Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
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Par les Noms du Seigneur et par ses noms à elle, ils ont façonné et mesuré la force de la Mère de Lumière; revêtant l'un après l'autre les pouvoirs de cette Force ainsi qu'une robe, les seigneurs de la Maya ont modelé la Forme en cet Être.
Les Maîtres de la Maya ont tout formé par Sa Maya ; les Pères qui ont la vision divine L'ont placé au-dedans, tel un enfant qui doit naître.
Rig-Véda. III. 38. 7; IX. 83. 3.
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L'existence qui agit et qui crée par le pouvoir de son être conscient et à partir de sa pure félicité, est la réalité que nous sommes, le moi de tous nos états d'être, la cause, l'objet et le but de tout ce que nous faisons, devenons et créons. De même que le poète, le peintre ou le musicien, lorsqu'ils créent, ne font en réalité que donner une forme de manifestation à une certaine potentialité en leur moi non manifesté, et de même que le penseur, l'homme d'État, l'ingénieur ne font que donner une forme extérieure à ce qui demeurait secrètement en eux, était eux-mêmes et le demeure une fois coulé dans ces formes, de même en est-il du monde et de l'Éternel. Toute création, tout devenir n'est autre que cette manifestation de soi. De la semence, évolue ce qui est déjà contenu dans la semence, préexistant en son être, prédestiné en sa volonté de devenir, pré-arrangé dans la joie du devenir. Le plasma originel contenait en soi, en tant que force d'être, l'organisme qui devait en émerger. Car c'est toujours cette force secrète et féconde, se connaissant elle-même, qui, mue par sa propre impulsion irrésistible, s'efforce de manifester la forme qu'elle porte en • elle. Simplement, l'individu qui se crée ou se manifeste ainsi, fait une distinction entre lui-même, la force qui œuvre en lui et le matériau qu'il façonne. En réalité, la force est lui-même, la conscience individualisée dont elle fait son instrument est lui-même, le matériau dont elle se sert est lui-même, la forme qui en émerge est lui-même. Autrement dit, c'est une seule existence, une seule force, une seule joie d'être qui se concentre en divers points, disant de chacun : " C'est moi " et œuvrant en chacun par un jeu varié de la force du moi, pour le jeu varié de la formation du moi.
Ce qu'elle produit est elle-même et ne peut être qu'elle-même; elle élabore un jeu, un rythme, un développement de sa propre existence, de sa propre force de conscience et de sa propre joie d'être. Par conséquent, tout ce qui vient au monde, ne cherche que cela : être, atteindre la
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forme voulue, élargir l'existence de son moi en cette forme, développer, manifester, augmenter, réaliser infiniment la conscience et le pouvoir qui s'y trouvent contenus, goûter la joie d'entrer dans la manifestation, la joie de la forme de l'être, la joie du rythme de la conscience, la joie du jeu de la force, et agrandir et parfaire cette joie par tous les moyens possibles, dans quelque direction, grâce à quelque idée de soi-même que puissent lui suggérer l'Existence, la Force-Consciente, la Joie agissant en son être le plus profond.
Et s'il existe un but, une plénitude vers lesquels tendent les choses, ce ne peut être que la plénitude — dans l'individu et dans l'ensemble que constituent les individus — de l'existence en soi, du pouvoir, de la conscience et de la joie d'être qui leur sont propres. Mais une telle plénitude n'est pas possible dans la conscience individuelle concentrée dans les limites de la formation individuelle; la plénitude absolue ne peut se réaliser dans le fini, car elle est étrangère à la façon dont ce fini se conçoit. C'est pourquoi le seul but final possible est l'émergence de la conscience infinie dans l'individu ; sa propre vérité, il la recouvrera par la connaissance de soi et la réalisation de soi; la vérité de l'Infini dans l'être, de l'Infini dans la conscience, de l'Infini dans la félicité, il les possédera à nouveau comme son propre Moi et sa propre Réalité dont le fini n'est qu'un masque et un instrument d'expression variée.
Ainsi, la nature même du jeu cosmique tel que l'a réalisé Satchîdânanda dans la vastitude de Son existence étendue comme Espace et Temps, nous amène à concevoir d'abord une involution et une absorption de l'être conscient dans la densité et l'infinie divisibilité de la substance, car autrement il ne peut y avoir de variation finie; puis, une émergence en l'être formel, en l'être vivant, en l'être pensant, de la force qui s'est elle-même emprisonnée; et, finalement, un affranchissement de l'être formé et pensant qui se réalise librement comme l'Un et Infini jouant dans le monde et, par cet affranchissement, recouvre l'existence-conscience-béatitude illimitée qu'il est déjà secrètement, réellement et éternellement. Ce triple mouvement est toute la clef de l'énigme du monde.
C'est ainsi que l'ancienne et éternelle vérité du Védânta intègre et illumine, justifie et nous montre toute la signification de la vérité moderne et phénoménale de l'évolution dans l'univers. Et c'est seulement ainsi que
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cette vérité nouvelle de l'évolution, qui est l'ancienne Vérité de l'Universel se développant graduellement dans le Temps, perçue obscurément grâce à l'étude de la Force et de la Matière, peut trouver tout son sens et sa justification — en s'éclairant à la Lumière de l'antique et éternelle vérité que les Écritures védântiques ont préservée pour nous. La pensée du monde se tourne d'ores et déjà vers cette découverte de soi et cette illumination de soi mutuelles par la fusion de l'ancienne connaissance de l'Orient et de la nouvelle connaissance de l'Occident.
Et pourtant, lorsque nous avons découvert que toutes choses sont Satchidânanda, nous n'avons pas encore tout expliqué. Nous connaissons la Réalité de l'univers, nous ne connaissons pas encore le processus par lequel cette Réalité s'est transformée en ce phénomène particulier. Nous avons la clef de l'énigme, il nous reste à trouver la serrure. Car cette Existence, Force-Consciente, Félicité n'œuvre pas directement ou avec une souveraine irresponsabilité comme un magicien édifiant mondes et univers par le simple fiât de sa parole. Nous percevons un processus, nous sommes conscients d'une Loi.
Il est vrai que, lorsque nous l'analysons, cette Loi semble se réduire à un équilibre du jeu des forces et à une détermination de ce jeu, en des lignes fixes de fonctionnement, par le fait accidentel du développement et l'habitude de l'énergie déjà réalisée. Mais cette vérité apparente et secondaire ne devient pour nous une vérité ultime que si nous concevons la Force seule. Quand nous percevons que la Force est une expression de soi de l'Existence, nous percevons aussi, nécessairement, que cette ligne qu'a choisie la Force correspond à quelque vérité intrinsèque de cette Existence qui gouverne et détermine sa courbe et sa destination constantes. Et puisque la conscience est la nature de l'Existence originelle et l'essence de sa Force, cette vérité doit être une perception de soi dans l'Être-Conscient, et cette détermination de la ligne prise par la Force doit elle-même résulter d'un pouvoir de connaissance se dirigeant elle-même, inhérente à la Conscience, qui lui permet de guider infailliblement sa propre Force suivant la direction logique de la perception de soi originelle. C'est donc un pouvoir se déterminant lui-même dans la conscience universelle, une capacité, dans la conscience de soi de l'existence infinie, de percevoir en elle-même une certaine Vérité et de diriger sa force créatrice selon la ligne de cette Vérité, qui a présidé à la manifestation cosmique.
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Mais pourquoi devrions-nous interposer une faculté ou un pouvoir spécial entre la Conscience infinie elle-même et le résultat de ses opérations ? Cette Conscience de soi de l'Infini ne peut-elle se mouvoir librement en créant des formes qui, par la suite, demeurent en jeu tant qu'un fiât ne leur commande pas d'y mettre fin (comme l'exprime l'ancienne Révélation sémitique : " Dieu dit : Que la Lumière soit, et la Lumière fut ") ? Mais quand nous disons : " Dieu dit : Que la Lumière soit ", nous supposons l'acte d'un pouvoir de conscience qui choisit la Lumière parmi tout ce qui n'est pas la lumière ; et quand nous disons " et la Lumière fut ", nous présumons une faculté directrice, un pouvoir actif correspondant au pouvoir originel de perception, qui produit le phénomène et, faisant jaillir peu à peu la Lumière suivant la ligne de la perception originelle, empêche qu'elle ne soit submergée par toutes les infinies possibilités autres qu'elle. La conscience infinie dans son action infinie ne peut produire que des résultats infinis ; se baser sur une Vérité ou un ordre de Vérités déterminés et bâtir un monde en accord avec ce qui est déterminé, demande une faculté sélective de connaissance ayant pour mission de façonner l'apparence finie hors de la Réalité infinie.
Ce pouvoir, les Voyants védiques le connaissaient sous le nom de Maya. Pour eux, Maya représentait le pouvoir qu'a la conscience infinie d'embrasser, de contenir en soi et de définir la mesure, autrement dit de former — car la forme est une délimitation — le Nom et la Forme à partir de la vaste, de l'illimitable Vérité de l'existence infinie. C'est par Maya que la vérité statique de l'être essentiel devient vérité ordonnée de l'être actif — ou pour employer un langage plus métaphysique : hors de l'Être suprême où tout est tout, sans barrière de conscience séparatrice, émerge l'être phénoménal en lequel tout est en chacun et chacun est en tout pour le jeu de l'existence avec l'existence, de la conscience avec la conscience, de la force avec la force, de la joie avec la joie. Ce jeu de tout en chacun et de chacun en tout nous est d'abord caché par le jeu mental ou l'illusion de la Maya qui persuade chacun qu'il est en tout, mais pas que tout est en lui, et qu'il est en tout en tant qu'être séparé et non en tant qu'être toujours inséparablement un avec le reste de l'existence. Ensuite, nous devons nous libérer de cette erreur pour émerger dans le jeu supramental, dans la vérité de la Maya, où le " chacun " et le " tout " coexistent dans l'indissociable unité de la vérité unique et du symbole multiple. Il faut d'abord embrasser, puis subjuguer la Maya mentale actuelle, inférieure et trompeuse, car elle est ,1e jeu de Dieu
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avec la division, l'obscurité, la limitation, avec le désir, la lutte et la souffrance où Il se soumet à la Force issue de Lui et consent à Se laisser obscurcir par son obscurité. Lui-même (et, obscurci par elle, consent à Se laisser obscurcir). Cette autre Maya que cache la Maya mentale doit être dépassée, puis embrassée ; car elle est le jeu de Dieu avec les infinités de l'existence, les splendeurs de la connaissance, les gloires de la force maîtrisée et les extases de l'amour illimitable où Il émerge de l'emprise de la Force, la possède à son tour et accomplit en elle, illuminée, ce pour quoi elle s'est dès l'origine séparée de Lui.
Cette distinction entre la Maya inférieure et la Maya supérieure est le lien, dans la pensée comme dans le Fait cosmique, qui échappe aux philosophies pessimistes et illusionnistes, ou qu'elles négligent. Pour elles, la Maya mentale — ou peut-être un Surmental— est la créatrice du monde ; or un monde créé par une Maya mentale serait en vérité un paradoxe inexplicable et un cauchemar, figé et fluctuant à la fois, de l'existence consciente que l'on ne pourrait classer ni comme illusion, ni comme réalité. Il nous faut voir que le Mental n'est qu'un terme intermédiaire entre la connaissance créatrice qui gouverne et l'âme emprisonnée dans ses œuvres. Involué par l'un de Ses mouvements inférieurs en l'absorption où s'oublie la Force perdue dans la forme de ses propres opérations, Satchidânanda fait retour vers Lui-même, émergeant de cet oubli de soi ; le Mental n'est qu'un de Ses instruments dans la descente comme dans l'ascension. C'est un instrument de la création descendante, non point la force créatrice secrète — une étape de transition dans l'ascension, et non point notre haute source originelle et le terme parfait de l'existence cosmique.
Les philosophies qui font du seul Mental le créateur des mondes, ou qui acceptent un principe originel avec le Mental comme seul médiateur entre lui-même et les formes de l'univers, peuvent se diviser en philosophies purement nouménales et philosophies idéalistes. Les premières ne voient dans le cosmos que l'œuvre du Mental, de la Pensée, de l'Idée; mais l'Idée peut être purement arbitraire et n'avoir aucun rapport essentiel avec une quelconque Vérité réelle de l'existence ; ou si elle existe, cette Vérité peut être considérée comme un simple Absolu, à l'écart de toutes relations et inconciliable avec un monde de relations. L'interprétation idéaliste suppose une relation entre la Vérité à l'arrière-plan et le phénomène conceptuel au premier plan, relation qui n'est pas
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simplement d'antinomie et d'opposition. Le point de vue que je propose va plus loin dans l'idéalisme ; il voit l'Idée créatrice comme Idée-Réelle, c'est-à-dire un pouvoir de la Force-Consciente exprimant l'être réel, née de l'être réel et de même nature, et non pas une enfant du Vide ni une brodeuse de fictions. C'est la Réalité consciente qui se projette dans des formes muables de sa propre substance impérissable et immuable. Le monde n'est donc pas un concept fictif dans le Mental universel, mais une naissance consciente, en ses propres formes, de ce qui est au-delà du Mental. Une Vérité de l'être conscient soutient ces formes et s'y exprime, et la connaissance correspondant à la vérité ainsi exprimée, règne comme Conscience-de-Vérité¹ supramentale organisant les idées réelles en une parfaite harmonie avant qu'elles ne soient coulées dans le moule mental-vital-matériel. Le Mental, la Vie et le Corps sont une conscience inférieure et une expression partielle qui, dans le moule d'une évolution variée, lutte pour atteindre à cette expression supérieure d'elle-même qui existe déjà pour l'Au-delà-du-Mental. Ce qui est dans l'Au-delà-du-Mental est l'idéal que, dans ses conditions propres, elle s'efforce de réaliser.
De notre point de vue ascendant, nous pouvons dire que le Réel est derrière tout ce qui existe; il s'exprime sur un plan intermédiaire dans un Idéal qui est une vérité harmonisée de lui-même; l'Idéal projette une réalité phénoménale d'être-conscient variable qui, attiré inévitablement vers sa propre Réalité essentielle, essaie enfin de la recouvrer entièrement, soit par un saut radical, soit normalement, au moyen de l'Idéal qui l'a manifestée. C'est ce qui explique la réalité imparfaite de l'existence humaine telle que la voit le Mental, l'aspiration instinctive de l'être mental vers une perfectibilité qui le dépasse toujours, vers l'harmonie cachée de l'Idéal et l'élan suprême de l'esprit qui, par-delà l'idéal, s'élance vers le transcendantal. Les faits mêmes de notre conscience, sa constitution et sa nécessité présupposent cet ordre triple ; ils réfutent l'antithèse duelle et irréconciliable d'un simple Absolu et d'une simple relativité.
Le Mental ne suffit pas à expliquer l'existence dans l'univers. La Conscience infinie doit d'abord se traduire en une faculté infinie de Connaissance, ou, comme nous l'appelons de notre point de vue, en
¹J'emprunte cette phrase au Rig-Véda — rita-cit, qui signifie la conscience de la vérité d'être essentielle (satyam), de la vérité ordonnée de l'être actif (ritam) et la vaste conscience de soi (brihat) qui, seule, rend cette conscience possible.
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une omniscience. Mais le Mental n'est pas une faculté de connaissance, ni un instrument d'omniscience ; c'est une faculté dont l'objet est de chercher la connaissance, d'en exprimer tout ce qu'elle en peut acquérir dans certaines formes d'une pensée relative, et de la mettre au service de certaines capacités d'action. Même lorsqu'il trouve, il ne possède point ; il conserve simplement un certain fonds de monnaie courante de Vérité — non point la Vérité elle-même — à la banque de la Mémoire pour y puiser selon ses besoins. Car le Mental est ce qui ne connaît pas, ce qui essaie de connaître et qui ne connaît jamais qu'à travers une vitre obscure. Il est le pouvoir qui interprète la vérité de l'existence universelle pour les usages pratiques d'un certain ordre de choses; il n'est pas le pouvoir qui connaît et guide cette existence, et ne peut donc être le pouvoir qui l'a créée ou manifestée.
Mais si nous supposons l'existence d'un Mental infini qui serait libre de nos limitations, se pourrait-il qu'il fût le créateur de l'univers ? Un tel Mental, cependant, ne correspondrait pas du tout à la définition du mental tel que nous le connaissons : ce serait quelque chose qui dépasse la mentalité ; ce serait la Vérité supramentale. Un Mental infini, constitué dans les termes de la mentalité telle que nous la connaissons, ne pourrait créer qu'un chaos infini, une vaste collision de hasard, d'accidents, de vicissitudes, errant vers une fin indéterminée à laquelle il aspirerait toujours et qu'il s'efforcerait d'atteindre à tâtons. Un Mental infini, omniscient, omnipotent ne serait pas du tout un mental, mais la connaissance supramentale.
Le Mental tel que nous le connaissons est un miroir réflecteur qui reçoit les représentations ou les images d'une Vérité ou d'un Fait préexistants, extérieurs à lui, ou du moins plus vastes que lui. De moment en moment, il se représente le phénomène qui est ou qui a été. Il possède aussi la faculté de construire en lui-même des images possibles, autres que celles du fait concret qui lui est présenté; autrement dit, il se représente non seulement le phénomène qui a été, mais aussi le phénomène qui peut être; il ne peut, notons-le, se représenter un phénomène qui se produira certainement, sauf lorsqu'il s'agit d'une répétition assurée de ce qui est ou a été. Il a, enfin, la faculté de prévoir de nouvelles modifications qu'il cherche à construire à partir de la rencontre de ce qui a été et de ce qui peut être, de la possibilité accomplie et de celle qui ne l'est pas, quelque chose qu'il réussit parfois
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à construire plus ou moins exactement, et que parfois il ne parvient pas à réaliser, mais qu'il trouve d'habitude coulé en d'autres formes que Celles qu'il avait prévues, et orienté vers d'autres fins que celles qu'il avait souhaitées ou voulues.
Un Mental infini de cette nature pourrait éventuellement construire un cosmos accidentel de possibilités en conflit, et lui donner la forme de quelque chose de fluctuant, toujours transitoire, toujours incertain en son mouvement, ni réel ni irréel, ne possédant ni fin ni but définis, mais seulement une succession ininterrompue de buts momentanés ne menant finalement nulle part — puisqu'il n'y aurait nul pouvoir supérieur et directeur de connaissance. Le nihilisme ou l'illusionnisme ou quelque philosophie analogue serait la seule conclusion logique d'un aussi pur nouménalisme. Le cosmos ainsi construit serait une représentation ou un reflet de quelque chose qui ne serait pas lui, mais toujours et jusqu'à la fin une représentation fausse, un reflet déformé; toute existence cosmique serait un Mental luttant pour donner pleinement forme à ses imaginations, mais sans y parvenir, car elles n'auraient pas l'assise souveraine d'une vérité intrinsèque; subjugué, entraîné par le courant de ses énergies passées, il suivrait à jamais ce flot indéterminé, sans trouver aucune issue, à moins, ou jusqu'à tant qu'il puisse, soit se détruire lui-même, soit tomber dans une immobilité éternelle. Tels sont les principes de base du nihilisme et de l'illusionnisme, et c'est la seule sagesse si nous supposons que notre mentalité humaine, ou quoi que ce soit de similaire, représente la plus haute force cosmique et la conception originelle à l'œuvre dans l'univers.
Mais dès que nous trouvons dans le pouvoir originel de connaissance une force supérieure à celle que représente notre mentalité humaine, cette conception de l'univers devient insuffisante, et par conséquent n'est plus valable. Elle a sa vérité, mais ce n'est pas toute la vérité. C'est une loi de l'apparence immédiate de l'univers, mais non de sa vérité originelle et de son fait ultime. Derrière l'action du Mental, de la Vie et du Corps, nous percevons en effet quelque chose qui n'est pas inclus dans le courant de la Force, mais l'embrasse et le gouverne ; quelque chose qui n'est pas né dans un monde qu'il cherche à interpréter, mais qui a créé en son être un monde dont il a la connaissance intégrale; quelque chose qui ne peine pas perpétuellement pour tirer autre chose de soi-même, tout en dérivant dans le flux irrésistible des
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énergies passées qu'il ne peut plus maîtriser mais qui, en sa conscience, a déjà sa Forme parfaite qu'il déploie peu à peu ici-bas. Le monde exprime une Vérité prévue, obéit à une Volonté prédéterminante, réalise une vision de soi originelle et formatrice — c'est l'image croissante d'une création divine.
Tant que nous agissons seulement au moyen de la mentalité gouvernée par les apparences, ce quelque chose au-delà et à arrière-plan, et cependant toujours immanent, ne peut être qu'une inférence ou qu'une présence vaguement ressentie. Nous percevons une loi de progrès cyclique et en déduisons une perfection toujours croissante de quelque chose que, quelque part, nous connaissons déjà. Partout, en effet, nous voyons une Loi fondée sur l'être en soi, et lorsque nous pénétrons le principe fondamental de son processus, nous découvrons que la Loi est l'expression d'une connaissance innée, d'une connaissance inhérente à l'existence qui s'exprime, impliquée dans la force qui l'exprime ; et la Loi développée par la Connaissance afin de permettre le progrès implique un but divinement perçu vers lequel le mouvement est dirigé. Nous voyons aussi que notre raison cherche à émerger de l'impuissante dérive de notre mentalité et à la dominer, et nous percevons que la Raison n'est qu'une messagère, une représentante ou une ombre d'une conscience plus grande au-delà qui n'a pas besoin de raisonner parce qu'elle est tout et connaît tout ce qui est. Et nous pouvons alors en déduire que cette source de la Raison est identique à la Connaissance qui agit comme Loi dans le monde. Cette Connaissance détermine souverainement sa propre loi, car elle sait ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, et elle le connaît parce qu'elle est éternellement et se connaît elle-même infiniment. Lorsque l'être qui est conscience infinie, conscience infinie qui est force omnipotente, fait d'un monde — c'est-à-dire d'une harmonie de lui-même — l'objet de sa conscience, notre pensée parvient alors à le saisir comme existence cosmique qui connaît sa propre vérité et réalise en des formes ce qu'elle connaît.
Mais c'est seulement quand nous cessons de raisonner et pénétrons profondément en nous-mêmes, en cet espace secret où cesse toute activité mentale, que cette autre conscience devient pour nous réellement manifeste — si imparfaitement que ce soit, du fait de notre longue habitude de réagir mentalement et de vivre dans nos limitations mentales. Alors, dans une croissante illumination, nous pouvons connaître avec
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assurance ce que nous avions conçu de manière incertaine à la paie et vacillante lumière de la Raison. La Connaissance attend, souveraine, par-delà le mental et le raisonnement intellectuel, dans l'immensité lumineuse d'une vision de soi illimitable.
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