Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
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Le nom de Cela est félicité; en tant que félicité nous devons L'adorer et Le rechercher.
Kéna Upanishad. IV, 6.
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Cette conception d'une joie d'être fondamentale et inaliénable dont toutes les sensations extérieures ou superficielles sont un jeu positif, négatif ou neutre, écume ou vagues de cette profondeur infinie, nous amène à la vraie solution du problème qui nous occupe. Le moi des choses est une existence infinie et indivisible; la nature essentielle, le pouvoir essentiel de cette existence est la force infinie, impérissable, d'un être conscient de soi; et la nature essentielle, l'essentielle connaissance de soi de cette conscience de soi est également une joie d'être infinie et inaliénable. Dans le sans-forme et dans toutes les formes, dans l'éternelle conscience de l'être infini et indivisible et dans les apparences multiformes de la division finie, cette existence en soi préserve perpétuellement sa joie intrinsèque. De même que, dans l'apparente inconscience de la Matière, notre âme croît et s'affranchit de ses propres habitudes superficielles et de son propre mode d'existence consciente de soi pour découvrir cette infinie Force-Consciente, constante, immobile, enveloppante, de même, dans l'apparente nonsensation de la Matière, elle finit par découvrir, par s'accorder à une Félicité consciente et infinie, imperturbable, extatique, embrassant tout. Cette félicité est sa propre félicité, ce moi est son propre moi en tout ; mais pour notre vision ordinaire du moi et des choses, qui ne s'éveille et ne se meut qu'à la surface, cette félicité demeure cachée, enfouie dans les profondeurs, subconsciente. Et de même qu'elle existe en toute forme, elle existe aussi en toute expérience, qu'elle soit agréable, douloureuse ou neutre. Là aussi, cachée dans les profondeurs, subconsciente, c'est elle qui permet aux choses d'exister, et les y contraint. C'est la raison de cet attachement à la vie, cette toute-puissante volonté d'être, traduite vitalement par l'instinct de conservation, physiquement par le caractère impérissable de la matière, mentalement par le sens de l'immortalité qui accompagne
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l'existence dans la forme à travers toutes les phases de son développement ; même l'élan occasionnel d'autodestruction n'en est que l'envers, c'est une attirance pour un autre état d'être et, par conséquent, un recul devant l'état d'être présent. La Joie est l'existence, la Joie est le secret de la création, la Joie est la racine de la naissance, la Joie est ce pour quoi nous demeurons en vie, la Joie est la fin de la naissance et ce en quoi cesse la création. " De l'Ananda, dit l'Upanishad, toutes les existences naissent, par l'Ananda elles continuent d'être et s'accroissent, à l'Ananda elles retournent. "
Considérant ces trois aspects de l'Être essentiel — un en réalité, tri-un pour notre vision mentale, séparable en apparence seulement — dans les phénomènes de la conscience divisée, nous pouvons mettre à leur juste place les formules divergentes des anciennes philosophies, en sorte que, renonçant à leurs antiques controverses, elles se rejoignent et ne font plus qu'une. Car si nous regardons l'existence du monde en ses seules apparences et en sa seule relation avec l'Existence pure, infinie, indivisible et immuable, nous sommes en droit de la considérer, de la décrire et de la réaliser comme Maya. La Maya, en son sens originel, signifiait une conscience qui inclut et contient, une conscience capable d'embrasser, de mesurer et de limiter et, par conséquent, une conscience formatrice; c'est cela qui dessine, délimite, façonne des formes dans le sans-forme, rend psychologique et semble rendre connaissable l'Inconnaissable, rend géométrique et semble rendre mesurable l'illimité. Par la suite, le mot a perdu son sens originel de connaissance, d'habileté, d'intelligence pour acquérir le sens péjoratif de ruse, de tromperie ou d'illusion, et c'est dans ce sens d'enchantement ou d'illusion qu'il est utilisé dans les systèmes philosophiques.
Le monde est Maya. Le monde n'est pas irréel dans le sens où il n'aurait aucune existence d'aucune sorte; car même s'il n'était qu'un rêve du Moi, il n'en existerait pas moins dans le Moi comme rêve, réel pour le Moi dans le présent, même s'il s'avère finalement irréel. Nous ne devons pas dire non plus que le monde est irréel, dans le sens où il n'aurait aucune existence éternelle; car si des mondes particuliers et des formes particulières peuvent se dissoudre physiquement et retourner mentalement de la conscience de la manifestation à la nonmanifestation, néanmoins la Forme en soi, le Monde en soi ' sont
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éternels. De la non-manifestation ils retournent inévitablement à la manifestation; leur récurrence, sinon leur persistance, est éternelle, une éternelle immutabilité en leur somme et leur fondement, en même temps qu'une éternelle mutabilité en leur aspect et leur apparition. Nous n'avons pas davantage la certitude qu'il y ait jamais eu, ou qu'il existera jamais une période dans le Temps où nulle forme d'univers, nul jeu de l'être puisse se représenter à lui-même en l'éternel Être-Conscient, mais seulement une perception intuitive que le monde que nous connaissons peut émerger, et émerge effectivement de Cela, et y retourne perpétuellement.
Et pourtant, le monde est Maya parce qu'il n'est pas la vérité essentielle de l'existence infinie, mais seulement une création de l'être conscient de soi — non point une création dans le vide, non point une création dans le rien et à partir de rien, mais une création dans la Vérité éternelle et à partir de la Vérité éternelle de cet Être en soi; son contenant, son origine, sa substance sont l'Existence essentielle et réelle, ses formes sont des formations muables de Cela perçues par Sa propre conscience, déterminées pas Sa propre force-consciente créatrice. Elles sont capables de manifestation, capables de non-manifestation, capables de manifestation autre. Par conséquent, nous pouvons, si nous voulons, les appeler illusions de la conscience infinie, projetant ainsi audacieusement une ombre de notre sens mental de l'assujettissement à l'erreur et à l'incapacité sur ce qui, plus grand que le Mental, n'est plus assujetti au mensonge et à l'illusion. Mais voyant que l'essence et la substance de l'Existence ne sont pas un mensonge et que toutes les erreurs et toutes les déformations de notre conscience divisée représentent quelque vérité de l'indivisible Existence consciente de soi, nous pouvons seulement dire que le monde est non pas l'essentielle vérité de Cela, mais la vérité phénoménale de Sa libre multiplicité et de Son infinie mutabilité superficielle, non pas la vérité de Sa fondamentale et immuable Unité.
En revanche, si nous considérons l'existence cosmique seulement par rapport à la seule conscience et à la force de la conscience, nous pouvons la voir, la décrire et la réaliser comme un mouvement de la Force obéissant à quelque volonté secrète ou bien à quelque nécessité que lui impose l'existence même de la Conscience qui la possède ou la regarde. C'est alors le jeu de la Prakriti, la Force exécutrice, pour satisfaire le Purusha, l'Être-Conscient qui regarde et jouit; ou c'est le
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jeu du Purusha, réfléchi dans les mouvements de la Force et s'identifiant avec eux. Le monde est alors le jeu de la Mère des choses qui aspire à Se couler à jamais dans des formes infinies et a soif d'un flot d'expériences qui se déverse éternellement.
Mais si nous regardons l'Existence cosmique plutôt dans sa relation avec la félicité inhérente de l'être existant éternellement, nous pouvons la considérer, la décrire et la réaliser comme Lîlâ, le jeu, la joie de l'enfant, la joie du poète, la joie de l'acteur, la joie de l'artisan qu'éprouve l'Ame de toute chose. Âme éternellement jeune, à jamais inépuisable, se créant et se recréant Elle-même en Elle-même* pour la simple béatitude de cette création de soi, de cette représentation de soi — Elle-même le jeu, le joueur et le terrain de jeu. Ces trois généralisations du jeu de l'existence dans sa relation avec l'éternel et stable, l'immuable Satchidânanda, issues des trois conceptions de Maya, Prakriti et Lîlâ, apparaissent, dans nos systèmes philosophiques, comme des philosophies contradictoires; mais elles sont en réalité parfaitement compatibles, complémentaires et nécessaires en leur totalité à une vision intégrale de la vie et du monde. Le monde, dont nous faisons partie, est en son aspect le plus évident un mouvement de la Force ; mais, lorsque nous en pénétrons les apparences, cette Force s'avère être un rythme constant et néanmoins toujours changeant de conscience créatrice qui fait jaillir, qui projette en elle-même les vérités phénoménales de son être infini et éternel; et en son essence, sa ca"use et son dessein, ce rythme est un jeu de la joie d'être infinie, toujours absorbée en ses innombrables représentations d'elle-même. Cette vision triple ou tri-une doit être le point de départ de toute notre compréhension de l'univers.
Puisque l'éternelle et immuable joie d'être se déversant dans la joie infinie et toujours changeante du devenir est le cœur de tout le problème, il nous faut concevoir un Être conscient, un et indivisible, derrière toutes nos expériences, qui les soutient de son inaliénable félicité, et qui, par son mouvement, produit les variations du plaisir, de la douleur et de l'indifférence neutre dans toutes nos sensations. C'est notre moi réel, et l'être mental soumis à cette triple vibration ne peut être qu'une représentation de ce moi réel, mise en avant pour les besoins de l'expérience sensible des
*En anglais : " Himself in Himself ", " Lui-même en Lui-même ". L'Âme est le Purusha, la Nature est la Prakriti. IN.d.t.)
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choses, expérience qui est le premier rythme de notre conscience divisée lorsqu'elle répond et réagit aux multiples contacts de l'univers. C'est une réponse imparfaite, un rythme confus et discordant, une préparation et un prélude au jeu complet et unifié de l'Être conscient en nous. Ce n'est pas la vraie, la parfaite symphonie qui peut être nôtre, quand nous pouvons vivre en harmonie avec l'Un en toutes les variations et nous accorder au diapason absolu et universel.
Si cette conception est juste, alors certaines conséquences s'imposent inévitablement. En premier lieu, puisqu'on nos profondeurs nous sommes nous-mêmes cet Un, puisque dans la réalité de notre être nous sommes l'indivisible Toute-Conscience et, par conséquent, l'inaliénable Toute-Béatitude, la disposition de notre expérience sensorielle dans les trois vibrations de douleur, de plaisir et d'indifférence ne peut être qu'un arrangement superficiel créé par cette partie limitée de nous-mêmes qui domine dans notre conscience de veille. Derrière, il doit y avoir quelque chose en nous — beaucoup plus vaste, plus profond, plus vrai que la conscience de surface — qui puise impartialement sa joie en toutes les expériences; c'est cette joie qui soutient secrètement l'être mental superficiel et lui permet de persévérer à travers tous les labeurs, les souffrances et les épreuves dans le mouvement tumultueux du Devenir. Ce que nous appelons nous-mêmes n'est qu'un rayon tremblant à la surface; derrière, il y a tout le vaste subconscient, le vaste supraconscient qui profite de toutes ces expériences de surface et les impose à son moi extérieur qu'il expose, comme une sorte de revêtement sensible, aux contacts du monde ; lui-même voilé, il reçoit ces contacts et les assimile pour en faire les valeurs d'une expérience plus vraie et plus profonde, souveraine et créatrice. De ses profondeurs, il les renvoie à la surface sous forme de force, de caractère, de connaissance, d'impulsion dont les racines nous semblent mystérieuses, car notre mental se meut et frémit à la surface et n'a pas appris à se concentrer et à vivre dans les profondeurs.
Dans notre vie ordinaire, cette vérité nous est cachée, ou il nous arrive parfois de l'entrevoir vaguement, ou de la saisir et de la concevoir imparfaitement. Mais si nous apprenons à vivre au-dedans, nous nous éveillons infailliblement à cette présence en nous qui est notre moi plus réel, présence profonde, calme, joyeuse et puissante dont le monde n'est pas le maître — une présence qui, si elle n'est pas le Seigneur Luimême, est le rayonnement du Seigneur au-dedans. Nous la percevons
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en nous, soutenant, aidant le moi de surface et souriant de ses plaisirs et de ses douleurs comme des erreurs et des colères d'un petit enfant. Et si nous pouvons rentrer en nous-mêmes et nous identifier, non avec notre expérience de surface, mais avec cette radieuse pénombre du Divin, alors nous pouvons garder dans la vie cette attitude face aux contacts du monde; prenant du recul, dans notre conscience tout entière, par rapport aux plaisirs et aux douleurs du corps, de l'être vital et du mental, nous les vivons comme des expériences dont la nature superficielle n'affecte pas notre être centra) réel, ni ne s'impose à lui. Comme les termes sanskrits l'expriment si parfaitement, il y a un ânandamaya derrière le manomaya, un vaste Moi-de-Béatitude derrière le moi mental limité, dont celui-ci n'est qu'une image trouble et un reflet agité. La vérité de nous-mêmes demeure au-dedans et non à la surface.
Et comme nous l'avons dit, cette triple vibration du plaisir, de la douleur et de l'indifférence est superficielle, c'est un arrangement et un résultat de notre évolution imparfaite ; elle ne peut donc rien avoir d'absolu et d'inévitable. Rien ne nous oblige réellement à donner à un contact particulier une réponse particulière de plaisir ou de douleur, ou une réaction neutre; seule l'habitude nous y contraint. Nous ressentons plaisir ou douleur à un contact particulier parce que c'est l'habitude qu'a formée notre nature, et c'est la relation constante que le récepteur a établie avec le contact. Nous avons la capacité de renvoyer la réponse inverse, le plaisir là où nous éprouvions de la douleur, la douleur là où nous éprouvions du plaisir. Nous avons également le pouvoir d'habituer l'être de surface à renvoyer, à la place des réactions mécaniques de plaisir, de douleur et d'indifférence, cette libre réponse de ravissement inaliénable dont le vrai et vaste Moi-de-Béatitude en nous a constamment l'expérience. Et c'est là une conquête plus grande, une possession de soi plus profonde et plus complète encore que ne l'est la réception profonde, heureuse et détachée, des réactions superficielles habituelles. Car il ne s'agit plus d'une simple acceptation sans sujétion, d'un libre consentement au sein des valeurs imparfaites de notre expérience ; cela nous permet de convertir l'imparfait en parfait, des valeurs fausses en de vraies valeurs — le ravissement constant mais véritable de l'Esprit dans les choses se substituant aux dualités dont l'être mental fait l'expérience.
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Dans le domaine mental, il n'est pas difficile de percevoir cette pure relativité des réactions habituelles de plaisir et de douleur. L'être nerveux en nous est en effet accoutumé à une certaine fixité, à une fausse impression d'absolu dans ce domaine. Pour lui, la victoire, le succès, les honneurs, toute bonne fortune, sont choses agréables en soi, absolument, et doivent susciter la joie, tout comme le sucre doit avoir une douée saveur; la défaite, l'échec, la déception, la disgrâce, l'infortune sous toutes leurs formes, sont choses déplaisantes en soi, absolument, et doivent susciter le chagrin, tout comme l'absinthe doit avoir un goût amer. Modifier ces réponses revient à s'éloigner des faits, c'est pour lui une chose anormale et morbide ; car l'être nerveux, esclave de ses habitudes, est lui-même le moyen imaginé par la Nature pour fixer la constance de la réaction, l'identité de l'expérience, le plan établi des relations de l'homme avec la vie. L'être mental, par contre, est libre, car il est le moyen qu'a imaginé la Nature pour assurer la plasticité et la variation, le changement et le progrès; il n'est soumis qu'aussi longtemps qu'il choisit de le demeurer, de perpétuer une habitude mentale plutôt qu'une autre, ou aussi longtemps qu'il se laisse dominer par son instrument nerveux. Il n'est pas obligé de s'affliger de la défaite, de la disgrâce, de la perte : il peut affronter ces choses, ainsi que toutes choses, avec une parfaite indifférence; il peut même y faire face avec une parfaite sérénité. L'homme découvre donc que plus il refuse d'être dominé par ses nerfs et son corps et, par son retrait, de s'impliquer vitalement et physiquement, plus grande est sa liberté. Il devient maître des réponses qu'il donne aux contacts du monde, et n'est plus esclave des contacts extérieurs.
Il est plus difficile d'appliquer la vérité universelle au plaisir et à la douleur physiques, car il s'agit précisément du domaine nerveux et corporel, du centre et du siège de ce qui, en nous, est naturellement dominé par le contact et la pression extérieurs. Cependant, même là, nous avons des aperçus de la vérité. Nous voyons cela dans le fait que, selon l'habitude, le même contact physique peut être agréable ou douloureux, non seulement pour différents individus mais pour le même individu dans des conditions différentes ou à diverses étapes de son développement. Nous le voyons dans le fait que l'homme, aux heures de grande excitation ou de haute exaltation, demeure physiquement indifférent à la douleur ou n'en a pas conscience, au contact de choses qui, d'ordinaire, lui infligeraient une torture ou des souffrances
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terribles. Dans de nombreux cas, c'est seulement lorsque les nerfs s'imposent à nouveau et rappellent au mental son obligation habituelle de souffrir, que revient le sens de la souffrance. Mais ce retour aux contraintes de l'habitude n'est pas inévitable; ce n'est justement qu'une habitude. Nous voyons, dans les phénomènes de l'hypnose, que l'on peut non seulement arriver à interdire au sujet hypnotisé d'éprouver la douleur d'une blessure ou d'une piqûre lorsqu'il se trouve dans cet état anormal, mais qu'on peut l'empêcher, avec tout autant de succès, de retourner à sa réaction habituelle de souffrance lorsqu'il est réveillé. La raison de ce phénomène est parfaitement simple ; elle tient à ce que l'hypnotiseur suspend la conscience de veille qui est esclave d'habitudes nerveuses et qu'il peut faire appel à l'être mental subliminal dans les profondeurs, à l'être mental intérieur qui, s'il le veut, est maître des nerfs et du corps. Mais cette liberté qui s'obtient anormalement par l'hypnose, rapidement et sans véritable possession par une volonté étrangère, on peut également la gagner soi-même normalement, graduellement, avec une véritable maîtrise, par sa propre volonté, afin d'obtenir une victoire partielle ou complète de l'être mental sur les réactions nerveuses habituelles du corps.
La douleur mentale et physique est un moyen que la Nature, autrement dit la Force en ses œuvres, utilise pour effectuer une transition déterminée dans son évolution ascendante. Du point de vue individuel, le monde est un jeu et un choc complexe de forces multiples. Au cœur de ce jeu complexe, l'individu apparaît comme un être construit et limité; pourvu d'une somme limitée de force, exposé à d'innombrables chocs qui peuvent blesser, mutiler, démembrer, désintégrer la construction qu'il appelle lui-même. La douleur est, en sa nature, un recul nerveux et physique devant un contact dangereux ou nuisible; elle fait partie de ce que l'Upanishad appelle jugupsâ, le repli de l'être limité devant ce qui n'est pas lui ou ce qui n'est pas en affinité ou en harmonie avec lui, c'est son instinct d'autodéfense contre " les autres ". Vue sous cet angle, c'est une indication donnée par la Nature de ce que l'on doit éviter, ou, si l'on n'y parvient pas, qu'il faut soigner. Elle n'apparaît pas dans le monde purement physique tant que la vie n'y entre pas; car jusque-là les méthodes mécaniques suffisent. Sa tâche commence lorsque la vie, avec sa fragilité et sa maîtrise imparfaite de la Matière, entre en scène ; elle augmente avec la croissance du Mental dans la vie, et se poursuit aussi longtemps que le Mental reste enchaîné dans la vie et dans le corps dont il se sert, dépend d'eux pour; sa connaissance et
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ses moyens d'action" est soumis à leurs limitations et aux impulsions et aux buts égoïstes qu'engendrent ces limitations. Mais dans la mesure où le Mental en l'homme devient capable d'être libre, sans égoïsme, en harmonie avec tous les êtres et avec le jeu des forces universelles, l'utilité de la souffrance et son rôle diminuent, sa raison d'être finit par disparaître et elle ne peut se perpétuer que comme un atavisme de la nature, une habitude qui a survécu à son utilité, une persistance de l'inférieur dans l'organisation encore imparfaite du supérieur. Son élimination finale doit être un point essentiel dans la victoire prédestinée de l'âme sur la sujétion à la Matière et à la limitation égoïste dans le Mental.
Cette élimination est possible parce que la douleur et le plaisir sont eux-mêmes des courants de la joie d'être, même si l'un est imparfait, et l'autre perverti. La cause de cette imperfection et de cette perversion est la division de l'être en sa conscience, effectuée par la Maya qui mesure et limite, et c'est pourquoi l'individu reçoit les contacts de façon égoïste et morcelée, et non plus universelle. Pour l'âme universelle, toute chose, et tout contact, porte en soi une essence de délice ; dans notre esthétique, rien ne saurait mieux l'exprimer que le terme sanskrit rassa, qui signifie à la fois la sève ou l'essence d'une chose, et sa saveur. C'est parce que nous ne recherchons pas l'essence de la chose qui entre en contact avec nous, mais considérons seulement la façon dont elle affecte nos désirs et nos craintes, nos appétits et nos répulsions, que le rassa prend la forme du chagrin et de la douleur, du plaisir imparfait et éphémère ou de l'indifférence, c'est-à-dire d'une neutralité incapable de saisir l'essence. Si nous pouvions être entièrement désintéressés dans notre mental et notre cœur, et imposer ce détachement à l'être nerveux, il serait possible d'éliminer peu à peu ces formes imparfaites et perverses du rassa, et la vraie saveur essentielle de l'inaliénable délice de l'existence en toutes ses variations serait à notre portée. Nous parvenons, dans une certaine mesure, à goûter ce délice variable mais universel lorsque nous devenons sensibles à la beauté des choses, telles que les représentent l'Art et la Poésie ; nous y trouvons la joie délicieuse, le rassa de l'émouvant, du terrible, voire de l'horrible et du repoussant¹; et c'est parce que nous sommes détachés, désintéressés, parce que nous ne pensons pas à nous ni à nous défendre
¹Dans la rhétorique sanskrite, ils sont appelés les rassa karuna, bhayânaka et bîbhatsa.
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(jugupsâ), mais seulement à la chose et à son essence. Certes, cette réception esthétique des contacts n'est pas une image ni un reflet précis du pur délice, qui est supramental et supra-esthétique; ce dernier, en effet, éliminerait le chagrin, la terreur, l'horreur et le dégoût avec leur cause, tandis que celle-là les admet : mais elle représente partiellement et imparfaitement un stade du délice progressif dans la manifestation de l'Ame universelle en toutes choses et, dans une partie de notre nature, elle nous permet de nous détacher des sensations égoïstes et d'avoir cette attitude universelle par laquelle l'Âme unique voit l'harmonie et la beauté là où nous-mêmes, êtres divisés, nous éprouvons plutôt le chaos et la discorde. La complète libération ne peut venir que par une libération similaire en toutes les parties de notre être, l'aesthesis universelle, le point de vue universel de la connaissance, le détachement universel de toutes choses et pourtant la sympathie envers tout en notre être émotif et nerveux.
La souffrance étant par nature une incapacité de la force-consciente en nous à supporter les chocs de l'existence et, par conséquent, un repli et une contraction, et puisqu'elle est, à sa racine, une inégalité de cette force de réception et de possession — inégalité due au fait que nous sommes limités par l'égoïsme qui découle de l'ignorance où nous sommes de notre Moi réel, de Satchidânanda —, pour éliminer la souffrance il faut d'abord substituer la titiksha, qui consiste à affronter, endurer et surmonter tous les chocs de l'existence, à la jugupsâ, le repli sur soi, la contraction; ainsi nous gagnons peu à peu une égalité qui peut être une égale indifférence à tous les contacts ou un égal bonheur dans tous les contacts; et pour que cette égalité trouve à son tour un fondement solide, nous devons remplacer la conscience de l'ego, qui jouit et qui souffre, par la conscience du Satchidânanda qui est toute-Béatitude. Cette conscience peut transcender l'univers et s'en détacher, et le chemin qui mène à cet état de distante Béatitude est l'égale indifférence : c'est le chemin de l'ascète. Ou bien, la conscience du Satchidânanda peut être à la fois transcendante et universelle, et le chemin qui mène à cet état de Béatitude, présente et embrassant tout, est la soumission et la perte de l'ego en l'universel et la possession d'un ravissement invariable et qui pénètre tout : c'est le chemin des anciens sages védiques. Mais la neutralité par rapport aux contacts imparfaits du plaisir et aux contacts pervers de la douleur est le premier résultat direct et naturel de là discipliné de l'âme, et leur conversion en un
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ravissement invariable ne peut, d'ordinaire, se produire qu'ultérieurement. La transformation directe de la triple vibration en Ânanda est possible, mais moins facile pour l'être humain.
Telle est donc la vision de l'univers qui procède de l'affirmation védântique intégrale. Une existence infinie et indivisible, toute-béatitude en sa pure conscience de sol, quitte sa pureté fondamentale pour entrer dans le jeu varié de la Force qui est conscience, dans le mouvement de la Prakriti qui est le jeu de la Maya. Le délice de cette existence est d'abord recueilli, absorbé en soi-même, subconscient dans la base de l'univers physique; puis il émerge en une grande masse de mouvement neutre, qui n'est point encore ce que nous appelons sensation ; son émergence se poursuit avec la croissance du mental et de l'ego, dans la triple vibration de la douleur, du plaisir et de l'indifférence produite par la limitation de la force de la conscience dans la forme, et également par le fait qu'elle est exposée aux chocs de la Force universelle qu'elle trouve étrangère à son être, et en désaccord avec ses mesures et ses normes; finalement, c'est l'émergence consciente de l'intégralité de Satchidânanda dans ses créations par l'universalité, l'égalité, la possession de soi et la conquête de la Nature. Tel est le cours du. monde, et tel est son mouvement.
Maintenant, si l'on demande pourquoi l'Unique Existence doit se réjouir d'un tel mouvement, la réponse se trouve dans le fait que toutes les possibilités sont inhérentes à Son infinité et que le délice de l'existence — en son devenir changeant, pas en son être immuable — réside précisément dans la réalisation variée de ses possibilités. Or la possibilité qui s'élabore ici dans l'univers dont nous faisons partie, commence avec le voilement de Satchidânanda dans ce qui semble être son opposé, et avec sa découverte de lui-même jusque dans les termes de cet opposé. L'être infini se perd dans l'apparence du non-être et émerge dans l'apparence d'une Ame finie; la conscience infinie se perd dans l'apparence d'une vaste inconscience indéterminée et émerge dans l'apparence d'une conscience superficielle limitée ; la Force infinie qui se soutient elle-même se perd dans l'apparence d'un chaos d'atomes et émerge dans l'apparence de l'équilibre instable d'un monde; la Joie infinie se perd dans l'apparence d'une Matière insensible et émerge dans l'apparence d'un rythme discordant où varient la douleur, le plaisir et la sensation neutre, l'amour, la haine et l'indifférence; l'unité infinie se perd dans l'apparence d'une multiplicité chaotique et émerge dans
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une discorde de forces et d'êtres qui cherchent à recouvrer l'unité en se possédant, se dissolvant et se dévorant les uns les autres. Le vrai Satchidânanda doit émerger dans cette création. L'homme, l'individu doit devenir un être universel et vivre comme tel ; sa conscience mentale limitée doit s'élargir jusqu'en l'unité supraconsciente où tout contient tout; son cœur étroit doit apprendre l'étreinte de l'infini et remplacer ses appétits et ses discordes par l'amour universel ; son être vital limité doit apprendre l'égalité face à toutes les forces de l'universel qui s'abattent sur lui et ressentir la joie universelle; son être physique lui-même doit se connaître, percevoir qu'il n'est pas une entité séparée, mais qu'il est un avec tout le flot de la Force indivisible qui est toutes choses, et qu'il nourrit en lui-même; sa nature entière doit reproduire intérieurement l'harmonie, l'un-en-tout de la suprême Existence-Conscience-Béatitude.
Tout au long de ce jeu, la réalité secrète est toujours une seule et même félicité d'être — la même dans le délice du sommeil subconscient avant l'émergence de l'individu, dans le délice de la lutte et de toutes les variations, vicissitudes, perversions, conversions, réversions de l'effort, pour se trouver parmi les dédales du rêve à demi conscient dont l'individu est le centre, et dans le délice de l'éternelle et supraconsciente possession de soi en laquelle il doit s'éveiller pour devenir un avec l'indivisible Satchidânanda. C'est le jeu de l'Un, du Seigneur, du Tout tel qu'il se révèle à notre connaissance libérée et éclairée, du point de vue conceptuel de cet univers matériel.
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