas aussi bien que nous-mêmes — et c'est déjà bien peu — les êtres qui nous sont le plus proches. Mais dans là conscience intérieure subliminale, il est possible de prendre directement conscience des pensées et des sentiments qui nous entourent, de sentir leur impact, de voir leurs mouvements ; lire dans un mental et dans un cœur devient une tâche moins difficile, une tentative moins incertaine. Il y à un constant échange mental, vital, physique-subtil entre tous ceux qui se rencontrent ou qui vivent ensemble, dont ils sont eux-mêmes inconscients, sauf dans la mesure où ils sont touchés par ces impacts et interpénétrations, sous forme de résultats sensibles, tels que la parole, l'action et le contact extérieur; pour la majeure partie, cet échange se fait de façon subtile et invisible, car il agit indirectement, en touchant les parties subliminales et, à travers elles, la nature extérieure. Mais lorsque' nous devenons conscients dans ces parties subliminales, nous prenons aussi conscience de toute cette interaction, de cet échange subjectif, de cette interpénétration, et dès lors il n'est plus inévitable que nous soyons involontairement soumis à leur impact et à leurs effets ; nous pouvons lès accepter ou les rejeter, nous défendre ou nous isoler. En même temps, notre action sur autrui n'est plus nécessairement ignorante ou involontaire et souvent nuisible malgré nous; ce peut être une aide consciente, un lumineux échange et un compromis fructueux, un pas vers une compréhension ou une union intérieures, et non, comme à présent, une association de nature séparative dont l'intimité et l'unité demeurent restreintes, limitée par beaucoup d'incompréhension et souvent alourdie ou menacée par une masse de malentendus, de fausses interprétations et d'erreur mutuelles.

Tout aussi important serait le changement dans nos rapports avec les forces cosmiques impersonnelles qui nous entourent. Ces forces, nous ne les connaissons que par leurs effets, par le peu que nous pouvons saisir de leur action et de leurs conséquences visibles. Nous avons une certaine connaissance, principalement des forces physiques universelles, mais nous vivons constamment au milieu d'un tourbillon de forces mentales et vitales invisibles dont nous ne savons rien ; nous ne sommes même pas conscients de leur existence. À tout ce mouvement et toute cette action invisibles, la conscience intérieure subliminale peut ouvrir notre perception, car elle en a une connaissance par contact direct, par vision intérieure, par une sensibilité psychique ; mais elle ne

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peut encore éclairer notre nature extérieure, superficielle et obtuse, que par des avertissements, des prémonitions, des attractions et répulsions d'idées, des suggestions, d'obscures intuitions — toutes choses à présent inexplicables —, c'est-à-dire par le peu qu'elle parvient à faire passer imparfaitement à la surface. Non seulement l'être intérieur a-t-il un contact direct et concret avec le mobile et le mouvement immédiat de ces forces universelles et sent les résultats de leur action présente, mais il peut aussi, dans une certaine mesure, prédire ou prévoir leur action ultérieure. Il y a, dans nos parties subliminales, un plus grand pouvoir de surmonter la barrière du temps, de percevoir ou de ressentir la vibration d'événements à venir, de circonstances éloignées, et même de voir dans le futur. Il est vrai que cette connaissance propre à l'être subliminal n'est pas complète, car elle est un mélange de connaissance et d'ignorance, et ses perceptions ont autant de chance d'être fausses que d'être vraies, puisqu'elle agit non par identité, mais par contact direct; c'est en outre une connaissance séparatrice, bien qu'elle soit, même dans la séparation, plus intime que tout ce que gouverne notre nature de surface. Mais on peut remédier à ce pouvoir mélangé de la nature intérieure mentale et vitale — qui peut atteindre aussi bien une plus grande ignorance qu'une plus grande connaissance —, en allant plus profondément encore, jusqu'à l'entité psychique qui soutient notre vie et notre corps individuels. Il y. a en effet une personnalité d'âme représentative de cette entité, déjà construite en nous, qui met en avant un pur élément psychique dans notre être naturel ; mais cet élément plus épuré de notre constitution normale n'est pas encore dominant et il n'a qu'une action limitée. Notre âme ne guide pas ouvertement ni ne gouverne notre pensée et nos actes ; elle doit, pour s'exprimer, s'appuyer sur ses instruments, le mental, le vital et le physique, et elle est constamment subjuguée par notre mental et notre force vitale. Mais une fois qu'elle arrive à rester en communion constante avec sa propre réalité occulte plus vaste — ce qui ne peut se produire qu'en pénétrant profondément dans nos parties subliminales —, elle n'est plus dépendante, elle peut devenir puissante et souveraine, dotée d'une perception spirituelle intrinsèque de la vérité des choses et d'un discernement spontané qui sépare cette vérité de la fausseté de l'Ignorance et de l'Inconscience, distingue le divin du non-divin dans la manifestation et, ainsi, peut être le guide lumineux des autres parties de notre nature. C'est alors, en vérité, que peut se produire le tournant vers une transformation et une connaissance intégrales.

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Tels sont les fonctionnements dynamiques et les valeurs pragmatiques de la cognition subliminale ; mais ce qui nous importe dans notre recherche actuelle est d'apprendre, par son mode d'action, le caractère exact de cette cognition plus profonde et plus vaste et comment elle se rattache à la connaissance vraie. Son caractère principal est une connaissance par contact direct de la conscience avec son objet, ou de la conscience avec une autre conscience ; mais finalement nous découvrons que ce pouvoir est le résultat d'une secrète connaissance par identité, qui se traduit par une prise de conscience séparatrice des choses. En effet, si dans le contact indirect propre à notre conscience normale et à notre cognition de surface, c'est la rencontre ou la friction de l'être vivant avec l'existence extérieure qui éveille l'étincelle de connaissance consciente, c'est ici un certain contact qui active une secrète connaissance préexistante et l'amène à la surface. Car la conscience est une dans le sujet et l'objet, et, dans le contact d'existence à existence, cette identité amène à la lumière ou éveille dans le moi la connaissance endormie de cet autre moi qui lui est extérieur. Mais tandis que cette connaissance préexistante remonte jusqu'au mental de surface comme une connaissance acquise, elle s'élève dans le subliminal comme une chose vue, saisie du dedans, remémorée pour ainsi dire, ou, quand elle est pleinement intuitive, évidente en soi pour la perception intérieure; ou bien, une fois le contact établi, elle peut être tirée de l'objet, mais avec une réponse immédiate comme à quelque chose d'intimement reconnaissable. Dans la conscience de surface, la connaissance se représente comme une vérité vue de l'extérieur, projetée sur nous depuis l'objet, ou comme une réponse au contact qu'il exerce sur les sens, comme une reproduction perceptive de son actualité objective. Notre mental de surface est obligé de s'expliquer ainsi à lui-même sa connaissance, car dans le mur qui le sépare du monde extérieur, sont percées les portes des sens et par ces portes, il peut saisir la surface des objets extérieurs, mais pas ce qui se trouve au-dedans. Mais il n'existe aucune ouverture toute faite entre lui-même et son être intérieur : incapable de voir ce qu'il y a dans son moi plus profond ou d'observer le processus de la connaissance venant du dedans, il n'a d'autre choix que d'accepter ce qu'il voit en fait — l'objet extérieur — comme la cause de sa connaissance. Ainsi toute notre connaissance mentale des choses se représente-t-elle à nous comme objective, une vérité qui nous est imposée de l'extérieur ; notre connaissance est un reflet ou une construction réactive, reproduisant en nous une forme ou une image ou un schéma mental de quelque chose

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qui n'est pas en notre être. En fait, c'est une réponse cachée et plus profonde au contact, une réponse venant du dedans qui, de là, projette une connaissance intérieure de l'objet, cet objet faisant lui-même partie de notre moi plus vaste ; mais à cause du double voile — le voile entre notre moi intérieur et notre moi de surface ignorant, et le voile entre ce moi de surface et l'objet contacté —, ce n'est qu'une image, une représentation imparfaite de la connaissance intérieure, qui se forme à la surface.

Cette affiliation, cette méthode cachée de notre connaissance, obscure et non évidente pour notre mentalité présente, devient claire et évidente quand l'être intérieur subliminal brise les limites de son individualité et, entraînant avec lui notre mental de surface, pénètre dans la conscience cosmique. Le subliminal est séparé du cosmique par la limitation des enveloppes plus subtiles — mentale, vitale, physique-subtile — de notre être, de même que la nature superficielle est séparée de la Nature universelle par l'enveloppe physique grossière, le corps; mais le mur qui l'entoure est plus transparent, c'est en fait moins un mur qu'une clôture. En outre, une formation de la conscience du subliminal se projette au-delà de toutes ces enveloppes et forme un circumconscient, une partie de lui-même qui l'entoure, à travers lequel il reçoit les contacts du monde et peut en prendre conscience et les examiner avant qu'ils n'entrent. Le subliminal peut élargir indéfiniment cette enveloppe circumconsciente et étendre de plus en plus sa projection de lui-même dans l'existence cosmique qui l'environne, jusqu'au point où il peut briser complètement la paroi séparatrice et passer au travers, s'unir, s'identifier avec l'être cosmique, se sentir universel, un avec toute existence. Cette liberté d'entrer dans le moi cosmique et la nature cosmique apporte une grande libération à l'être individuel; il assume une conscience cosmique, devient l'individu universel. Le premier résultat de cette expérience, lorsqu'elle est complète, est la réalisation de l'esprit cosmique, du moi unique qui demeure en l'univers, et cette union peut même entraîner une disparition du sens de l'individualité, une fusion de l'ego dans l'être-du-monde. Un autre résultat courant est une complète ouverture à l'énergie universelle, en sorte qu'on la sent agir à travers le mental, la vie et le corps et que l'on perd le sens de l'action individuelle. Mais plus généralement, les résultats sont d'une moindre ampleur; il y a une prise de conscience directe de l'être et de la nature universels, une plus grande ouverture du mental au Mental cosmique et à ses énergies, à. la Vie cosmique et à ses énergies, à la Matière cosmique et à ses énergies.

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Un certain sens de l'unité de l'individu avec le cosmique, la perception que le monde est contenu dans la conscience et aussi que l'on fait intimement partie de la conscience universelle, peuvent devenir des expériences fréquentes ou constantes lorsque cette ouverture se produit; un plus grand sentiment d'unité avec les autres êtres en est la conséquence naturelle. C'est alors que l'existence de l'Être cosmique devient une certitude et une réalité, et cesse d'être une perception de la pensée.

Mais la conscience cosmique des choses est fondée sur la connaissance par identité; car l'Esprit universel se connaît comme le Moi de tout, connaît tout comme étant lui-même et en lui-même, connaît toute nature comme faisant partie de sa nature. Il est un avec tout ce qu'il contient et le connaît par cette identité et une proximité compréhensive, car il y a en même temps identité et dépassement ; et si, du point de vue de l'identification, il y a unité et connaissance complète, du point de vue du dépassement il y a inclusion et pénétration — une cognition qui embrasse, un sens et une vision qui pénètrent chaque chose et toutes choses. Car l'Esprit cosmique demeure en chacune et en toutes, mais il est plus que toutes ; il y a donc dans sa vision de lui-même et sa vision du monde un pouvoir séparateur qui empêche la conscience cosmique d'être emprisonnée dans les objets et les êtres où elle demeure: elle demeure en eux en tant qu'esprit et pouvoir imprégnant tout; l'individualisation, quelle qu'elle soit, appartient en propre à la personne ou l'objet, mais elle ne lie pas l'Être cosmique. Celui-ci devient chaque chose sans cesser d'être sa propre existence plus vaste qui contient tout. Il y a donc ici une vaste identité universelle contenant des identités plus petites; quelle que soit la cognition séparatrice qui existe ou qui entre dans la conscience cosmique, elle doit reposer sur cette double identité et elle ne la contredit pas. S'il est besoin d'un retrait et d'une connaissance par séparation et contact, c'est encore une séparation dans l'identité, un contact dans l'identité ; car l'objet contenu fait partie du moi de ce qui le contient. C'est seulement quand intervient une séparativité plus radicale que l'identité se voile et projette une connaissance moindre, directe ou indirecte, qui n'est pas consciente de sa source ; et pourtant c'est toujours l'océan d'identité qui projette à la surface les vagues ou l'écume d'une connaissance directe ou indirecte.

Voilà pour ce qui Concerne la conscience; pour ce qui concerne l'action, les énergies cosmiques, on voit que celles-ci se meuvent en

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masses, en vagues, en courants qui constituent et reconstituent sans cesse êtres et objets, mouvements et événements, pénétrant en eux, passant à travers eux, se formant en eux, se projetant hors d'eux sur d'autres êtres et d'autres objets. Chaque individu naturel est un réceptacle de ces forces cosmiques et une dynamo servant à les propager ; de l'un à l'autre passe un courant constant d'énergies mentales et vitales qui s'écoulent également en ondes et en courants cosmiques tout autant que les forces de la Nature physique. Cette action est voilée pour la perception et la connaissance directes de notre mental de surface, mais l'être intérieur la connaît et la sent, bien que ce soit seulement par un contact direct ; quand l'être entre dans la conscience cosmique, il est encore plus largement, plus inclusivement, plus intimement conscient de ce jeu des forces cosmiques. Cependant, bien que la connaissance soit alors plus complète, sa dynamisation ne peut être que partielle; car si une unification fondamentale ou Statique avec le moi cosmique est possible, l'unification active et dynamique avec la Nature cosmique est nécessairement incomplète. Au niveau du mental et de la vie, même quand nous perdons le sens de l'existence distincte de notre moi, le jeu des énergies doit être, en sa nature même, une sélection par individualisation ; l'action est celle de l'Énergie cosmique, mais sa formation individuelle dans la dynamo vivante demeure son mode de fonctionnement. Car la dynamo de l'individualité sert précisément à choisir, concentrer et formuler les énergies choisies et à les projeter en des courants formés et canalisés ; si une énergie totale s'écoulait, cela signifierait que cette dynamo n'a plus d'utilité, qu'elle pourrait être abolie ou mise hors service ; au lieu d'une activité du mental, de la vie et du corps individuels, il n'y aurait qu'un centre, ou chenal, individuel mais impersonnel, par quoi les forces universelles, non sélectives, s'écouleraient sans entraves. Cela peut arriver, mais impliquerait une plus haute spiritualisation dépassant de beaucoup le niveau mental ordinaire. Dans la saisie statique de la connaissance cosmique par identité, le subliminal universalisé peut se sentir un avec le moi cosmique et le moi secret de tous les autres moi ; mais la dynamisation de cette connaissance n'irait pas au-delà d'une traduction de ce sens d'identité en un plus grand pouvoir et une plus grande intimité de ce contact direct de la conscience avec tous, en un impact plus large, plus intime, plus puissant et plus efficace de la force de la conscience sur les choses et les personnes, ainsi qu'en un pouvoir d'inclusion et de pénétration effectives, de vision et de sentiment intimes dynamisés, et d'autres pouvoirs de cognition et d'action propres à cette nature plus vaste.

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Par conséquent, dans le subliminal, même élargi en la conscience cosmique, nous accédons à une plus grande connaissance mais pas à la connaissance complète et originelle. Pour aller plus loin et voir ce que la connaissance par identité est en sa pureté, de quelle façon et dans quelle mesure elle engendre, admet ou utilise les autres pouvoirs de la connaissance, il nous faut dépasser le mental et la vie intérieurs et le physique-subtil pour atteindre les deux autres extrémités du subliminal, interroger le subconscient et entrer en contact avec le supraconscient ou y pénétrer. Mais dans le subconscient tout est aveugle, c'est un universalisme obscur, tel qu'on le voit dans la conscience de masse, un individualisme tout aussi obscur, anormal pour nous, ou mal formé et instinctif : ici, dans le subconscient, une obscure connaissance par identité, comme celle que nous avons déjà découverte dans l'Inconscience" est la base, mais elle ne se révèle pas ni ne révèle son secret. Les étendues supraconscientes supérieures sont fondées sur la conscience spirituelle libre et lumineuse, et c'est là que nous pouvons remonter jusqu'à la source du pouvoir de connaissance originel et percevoir l'origine et la différence des deux ordres distincts, la connaissance par identité et la connaissance séparatrice.

Dans la suprême Existence intemporelle, pour autant que nous la connaissions par son reflet dans l'expérience spirituelle, existence et conscience ne font qu'un. Nous sommes habitués à identifier la conscience à certaines opérations du mental et des sens et, quand elles sont absentes ou dormantes, nous disons de cet état d'être qu'il est inconscient. Mais la conscience peut exister là où il n'y a pas d'opérations manifestes, où aucun indice ne la révèle, même là où elle est retirée des objets et absorbée en la pure existence ou involuée dans une apparenté non-existence. Elle fait intrinsèquement partie de l'être, elle existe en soi et n'est abolie ni par le repos et l'inaction, ni par ce qui la voile ou la recouvre, ni par absorption inerte ou involution ; elle est présente dans l'être, même quand son état prend pour nous l'apparence d'un sommeil sans rêves, d'une transe aveugle ou d'une abolition de la conscience, ou d'une absence. Dans l'état suprême intemporel où la conscience est une avec l'être et immobile, elle n'est pas une réalité séparée, mais purement et simplement la prise de conscience de soi inhérente à l'existence. Il n'est aucun besoin de la connaissance, et ses opérations n'existent pas. L'être est pour lui-même évident en soi : il n'a pas besoin de se regarder pour se connaître ou pour apprendre qu'il est. Mais si cela est évidemment

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vrai de l'existence pure, cela est également vrai de la Toute-Existence primordiale ; de même, en effet, que l'Existence-en-soi spirituelle est intrinsèquement consciente de son moi, de même celle-ci est-elle intrinsèquement consciente de tout ce qui est en son être : ce n'est pas par un acte de connaissance qui s'exprime par un regard sur soi, par une observation de soi, mais par la même prise de conscience inhérente ; elle est intrinsèquement et totalement consciente de tout ce qui est, du fait même que tout est elle. Ainsi conscient de son existence en soi intemporelle, l'Esprit, l'Être perçoit de la même façon — intrinsèquement, absolument, totalement, sans nul besoin d'un regard ou d'un acte de connaissance, puisqu'il est tout — l'Existence dans le Temps et tout ce qui est dans le Temps. C'est la perception essentielle par identité ; appliquée à l'existence cosmique, elle signifierait une conscience essentielle, évidente en soi et automatique, de l'univers par l'Esprit, parce qu'il est tout et que tout est son être.

Il y a cependant un autre état de perception spirituelle qui nous paraît être un développement à partir de cet état et de ce pouvoir de pure conscience de soi, voire une première divergence, mais qui, en fait, demeure pour elle normal et intime ; car la perception par identité est toujours la substance même de toute la connaissance de soi de l'Esprit, mais sans changer ni modifier sa propre nature éternelle, elle admet en elle une perception subordonnée simultanée par inclusion et immanence. L'Être, l'Existant-en-Soi voit toutes les existences en son existence unique ; il les contient toutes et les connaît comme êtres de son être, consciences de sa conscience, pouvoirs de son pouvoir, béatitudes de sa béatitude; nécessairement, il est en même temps le Moi en elles et connaît tout en elles par son ipséité immanente qui imprègne tout. Et pourtant cette prise de conscience existe de façon intrinsèque, évidente en soi, automatique, elle n'a besoin d'aucun acte, d'aucun regard ou d'aucune opération de la connaissance ; car ici la connaissance n'est pas un acte, mais un état pur, perpétuel et inné. À la base de toute connaissance spirituelle, se trouve cette conscience d'identité et par identité qui connaît tout ou est simplement consciente de tout comme soi-même. Traduit en notre mode de conscience, cela devient la triple connaissance ainsi formulée dans l'Upanishad : " Celui qui voit toutes les existences dans le Moi ", " Celui qui voit le Moi dans toutes les existences"," Celui en qui le Moi est devenu toutes les existences " — inclusion, immanence et identité. Mais dans l'a

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conscience fondamentale, cette vision est une perception spirituelle du moi, c'est la propre lumière de l'être et non pas un regard séparateur ou un regard sur le moi qui change ce moi en objet. Dans cette expérience fondamentale du moi, un regard de la conscience peut cependant se manifester et, bien qu'il représente une possibilité inhérente et soit un pouvoir de l'esprit inévitablement contenu en lui-même, il n'est pas un élément premier et actif de la luminosité et de l'évidence concentrées, intrinsèques, propres à la conscience suprême. Ce regard appartient à un autre état de la conscience spirituelle suprême ou le suscite — un état où commence la connaissance telle que nous en avons l'expérience. Il y a un état de conscience et en lui, intimement lié à lui, il y a l'acte de connaître : l'Esprit se regarde, il devient le connaissant et le connu et, d'une certaine manière, le sujet et l'objet — ou plutôt le sujet-objet qui ne font plus qu'un — de sa propre connaissance de soi. Mais ce regard, cette connaissance est encore intrinsèque, évidente en soi, c'est encore un acte d'identité ; ce n'est pas le commencement de ce que nous percevons comme la connaissance séparatrice.

Cependant, quand le sujet se retire un peu de lui-même en tant qu'objet, certains pouvoirs tertiaires de connaissance spirituelle, de connaissance par identité, font leur première apparition, et ils sont les sources de nos modes habituels de connaissance. Il y a une vision spirituelle intime, un influx et une pénétration spirituelles qui imprègnent tout, un sentiment spirituel où l'on voit tout comme soi-même, où l'on sent tout comme soi-même, où tout ce que l'on touche est soi-même. Il y a un pouvoir de perception spirituelle de l'objet et de tout ce qu'il contient ou de tout ce qu'il est : il est perçu en une identité qui embrasse et pénètre, l'identité elle-même constituant la perception. Il y a une conception spirituelle qui est la substance originelle de la pensée — non la pensée qui découvre l'inconnu, mais celle qui tire l'intrinsèquement connu de nous-mêmes et le situe dans l'espace du moi dans un être élargi de la conscience de soi, comme objet de la connaissance de soi conceptuelle. Il y a une émotion spirituelle, un sens spirituel, l'un se mêle étroitement à l'un, l'être à l'être, la conscience à la conscience, la félicité d'être à la félicité d'être. Il y a la joie d'une intime séparativité dans l'identité, de relations où l'amour s'unit à l'amour en une suprême unité, un délice des multiples pouvoirs, vérités, êtres de l'Un éternel, des formes du Sans-Forme. Tout le jeu du devenir dans l'être fonde son expression de soi sur ces pouvoirs de la conscience de l'Esprit.

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Mais en leur origine spirituelle, tous ces pouvoirs sont essentiels, et non instrumentaux ; ils ne sont pas organisés, inventés ou créés ; ils sont la substance lumineuse, consciente de soi de l'Identique spirituel agissant sur lui-même et en lui-même, esprit devenu vision, esprit vibrant comme sentiment, esprit lumineux en soi devenu perception et conception. Tout, en fait, est la connaissance par identité, chargée de son propre pouvoir, se mouvant elle-même dans la multiforme ipséité de sa conscience une. L'expérience de soi infinie de l'Esprit se meut entre une pure identité et une identité multiple, la félicité d'une union intimement différenciée et d'une immersion en sa propre extase.

Une connaissance séparatrice apparaît quand le sens de la différenciation l'emporte sur le sens de l'identité; le moi connaît encore son identité avec l'objet, mais pousse à l'extrême le jeu de l'intime séparativité. D'abord il n'y a pas de sens du moi et du non-moi, mais seulement du moi et d'un autre-moi. Une certaine connaissance de l'identité et par identité existe encore, mais elle tend à être recouverte, puis submergée, puis remplacée par la connaissance par échange mutuel et contact, de telle sorte qu'elle se présente comme une prise de conscience secondaire, comme si elle était le résultat, et non plus la cause, du contact mutuel, du toucher qui imprègne et enveloppe encore, de l'intimité interpénétrante des moi séparés. Finalement, l'identité disparaît derrière le voile, et il y a le jeu de l'être avec d'autres êtres, de la conscience avec d'autres consciences : une identité fondamentale subsiste, mais on n'en a pas l'expérience ; elle est remplacée par une saisie directe et un contact pénétrant, par une fusion et un échange. C'est par cette interaction qu'une connaissance plus ou moins intime, une prise de conscience mutuelle ou une prise de conscience de l'objet, demeure possible. Il n'y a pas le sentiment d'un moi rencontrant un moi, mais il y a mutualité; il n'y a pas encore une entière séparativité, une altérité et une ignorance complètes. C'est une conscience diminuée, mais elle conserve quelque pouvoir de la connaissance originelle, amoindri par la division, par la perte de sa plénitude essentielle et primordiale, opérant par division, se rapprochant de son objet, mais sans pouvoir s'unir à lui. Elle a le pouvoir d'inclure l'objet dans sa conscience, et, en l'embrassant ainsi, de le percevoir et de le connaître; mais c'est l'inclusion d'une existence, maintenant extériorisée, dont nous devons faire un élément de notre moi au moyen d'une connaissance acquise ou recouvrée, par une pression de la conscience sur l'objet, une concentration qui permet

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de posséder l'objet, de l'intégrer à notre existence. Le pouvoir de pénétration subsiste, mais il a perdu son expansion naturelle et ne conduit pas à l'identité; il recueille ce qu'il peut, prend ce qu'il acquiert ainsi et porte au sujet le contenu de l'objet de connaissance. Il peut encore y avoir un contact direct et pénétrant de conscience à conscience, créant une connaissance vivante et intime, mais elle se limite aux points ou à l'étendue du contact. Il y a encore un sens, une vision-de-conscience, un sentiment-de-conscience directs, qui peuvent voir et sentir ce qui est dans l'objet comme ce qui est à l'extérieur et à la surface. Il y a encore une pénétration mutuelle et un échange d'être à être, de conscience à conscience, des ondes de pensée, de sentiment, d'énergie de toutes sortes, qui peuvent constituer un mouvement de sympathie et d'union ou d'opposition et de lutte. Il peut y avoir une tentative d'unification en possédant autrui ou en acceptant d'être possédé par une autre conscience ou un autre être; ou il peut y avoir un élan vers l'union par inclusion réciproque, pénétration, possession mutuelle. Celui qui connaît par contact direct perçoit toute cette action et cette interaction, et c'est sur cette base qu'il organise ses relations avec le monde où il vit. Telle est l'origine de la connaissance obtenue par contact direct de la conscience avec son objet, qui est normale pour notre être intérieur, mais étrangère, ou peu familière, pour notre nature de surface.

Cette première ignorance séparatrice est évidemment encore un. jeu de la connaissance, mais d'une connaissance séparatrice limitée, un jeu de l'être divisé agissant sur une réalité d'unité fondamentale et n'arrivant qu'à un résultat ou un aboutissement imparfaits de l'unité cachée. La perception intrinsèque complète de l'identité et l'acte de connaissance par identité appartiennent à l'hémisphère supérieur de l'existence : cette connaissance par contact direct est la principale caractéristique des plus hauts plans mentaux supraphysiques de la conscience, auxquels notre être superficiel est fermé par un mur d'ignorance ; sous une forme diminuée et plus séparatrice, elle appartient en propre aux plans supraphysiques moins élevés du mental ; c'est ou ce peut être un élément dans tout ce qui est supraphysique. C'est l'instrumentation majeure de notre moi subliminal, son moyen central de perception ; car le moi subliminal, ou être intérieur, est une projection qui, depuis ces plans supérieurs, entre en contact avec la subconscience, et il hérite du caractère de la conscience de ses plans d'origine avec lesquels il est intimement associé ou demeure en contact par affinité. Dans notre

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être .extérieur, nous sommes des enfants de l'Inconscience; notre être intérieur fait de nous les héritiers des plus hauts sommets du mental, de la vie et de l'esprit : plus nous nous ouvrons vers le dedans, allons au-dedans, vivons au-dedans, recevons du dedans, plus nous échappons à la sujétion à notre origine inconsciente, et nous nous dirigeons vers tout ce qui est à présent supraconscient pour notre ignorance.

L'ignorance devient complète quand l'être se sépare entièrement de l'être: le contact direct de conscience à conscience est alors entièrement voilé ou lourdement recouvert, même s'il persiste dans nos parties subliminales, de même qu'existent encore, bien qu'elles soient complètement cachées et n'agissent pas directement, l'identité et l'unité secrètes sous-jacentes. À la surface, il y a un état de séparation complète, une division en moi et non-moi ; il y a la nécessité d'établir un rapport avec le non-moi, mais pas de moyen direct de le connaître ou de le maîtriser. La Nature crée alors des moyens indirects, un contact par les organes physiques des sens, une pénétration d'impacts extérieurs par les courants nerveux, une réaction du mental dont l'action coordinatrice aide et complète l'activité des organes physiques — ce sont là des méthodes de connaissance indirecte, car la conscience est obligée de se fier à ces instruments et ne peut agir directement sur l'objet. À ces moyens s'ajoutent une raison, une intelligence et une intuition qui se saisissent des communications qui leur sont ainsi apportées indirectement, les mettent toutes en ordre et utilisent leurs données pour obtenir autant de connaissance, de maîtrise et de possession du non-moi, ou bien autant d'unité partielle avec lui, que la division originelle le permet à l'être séparé. Ces moyens sont manifestement insuffisants, souvent inefficaces,. et la; base indirecte des opérations du mental afflige la connaissance d'une incertitude fondamentale; mais cette insuffisance initiale est inhérente à la nature même de notre existence matérielle et de toute existence encore enchaînée qui émerge de l'Inconscience.

L'Inconscience est une reproduction inversée de la supraconscience suprême : elle a le même absolu d'être et d'action automatique, mais en une vaste transe involuée ; c'est l'être perdu en lui-même, plongé en son propre abîme d'infinité. Au lieu d'une lumineuse absorption dans l'existence-en-soi, c'est une ténébreuse involution — ces " ténèbres voilées par les ténèbres " dont parle le Rig-Véda, tama âsît tamasâ gûdham — qui lui donne l'apparence de la Non-Existence; au lieu

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d'une perception de soi inhérente et lumineuse, il y a une conscience plongée dans un abîme d'oubli de soi, inhérente en l'être mais non éveillée en l'être. Cependant, cette conscience involuée est encore une secrète connaissance par identité; elle porte en elle la perception de toutes les vérités de l'existence cachées en son obscur infini et, quand elle agit et crée — mais elle agit d'abord comme Énergie et non comme Conscience —r, tout est arrangé avec la précision et la perfection d'une connaissance intrinsèque. Dans toutes les choses matérielles réside une Idée-Réelle muette et involuée, une intuition substantielle efficace en soi, une perception exacte qui n'a point d'œil pour voir, une intelligence automatique élaborant ses conceptions non exprimées et non pensées, une sûreté de vision voyant aveuglément, une muette et infaillible sûreté de sentiment réprimé recouverte d'insensibilité qui effectue tout ce qui doit être effectué. Tout cet état et toute cette action de l'Inconscient correspondent très évidemment au même état et à la même action de la pure Supraconscience, mais traduits en termes d'obscurité fondamentale au lieu de la lumière fondamentale originelle. Inhérents à la forme matérielle, ces pouvoirs ne sont pas possédés par la forme, mais ils œuvrent néanmoins en sa muette subconscience.

Dans cette connaissance, nous pouvons comprendre plus clairement les étapes de l'émergence de la conscience depuis l'involution jusqu'à son apparition dans le processus d'évolution, dont nous avons déjà essayé de donner une idée générale. L'existence matérielle a une individualité seulement physique, et non mentale, mais il y a en elle une Présence subliminale, l'Un Conscient dans les choses inconscientes, qui détermine l'opération de ses énergies immanentes. Si, comme on l'a affirmé, un objet matériel reçoit et retient l'impression des contacts des choses environnantes et si des énergies émanent de lui, en sorte qu'une connaissance occulte peut devenir consciente de son passé, peut nous rendre conscients de ces influences qu'il émane, l'éveil d'une Conscience intrinsèque et inorganisée qui imprègne la forme sans encore l'éclairer, doit être la cause de cette réceptivité et de ces capacités. Ce que nous voyons de l'extérieur, c'est que des objets matériels, tels les plantes et les minéraux, ont leurs pouvoirs, leurs propriétés, leurs influences inhérentes, mais comme ils n'ont pas de faculté ou de moyen de communication, c'est seulement quand ils sont mis en contact avec une personne ou un objet, ou quand ils sont utilisés consciemment par des êtres vivants que leurs influences peuvent devenir actives

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— et cette utilisation constitue l'aspect pratique de plus d'une science humaine. Mais ces pouvoirs et ces influences n'en sont pas moins des attributs de l'Être, et non d'une simple substance indéterminée, ce sont des forces de l'Esprit qui, par l'Énergie, émergent de son Inconscience où il s'est absorbé. Cette première action mécanique rudimentaire d'une énergie consciente inhérente et absorbée s'épanouit, dans les formes premières de la vie, en des vibrations de vie submentales qui impliquent une sensation involuée ; il y a une quête de croissance, de lumière, d'air, d'espace vital, un tâtonnement aveugle, encore interne, enfermé dans l'être immobile, incapable de formuler ses instincts, de communiquer, de s'extérioriser. Immobilité non organisée pour établir des rapports vivants, elle subit et absorbe les contacts, en inflige involontairement mais ne peut en imposer volontairement ; l'inconscience domine encore, élabore encore toute chose au moyen de la connaissance par identité, secrète et involuée. Elle n'a pas encore développé les moyens de contact superficiels d'une connaissance consciente. Ce nouveau développement commence avec la vie ouvertement consciente; nous y voyons la conscience emprisonnée faire effort pour surgir à la surface : c'est cette lutte qui oblige l'être vivant séparé à vouloir établir, si aveuglément que ce soit au début et dans d'étroites limites, des relations conscientes avec le reste de l'être universel au-dehors. C'est par la somme croissante des contacts qu'il peut recevoir et auxquels il peut réagir, et par la somme croissante des contacts qu'il peut tirer de lui-même ou imposer afin de répondre à ses besoins et à ses impulsions, que l'être de matière vivante développe sa conscience, passe de l'inconscience ou de la subconscience à une connaissance séparatrice et limitée.

Nous voyons alors tous les pouvoirs inhérents à la Conscience spirituelle originelle, existant en soi, apparaître lentement et se manifester dans cette conscience séparatrice qui se développe ; ce sont des activités réprimées, mais innées, de la connaissance par identité, secrète et involuée, qui émergent maintenant par degrés sous une forme étrangement diminuée et incertaine. D'abord, apparaît un sens grossier ou voilé qui se mue en des sensations précises soutenues par un instinct vital ou une intuition cachée ; puis une perception du mental-de-vie se manifeste, avec à l'arrière-plan une vision-conscience obscure et un obscur sentiment des choses; l'émotion apparaît, vibrante, en quête d'échange ; enfin, s'élève à la surface la conception, la pensée, la raison qui comprend et appréhende l'objet, combine ses

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données de connaissance. Mais tout cela est incomplet, encore mutilé par l'ignorance séparatrice et l'inconscience première obscurcissante; tout cela dépend de moyens extérieurs et n'a pas le pouvoir d'agir selon sa nature propre : la conscience ne peut agir directement sur la conscience ; la conscience mentale enveloppe et pénètre les choses de façon constructive, mais elle ne les possède pas réellement ; il n'y a pas connaissance par identité. Quand le subliminal parvient à imposer aux sens et au mental de surface certaines de ses activités secrètes pures, non traduites dans les formes ordinaires de l'intelligence mentale, alors seulement une action rudimentaire des méthodes plus profondes s'élève à la surface. Mais de telles émergences demeurent exceptionnelles; traversant brusquement la normalité de notre connaissance acquise et apprise, elles ont la saveur de l'anormal et du supranormal. Ce n'est qu'en nous ouvrant à notre être intérieur ou en y pénétrant, qu'une prise de conscience intime et directe peut s'ajouter à la prise de conscience extérieure indirecte. Seul un éveil à notre âme la plus profonde ou à notre moi supraconscient peut amener un début de connaissance spirituelle, avec l'identité comme base, pouvoir constitutif et substance intrinsèque.

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