La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
  Cristof Alward-Pitoëff

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Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.

La Vie Divine

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Sri Aurobindo

Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) The Life Divine Vols. 18,19 1070 pages 1970 Edition
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Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

French Translations of books by Sri Aurobindo La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
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La mémoire, l'ego et l'expérience du moi

Ici ce Dieu, le Mental, en son rêve refait sans cesse l'expérience de ce dont il eut une fois l'expérience ; de ce qu'il a vu et de ce qu'il n'a pas vu, de ce qu'il a entendu et de ce qu'il n'a pas entendu, ce dont il a eu l'expérience et ce dont il n'a pas eu l'expérience, ce qui est et ce qui n'est pas, il voit tout, il est tout, et il voit.

Prashna Upanishad. IV. 5.

Demeurer en notre être vrai, c'est la libération; le sens de l'ego est une chute hors de la vérité de notre être.

Mahôpanishad. V. 2.

L'Un en maintes naissances, unique océan qui tient tous les courants de mouvement, voit nos cœurs.

Rig-Véda. X. V. 1.

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L'être mental est capable de prendre directement conscience de lui-même, de sa propre existence sans nom ni forme derrière le flot d'une expérience de soi différenciée, de l'éternelle substance de son âme derrière les formations mentales de cette substance, de son moi derrière l'ego, et cette conscience passe au-delà du mental pour entrer dans l'intemporel d'uti éternel présent; dans l'être mental, elle est ce qui demeure à jamais identique et n'est pas affecté par la distinction que fait le mental entre passé, présent et futur. Elle n'est pas non plus affectée par les distinctions spatiales et circonstancielles. L'être mental, en effet, dit ordinairement de lui-même : " Je suis dans le corps, je suis ici, j'étais là, je serai ailleurs s" ;'mais lorsqu'il apprend à se fixer dans cette conscience de soi directe, il perçoit très vite que c'est là le langage d'une expérience de soi qui change constamment et n'exprime que les rapports de sa conscience de surface avec le milieu et les choses extérieures. Quand il distingue ces choses et s'en détache, il perçoit que le moi, dont il est directement conscient, ne change aucunement du fait de ces changements extérieurs, mais demeure toujours le même. Il n'est pas affecté par les mutations du corps ou du mental, ni par celles du champ où ceux-ci se meuvent et agissent. En son essence, il est sans traits, sans relation, sans autre caractère que celui d'une pure existence consciente autonome et éternellement satisfaite de l'être pur, et plein de sa propre béatitude. Ainsi nous prenons conscience du Moi stable, de l'éternel " Suis ", ou plutôt de l'immuable " Est ", hors de toute catégorie personnelle et temporelle.

Mais si elle est intemporelle, cette conscience du Moi est également capable de considérer le Temps librement, comme quelque chose qui se reflète en elle et comme la cause ou le champ subjectif d'une expérience changeante. C'est alors l'éternel "Je suis ", la conscience qui ne change pas, et, à sa surface, les changements de l'expérience consciente se produisent dans le mouvement du Temps. Sans cesse la

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conscience de surface ajoute à son expérience ou en rejette quelque élément, et chaque ajout, de même que chaque rejet, la modifie; bien que ce moi plus profond qui soutient et contient cette mutation n'en soit pas modifié, le moi extérieur ou superficiel développe constamment son expérience, si bien qu'il ne peut jamais dire de lui-même d'une manière absolue : " Je suis le même que j'étais un instant auparavant ". Ceux qui vivent dans ce moi temporel et de surface, et n'ont pas l'habitude de se retirer au-dedans, vers l'immuable, ou ne sont pas capables d'y demeurer, ne peuvent même pas se concevoir eux-mêmes en dehors de cette expérience mentale qui se modifie continuellement. Pour eux, c'est leur moi, et s'ils regardent avec détachement ce qui lui arrive, ils acceptent sans peine la conclusion des nihilistes bouddhistes, ai savoir que ce moi n'est en fait qu'un courant d'idées et d'expériences et d'activité mentale, une flamme persistante qui n'est pourtant jamais la même, et de conclure qu'il n'est rien qui ressemble à un moi réel. Il n'y,;a qu'un flot d'expériences et, derrière, le Néant : il y a l'expérience d'une connaissance sans Connaissant, l'expérience de l'être sans Existant, et un certain nombre d'éléments qui font partie d'un flux mais pas d'une totalité réelle, et qui se combinent pour créer l'illusion d'un Connaissant, d'une Connaissance et du Connu, l'illusion d'un Existant, de l'existence et de l'expérience de l'existence. Ou ils peuvent conclure que le Temps est la seule existence réelle dont eux-mêmes sont les créatures. Cette conclusion, qui suppose un existant illusoire dans on monde réel ou irréel, est aussi inévitable dans ce genre de retrait que l'est la conclusion opposée supposant une Existence réelle dans un monde illusoire pour le penseur qui, concentré sur le moi immobile, observe en toute chose un non-moi changeant qu'il finit par considérer comme le résultat d'un subterfuge de la conscience.

Mais observons un peu cette conscience de surface sans théoriser, et examinons seulement les faits. Elle nous apparaît tout d'abord comme un phénomène purement subjectif : il y a un déplacement constant et rapide de points du Temps qu'il est impossible d'arrêter un seul instant, un changement constant, même sans aucune modification de la circonstance spatiale, à la fois dans le corps ou dans une des formes propres de la conscience que celle-ci occupe directement, et dans le corps ou la forme des choses qui l'entourent, et où elle vit moins directement. Elle est affectée également par les deux, bien que plus vivement, parce que directement, par le plus petit habitat que par le plus vaste, par

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son propre corps que par le corps du monde, car elle n'est directement consciente que des changements dans son propre corps, et n'est qu'indirectement consciente du corps du monde, par les sens et les effets du macrocosme sur le microcosme. Ce changement du corps et du milieu n'est pas aussi frappant, il n'a pas l'évidente rapidité du mouvement temporel; il est cependant tout aussi réel de moment en moment et tout aussi impossible à arrêter. Mais nous voyons que l'être mental ne considère toute cette mutation que dans la seule mesure où elle affecte,sa propre conscience mentale, suscite des impressions et des changements dans son expérience mentale et son corps mental, car c'est seulement; par le mental qu'il peut prendre conscience de sa demeure physique es de son expérience du monde, qui, se modifient toutes deux constamment. Tout autant qu'un déplacement ou un changement du point temporel et du champ spatial, il y a donc un perpétuel changement, une modification de la somme des circonstances dont nous faisons l'expérience dans le Temps et l'Espace et, par conséquent, une constante modification de la personnalité mentale qui est la forme de notre moi superficiel ou apparent. Dans le langage philosophique, tout ce changement de circonstances est résumé par le terme de causalité ; car dans cet écoulement du mouvement cosmique, l'état antécédent semble être la cause de l'état subséquent, ou bien cet état subséquent paraît être le résultat d'une action précédente, produite par des personnes, des objets au des forces : mais en réalité, ce que nous appelons cause peut fort bien n'être qu'une circonstance. Ainsi, sur un plan supérieur à sa conscience de soi directe, le mental a une expérience de soi changeante, et plus ou moins indirecte, qu'il divise en deux parties : son expérience subjective des états mentaux de sa personnalité, qui se modifient sans cesse et son expérience objective du milieu toujours changeant qui paraît être, en partie ou entièrement, la cause des activités de cette personnalité et qui, en même temps, est affecté par elles. Mais au fond, toute cette expérience est subjective; car même ce qui est objectif et extérieur, le mental ne; le connaît que sous la forme d'impressions subjectives.

C'est ici que le rôle de la mémoire revêt une importance beaucoup plus grande ; car si elle peut seulement rappeler au mental, lorsque celui-ci cherche à prendre directement conscience de lui-même, qu'il a existe et qu'il était le même dans le passé que dans le présent, elle devient, dans notre expérience différenciée ou superficielle de nous-mêmes, un pouvoir important qui relie les expériences passées et présentes, la personnalité

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passée et la présente, empêche le chaos et la dissociation, et assure la continuité du courant dans le mental de surface. Mais même dans ce cas, nous ne devons pas surestimer la fonction de la mémoire ou lui attribuer cette part des opérations de la conscience qui, en réalité, est associée à l'activité d'autres aspects du pouvoir de l'être mental. Ce n'est pas la mémoire seule qui constitue le sens de l'ego ; la mémoire n'est qu'un intermédiaire entre le mental sensoriel et l'intelligence coordinatrice : elle offre à l'intelligence les données passées de l'expérience que le mental retient quelque part au-dedans, mais ne peut emporter avec lui dans sa course en surface de moment en moment.

Une brève analyse mettra cela en évidence. Dans toute activité mentale, nous pouvons distinguer quatre éléments : l'objet de la conscience mentale, l'acte de la conscience mentale, l'occasion et le sujet. Dans l'expérience de soi que fait l'être intérieur qui s'observe, l'objet est toujours un état ou un mouvement, une vague de l'être conscient : colère, chagrin ou toute autre émotion, faim ou tout autre appétit vital, impulsion ou réaction vitale intérieure ou une forme de sensation, de perception ou d'activité de la pensée. L'acte est une sorte d'observation mentale et d'évaluation conceptuelle de ce mouvement, de cette vague, ou bien il en est une sensation mentale où l'observation et l'évaluation peuvent être enfouies et même perdues — de telle manière que, dans cet acte, la personne mentale peut séparer l'acte de l'objet par une perception discriminatrice, ou les mêler au point de ne plus pouvoir les distinguer du tout. Autrement dit, elle peut soit devenir simplement un mouvement, disons de conscience en colère, sans aucunement se détacher de cette activité, sans réfléchir ni s'observer, sans contrôler le sentiment ni l'action qui l'accompagne ; soit elle peut observer ce qu'elle devient et y réfléchir, et voir ou percevoir en son mental que " Je suis en colère ". Dans le premier cas, le sujet ou personne mentale, l'acte d'expérience de soi consciente et le " devenir en colère " substantiel du mental qui est l'objet de l'expérience de soi sont tous roulés en une vague unique de force consciente en mouvement ; mais dans le second, il y a une certaine analyse rapide de ses éléments constitutifs, et l'acte de l'expérience de soi se détache partiellement de l'objet. Ainsi, par cet acte de détachement partiel, nous pouvons non seulement faire dynamiquement l'expérience de nous-mêmes dans le devenir, dans le processus du mouvement de la force-consciente elle-même, mais nous tenir en retrait, nous percevoir et nous observer et, si le détachement

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est suffisant, devenir maîtres de nos sentiments et de nos actions, et, dans une certaine mesure, de notre devenir.

Cependant, il y a d'habitude un défaut, même dans cet acte d'observation de soi ; en effet, l'acte est partiellement détaché de l'objet, mais la personne mentale ne l'est pas de l'acte mental : la personne mentale et l'action mentale sont immergées ou enveloppée l'une en l'autre ; et la personne mentale n'est pas non plus suffisamment détachée ou séparée du devenir émotionnel. Je suis conscient de moi-même dans un devenir-en-colère de la substance consciente de mon être et dans la perception de ce devenir par la pensée. Mais toute perception de la pensée est aussi un devenir, elle n'est pas moi-même-, et je ne m'en rends pas encore suffisamment compte; je suis identifié à mes activités mentales ou immergé en elles, je n'en suis pas libre et dissocié. Je ne prends pas encore directement conscience de moi-même indépendamment de mes devenirs et de la perception que j'en ai, indépendamment des formes de conscience active que je revêts dans les vagues de l'océan de force consciente, substance de ma nature mentale et vitale. C'est quand je détache entièrement la personne mentale de son acte d'expérience de soi que je prends pleinement conscience, d'abord de l'ego tel qu'il est, et finalement du moi témoin ou de la Personne mentale pensante, de quelque chose ou de quelqu'un qui se met en colère et qui observe sa colère, mais n'est limité ou déterminé en son être ni par elle, ni par la perception qu'il en a. Cette Personne, au contraire, est un facteur constant qui perçoit une succession illimitée de mouvements conscients et d'expériences conscientes de mouvements, et perçoit son propre être dans cette succession ; mais il peut aussi le percevoir derrière cette succession, la soutenant, la contenant, toujours identique dans le fait d'être et la force d'être, par-delà les formes changeantes et les arrangements de sa force consciente. Ainsi est-il le Moi qui est immuablement, et en même temps le Moi qui devient éternellement dans la succession du Temps.

Il est évident qu'en réalité il n'y a pas deux moi, mais un seul être conscient qui se projette dans les vagues de la force consciente afin d'avoir l'expérience de lui-même en une succession de ses propres mouvements changeants par lesquels il n'est pas vraiment changé, accru ou diminué — pas plus que dans le monde matériel la substance originelle de la Matière ou de l'Énergie n'est accrue ou diminuée par les combinaisons constamment changeantes des éléments — bien

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que la conscience qui fait l'expérience ait l'impression qu'il change, tant qu'elle vit seulement dans la connaissance du phénomène et ne revient pas à la connaissance de l'être, de la substance ou de la Force originels. Quand elle recouvre cette connaissance plus profonde, elle ne condamne pas le phénomène observé comme irréel, mais perçoit un être immuable, énergie ou substance réelle, non phénoménal, qui n'est pas lui-même esclave des sens ; elle voit en même temps un devenir, ou un phénomène réel de cet être, énergie ou substance. Ce devenir, nous rappelons phénomène parce qu'en fait, dans les conditions actuelles; il se manifeste à la conscience dans les conditions de la perception sensorielle et des rapports sensoriels, et non point directement à la conscience elle-même dans sa pure connaissance inconditionnée qui embrasse et comprend tout. Ainsi en est-il du Moi : pour la conscience de soi directe, il est immuablement; pour la perception et l'expérience mentales, il se manifeste sous des formes changeantes en des devenirs variés ; les choses étant ce qu'elles sont, le Moi se manifeste donc à la pure connaissance inconditionnée de la conscience, non d'une façon directe, mais dans les conditions de notre mentalité

C'est cette succession d'expériences et c'est ce fait d'une action indirecte ou secondaire de la conscience, dont l'expérience se réalise dans les conditions de notre mentalité, qui font intervenir le mécanisme de la mémoire. Car la division, la fragmentation temporelle est une condition première de notre mentalité: elle est incapable d'avoir aucune expérience ou de maintenir la cohésion de ses expériences autrement que dans les conditions de cette auto-division par les moments du Temps. Dans l'expérience mentale immédiate d'une vague de devenir, d'un mouvement d'être conscient, il n'y a aucune intervention de la mémoire, et aucune nécessité qu'elle intervienne : je me mets en colère — c'est la sensation qui agit, non la mémoire; j'observe que je suis en colère — c'est la perception qui agit, et non la mémoire, La mémoire n'intervient qu'au moment où je commence à relier mon expérience aux successions du Temps, où je divise mon devenir en passé, présent et futur, où je dis : " J'étais en colère il y a un moment ", ou: "Je me suis mis en colère et je suis encore en colère ", ou : " J'étais en colère en telle occasion, et je le serai donc à nouveau si la même occasion se présente. " Certes, la mémoire peut entrer immédiatement et directement dans le devenir si l'occasion du mouvement de conscience est elle-même entièrement ou partiellement une chose du passé — par exemple, s'il

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y a récurrence d'une émotion, comme le chagrin ou la colère, causée par la mémoire d'un tort ou d'une souffrance passés et non par une circonstance présente immédiate, ou bien causée par une circonstance immédiate ravivant la mémoire d'une circonstance passée. C'est parce que nous ne pouvons conserver le passé en nous à la surface de la conscience — bien qu'il soit toujours là derrière, au-dedans, subliminalement présent et souvent même actif —, que nous devons le recouvrer comme quelque chose qui aurait été perdu ou n'existerait plus ; et cela s'effectue par l'action répétitive et coordinatrice du mental pensant que nous appelons mémoire. Nous faisons de même lorsque, par l'action du mental pensant que nous appelons imagination, nous évoquons des choses qui ne sont pas dans le champ actuel de notre expérience mentale superficielle et limitée. Ce pouvoir supérieur en nous est une haute invocation à toutes les possibilités, réalisables ou non, pour qu'elles pénètrent dans le champ de notre ignorance.

La mémoire n'est pas l'essence de l'expérience persistante ou continue, même dans la succession du Temps, et elle ne serait nullement nécessaire si notre conscience était un mouvement non divisé, si elle ne devait pas courir de moment en moment, perdant toute prise directe sur celui qui vient de s'écouler et ignorant totalement le suivant, ou étant incapable de s'en saisir. Toute expérience ou substance de devenir dans le Temps est un fleuve ou un océan en mouvement, non divisés en eux-mêmes, divisés seulement dans la conscience qui observe à cause du mouvement limité de l'Ignorance qui doit sauter de moment en moment, telle une libellule zigzaguant à la surface de l'eau ; toute substance d'être dans l'Espace est de même un mouvant océan divisé, non pas en soi, mais seulement dans la conscience qui observe parce que notre faculté sensorielle est limitée dans son appréhension, et sa vision fragmentaire l'oblige à percevoir les formes de la substance comme des: .choses séparées en soi, indépendantes de la substance unique; Il y a certes une disposition des choses dans l'Espace et le Temps, mais il n'y a aucun vide, aucune division, si ce n'est pour notre ignorance, et c'est pour combler les vides et relier ce que l'ignorance du Mental a divisé que nous appelons à notre aide divers artifices de la conscience mentale, et la mémoire n'en est qu'un parmi d'autres.

Ce courant de l'océan du monde s'écoule donc à travers moi, et la colère ou le chagrin ou tout autre mouvement intérieur peut survenir

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comme une vague, depuis longtemps formée, de ce flot continu. Cette continuité n'est pas constituée par la force de la mémoire, bien que celle-ci puisse aider à prolonger ou répéter la vague, qui autrement se serait dissoute dans le courant ; la vague survient et persiste simplement comme un mouvement de force-consciente de mon être emporté par sa propre impulsion originelle perturbatrice. La mémoire intervient et prolonge la perturbation par un retour du mental pensant aux circonstances de la colère, ou du mental émotif à la première impulsion de la colère par laquelle il Justine la récurrence de la perturbation; autrement celle-ci s'épuiserait et ne resurgirait qu'au moment où les mêmes circonstances se reproduiraient. Le retour naturel de la vague, la circonstance identique ou analogue causant la même agitation, n'est pas plus que son apparition isolée un résultat de la mémoire, bien que la mémoire puisse contribuer à la fortifier et qu'ainsi le mental y soit davantage prédisposé. La relation que nous voyons s'établir entre une circonstance récurrente, et le résultat et le mouvement récurrents qui se produisent dans l'énergie plus fluide et la substance plus variable du mental, est assez similaire à celle qui se présente à nous sous la forme mécanique de la répétition de cause à effet dans les opérations plus stables de l'énergie et de la substance du monde matériel. On peut dire, si l'on veut, qu'il y a dans toute l'énergie de la Nature une mémoire subconsciente qui répète invariablement le même rapport entre une énergie et son résultat, mais c'est donner à ce mot un sens infiniment plus large. En réalité, nous pouvons seulement énoncer une loi de récurrence qui s'applique à l'action des vagues de la force-consciente et lui permet de régulariser les mouvements de sa propre substance. La mémoire n'est à proprement parler que le mécanisme dont le Mental témoin se sert pour relier ces mouvements à leur apparition et à leur récurrence dans la succession temporelle, en vue d'une expérience temporelle, afin qu'une volonté et une raison de plus en plus coordinatrices en fassent un usage croissant et une évaluation toujours plus poussée. C'est un facteur important, indispensable, mais il n'est pas le seul dans le processus par lequel l'Inconscience, qui est notre point de départ, développe la pleine conscience-de-soi, et par lequel l'Ignorance de l'être mental développe une connaissance de soi consciente en ses devenirs. Ce développement se poursuit jusqu'à ce que le mental cognitif et le mental volitif coordinateurs soient pleinement capables de posséder et d'utiliser tout le matériau de l'expérience du moi. C'est en tout cas le processus de l'évolution que nous voyons gouverner le développement

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du Mental à partir de l'énergie absorbée en soi et apparemment non mentalisée dans le monde matériel.

Le sens de l'ego est un autre moyen dont se sert l'Ignorance mentale pour que l'être mental prenne conscience de lui-même — non seulement des objets, des circonstances et de ses actes, mais de ce qui en fait l'expérience. On pourrait croire, à première vue, que le sens de l'ego est en fait constitué par la mémoire, et que c'est elle qui nous dit: " C'est le même moi qui était en colère il y a quelque temps, et que je suis à nouveau, ou qui est encore en colère à présent. " Mais en réalité, tout ce que la mémoire a le pouvoir de nous dire, c'est qu'il s'agit du même champ limité d'activité consciente où le même phénomène s'est produit. Ce qui arrive, c'est que le phénomène mental, cette vague de devenir dans la substance mentale, se répète, et le mental le perçoit immédiatement; la mémoire fait alors le lien entre ces répétitions et permet ainsi au mental de percevoir que c'est la même substance mentale qui revêt la même forme dynamique, et la même perception mentale qui en fait l'expérience. Le sens de l'ego n'est pas un produit de la mémoire, il n'est pas construit par elle mais existe déjà et toujours comme point de référence, ou comme quelque chose en quoi la perception mentale se concentre afin d'avoir un centre de coordination au lieu de se répandre de façon incohérente sur tout le champ de l'expérience. la mémoire de l'ego renforce cette concentration et aide à la maintenir, mais ne la constitue pas. Si l'on pouvait analyser le sens de l'ego, le sens* de l'individualité des animaux inférieurs, on s'apercevrait peut-être qu'il n'est guère plus qu'une perception sensorielle imprécise ou moins précise de la continuité, de l'identité et de la séparation d'avec, les autres dans les moments du Temps. Mais, chez l'homme, il s'y ajoute un mental coordinateur de connaissance qui, se fondant sur l'action unifiée de la perception mentale et de la mémoire, parvient à l'idée distincte — tout en retenant la première perception intuitive constante — d'un ego qui perçoit, sent, se souvient, pense et demeure tel qu'il est, qu'il se souvienne ou non. Cette substance mentale consciente, dit-il, est toujours celle d'une seule et même personne consciente qui sent, cesse de sentir, se souvient, oublie, est consciente superficiellement, et qui, de la conscience superficielle, plonge à nouveau dans le sommeil; c'est la même personne avant l'organisation de la mémoire et après, dans le nourrisson et le vieillard sénile, dans le sommeil et la veillé, dans la conscience apparente et l'apparente inconscience ; c'est cette

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personne, et nulle autre, qui a accompli les actes qu'elle a oubliés, tout autant que ceux dont elle se souvient ; elle demeure identique, persistant derrière tous les changements de son devenir ou de sa personnalité. Cette action de la connaissance chez l'homme, cette intelligence qui coordonne, cette formulation de la conscience de soi et de l'expérience de soi, est supérieure à la mémoire et au sens de l'ego chez l'animal et donc, pouvons-nous supposer, plus proche de la réelle connaissance de soi. Si nous étudions l'action voilée aussi bien que dévoilée de là Nature, nous pouvons même finalement réaliser que tout sens de l'ego, toute mémoire de l'ego ont à l'arrière-plan et sont en fait les artifices pratiques d'un pouvoir coordinateur ou mental de connaissance secret, présent dans la force-consciente universelle dont, chez l'homme, la raison est la forme manifeste à laquelle parvient notre évolution —une forme encore limitée et imparfaite en ses modes d'action et son principe constitutif. Il y a une connaissance subconsciente même dans l'Inconscient, une Raison supérieure innée dans les choses, qui imposent la coordination, c'est-à-dire une certaine rationalité, aux mouvements les plus impétueux du devenir universel.

L'importance de la mémoire devient apparente dans le phénomène dûment observé de la double personnalité ou de la dissociation de la personnalité : le même homme connaît deux états mentaux qui se succèdent ou alternent et, en chacun, 'ne se rappelle et ne coordonne parfaitement que ce qu'il était ou faisait dans un certain état mental, et non ce qu'il était ou faisait dans un autre état. Cela peut être associé à l'idée organisée de personnalité différente, car, dans un état, il pense être une certaine personne, et, dans l'autre, une tout autre personne ayant un nom, une vie et des sentiments différents. Il semblerait ici que la mémoire soit toute la substance de la personnalité. Mais, par ailleurs, nous devons voir que la dissociation de la mémoire survient aussi sans dissociation de la personnalité, comme lorsqu'un homme en état d'hypnose recueille une gamme de souvenirs et d'expériences étrangers à son mental de veille, mais ne pense pas pour autant qu'il est une autre personne, ou comme quelqu'un peut oublier les événements passés de sa vie, et peut-être jusqu'à son nom, sans que son sens de l'ego et sa personnalité changent pour autant. Un autre état de conscience est possible où, bien qu'il n'y ait aucun hiatus dans la mémoire, tout l'être, par un développement rapide, se sent lui-même changé en chaque circonstance mentale; l'homme a l'impression d'être né à une personnalité nouvelle,

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si bien que, n'était le mental coordinateur, il refuserait d'accepter que son passé ait pu appartenir à la personne qu'il est à présent, tout en se rappelant parfaitement que cela s'est produit dans la même forme corporelle et dans le même champ de substance mentale. Le sens mental est la base, la mémoire est le fil sur lequel le mental attache ses expériences: mais c'est la faculté coordinatrice du mental qui, reliant tout le matériau que fournit la mémoire et tous ses chaînons de passé, présent et futur, les rattache également à un " Je " qui est le même à tous les moments du Temps et malgré tous les changements d'expérience et de personnalité.

Le sens de l'ego n'est qu'un procédé préparatoire et une première base pour le développement de la réelle connaissance de soi dans l'être mental. En progressant de l'inconscience à la conscience de soi, de la nescience de soi et des choses à la connaissance de soi et des choses, le Mental dans les formes arrive au point où il perçoit que tout son devenir superficiellement conscient se rattache à un " je " qu'il est toujours. Ce " je ", il l'identifie en partie au devenir conscient, en partie le conçoit comme quelque chose d'autre que le devenir et supérieur à lui, et peut être même éternel et immuable. En dernier recours, à l'aide de sa raison qui établit ses distinctions afin de tout coordonner, il peut fixer son expérience de soi sur le seul devenir, sur le moi qui change constamment et rejeter comme une fiction du mental l'idée qu'il puisse y avoir autre chose que cela ; alors il n'y a pas d'être, seulement un devenir. Ou bien il peut fixer son expérience de soi dans une conscience directe de son être éternel et rejeter le devenir, même quand il est obligé d'en prendre conscience, comme une fiction du mental et des sens ou comme la vanité d'une existence inférieure temporaire.

Mais il est évident qu'une connaissance de soi fondée sur le sens séparateur de l'ego est imparfaite, et aucune connaissance fondée exclusivement ou principalement sur lui, ou en réaction contre lui, ne saurait être sûre ou assurée d'être complète. D'abord, c'est une connaissance de notre activité mentale superficielle et de ses expériences et, comparée au 'vaste domaine de notre devenir qui s'étend au-delà, c'est une Ignorance. Ensuite, ce n'est une connaissance que de l'être et du devenir limités au moi individuel et à ses expériences ; tout le reste du monde est pour elle un non-moi, quelque chose, dirions-nous, qu'elle ne réalise pas comme 'faisant partie de son être propre, mais comme une existence extérieure présentée à sa conscience séparée. Cela tient au fait qu'elle n'a pas une

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connaissance consciente directe de cette existence et de cette nature plus vastes, comme celle qu'a l'individu de son être et de son devenir propres. Là aussi, c'est une connaissance limitée qui s'affirme au milieu d'une vaste Ignorance. Enfin, la vraie relation entre l'être et le devenir n'a pas été élaborée sur la base de la parfaite connaissance de soi, mais plutôt par l'Ignorance, par une connaissance partielle. En conséquence, dans son élan vers une connaissance ultime, le mental essaie, par la volonté et la raison qui coordonnent et dissocient, et sur la base de notre expérience et de nos possibilités présentes, d'aboutir à une conclusion catégorique qui rejette un côté de l'existence. Tout ce qui a été établi, c'est que l'être mental peut, d'une part, s'absorber dans la conscience de .soi directe en excluant apparemment tout devenir et, d'autre part, s'absorber dans le devenir en excluant apparemment toute conscience de soi stable. Les deux aspects du mental, séparés, antagonistes, condamnent ce qu'ils rejettent comme irréel ou seulement comme un jeu du mental conscient. Pour l'un ou pour l'autre, soit le Divin, le Moi, soit le monde n'est que relativement réel, tant que le mental persiste à les créer : le monde serait un rêve effectif du Moi, ou bien Dieu et le Moi seraient une construction mentale ou une réelle hallucination. La vraie relation n'a pas été saisie parce que ces deux aspects de l'existence paraissent nécessairement discordants et irréconciliés à notre intelligence, aussi longtemps que la connaissance n'est que partielle. Une connaissance intégrale est le but de l'évolution consciente ; une coupure franche de la conscience, tranchant un aspect et laissant l'autre de côté, ne peut être l'entière vérité du moi et des choses. Si quelque Moi immuable était le tout, il n'y aurait en effet aucune possibilité d'existence du monde ; si la Nature changeante était le tout, il pourrait y avoir un cycle du devenir universel, mais pas de base spirituelle pour l'évolution du Conscient hors de l'Inconscient et pour l'aspiration persistante de notre Conscience partielle ou Ignorance à se dépasser pour atteindre à l'entière Vérité consciente de son être et à la Connaissance consciente intégrale dé tout l'Être.

Notre existence de surface n'est qu'une surface, et c'est là que l'Ignorance règne en souveraine absolue ; pour connaître, il nous faut entrer en nous-mêmes et voir avec une connaissance intérieure. Tout ce qui est formulé à la surface est une représentation infime et diminuée de notre plus vaste et secrète existence. Nous ne pouvons trouver le moi immobile en nous que lorsque les activités mentales et vitales

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extérieures sont apaisées; puisqu'il est établi tout au fond de nous-mêmes et n'est représenté à la surface que par le sens intuitif de notre propre existence, et faussement représenté par le sens de l'ego mental, vital et physique, c'est donc dans le silence mental que doit se faire l'expérience de sa vérité. Mais de façon analogue, les parties dynamiques de notre être de surface sont, elles aussi, des images réduites de choses plus grandes qui se trouvent dans les profondeurs de notre nature secrète. La mémoire superficielle elle-même est une action fragmentaire et inefficace, puisant des détails dans une mémoire intérieure subliminale qui reçoit et enregistre toute notre expérience du monde, reçoit et enregistre même ce que le mental n'a pas observé, compris ou remarqué. Notre imagination superficielle est une sélection à partir d'un pouvoir de conscience subliminal, bâtisseur d'images, plus vaste, plus créatif et plus efficace. Un mental aux perceptions incommensurablement plus vastes et plus subtiles, une énergie de vie au dynamisme plus intense, une substance physique subtile, à la réceptivité plus étendue et plus fine, puisent en eux-mêmes pour construire notre évolution de surface. Derrière ces activités occultes se tient une entité psychique, vrai support de notre individualisation ; l'ego n'est qu'un substitut extérieur et faux, car c'est cette âme secrète qui soutient notre expérience de nous-mêmes et notre expérience du monde et maintient leur cohésion ; l'ego extérieur mental, vital et physique est une construction superficielle de la Nature. C'est seulement quand nous avons vu que notre moi et notre nature forment un tout, dans les profondeurs comme à la surface, que nous pouvons acquérir une base véritable de connaissance.

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