Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
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L'Éternel est vrai; le mondé est Un mensonge.
Vivékachudamani. Verset 20.
Le Maître de la Maya crée ce monde par Sa Maya et un autre est enfermé au-dedans ; on doit connaître sa Maya comme la Nature et le Maître de la Maya comme le grand Seigneur de tout ce qui est.
ShvetâshvataraUpanishad.IV.9,10.
Le Purusha est tout ce qui est, tout ce qui fut, tout ce qui sera; il est le maître de l'Immortalité et il est tout ce qui croît par la nourriture.
Rig-Véda. X. 90.2. Shvetâshvatara Upanishad. III. 15.
Tout est l'Être Divin.
Gîta. VII. 19.
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Nous n'avons, jusqu'à présent, défriché que la première partie de notre champ d'étude ; à l'arrière-plan, le problème demeure entier, et sans solution. C'est le problème concernant la nature de la Conscience ou Pouvoir originel qui a créé, construit conceptuellement ou manifesté l'univers, et la relation de cet univers avec notre cognition du monde. Il s'agit en somme de savoir si l'univers est une fiction de la conscience, imposée à notre mental par un suprême pouvoir d'Illusion, ou s'il est une vraie formation de l'être, dont nous faisons l'expérience par une connaissance encore ignorante, mais qui grandit. Et la vraie question ne concerne pas le seul Mental, ni un rêve ou une hallucination cosmiques nés du Mental, mais la nature de la Réalité, la validité de l'action créatrice qui s'y déroule ou lui est imposée, la présence ou l'absence d'un contenu réel en sa conscience ou la nôtre, et en son regard ou le nôtre sur l'univers. Au nom de l'illusionnisme, on peut répondre à notre point de vue sur la vérité de l'existence, que tout ceci pourrait être valable dans les limites de l'Illusion cosmique : c'est le système, le mécanisme pragmatique par lequel la Maya œuvre et se maintient dans l'Ignorance. Mais les vérités, les possibilités, les actualités du système cosmique ne sont vraies et actuelles que dans l'Illusion, hors de ce cercle magique elles n'ont aucune valeur ; ce ne sont pas des réalités durables et éternelles; toutes sont des représentations temporaires, aussi bien les œuvres de la Connaissance que celles de l'Ignorance. On peut concéder que la connaissance est un instrument utile de l'Illusion de la Maya, qui lui permet de s'échapper d'elle-même, de se détruire dans le Mental. La connaissance spirituelle est indispensable, mais la seule vérité vraie, l'unique réalité permanente derrière toutes les dualités de la connaissance-ignorance, est l'éternel Absolu sans relations, ou le Moi, la pure Existence éternelle. Ici, tout repose sur la conception du mental et sur l'expérience que l'être mental fait de la réalité ;
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de cette expérience, ou de cette conception, dépend en effet son interprétation de données par ailleurs identiques : les faits du Cosmos, l'expérience individuelle, la réalisation de la suprême Transcendance. Toute cognition mentale dépend de trois éléments : celui qui perçoit, la perception et la chose perçue ou percept. On peut affirmer ou nier la réalité de ces trois éléments ou de l'un d'entre eux; la question est alors de savoir lequel est éventuellement réel, dans quelle mesure ou de quelle manière. Si on les rejette tous les trois comme les instruments d'une Illusion cosmique, cela soulève une nouvelle question : existe-t-il alors une réalité qui leur soit extérieure et, si elle existe, quel rapport y a-t-il entre la Réalité et l'Illusion ?
Il est possible d'affirmer la réalité du percept — de l'univers objectif —et de nier ou de minimiser la réalité de l'individu qui perçoit et de sa conscience perceptive. Dans la théorie qui affirme que la Matière est la seule réalité, la conscience n'est qu'une opération de l'énergie matérielle dans la Matière, une sécrétion ou une vibration des cellules du cerveau, une réception physique d'images et une réponse cérébrale, une action réflexe ou une réaction de la Matière aux contacts de la Matière. Même si l'on modère cette affirmation et que l'on explique autrement la conscience, celle-ci n'est alors rien de plus qu'un phénomène temporaire et dérivé, et non la Réalité permanente. L'individu qui perçoit n'est lui-même qu'un corps et un cerveau capables des réactions mécaniques que nous groupons sous le terme conscience ; il n'a qu'une valeur relative et qu'une réalité temporaire. Mais si la Matière se révèle être elle-même irréelle ou dérivée, être simplement un phénomène de l'Énergie, comme cela semble maintenant probable, alors l'Énergie reste la seule Réalité ; celui qui perçoit, sa perception, l'objet perçu ne sont que des phénomènes de l'Énergie. Mais une Énergie sans un Être ou une Existence qui la possède ou sans une Conscience qui la fournit, une Énergie qui œuvre originellement dans le vide — car le champ matériel où nous la voyons à l'œuvre est lui-même une création — ressemble beaucoup elle-même à une construction mentale, à une irréalité ; ou bien ce pourrait être une inexplicable et provisoire éruption de mouvement qui, à tout moment, pourrait cesser de créer des phénomènes; seul serait perdurable et réel le Vide de l'Infini. La théorie bouddhique selon laquelle celui qui perçoit, la perception et le percept sont une construction du Karma, le processus de
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quelque fait cosmique de l'Action, a ouvert la voie à une telle conclusion, car elle conduisait logiquement à l'affirmation du Non-Être, du Vide ou du Néant. Il est possible, en vérité, que ce soit non pas une Énergie mais une Conscience qui est à l'œuvre ; de même que la Matière se réduit à l'Énergie que nous pouvons saisir, non en elle-même mais en ses résultats et ses opérations, de même l'Énergie pourrait être réduite à l'action d'une Conscience que nous pouvons saisir, non en elle-même mais en ses résultats et ses opérations. Mais si l'on suppose que cette Conscience œuvre de la même manière dans un Vide, nous sommes exposés à la même conclusion, à savoir qu'elle est créatrice d'illusions phénoménales temporaires, et elle-même illusoire; un Vide, un Zéro infini, une Non-Existence originelle, est la seule Réalité permanente. Mais ces conclusions ne sont pas inévitables ; car derrière cette Conscience qu'on ne peut saisir qu'en ses œuvres, il peut y avoir une Existence originelle invisible : une Énergie-Consciente de cette Existence pourrait alors être une réalité ; faites d'une substance d'être infinitésimale, impalpable par les sens mais qui se révélerait à'eux comme Matière à un certain stade de l'action de l'Énergie, ses créations aussi seraient réelles, de même que l'individu qui émerge, comme être conscient, de l'Existence originelle en un monde de Matière. Cette Réalité originelle pourrait être une Existence cosmique spirituelle, un Panthéos, ou elle pourrait avoir un autre statut ; quoi qu'il en soit, il y aurait non pas une illusion universelle ou un simple phénomène, mais un véritable univers.
Dans la théorie classique de l'illusionnisme, une seule et suprême Existence spirituelle est acceptée comme unique Réalité : elle est par essence le Moi, mais les êtres naturels dont elle est le Moi ne sont pourtant que des apparences temporaires; elle est en son absoluité le substrat de toutes choses, mais l'univers édifié sur ce substrat est ou bien une non-existence, un simulacre, ou bien il est en quelque sorte irréellement réel ; c'est une illusion cosmique. Car la Réalité est une 'et sans second; elle est immuable dans l'éternité, c'est la seule Existence; il n'y a rien d'autre, il n'y a pas de vrais devenirs de cet Être : il est et doit à jamais demeurer vide de noms, de traits, de formations, de relations, d'événements ; s'il a une Conscience, ce ne peut être qu'une pure conscience de son propre être absolu. Mais quel est alors le rapport entre la Réalité et l'Illusion? Par quel miracle ou quel mystère l'Illusion en vient-elle à être, ou comment fait-elle pour apparaître ou pour demeurer à jamais dans le Temps ?
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Le Brahman seul étant réel, seule une conscience, ou seul un pouvoir du Brahman, pourrait être un créateur réel et un créateur de réalités. Mais puisqu'il ne peut y avoir d'autre réalité que le Brahman pur et absolu, il ne peut y avoir de vrai pouvoir créateur du Brahman. Une conscience-de-Brahman qui percevrait des êtres, dés formes et des événements réels signifierait une vérité du Devenir, une réalité spirituelle et matérielle de l'univers, que l'expérience de la Vérité suprême nie et abolit et avec laquelle sa seule existence est logiquement incompatible. La création de la Maya est une présentation d'êtres, de noms, de formes, d'événements, de choses que l'on ne peut accepter comme vraie, qui contredit l'indéterminable pureté de l'Unique Existence. La Maya n'est donc pas réelle, elle est non existante : la Maya est elle-même une illusion, génératrice d'innombrables illusions. Mais cette illusion et ses œuvres ont cependant une certaine forme d'existence et doivent donc être réelles d'une façon ou d'une autre : de plus, l'univers n'existe pas dans un Vide mais se maintient parce qu'il est imposé sur le Brahman, qu'en un sens il est fondé sur l'unique Réalité ; nous-mêmes, qui sommes dans l'Illusion, attribuons ses formes, ses noms, ses relations, ses événements au Brahman, devenons conscients de toutes choses comme étant le Brahman, voyons la Réalité par l'intermédiaire de ces irréalités. Il y a donc une réalité dans la Maya ; elle est à la fois réelle et irréelle, existante et non existante ; ou bien, disons qu'elle n'est ni réelle ni irréelle : c'est un paradoxe, une énigme suprarationnelle. Mais quel est donc ce mystère, ou est-il insoluble? Comment se fait-il que cette illusion intervienne dans l'existence du Brahman ? Quelle est la nature de cette irréelle réalité de la Maya ?
À première vue, on est obligé de supposer que, d'une certaine façon, ce doit être le Brahman qui perçoit la Maya — le Brahman est en effet la seule Réalité, et si ce n'est pas lui qui la perçoit, qui donc perçoit l'Illusion ? Aucun autre percevant n'existe ; l'individu qui est en nous le témoin apparent, est lui-même phénoménal et irréel, une création de la Maya. Mais si c'est le Brahman qui perçoit, comment se peut-il que l'illusion persiste un seul instant, puisque la vraie conscience du percevant est conscience de soi, conscience seulement de sa pure existence en soi ? Si le Brahman perçoit le monde et les choses avec une vraie conscience, alors tous doivent être lui-même et réels; toutefois, puisqu'ils ne sont pas la pure existence en soi mais qu'au mieux ils en sont des formes vues au travers d'une Ignorance
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phénoménale, cette solution réaliste s'avère impossible. Toutefois, il nous faut accepter, du moins provisoirement, l'univers comme un fait, admettre l'existence d'une impossibilité, puisque la Maya existe, et que ses œuvres persistent et obsèdent l'esprit par la perception, si fausse soit-elle, de leur réalité. C'est sur cette base que nous devons dès lors affronter et résoudre le dilemme.
Si de quelque façon la Maya est réelle, la conclusion s'impose : ce doit être le Brahman, la Réalité, qui perçoit la Maya. Il se peut que la Maya soit son pouvoir de perception différenciatrice, car le pouvoir de conscience de la Maya, qui la distingue de la vraie conscience de l'unique Moi spirituel, est sa perception créatrice de la différence. Ou bien, si l'on considère que cette création de la différence est simplement un résultat et non l'essence de la force de la Maya, alors celle-ci doit être tout au moins un certain pouvoir de la conscience du Brahman — car seule une conscience peut voir ou créer une illusion, et il ne peut y avoir d'autre conscience originelle ou originante que celle du Brahman. Mais puisque le Brahman est également et à jamais conscient de lui-même, il doit y avoir un double état de la Conscience-du-Brahman, l'un conscient de la seule Réalité, l'autre conscient des irréalités auxquelles sa perception créatrice donne une sorte d'existence apparente. Ces irréalités ne peuvent être faites de la substance de la Réalité, car alors elles aussi devraient être réelles. De ce point de vue, on ne peut accepter l'affirmation des Upanishad selon laquelle le monde est créé à partir de l'Existence suprême, est un devenir, un résultat ou un produit de l'Être éternel. Le Brahman n'est pas la cause matérielle de l'univers : notre nature — par opposition à notre moi — n'est pas faite de substance spirituelle ; elle est construite à partir de l'irréelle réalité de la Maya. Notre être spirituel, en revanche, est fait de cette substance, il est en vérité le Brahman; le Brahman est au-dessus de la Maya, mais il est aussi celui qui perçoit ses propres créations d'au-dessus et du dedans de la Maya. Cette conscience duelle s'offre comme la seule explication plausible de l'énigme d'un Être réel et éternel qui perçoit, d'un Percept irréel et d'une Perception qui est une créatrice à demi-réelle de percepts irréels.
Si cette conscience duelle n'existe pas, si la Maya est le seul pouvoir conscient du Brahman, alors de deux choses l'une : soit la réalité de la Maya en tant que pouvoir tient au fait qu'elle est une action subjective de la conscience du Brahman émergeant de son silence et
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de son immobilité supraconsciente et passant par des expériences qui sont réelles parce qu'elles font partie de la conscience-du-Brahman, mais irréelles parce qu'elles ne font pas partie de son être, soit la Maya est le pouvoir d'Imagination cosmique du Brahman, inhérent à son être éternel qui, à partir de rien, crée des noms, des formes et des événements dépourvus de toute réalité. En ce cas, la Maya serait réelle, mais ses œuvres seraient entièrement fictives, de pures imaginations: mais pouvons-nous affirmer que l'imagination est le seul pouvoir dynamique ou créateur de l'Éternel ? L'imagination est une nécessité pour un être partiel doté d'une conscience ignorante, car il lui faut suppléer à son ignorance par des imaginations et des conjectures. Il ne peut y avoir de place pour un tel mouvement dans la conscience unique d'une unique Réalité qui n'a aucune raison de construire des irréalités, car elle est à jamais pure et complète en soi. On voit mal ce qui, dans son propre être, pourrait contraindre ou inciter une telle Existence Unique, complète en son essence même, béatifique en son éternité, n'ayant rien à manifester, intemporellement parfaite, à créer un Temps et un Espace irréels et à les peupler pour toute éternité d'un interminable spectacle cosmique d'images et d'événements faux. Cette solution est logiquement insoutenable.
L'autre solution, l'idée d'une réalité irréelle purement subjective, part de la distinction que fait le mental dans la Nature physique entre ses expériences subjectives et objectives; car seules les expériences objectives lui paraissent entièrement et indubitablement réelles. Mais une telle distinction ne pourrait guère exister dans la conscience-du-Brahman, puisqu'il n'y a en elle ni sujet ni objet ou que le Brahman lui-même est le seul sujet et le seul objet possibles de sa conscience; il ne pourrait rien y avoir d'extérieurement objectif pour le Brahman, puisqu'il n'y a rien d'autre que le Brahman. Cette idée d'une action subjective de la conscience créant un monde de fictions autre que le seul objet véritable ou le déformant, paraît donc être faussement attribuée au Brahman par notre mental ; il impose à la pure et parfaite Réalité un trait de sa propre imperfection que l'on ne peut vraiment attribuer à la perception d'un Être Suprême. D'autre part, la distinction entre la conscience et l'être du Brahman ne saurait être valable, à moins que l'être-du-Brahman et la conscience-du-Brahman ne soient deux entités distinctes — la conscience imposant ses expériences à la pure existence de l'être mais sans pouvoir la toucher, ni l'affecter, ni la pénétrer. Qu'il soit la suprême et
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unique Existence-en-soi ou le Moi de l'individu réel-irréel dans la Maya, le Brahman percevrait donc, par sa conscience vraie, les illusions qui lui sont imposées et les 'connaîtrait comme illusions ; seule quelque énergie de la nature de la Maya, ou quelque chose en elle, serait trompée par ses propres inventions — ou bien, sans être réellement égarée, persisterait néanmoins à se comporter et à sentir comme si elle l'était. Cette dualité atteint notre conscience dans l'Ignorance quand elle se sépare des œuvres de la Nature et perçoit intérieurement que le Moi est la seule vérité et que le reste est non-moi et non réel, mais qu'à la surface elle doit agir comme si le reste aussi était réel. Or, cette solution nie la pure existence et la pure conscience uniques et indivisibles du Brahman; elle crée un dualisme dans son unité sans traits qui n'est autre, en sa teneur, que le dualisme du double Principe dans la conception du Sânkhya : Purusha et Prakriti, l'Ame et la Nature. Ces solutions doivent donc être écartées comme indéfendables, à moins que nous ne modifiions notre première vision de la Réalité et que nous ne lui accordions le pouvoir d'un multiple état de conscience ou le pouvoir d'un" multiple état d'existence.
Mais par ailleurs, la conscience duelle, si nous l'admettons, ne peut s'expliquer en tant que pouvoir duel de Connaissance-Ignorance valable pour l'Existence Suprême, comme il l'est pour nous dans l'univers. En effet, nous ne pouvons supposer que le Brahman soit si peu que ce soit soumis à la Maya, puisque cela signifierait qu'un principe d'ignorance obscurcit la conscience de soi de l'Éternel ; ce serait imposer les limitations de notre propre conscience à la Réalité éternelle. Une Ignorance qui survient ou qui intervient dans le cours de la manifestation comme résultat d'une action subordonnée de la Conscience et comme élément d'un plan cosmique divin et de sa signification dans l'évolution, est une chose logiquement concevable; une ignorance ou une illusion dépourvue de sens, éternelle en la conscience originelle de la Réalité en est une. autre, difficilement concevable; elle apparaît comme une construction mentale abusive dont la validité est improbable dans la vérité de l'Absolu. La conscience duelle du Brahman ne saurait en aucun cas être une ignorance, mais une conscience de soi qui coexiste avec une volonté délibérée d'ériger un univers d'illusions qu'elle maintient dans une perception frontale, consciente à la fois du moi et du monde illusoire, si bien qu'il n'y a pas de leurre, nul sentiment de sa réalité. L'illusion ne se produit que dans le monde illusoire lui-même, et le Moi ou Brahman dans le monde jouit des choses en y participant librement ou assiste en
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témoin séparé et intangible au jeu qui ne jette son enchantement que sur le seul mental de la Nature créé par la Maya pour sa propre action. Mais cela semblerait signifier que l'Éternel, insatisfait de sa pure existence absolue, aurait besoin de créer, de se distraire au long du Temps par un spectacle de noms, de formes et d'événements ; il aurait besoin, étant unique, de se voir multiple, étant paix et béatitude et connaissance de soi, d'observer une expérience ou une représentation où se mêlent connaissance et ignorance, délice et souffrance, existence irréelle et évasion hors de cette existence irréelle. Car l'évasion est pour l'être individuel construit par la Maya ; l'Éternel n'a nul besoin de s'évader, et le jeu poursuit son cycle sans fin. Ou, à défaut de ce besoin, il y aurait la volonté de créer ainsi, ou encore l'impulsion ou l'action automatique de ces contraires : mais si nous considérons la seule éternité d'existence pure attribuée à la Réalité, tout— besoin, volonté, impulsion, automatisme — est pareillement et également impossible et incompréhensible. Cela pourrait être une explication, mais une explication qui laisse encore le mystère au-delà de la logique ou de la compréhension ; car cette conscience dynamique de l'Éternel est en contradiction directe avec sa nature statique et réelle. Une Volonté ou un Pouvoir de créer ou de manifester est là, indubitablement : mais s'il s'agit d'une volonté où d'un pouvoir du Brahman, ce ne peut être que pour une création de réalités du Réel ou une manifestation du processus intemporel de son être dans l'éternité du Temps ; car il paraît incroyable que le seul pouvoir de la Réalité soit de manifester quelque chose qui serait son propre contraire ou de créer des choses non existantes dans un univers illusoire.
Jusque-là, il n'y a pas de réponse satisfaisante à l'énigme ; mais il se peut que nous nous trompions en attribuant une quelconque réalité, si illusoire soit-elle au fond, à la Maya ou à ses œuvres : la vraie solution consisterait à affronter courageusement le mystère de leur complète irréalité. Il semble que certaines formulations de 'illusionnisme ou certains arguments émis en sa faveur envisagent cette irréalité absolue. Il nous faut donc prendre en considération cet aspect du problème avant de pouvoir examiner avec assurance les solutions qui. reposent sur une réalité relative ou partielle de l'univers. En vérité, il existe un certain mode de raisonnement qui se débarrasse du problème en l'excluant ; il affirme que la question de savoir comment l'Illusion a été engendrée, comment l'univers a fait pour se; trouver dans la pure existence du Brahman est illégitime : le problème n'existe pas, parce que l'univers
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est non existant, la Maya est irréelle, et le Brahman, à jamais seul et existant en soi, est la seule vérité. Le Brahman n'est affecté par aucune conscience illusoire, nul univers n'est venu à l'existence en son intemporelle réalité. Mais cette façon d'éluder la difficulté est soit un sophisme qui ne veut rien dire, une acrobatie de la logique verbale, la raison logique se cachant la tête dans le jeu des mots et des idées et refusant de voir ou de résoudre une difficulté réelle et déconcertante, soit elle veut en dire trop, puisqu'elle se débarrasse effectivement de toute relation entre la Maya et le Brahman, en affirmant que la Maya est une non-réalité indépendante et absolue, ainsi que l'univers qu'elle a créé. S'il n'existe pas d'univers réel, il existe une Illusion cosmique et nous sommes tenus de chercher comment elle a pris naissance ou comment elle fait pour exister, quelle est sa relation ou sa non-relation avec la Réalité, et ce que signifient notre existence dans la Maya, notre sujétion à ses cycles, notre libération. Si nous adoptons ce point de vue, il nous faut alors supposer que le Brahman n'est pas celui qui perçoit la Maya ou ses œuvres, que la Maya elle-même n'est pas un pouvoir de la conscience-du-Brahman : le Brahman est supraconscient, immergé en son être pur, ou il n'est conscient que de son propre absolu et n'a aucune relation avec la Maya. Mais dans ce cas, ou bien la Maya ne peut exister, même comme illusion, ou bien il y aurait une Entité duelle ou deux entités, un Éternel réel supraconscient ou conscient seulement de lui-même, et un Pouvoir d'illusion qui crée et qui est conscient d'un faux univers. Nous voici de nouveau pris dans le dilemme et sans espoir de nous en extirper, à moins de conclure que toute philosophie, parce qu'elle fait partie de la Maya, est également une illusion, que les problèmes abondent mais qu'aucune conclusion n'est possible. Car nous sommes face à une pure Réalité statique et immuable et à un dynamisme illusoire, les deux se contredisant de façon absolue, sans qu'il y ait une Vérité plus grande au-delà où l'on puisse découvrir leur secret, et trouver une solution où leurs contradictions se trouvent réconciliées.
Si ce n'est pas le Brahman qui perçoit, alors ce doit être l'être individuel : mais ce percevant est créé par l'Illusion et donc irréel ; le percept, le monde, est une illusion créée par une Illusion et il est lui aussi irréel ; la conscience qui perçoit est elle-même une illusion, et par conséquent irréelle. Mais ainsi, plus rien n'a de sens, pas plus notre existence spirituelle et notre libération de la Maya que notre existence temporelle et notre immersion dans la Maya ; tout est également irréel
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et sans importance. On peut adopter un point de vue moins rigide et considérer que le Brahman en tant que Brahman n'a rien à voir avec la Maya, qu'il est éternellement libre de toute illusion, de tout commerce avec l'illusion, mais que le Brahman en tant que percevant individuel ou Moi de tout être ici-bas est entré dans la Maya et que, dans l'individu, il peut s'en retirer, et que pour l'individu ce retrait est un acte d'une suprême importance. Mais ici un être duel est imposé au Brahman, une réalité est attribuée à quelque chose qui appartient à l'Illusion cosmique — à l'être individuel du Brahman dans la Maya, car le Brahman en tant que Moi de tous les êtres n'est pas même lié sur le plan phénoménal et n'a nul besoin d'échapper à la Maya : en outre, la rédemption ne peut avoir d'importance si la servitude est irréelle, et la servitude ne peut être réelle à moins que la Maya et son monde ne soient réels. L'irréalité absolue de la Maya disparaît et fait place à une réalité très compréhensive, même si elle n'est peut-être que pratique et temporelle. Pour éviter cette conclusion, on peut dire que notre individualité est irréelle, que c'est le Brahman qui se retire d'un reflet de lui-même dans la fiction de l'individualité et que son extinction est notre délivrance, notre salut : mais toujours libre, le Brahman ne peut souffrir d'être asservi ni bénéficier du salut, et un reflet, une fiction d'individualité n'a pas besoin de salut. Un reflet, une fiction, une simple image dans le miroir trompeur de la Maya ne peut souffrir d'une servitude réelle ni bénéficier d'un réel salut. Si l'on affirme qu'il s'agit d'une fiction ou d'un reflet conscients et que cela peut donc vraiment souffrir et entrer dans la béatitude de la libération, on peut se demander à qui appartient la conscience qui souffre ainsi dans cette existence fictive — car il ne peut y avoir de conscience réelle, excepté celle de l'Unique Existence ; c'est encore une façon d'affirmer que le Brahman possède une conscience duelle: une conscience ou une supraconscience libre de l'illusion, et une conscience soumise à l'illusion ; et nous avons à nouveau la preuve que notre existence et notre expérience ont une certaine réalité dans la Maya. En effet, si notre être est l'être du Brahman, si notre conscience est une partie de la conscience du Brahman, si modifiée soit-elle, cela suppose qu'ils sont réels — et si notre être est réel, pourquoi l'être de l'univers ne le serait-il pas?
On peut finalement proposer la solution suivante : l'individu percevant et le percept qu'est l'univers sont irréels, mais en s'imposant au Brahman, la Maya acquiert une certaine réalité, et cette réalité s'étend
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à l'individu et à son expérience dans l'Illusion cosmique, qui dure aussi longtemps qu'elle demeure soumise à cette illusion. Mais par ailleurs, pour qui l'expérience est-elle valide, et la réalité acquise aussi longtemps qu'elle dure ? et pour qui cesse-t-elle quand viennent la libération, l'abolition ou le retrait? Car un être illusoire et irréel ne peut revêtir une réalité et souffrir d'une servitude réelle ou s'en échapper par un acre réel d'évasion ou d'abolition de soi; il peut seulement paraître exister aux yeux d'un moi réel ou d'un être réel. Mais alors ce moi réel doit d'une certaine façon, ou à un certain degré, être assujetti à la Maya. Soit la conscience du Brahman doit se projeter dans un monde de la Maya et émerger de la Maya, soit l'être du Brahman doit émaner quelque chose de lui-même, de sa réalité, dans la Maya, et le retirer à nouveau de la Maya. Mais qu'est cette Maya qui s'impose au Brahman? D'où vient-elle si elle n'est pas déjà dans le Brahman, comme une action de la Conscience éternelle ou de l'éternelle Supraconscience ? Il faut qu'un être ou qu'une conscience de la Réalité subisse les conséquences de l'Illusion pour que les cycles de cette Illusion puissent revêtir une réalité ou une importance quelconques, autres que celles d'une danse de pantins fantasmagoriques avec lesquels s'amuse l'Éternel, un spectacle de marionnettes dans le Temps. Nous sommes ramenés à l'être duel du Brahman,à la conscience duelle du Brahman involué dans l'Illusion et libre de cette Illusion, et à une certaine vérité d'être phénoménale pour la Maya : il ne peut y avoir de solution à notre existence dans l'univers si cette existence et l'univers lui-même n'ont pas de réalité — cette réalité ne fût-elle que partielle, restreinte, dérivée. Mais que peut être la réalité d'une Illusion originelle universelle et fondamentalement dépourvue de base? La seule réponse possible est qu'il s'agit là d'un mystère suprarationnel, inexplicable et ineffable — anirvachanîya .
Il y a toutefois deux réponses possibles à la difficulté si nous repoussons l'idée d'une irréalité absolue et admettons une modification ou un compromis. Une base peut être créée pour une conscience, d'illusion subjective qui fasse néanmoins partie de l'Être, si nous acceptons l'explication que les Upanishad nous donnent de la création dans le sommeil et le rêve, conçue comme une conscience-du-monde subjective et illusoire. Il y est en effet affirmé que le Brahman en tant que Moi est quadruple. Le Moi est le Brahman, et tout ce qui est, est le Brahman; mais tout ce qui est, est le Moi vu par le Moi en quatre états de son être. Dans le pur état du Moi, on ne peut parler, pour le Brahman,
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de conscience ou d'inconscience, telles que nous les concevons ; c'est un état de supraconscience absorbée en sa propre existence, en son propre silence ou sa propre extase, ou bien c'est l'état d'un libre Supraconscient contenant ou fondant toute chose, mais impliqué en aucune. Cependant, il existe aussi un état lumineux du moi-de-sommeil, une conscience condensée qui est l'origine de l'existence cosmique ; 'cet état de sommeil profond, où se trouve néanmoins la présence d'une Intelligence omnipotente, est l'état-semence, la condition causale dont émerge le cosmos —on peut considérer que ce moi-de-sommeil, ainsi que le moi-de-rêve, qui contient toute expérience subtile, subjective ou supraphysique, et le moi de veille qui est le support de toute expérience physique, constituent le domaine entier de la Maya. Tout comme un homme dans un profond sommeil passe en des rêves où il Sait l'expérience de structures instables qui se sont construites elles-mêmes — noms, formes, rapports, événements — et, à l'état de veille, s'extériorise dans les structures apparemment plus stables et néanmoins transitoires de la conscience physique, de même le Moi développe-t-il, à partir d'un état de conscience condensée, son expérience cosmique subjective et objective. Mais l'état de veille n'est pas un véritable éveil de ce sommeil originel et causal ; ce n'est qu'une pleine émergence en une perception grossière extérieure et objective de la réalité positive des objets de la conscience, par opposition à la conscience de rêve, subtile et subjective, de ces objets : le véritable éveil est un retrait de la conscience à la fois objective et subjective, et de l'Intelligence causale condensée, retrait en la supraconscience, supérieure à toute conscience; car toute conscience, comme toute inconscience, est Maya. Ici, nous pouvons dire que la Maya est réelle, car c'est le moi qui' fait l'expérience du Moi, quelque chose du Moi y pénètre, est affecté par les circonstances parce qu'il les accepte et croit en elles, et parce qu'elles sont pour lui des expériences réelles, des créations issues de son être conscient; mais elle est irréelle, car c'est un état de sommeil, un état de rêve, un état de veille finalement transitoire, ce n'est pas le véritable état de la Réalité supraconsciente. Ici, il n'y a pas de réelle dichotomie de l'être lui-même, mais une multiplicité d'états pour l'Être unique ; il n'y a pas de conscience duelle originelle impliquant une Volonté dans l'Incréé de créer des choses illusoires à partir de la non-existence, mais il y a un Être Unique dans des états de supraconscience et de conscience, chacun ayant une expérience de soi conforme à sa nature. Mais les états inférieurs, bien qu'ils aient une
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réalité, sont cependant modifiés par la formation et la vision de constructions-de-soi subjectives qui ne sont pas le Réel. Le Moi Unique se voit multiple, mais cette existence multiple est subjective ; elle possède une multiplicité d'états de conscience, mais cette multiplicité aussi est subjective; il y a une réalité de l'expérience subjective d'un Être réel, mais pas d'univers objectif.
On peut toutefois noter que nulle part dans les Upanishad il n'est vraiment stipulé que le triple statut est une condition de l'illusion ou la création d'une irréalité ; il est constamment affirmé que tout ce qui est — cet univers que nous supposons maintenant avoir été construit par la Maya — est le Brahman, la Réalité. Le Brahman devient tous ces êtres ; il nous faut voir tous les êtres dans le Moi, dans la Réalité, et voir la Réalité en eux, voir qu'en fait la Réalité est tous ces êtres ; car non seulement le Moi est Brahman, mais tout est le Moi, tout ce qui est, est le Brahman, la Réalité. Cette affirmation puissante et solennelle ne laisse aucune place à une Maya illusoire ; et pourtant le fait que les Upanishad nient catégoriquement qu'il y ait quoi que ce soit d'autre que le moi qui fasse l'expérience, ou qui en soit séparé, certaines expressions qu'elles utilisent et le fait qu'elles appellent sommeil et rêve deux des états de conscience, pourrait laisser croire qu'elles annulent l'affirmation de 'la Réalité universelle ; ces passages ouvrent la voie à l'illusionnisme, et l'on en a fait le fondement d'un système aussi intransigeant. Si nous prenons ce quadruple statut comme une image du Moi passant de son état supraconscient, où il n'y a ni sujet ni objet, en une transe lumineuse où la supraconscience devient une conscience condensée d'où émergent les états subjectif et objectif de l'être, alors, selon notre vision des choses, nous en arrivons à un processus possible de création illusoire, ou bien à un processus de connaissance du Moi et de connaissance du Tout créatrices.
En fait, si nous pouvons en juger d'après la description des trois états inférieurs du Moi — l'Intelligence à l'intégrale sagesse,¹ le Voyant de l'existence subtile et le Voyant de l'existence matérielle grossière —, cet
¹Prajñâ. Dans la Brihadâranyaka Upanishad, Yâjnavalkya affirme catégoriquement qu'il existe deux plans ou états de l'être qui sont deux mondes, et que dans l'état de rêve on peut voir ces deux mondes, car cet état sert d'intermédiaire entre les deux, c'est leur plan de jonction. Il est donc clair qu'il parle ici d'une condition subliminale de la conscience où les mondes physique et supraphysique peuvent communiquer. La description du sommeil sans rêve s'applique au sommeil profond aussi bien qu'à l'état de transe où l'on entre dans une conscience condensée contenant tous les pouvoirs de l'être, mais comprimée et concentrée sur elle-même ; et quand elle devient active, c'est dans une conscience où tout est le moi. Il est clair qu'il s'agit là d'un état nous donnant accès aux plans supérieurs de l'esprit qui, normalement, sont encore supraconscients pour notre être éveillé.
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état de sommeil et cet état de rêve semblent être des noms métaphoriques pour le supraconscient et le subliminal qui se trouvent derrière notre état de veille et au-delà ; ils sont ainsi nommés et représentés parce que c'est au moyen du rêve et du sommeil — ou de la transe, que l'on peut considérer comme une sorte de rêve ou de sommeil — que la conscience mentale de surface passe habituellement de la perception des choses objectives à l'état subliminal et à l'état supérieur supramental ou surmental. Dans cette condition intérieure, elle voit les réalités supraphysiques dans les images, les transcriptions du rêve ou de la vision ou, dans l'état supérieur, elle se perd dans une conscience condensée dont elle ne peut recevoir aucune pensée, aucune image. C'est par cet état subliminal et cet état supraconscient que nous pouvons entrer dans la suprême supraconscience du plus haut état d'être-en-soi. Si la transition se fait, non par la transe du rêve ou celle du sommeil, mais par un éveil spirituel en ces états supérieurs, nous prenons conscience en chacun d'eux de la Réalité unique et omniprésente ; il n'est nul besoin de percevoir une Maya de l'illusion, il y a seulement l'expérience du passage du Mental à ce qui est au-delà de lui, en sorte que notre construction mentale de l'univers cesse d'être valable et qu'une autre réalité de l'univers se substitue à la connaissance mentale ignorante. Au cours de cette transition, il est possible de rester conscient de tous les états d'être à la fois en une expérience d'harmonisation et d'unification, et de voir partout la Réalité. Mais si, par une transe de concentration exclusive, nous plongeons dans un état de sommeil mystique, ou que dans le mental de veille nous passons abruptement en un état qui appartient au Supraconscient, alors, dans ce passage, le mental peut être saisi par le sens de l'irréalité de la Force cosmique et de ses créations ; par leur abolition subjective, il passe dans la suprême supraconscience. Ce sentiment d'irréalité et cette transcendance sont la justification spirituelle de l'idée d'un monde créé par la Maya ; mais cette conséquence n'est pas concluante, puisque l'expérience spirituelle peut la remplacer par une conclusion plus vaste et plus complète.
Toutes ces solutions, et d'autres encore, concernant la nature de la Maya ne peuvent nous satisfaire, car elles ne sont pas concluantes : elles n'établissent pas le caractère indiscutable de l'hypothèse illusionniste
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qui, pour être acceptée, doit justement être indiscutable; elles ne jettent pas un pont sur l'abîme qui sépare la vraie nature présumée de la Réalité éternelle du caractère opposé et paradoxal de l'Illusion cosmique. Elles indiquent tout au plus un processus qui prétend rendre concevable et intelligible la coexistence des deux opposés, mais n'a pas un pouvoir de certitude ou de conviction lumineuse suffisant pour s'imposer à l'intellect, contre toute probabilité. La théorie de l'Illusion cosmique se débarrasse d'une contradiction originelle, d'un problème et d'un mystère qui autrement pourrait être résolu, en érigeant une autre contradiction, .'un; nouveau problème et' un nouveau mystère dont les termes sont inconciliables et qui demeure insoluble. Car nous partons de la conception ou de l'expérience d'une Réalité absolue — qui, en sa nature, est éternellement une, supracosmique, statique, immobile, immuable, intrinsèquement consciente de sa pure existence — et du phénomène du cosmos, du dynamisme, du mouvement, de la mutabilité, des modifications de la pure existence originelle, de la différenciation, de la multiplicité infinie. On se débarrasse de ce phénomène en déclarant qu'il est une Illusion perpétuelle. Maya. Mais cela introduit effectivement un état de conscience duel et contradictoire, inhérent à l'Un, dans le but d'annuler un état d'être duel et contradictoire également inhérent à l'Un. On annule une vérité phénoménale, la multiplicité de l'Un, en établissant une fausseté conceptuelle dans l'Un, qui crée une multiplicité irréelle. L'Un, à jamais conscient en soi de sa pure existence, entretient une perpétuelle imagination ou une construction illusoire de lui-même sous la forme d'une multiplicité infinie d'êtres ignorants qui souffrent, inconscients d'eux-mêmes, et doivent s'éveiller les uns après les autres à la conscience de leur moi et cesser d'être individuellement.
Quand nous en venons ainsi à résoudre une énigme par une nouvelle énigme, nous commençons de soupçonner qu'il devait manquer un élément dans nos prémisses initiales — elles n'étaient pas fausses mais incomplètes. C'était un premier exposé, un fondement indispensable. Nous commençons à envisager la Réalité comme une éternelle unité, un état éternel, une immuable essence de pure existence soutenant une dynamis éternelle, un éternel mouvement, une multiplicité et une diversité infinies de cette Réalité. L'état immuable d'unité tire de soi la dynamis, le mouvement et la multiplicité — la dynamis, le mouvement et la multiplicité n'abolissant pas, mais mettant en relief l'unité éternelle et infinie. Si la conscience du Brahman peut, en son état ou son
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action, être duelle, ou même multiple, il n'y a apparemment aucune raison pour que le Brahman soit incapable d'avoir un état duel ou une expérience multiple, et réelle, de son être. La conscience cosmique serait alors non point une Illusion créatrice, mais l'expérience d'une certaine vérité de l'Absolu. Une fois élaborée, cette explication pourrait s'avérer plus intégrale et spirituellement plus féconde, elle unirait de façon plus harmonieuse les deux termes de notre expérience de nous-mêmes, et elle serait au moins aussi logiquement défendable que l'idée d'une Réalité éternelle soutenant à perpétuité une éternelle illusion, réelle seulement pour une multiplicité infinie d'êtres plongés dans l'ignorance et la souffrance, et qui, un à un, s'évadent de l'obscurité et de la douleur de la Maya, chacun s'abolissant séparément dans la Maya.
Dans la philosophie de Shankara, que l'on peut qualifier d'illusionnisme nuancé, se trouve une seconde réponse possible au problème, fondée sur la théorie illusionniste, et cette réponse, présentée avec une force et une intégralité extraordinairement frappantes, nous fait faire un premier pas vers la solution. Car cette philosophie affirme que la Maya possède une réalité modifiée ; elle la définit en effet comme un mystère ineffable et inexplicable, mais nous offre en même temps un moyen rationnel, et à première vue entièrement satisfaisant, de résoudre J'.opposition qui trouble notre mental; elle explique le sentiment que nous avons de la persistante et insistante réalité de l'univers, et le sentiment de l'incertitude, de l'insuffisance, de la vanité, de l'évanescence, et d'une certaine irréalité de la vie et des phénomènes. Elle établit en effet une distinction entre deux ordres de réalité : transcendantale et pragmatique, absolue et phénoménale, éternelle et temporelle — la première représentant la réalité de l'être pur du Brahman, absolue, supracosmique et éternelle; la seconde, la réalité du Brahman dans la Maya, cosmique, temporelle et relative. Nous y trouvons une réalité pour nous-mêmes et pour l'univers, car le moi individuel est réellement le Brahman ; c'est le Brahman qui, dans le domaine de la Maya, semble lui être phénoménalement soumis en tant qu'individu et qui, finalement, libère l'individu relatif et phénoménal en son être vrai et éternel. Dans le domaine temporel des relativités, notre expérience du Brahman qui est devenu tous les êtres, de l'Éternel qui est devenu universel et individuel, est également valable; c'est en effet une étape intermédiaire du mouvement dans la Maya qui nous aide à nous affranchir de la Maya. L'univers lui aussi, et ses expériences, sont réels pour la conscience dans le Temps,
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et cette conscience est réelle. Mais la question concernant la nature et l'étendue de cette réalité se pose aussitôt, car il se peut que l'univers et nous-mêmes soyons une vraie réalité, quoique d'un ordre inférieur, ou soyons en partie réels et en partie irréels, ou soyons une réalité irréelle. Si l'univers et nous-mêmes sommes effectivement une réalité vraie, il n'est de place pour aucune théorie de la Maya ; il n'y a pas de création illusoire. Si nous-mêmes et l'univers sommes en partie réels et en partie irréels, c'est qu'il doit y avoir quelque chose de faux en la conscience de soi cosmique ou en notre vision de nous-mêmes et de l'univers qui produit une erreur d'être, une erreur de connaissance, une erreur dans la dynamis de l'existence. Mais cette erreur ne peut être plus qu'une ignorance ou qu'un mélange de connaissance et d'ignorance, et ce qu'il faut alors expliquer n'est pas une Illusion cosmique originelle, mais l'intervention de l'Ignorance dans la conscience créatrice ou dans l'action dynamique de l'Éternel et Infini. Mais si l'univers et nous-mêmes sommes une réalité irréelle, si pour une conscience transcendantale tout ceci n'a aucune vérité d'existence et que sa réalité apparente cesse dès que nous quittons le domaine propre à la Maya, alors la concession accordée d'une main est reprise de l'autre ; car ce que nous prenions pour une vérité n'a jamais cessé d'être une illusion. La Maya et le cosmos et nous-mêmes sommes à la fois réels et irréels — mais la réalité est une réalité irréelle, réelle seulement pour notre ignorance, irréelle pour toute connaissance vraie.
Une fois que l'on a concédé une quelconque réalité à nous-mêmes et à l'univers, on voit difficilement pourquoi ce ne serait pas une vraie réalité dans ses propres limites. On peut admettre qu'à la surface la manifestation doit être une réalité plus restreinte que le Manifesté; notre univers est, pouvons-nous dire, l'un des rythmes du Brahman et non, excepté en son être essentiel, la réalité tout entière, mais ce n'est pas une raison suffisante pour l'écarter comme irréel. Assurément, le mental qui se retire de lui-même et de ses structures se perçoit ainsi, mais c'est seulement parce que le mental est un instrument de l'Ignorance et qu'en se retirant de ses constructions, de son image ignorante et imparfaite de l'univers, il est obligé de les considérer comme ses propres fictions, et rien de plus : des constructions sans fondement et irréelles ; te gouffre qui sépare son ignorance de la Vérité et de la Connaissance suprêmes l'empêche de découvrir les vrais rapports qui existent entre la Réalité transcendante et la Réalité cosmique. Dans un état de conscience
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plus élevé, la difficulté disparaît, le lien est établi; le sens de l'irréalité s'estompe, et une théorie de l'illusion devient superflue, et inapplicable. Dire que la Conscience Suprême ne porte aucun regard sur l'univers ou qu'elle le considère comme une fiction que son moi dans le Temps tient pour réel, ne saurait être la vérité ultime. Le cosmique ne peut exister que s'il dépend du supracosmique, le Brahman dans le Temps doit avoir une certaine signification pour le Brahman dans l'éternité intemporelle ; autrement, il ne pourrait y avoir de moi, d'esprit dans les choses, et dès lors aucune base pour l'existence temporelle.
Mais l'univers est condamné comme finalement irréel parce qu'il est temporaire et non pas éternel, une forme d'être périssable imposée au Sans-Forme, à l'Impérissable. On peut illustrer cette relation par une analogie, celle de la terre et du pot : le pot et les autres formes ainsi créés périssent et retournent à la réalité, la terre, ce ne sont que des formes évanescentes ; lorsqu'elles disparaissent, il ne demeure que la terre essentielle et sans forme, et rien d'autre. Mais cette analogie est plus convaincante si on la tourne dans l'autre sens; car le pot est réel, pour la raison même qu'il est fait de la substance de la terre, qui est réelle ; ce n'est pas une illusion et, même lorsqu'il se dissout dans la terre originelle, rien ne permet de penser que son existence passée ait été irréelle ou illusoire. Le rapport n'est pas celui d'une réalité originelle et d'une irréalité phénoménale, mais d'une réalité originelle ou —si nous remontons de la terre à l'invisible substrat, à l'éther constitutif — d'une réalité éternelle et non manifestée à une réalité résultante et dépendante, temporelle et manifestée. En outre, la forme du pot est une éternelle possibilité de la substance terre, ou de la substance éthérique, et tant que la substance existe, la forme peut toujours être manifestée. Une forme peut disparaître, mais elle ne fait que passer de la manifestation dans la non-manifestation; un monde peut disparaître, mais il n'y a, aucune preuve que l'existence cosmique. soit un phénomène évanescent : au contraire, nous pouvons supposer que le pouvoir de manifestation est inhérent au Brahman et continue d'agir continûment .dans l'éternité-du-Temps ou dans une éternelle récurrence. Le cosmique est un ordre du Réel différent de la Transcendance supracosmique, mais il n'est pas nécessaire de le considérer en aucune façon comme non existant ou irréel pour cette Transcendance. Car la conception purement intellectuelle selon laquelle seul l'Éternel est réel, à savoir que la réalité dépend d'une durée perpétuelle, ou que l'intemporel seul est
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vrai suivant le sens que nous lui donnons, est une distinction idéative, une construction mentale; elle ne s'impose pas dans une expérience concrète et intégrale. Le Temps n'est pas nécessairement annulé, rayé de l'existence par l'Éternité intemporelle ; leur rapport n'est contradictoire que dans les termes ; en fait, il s'agit plus probablement d'un rapport de dépendance.
De même est-il difficile d'accepter le raisonnement qui annule la dynamique de l'Absolu, et d'accepter que les stigmates d'une réalité irréelle soient imposés à la vérité pragmatique des choses sous prétexte qu'elle est pragmatique ; car après tout, la vérité pragmatique n'est pas quelque chose d'entièrement différent, d'entièrement séparé de la vérité spirituelle et sans rapport avec elle, c'est un résultat de l'énergie, un mouvement de l'activité dynamique de l'Esprit. Certes, nous devons établir une distinction entre les deux, mais l'idée d'une opposition complète ne peut reposer que sur le postulat selon lequel un état silencieux et paisible constitue l'être véritable et intégral de l'Éternel; dans ce cas, nous devons en conclure qu'il n'y a rien de dynamique dans l'Absolu et que tout dynamisme contredit la nature suprême de l'Éternel et Divin. Mais s'il existe une certaine réalité temporelle ou cosmique, il doit exister un pouvoir, une force dynamique inhérente à l'Absolu qui l'a engendrée, et il n'y a aucune raison de supposer que le pouvoir de l'Absolu puisse seulement créer des illusions. Au contraire, le Pouvoir créateur doit être la force d'une Conscience omnipotente et omnisciente; les créations de l'absolument Réel doivent être réelles et non pas illusoires, et puisqu'il est l'Unique Existence, elles doivent être des créations, des formes d'une manifestation de l'Éternel par l'Éternel, et non des formes de Rien construites à partir du Vide originel-— que ce soit un être vide ou une conscience vide — par la Maya.
Le refus de reconnaître l'univers comme réel part du concept ou de l'expérience que la Réalité est immuable, sans traits, inactive, et réalisée par une conscience qui est elle-même tombée dans un état de silence et d'immobilité. L'univers est un résultat de la dynamis en mouvement, il est une force d'être se projetant dans l'action, une énergie à l'œuvre, que cette énergie soit conceptuelle ou mécanique, ou qu'elle soit une dynamis spirituelle, mentale, vitale ou matérielle ; on peut ainsi le considérer comme une contradiction, ou une dérogation à soi-même, de l'éternelle Réalité immobile et statique, et par conséquent irréel.
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Mais en tant que concept, cette position de la pensée n'est nullement indiscutable ; il n'y a aucune raison de ne pas concevoir que la Réalité puisse être à la fois statique et dynamique. Il est parfaitement rationnel de supposer que l'état d'être statique éternel de la Réalité contient en soi une force d'être éternelle, et que cette dynamis doit nécessairement porter en soi un pouvoir d'action et de mouvement, une kinesis ; l'état statique de l'être et le mouvement de l'être peuvent tous deux être réels. II1 n'y a. non plus aucune raison pour qu'ils ne soient pas simultanés; au contraire, la simultanéité est requise — car toute énergie, toute action cinétique doit s'appuyer sur l'état statique ou être soutenue par lui pour être effective ou créatrice ; sinon, il n'y aurait aucune solidité dans tout ce qui est créé, seulement un constant tourbillon sans aucune formation; l'état statique de l'être, la forme de l'être sont nécessaires à la kinesis de l'être. Même si l'énergie est la réalité primordiale, comme elle semble l'être dans le monde matériel, il lui faut néanmoins créer son propre état statique, des formes et des êtres durables afin d'avoir un support pour son action : l'état statique peut être temporaire, il peut n'être qu'une balance ou un équilibre de la substance, créé et maintenu par une constante kinesis, mais tant qu'il dure il est réel et, après qu'il a cessé, nous le regardons encore comme quelque chose qui a été réel. Le principe d'un état statique soutenant l'action est un principe permanent, et son action est constante dans l'éternité temporelle. Lorsque nous découvrons la Réalité stable qui est à la base de tout ce mouvement d'énergie et de toute cette création de formes, nous percevons en fait que t'état statique des formes créées n'est que temporaire; il y a une stabilité de répétition de la kinesis dans une même action persistante et une même représentation du mouvement qui maintient la substance de l'être en une forme stable d'elle-même ; mais cette stabilité est créée, et le seul état statique permanent et existant en soi est celui de l'Être éternel dont l'Énergie a érigé les formes. Cependant, nous ne devons pas eh conclure que les formes temporaires sont irréelles, car l'énergie de l'être est réelle et les formes qu'elle produit sont des formes de l'être. De toute façon, l'état statique de l'être et l'éternelle dynamis de l'être sont t0us'deux réels,et ils sont simultanés; l'état statique admet l'action de la dynamis, et l'action n'annule pas l'état statique. Nous devons donc en conclure que l'éternel état statique et la dynamis éternelle sont tous deux vérités de la Réalité, qui elle-même dépasse et l'état statique et la dynamis ; le Brahman immobile et le Brahman en mouvement sont une seule et même Réalité.
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Mais, dans l'expérience, nous découvrons que, pour nous, c'est habituellement la tranquillité qui amène la réalisation stable de l'éternel et de l'infini : c'est dans le silence ou la quiétude que nous sentons le plus fermement ce Quelque chose qui est derrière le monde tel que nous le présentent notre mental et nos sens. L'action cognitive de notre pensée, l'action de notre vie et de notre être semblent recouvrir la vérité, la réalité ; elles saisissent le fini mais non l'infini, elles s'occupent du Réel temporel et non du Réel éternel. Et l'argument avancé par: la, raison pour expliquer ce fait, c'est que toute action, toute création, toute perception déterminante nous limite; elle n'embrasse ni ne saisit la Réalité, et ses constructions disparaissent quand nous pénétrons dans là conscience indivisible et indéterminable du Réel : ces constructions sont irréelles dans l'éternité, aussi réelles puissent-elles sembler ou puissent-elles être dans le Temps. L'action mène à l'ignorance, au créé et au fini ; la kinesis et la création contredisent la Réalité immuable, la pure Existence incréée. Mais ce raisonnement n'est pas entièrement valable, car il ne considère la perception et l'action que telles qu'elles sont dans notre cognition mentale du monde et de son mouvement; mais c'est là l'expérience de notre être de surface qui regarde les choses à partir de son mouvement fluctuant dans le Temps, regard qui est lui-même superficiel, fragmentaire et délimité, qui n'est pas total, qui ne pénètre pas le sens intérieur des choses. En fait, nous découvrons que l'action ne nous enchaîne pas, ne nous limite pas nécessairement, si nous passons de, cette cognition momentanée à une cognition de l'éternel, propre à la conscience vraie. L'action n'enchaîne ni ne limite l'homme libéré; l'action n'enchaîne ni ne limite l'Éternel : mais nous pouvons aller plus loin et dire que l'action n'enchaîne ni ne limite aucunement notre être vrai. L'action n'a un tel effet ni sur la Personne spirituelle ou Purusha, ni sur l'entité psychique en nous, elle n'enchaîne ou ne limite que la personnalité construite, superficielle. Cette personnalité est une expression temporaire, une forme changeante de notre être essentiel ; elle reçoit de lui la force d'exister, lui doit sa substance et sa durée — une expression temporaire, mais non point irréelle. Notre pensée et notre action sont des moyens d'expression de notre moi, et, comme cette expression est incomplète et évolutive, comme elle est un développement de notre être naturel dans le Temps, la pensée et l'action l'aident à se développer, à changer, à modifier et à étendre ses limites, mais en même temps à maintenir des limites; en ce sens, elles limitent et enchaînent, et sont elles-mêmes un mode incomplet de révélation du moi. Mais quand
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nous rentrons à nouveau en nous-mêmes, dans le vrai moi, la vraie personne, il n'y a plus de contrainte ni de borne dues aux limites de l'action ou de la perception; toutes deux se manifestent comme expressions de la conscience et comme expressions de la force du moi, agissant pour la libre auto-détermination de son être-dans-la-nature, pour le déploiement, le devenir dans le temps de quelque chose qui est en soi illimitable. La limitation, qui est une circonstance nécessaire à une auto-détermination évolutive, pourrait être une abrogation du moi ou une dérogation au moi, à la Réalité, et donc être elle-même irréelle, si elle modifiait le caractère essentiel ou la totalité de l'être ; elle serait une servitude de l'esprit et par conséquent illégitime si, par une imposition étrangère procédant de la force d'un non-moi, elle obscurcissait la Conscience qui est au plus profond de nous le témoin et créateur de notre existence cosmique, ou si elle construisait quelque chose qui soit contraire à l'Être, à sa conscience de soi ou à sa volonté de devenir. Mais l'essence de l'Être demeure la même en toute action et toute formation, et les limitations librement acceptées n'enlèvent rien à la totalité de l'Être; acceptées, imposées volontairement et non de l'extérieur, elles sont un moyen d'exprimer notre totalité dans le mouvement du Temps, un ordre de choses que notre être spirituel intérieur impose à notre être naturel extérieur, non une servitude infligée à l'Esprit à jamais libre. Il n'y a donc aucune raison de conclure, au vu des limitations de la perception et de l'action, que le mouvement est irréel, ou irréelles l'expression, la formation ou la création de soi de l'Esprit. C'est un ordre temporel de réalité, mais ce n'en est pas moins une réalité du Réel, et non quelque chose d'autre. Tout ce qui est dans la kinesis, le mouvement, l'action, la création, est le Brahman ; le devenir est un mouvement de l'Être, le Temps est une manifestation de l'Éternel. Tout est un Être, une Conscience, une jusque dans l'infinie multiplicité, et il n'est nul besoin de la couper en deux et d'opposer une Réalité transcendante à une Maya cosmique irréelle.
Dans la philosophie de Shankara, on sent la présence d'un conflit, d'une opposition que sa puissante intelligence a exposée avec toute sa force et magistralement systématisée plutôt qu'il ne l'a résolue de façon décisive ; c'est le conflit entre une intuition intensément consciente d'une Réalité profonde, absolue, transcendante, et une raison intellectuelle puissante qui regarde le monde avec une intelligence rationnelle vive et pénétrante. L'intellect du penseur considère le monde phénoménal
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du point de vue de la raison; la raison y est le juge et l'autorité, et nulle autorité suprarationnelle ne peut prévaloir contre elle; mais derrière le monde phénoménal, il y a une Réalité transcendante que seule l'intuition peut voir; et là, la raison — du moins une raison limitée, finie, qui divise — ne peut prévaloir contre l'expérience intuitive, elle ne peut même pas relier les deux, et ne peut donc résoudre le mystère de l'univers. La raison doit affirmer la réalité de l'existence phénoménale, affirmer que ces vérités sont valables ; mais elles ne sont valables que dans cette existence phénoménale. Or celle-ci est réelle parce qu'elle est un phénomène temporel de l'Existence éternelle, de la Réalité, mais elle n'est pas elle-même cette Réalité, et quand nous allons au-delà du phénomène vers le Réel, elle existe encore mais n'est plus valable pour notre conscience; elle est par conséquent irréelle. Shankara affronte cette contradiction, cette opposition qui est normale pour notre conscience mentale quand elle prend conscience des deux côtés de l'existence et se tient entre eux ; il la résout en obligeant la raison à reconnaître ses limites, où elle garde une souveraineté intacte dans sa propre province cosmique, à céder à l'intuition qu'a l'âme de la Réalité transcendante et, par une dialectique qui aboutit à la dissolution de tout l'édifice cosmique phénoménal et rationnel-pratique des choses, à soutenir son évasion hors des limitations construites et imposées au mental par la Maya. L'explication de l'existence cosmique qui conduit à cette conclusion paraît être — ou nous pouvons du moins la traduire ainsi pour notre compréhension, car on a exposé de différentes façons cette profonde et subtile philosophie — qu'il y a une Transcendance à jamais existante en soi et immuable, et un monde seulement phénoménal et temporel. Pour le monde phénoménal, la Réalité éternelle se manifeste comme Moi et îshwara. Par sa Maya, par son pouvoir de création phénoménale, l'îshwara construit ce monde comme phénomène temporel, et ce phénomène de choses qui n'existent pas dans l'absolument réel est imposé à la Réalité supraconsciente ou purement consciente de soi par la Maya au moyen de notre conscience conceptive et perceptive. Le Brahman, la Réalité, apparaît dans l'existence phénoménale comme le Moi de l'individu vivant; mais quand l'individualité de l'individu est dissoute par la connaissance intuitive, l'être phénoménal est libéré dans l'être en soi : il n'est plus soumis à la Maya et, affranchi de l'apparence d'individualité, il s'abolit dans la Réalité; mais le monde continue d'exister sans commencement ni fin en tant que création mâyique de l'Îshwara.
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C'est là un système qui relie les données de l'intuition spirituelle à celles de la raison et des sens, et il nous offre un moyen d'échapper à leur contradiction, une issue spirituelle et pratique : mais ce n'est pas une solution, cela ne résout pas la contradiction. La Maya est réelle et irréelle ; le monde n'est pas simplement une illusion, car il existe et il est réel dans le Temps, mais finalement, et transcendentalement, il s'avère irréel. Cela crée une ambiguïté qui s'étend au-delà de son propre domaine pour affecter tout ce qui n'est pas la pure existence en soi. Ainsi l'îshwara, bien qu'il ne soit pas leurré par la Maya et demeure le créateur de la Maya, semble être lui-même un phénomène du Brahman et non la Réalité ultime : il n'est réel que par rapport au monde temporel qu'il crée. Le moi individuel a un caractère tout aussi ambigu. Si la Maya devait cesser complètement toute activité, l'îshwara, le monde et l'individu n'existeraient plus ; mais la Maya est éternelle, l'îshwara et le monde sont éternels dans le Temps, l'individu subsiste aussi longtemps qu'il ne s'annule pas lui-même en atteignant la connaissance. Sur ces prémisses notre pensée doit se réfugier dans la conception d'un ineffable mystère suprarationnel, insoluble pour l'intellect. Mais confrontés à cette ambiguïté, à cette acceptation d'un mystère insoluble, à l'origine des choses et à la fin du processus de la pensée, nous commençons à soupçonner qu'il manque un chaînon. L'îshwara n'est pas lui-même un phénomène de la Maya, il est réel ; il doit dès lors être la manifestation d'une vérité de la Transcendance, ou il doit être le Transcendant lui-même dans ses rapports avec un cosmos manifesté en son propre être. Si le monde est tant soit peu réel, il doit, lui aussi, être la manifestation d'une vérité de la Transcendance; car elle seule peut avoir quelque réalité. Si l'individu a le pouvoir de découvrir son moi et d'entrer dans l'éternité transcendante, et si sa libération a une aussi grande importance, ce doit être parce que lui aussi est une réalité de la Transcendance; il doit se découvrir individuellement, car son individualité possède également une certaine vérité dans la Transcendance qui lui est voilée et qu'elle doit recouvrer. C'est une ignorance du moi et du monde qui doit être surmontée et non point une illusion, une individualité et une existence cosmique fictives.
Il devient évident que si la Transcendance est suprarationnelle et ne peut être appréhendée que par une expérience et une réalisation intuitives, de même le mystère de l'univers est-il, lui aussi, suprarationnel. Il doit l'être, puisqu'il est un phénomène de la Réalité transcendante,
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sinon la raison intellectuelle ne serait pas incapable de le résoudre. Mais dans ce cas, nous devons dépasser l'intellect afin de jeter un pont sur l'abîme et de pénétrer le mystère ; laisser une contradiction sans la résoudre ne peut être la solution définitive. C'est la raison intellectuelle qui, cristallise et perpétue une contradiction apparente en créant ses concepts qui opposent ou divisent : le Brahman, le Moi, l'îshwara, l'être individuel, la Conscience suprême ou la supraconscience et la conscience cosmique mâyique. Si le Brahman seul existe, tous ces concepts doivent être le Brahman, et dans la conscience du Brahman leur division doit disparaître en une vision du moi réconciliatrice ; mais nous ne pouvons atteindre à leur vraie unité qu'en dépassant la raison intellectuelle et en découvrant, par l'expérience spirituelle, où ils se rencontrent et deviennent un, et ce qu'est la réalité spirituelle de leur apparente divergence. En fait, les divergences ne peuvent exister dans la conscience-du-Brahman ; quand nous y pénétrons, elles doivent converger pour former âme unité : les divisions de la raison intellectuelle peuvent correspondre à une réalité, mais ce doit être alors la réalité d'une Unité multiple. Le Bouddha appliqua son intelligence rationnelle pénétrante, soutenue par une vision intuitive, au monde tel que le voient notre mental et nos sens, et il découvrit le principe de sa construction et le moyen de s'affranchir de toute construction, mais il refusa d'aller plus loin. Shankara fit un pas de plus et considéra la Vérité suprarationnelle, que le Bouddha avait gardée derrière le voile, estimant qu'on peut la réaliser en abolissant les constructions de la conscience, mais qu'elle est inaccessible à la raison. Se tenant entre le monde et la Réalité éternelle, Shankara vit qu'en fin de compte le mystère du monde doit être suprarationnel et que notre raison ne peut le concevoir ni l'exprimer, anirvachanîya ; mais il insista sur la validité du monde, tel que le voient la raison et les sens et il dut, en conséquence, postuler une réalité irréelle, car il n'est pas allé au-delà. Pour connaître la vérité réelle du monde, sa réalité, il faut en effet le voir depuis une conscience suprarationnelle, avec la vision de la Supraconscience qui le maintient et le dépasse et, le dépassant, le connaît en sa vérité, et non plus avec la vision de la conscience maintenue et dépassée par le monde, et qui ne peut donc le connaître ou ne le connaît que d'après son apparence. Il est impossible que, pour cette suprême conscience créatrice de soi, le monde soit un mystère incompréhensible, ou une illusion qui, pourtant, n'est pas tout à fait une illusion, une réalité qui est cependant irréelle. Le mystère de l'univers doit avoir pour le Divin un sens divin; il doit avoir une signification ou une vérité
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d'être cosmique qui soit lumineuse pour la Réalité qui le soutient de sa supraconscience transcendante et cependant immanente.
Si la Réalité seule existe et si tout est la Réalité, le monde non plus ne peut être exclu de cette Réalité : l'univers est réel. Si, en ses formes et ses pouvoirs, il ne nous révèle pas la Réalité qu'il est, s'il semble n'être qu'un mouvement persistant et néanmoins changeant dans l'Espace et le Temps, il doit en être ainsi, non parce qu'il est irréel ou qu'il n'est pas du tout Cela, mais parce qu'il est une expression progressive, une manifestation, un développement de Cela qui évolue dans le Temps, et dont notre conscience ne peut pas voir encore la signification totale ou essentielle. En ce sens, nous pouvons dire qu'il est Cela et qu'il n'est pas Cela —car il ne dévoile pas toute la Réalité par .une forme ou un ensemble quelconques de formes de son expression de soi ; mais toutes ses formes sont néanmoins des formes de la substance et de l'être de cette Réalité. Tous les finis sont l'Infini en leur essence spirituelle et, pour peu que nous regardions assez profondément en eux, ils manifestent, à l'intuition, l'Identique et l'Infini. En vérité, on soutient que l'univers ne saurait être une manifestation parce que la Réalité n'a nul besoin de manifestation, étant à jamais manifestée pour elle-même; mais de la même manière, on peut dire également que la Réalité n'a nul besoin de se tromper elle-même, ou de toute autre forme d'illusion, nul besoin de créer un univers mâyique. L'Absolu ne peut avoir besoin d'aucune chose*; Cependant — sans faire pression sur sa liberté, ni l'enchaîner, mais en exprimant sa force essentielle, le résultat de sa Volonté de devenir —, il peut y avoir l'impératif d'une Force suprême qui se réalise, une nécessité de création de soi née du pouvoir qu'a l'Absolu de se voir dans le Temps. Cet impératif se représente à nous comme une Volonté de créer, une Volonté d'expression de soi; mais elle peut être mieux représentée comme une force d'être de l'Absolu qui déploie son propre pouvoir dans l'action. Si l'Absolu est évident en soi et pour soi dans l'éternelle Intemporalité, il peut aussi être manifeste en soi et pour soi dans l'éternel mouvement du Temps. Même si l'univers n'est qu'une réalité phénoménale, il n'en est pas moins une manifestation ou un phénomène du Brahman; en effet, toutes choses étant le Brahman, phénomène et manifestation doivent être identiques : leur attribuer une irréalité est une conception superflue, oiseuse et inutilement embarrassante, puisque toute distinction nécessaire se trouve déjà dans le concept de Temps et d'Éternel intemporel et dans le concept de manifestation.
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La seule chose que l'on puisse qualifier de réalité irréelle est notre sens individuel de la séparativité et la conception que le fini est un objet existant en soi dans l'Infini. Cette conception, ce sens, sont pragmatiquement nécessaires aux activités de l'individualité de surface, et leurs effets leur confèrent une efficacité et une justification; ils sont donc réels pour sa raison et son expérience de soi finies ; mais une fois que, nous retirant de la conscience finie, nous passons dans la conscience de l'essentiel et de l'infini, de la Personne apparente à la Personne vraie, le fini, l'individu existe encore, mais comme être, pouvoir et manifestation de l'Infini; il n'a pas de réalité indépendante ou séparée. L'indépendance individuelle, l'entière séparativité, ne sont pas nécessaires à la réalité individuelle et ne la constituent pas. D'autre part, la disparition de ces formes finies de la manifestation est évidemment un facteur du problème, mais en soi cela ne prouve pas qu'elles soient irréelles ; cette disparition peut n'être qu'un retrait hors de la manifestation. La manifestation cosmique de l'Intemporel se déroule dans les successions du Temps : ses formes doivent donc être temporaires dans leur apparition à la surface, mais elles sont éternelles dans leur pouvoir essentiel de manifestation; car elles sont toujours contenues, implicites et potentielles, dans l'essence des choses et dans la conscience essentielle dont elles émergent : la conscience intemporelle peut toujours transformer leur potentialité permanente en termes d'actualisation temporelle. Le monde ne serait irréel que dans le cas où lui-même et ses formes seraient des images sans substance d'être, des fictions de conscience que la Réalité se présenterait à elle-même en tant que pures fictions, et qui seraient ensuite à jamais abolies. Mais si la manifestation, ou si le pouvoir de manifestation est éternel, si tout est l'être du Brahman, la Réalité, alors cette irréalité, ce caractère illusoire ne peut être le caractère fondamental des choses ou du cosmos où elles font leur apparition.
Une théorie de la Maya considérée comme une illusion ou une irréalité de l'existence cosmique, crée plus de difficultés qu'elle n'en résout; elle ne résout pas vraiment le problème de l'existence, mais le rend plutôt à jamais insoluble. En effet, que la Maya soit une irréalité ou une réalité non réelle, les effets ultimes de la théorie portent en eux la dévastatrice simplicité de l'anéantissement. Nous-mêmes et l'univers disparaissons dans le néant ou bien ne conservons que pour un temps une vérité qui ne vaut guère mieux qu'une fiction. Dans la thèse de la pure irréalité de la Maya, toute expérience, toute connaissance aussi
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bien que toute ignorance, la connaissance qui nous libère non moins que l'ignorance qui nous enchaîne, l'acceptation du monde comme le refus du monde, sont deux aspects d'une illusion, car il n'y a rien à accepter ou à refuser, personne pour accepter ou refuser. Rien n'a jamais existé que la Réalité supraconsciente et immuable; la servitude et la délivrance n'ont jamais été que des apparences, non une réalité. Tout attachement à l'existence dans le monde est une illusion, mais l'appel à la libération est aussi une circonstance de l'illusion ; c'est quelque chose qui a été créé en la Maya et qui, en se libérant, s'éteint en la Maya. Mais on ne peut contraindre cet anéantissement à interrompre brusquement sa marche dévastatrice à la frontière que lui fixe un illusionnisme spirituel, -car. si toutes les autres expériences de la conscience individuelle dans l'univers sont des illusions, quelles garanties avons-nous que ces expériences spirituelles ne sont pas, elles aussi, des illusions, y compris même l'expérience de l'immersion de soi dans le Moi suprême dont on nous accorde qu'elle est absolument réelle ? Car si le cosmos n'est pas vrai, notre expérience de la conscience cosmique, du Moi universel, du Brahman comme étant tous ces êtres ou comme le moi de tous ces êtres, de l'Un en tout, de tout en l'Un, n'a aucun fondement sûr, puisque l'un de ses termes repose sur une illusion, sur une construction de la Maya. Ce terme, le terme cosmique, s'écroule fatalement, car tous ces êtres que nous voyions comme le Brahman étaient des illusions; alors quelle certitude avons-nous de notre expérience de l'autre terme, le Moi pur, la Réalité silencieuse statique ou absolue, puisque cette expérience nous vient, elle aussi, dans un mental façonné dans l'illusoire et formé dans un corps créé par une Illusion ? Le caractère convaincant, évident, indiscutable, l'authenticité absolue de la réalisation ou de l'expérience, ne constituent pas une preuve irréfutable qu'elles sont seules réelles ou finales; en effet, d'autres expériences spirituelles, comme celle de la Personne Divine omniprésente. Seigneur d'un Univers réel, ont le même caractère convaincant, authentique et final. Une fois convaincu de l'irréalité de tout le reste, l'intellect est libre de faire un pas de plus et de nier la réalité du Moi et de toute existence. Les bouddhistes ont fait ce dernier pas et ont nié la réalité du Moi, puisqu'il est, comme le reste, une construction du mental ; ils ont éliminé du tableau, non seulement Dieu, mais le Moi éternel et le Brahman impersonnel.
Une théorie aussi radicale de l'Illusion ne résout aucun problème de notre existence ; elle ne fait que trancher le problème pour l'individu
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en lui indiquant une issue : poussée à l'extrême, en sa formulation et son effet, elle suppose que notre être et son action s'annulent, privés de tout support; son expérience, son aspiration, son effort perdent leur sens; tout, à l'exception de la Vérité une, incommunicable et sans relation, et du mouvement de détachement qui y mène, équivaut à une illusion d'être, fait partie d'une Illusion universelle et est elle-même une illusion. Dieu, nous-mêmes, ainsi que l'univers, devenons des mythes de la Maya ; car Dieu n'est qu'un reflet du Brahman dans la Maya, nous ne sommes nous-mêmes que reflets du Brahman dans une individualité illusoire; le monde n'est qu'une imposition sur l'incommunicable existence en soi du Brahman. L'anéantissement est moins radical si l'on admet que l'être, même dans l'illusion, a une certaine réalité, que l'expérience et la connaissance, grâce auxquelles nous croissons en l'esprit, ont une certaine validité : mais c'est à condition que le temporel ait une réalité valide et que l'expérience qui s'y déroule ait une réelle validité, et, dans ce cas, nous sommes confrontés, non à une illusion qui prend l'irréel pour le réel, mais à une ignorance qui appréhende mal le réel. Car si les êtres dont le Brahman est le moi sont illusoires, sa qualité de moi n'est pas valide, elle fait partie d'une illusion; l'expérience du moi est elle aussi une illusion: l'expérience " je suis Cela " est viciée par une conception ignorante, car il n'y a pas de je, il n'y a que Cela; l'expérience " je suis Lui " est doublement ignorante, car elle suppose un Éternel conscient, un Seigneur de l'univers, un Être cosmique, mais il ne peut rien exister de tel s'il n'y a aucune réalité dans l'univers. Urne réelle solution au problème de l'existence ne peut que reposer sur une vérité qui explique notre existence et l'existence du monde, réconcilie leurs vérités, leur juste relation et la vérité de leur relation avec-la Réalité transcendante, quelle qu'elle soit, qui est la source de tout; Mais cela implique une certaine réalité de l'individu et du cosmos, une certaine relation vraie entre l'Unique Existence et toutes les existences, entre l'expérience relative et l'Absolu.
La théorie de l'Illusion tranche le nœud du problème du monde, elle ne le démêle pas ; c'est une évasion, non une solution : un envol de l'esprit n'est pas une victoire suffisante pour l'être incarné dans ce monde du devenir ; cela aboutit à une séparation d'avec la Nature, non à une libération et un accomplissement de notre nature. Ce résultat final ne satisfait qu'un seul élément, n'exhausse qu'une seule impulsion de notre être ; il exclut tout le reste et, l'abandonnant à son sort, le laisse
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périr dans le crépuscule de l'irréelle réalité de la Maya. Dans la pensée métaphysique comme dans la Science, la solution générale et ultime qui inclut et explique tout, en sorte que chaque vérité d'expérience trouve sa place dans l'ensemble, a de grandes chances d'être la meilleure; la connaissance la plus haute est très probablement celle qui illumine, intégralise, harmonise la signification de toute connaissance, donne l'explication de notre ignorance et de l'illusion, en trouve la raison fondamentale et, on pourrait presque dire, la justification, tout en y remédiant; c'est là l'expérience suprême qui rassemble toutes les expériences dans la vérité d'une suprême unité où tout est concilié. L'illusionnisme unifie par élimination; il prive toute connaissance et toute expérience, sauf l'unique fusion suprême, de réalité et de sens.
Mais ce débat appartient au domaine de la raison pure; or le critère final des vérités de cet ordre n'est pas la raison, mais l'illumination spirituelle que vérifie le fait permanent de l'esprit ; une seule expérience spirituelle décisive peut défaire tout un édifice de raisonnements et de conclusions érigé par l'intelligence logique. Ici, la théorie de l'illusionnisme occupe un terrain très solide ; car, bien qu'elle ne soit en elle-même rien de plus qu'une formulation mentale, l'expérience qu'elle expose dans sa philosophie accompagne une réalisation spirituelle très puissante et apparemment définitive. Elle s'impose très fortement à nous, en nous éveillant à la réalité quand la pensée est au repos, quand le mental se retire de ses constructions et que nous passons dans le pur état du moi, dénué de tout sens de l'individualité, vide de tout contenu cosmique. Si le mental spiritualisé regarde alors l'individu et le cosmos, il est très possible qu'ils lui fassent l'effet d'une illusion, d'un système de noms, de formes et de mouvements trompeusement imposés sur la seule réalité de l'Existant-en-Soi. Le sens du moi peut même devenir inadéquat : connaissance et ignorance disparaissent toutes deux dans la Conscience pure, et la conscience est plongée dans une transe de pure existence supraconsciente ; même l'existence finit par devenir un terme trop limitatif pour exprimer Cela qui, seul, demeure à jamais : il n'existe qu'un Éternel intemporel, un Infini aspatial, l'absolu de l'Absolu, une paix sans nom, une seule Extase sans objet qui nous submerge. Certes, la validité — complète en soi — de cette expérience est indubitable ; on ne peut nier le pouvoir de conviction décisif et irrésistible — ekâtma-pratyaya-sâram — de cette réalisation quand elle s'empare de la conscience du chercheur spirituel. Mais toute expérience spirituelle est néanmoins une expérience
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de l'Infini, et elle prend des directions multiples ; certaines — et pas seulement celle dont nous avons parlé plus haut — sont si proches du Divin et de l'Absolu, si imprégnées de la réalité de Sa présence ou de la paix et du pouvoir ineffables de la libération hors de tout ce qui est moins que Cela, qu'elles sont accompagnées d'un sentiment impérieux de finalité complète et décisive. Il y a de multiples voies d'approche de la Suprême Réalité, et de la nature du chemin suivi dépend la nature de l'expérience ultime qui nous fait pénétrer en Cela qui est ineffable, en Cela que rien ne peut traduire pour le mental, et qu'aucun langage ne peut exprimer. Ces sommets les plus hauts peuvent être considérés comme les avant-" dernières étapes vers l'Ultime; elles permettent à l'âme de franchir les limites du Mental et d'entrer dans l'Absolu. Est-elle alors l'une de ces pénultièmes, cette réalisation qui consiste à passer en une immobile et pure existence; en soi, -en ce Nirvana de l'individu et de l'univers, ou est-elle en soi la réalisation finale et absolue qui, à la fin de tout voyage, transcende et élimine toute expérience inférieure ? Elle prétend se tenir derrière, remplacer, intégrer et éliminer toute autre connaissance ; si tel est le cas, il faut accepter son caractère final, et le débat est clos. Mais cette allégation a été contredite : on a soutenu, en effet, qu'il est possible de voyager au-delà par une plus grande négation ou par une plus grande affirmation — d'abolir le moi dans le Non-Être ou de traverser la double expérience de la conscience cosmique et du Nirvana de la conscience universelle dans l'Existence Une, pour atteindre une Union, une Unité Divine plus grande qui contient ces deux réalisations ensa vaste Réalité intégrale. On dit que, par-delà la dualité et la non-dualité, il y a Cela en quoi les deux sont réunies et trouvent leur vérité dans une Vérité qui les dépasse. On peut admettre comme étape vers l'Absolu une expérience culminante qui procède par le dépassement et l'élimination de toutes les autres expériences possibles, mais inférieures. Une suprême expérience qui affirme et inclut la vérité de toute expérience spirituelle, qui donne à chacune son propre absolu, qui rend intégrales toute connaissance et toute expérience dans une suprême réalité, pourrait bien être la prochaine étape, celle à la fois d'une très vaste Vérité de toutes choses, qui illumine et transforme, et de la plus haute, de l'infinie Transcendance. Le Brahman, Réalité suprême, est Cela qui, connu, fait que tout est connu ; mais dans la solution illusionniste, c'est Cela qui, connu, fait que tout devient irréel, devient un mystère incompréhensible : dans l'autre expérience, la Réalité étant connue, tout revêt sa vraie signification, sa vérité par rapport à l'Éternel et Absolu. .
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Toutes les vérités, même celles qui semblent s'opposer, ont leur mérite, mais elles ont besoin d'être harmonisées en une très vaste Vérité qui les intègre ; toutes les philosophies ont leur valeur — ne serait-ce que parce qu'elles voient le Moi et l'univers du point de vue de l'esprit, lorsqu'il fait l'expérience de cette Manifestation multiforme et, ce faisant, elles mettent en lumière un certain élément que nous devons connaître dans l'Infini. Toutes les expériences spirituelles sont vraies, mais elles nous montrent la voie vers la réalité la plus haute et la plus vaste qui soit, qui admet leur vérité et la dépasse. C'est, en quelque sorte, un signe de la relativité de toute vérité et de toute expérience, puisque celles-ci varient selon le regard extérieur et intérieur du mental et de l'être qui connaît et qui fait l'expérience ; tout homme, dit-on, a sa propre religion conforme à sa nature, mais on peut dire aussi que tout homme a sa propre philosophie, sa propre vision des choses, sa propre expérience de la vie, bien qu'ils soient peu nombreux à pouvoir le formuler. Mais d'un autre point de vue, cette diversité témoigne plutôt de l'infinité des aspects de l'Infini; chacun saisit un aperçu partiel ou complet d'un ou de plusieurs aspects, ou entre en contact avec lui ou y pénètre en son expérience mentale ou spirituelle. Pour le mental, à un certain stade de son développement, tous ces points de vue commencent à perdre leur caractère définitif pour se fondre en une vaste universalité ou en une incertitude tolérante et complexe, ou bien tout le reste peut même se détacher de lui et céder la place à une vérité ultime ou à une expérience unique et absorbante. C'est alors que le mental risque de sentir l'irréalité de tout &e qu'il a vu, pensé et pris pour une partie de lui-même ou de son univers. Ce " tout " devient pour lui une irréalité universelle ou une réalité fragmentaire aux multiples facettes, sans principe d'unification ; à mesure qu'il accède à la pureté négatrice d'une expérience absolue, tout se détache de lui et seul demeure un Absolu silencieux et immobile. Mais la conscience peut être appelée à aller plus loin et à revoir tout ce qu'elle a quitté à la lumière d'une nouvelle vision spirituelle, et à recouvrer ainsi la vérité de toutes choses dans la vérité de l'Absolu. Elle peut concilier la négation du Nirvana et l'affirmation de la conscience cosmique en un seul regard de Cela dont toutes deux expriment l'essence. Dans le passage de la cognition mentale à la cognition surmentale, cette unité multiforme est l'expérience déterminante; toute la manifestation revêt l'apparence d'une singulière et puissante harmonie qui atteint sa plus grande plénitude quand l'âme se tient à la frontière entre le surmental et le supramental et qu'elle se tourne à nouveau vers l'existence avec une vision intégrale.
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C'est là du moins une possibilité que nous devons explorer, et, par conséquent, cette vision des choses doit être approfondie et poussée jusqu'à ses ultimes conséquences. Il nous a fallu considérer la possibilité d'expliquer l'énigme de l'être par une grande Illusion cosmique, car .cette vision et cette expérience des choses s'imposent avec force à la fin de-la spirale mentale, là où elle atteint son point de rupture ou d'arrêt; mais une fois qu'il est avéré que ce n'est pas la fin inévitable d'une scrupuleuse enquête sur la vérité ultime, nous pouvons l'écarter ou nous y référer seulement si nécessaire, quand nous voulons établir un lien avec une ligne de pensée et de raisonnement plus souple. Notre regard peut maintenant se concentrer sur le problème qui demeure une fois que nous avons exclu la solution illusionniste : le problème de la Connaissance et de l'Ignorance.
Tout gravite autour de la question : " Qu'est-ce que la Réalité ? ;" Notre conscience cognitive est limitée, ignorante, finie ; nos conceptions de la réalité dépendent de notre rapport avec l'existence en cette conscience limitée et peuvent être très différentes de la vision que peut en avoir une Conscience originelle et ultime. Il est nécessaire de distinguer la Réalité essentielle de la réalité phénoménale qui en dépend et en est issue, et de l'expérience ou de la conception restreintes et souvent trompeuses que s'en forment notre expérience sensorielle et notre raison. Pour nos sens, la terre est plate et, à des fins tout à fait pratiques et immédiates, et dans certaines limites, nous devons accepter la réalité sensorielle et considérer comme un fait que la terre est plate ; mais dans la vraie réalité phénoménale, la planéité de la terre est irréelle et la science, recherchant la vérité de la réalité phénoménale objective, doit assumer que la terre est à peu près ronde. Dans une multitude de détails la science contredit le témoignage des sens sur la vérité réelle des phénomènes; mais nous devons néanmoins accepter le cadre fourni par nos sens, car les rapports pratiques avec les choses qu'ils nous imposent ont une validité en tant qu'effet de la réalité et ne peuvent être négligés. Notre raison, s'appuyant sur les sens et les dépassant, construit ses propres normes ou notions du réel et de l'irréel, mais ces normes varient selon le point de vue adopté par l'observateur qui raisonne ainsi. Le physicien, sondant les phénomènes, érige formules et critères basés sur la réalité objective et phénoménale et sur ses processus : le mental peut lui apparaître comme un résultat subjectif de la matière, et le moi et l'esprit lui paraître irréels ; de toute façon, il doit agir comme si la matière et l'énergie seules
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existaient, le mental n'étant qu'un observateur d'une réalité physique indépendante qui ne serait affectée par aucun processus mental¹ ou par aucune présence ou intervention d'une Intelligence cosmique. Le psychologue, sondant de son côté la conscience et l'inconscience mentales, découvre un autre domaine de réalités, d'un caractère subjectif, qui possède sa propre loi et son propre processus. Le Mental peut même lui apparaître comme la clef du réel, la Matière seulement comme un champ pour le jeu du mental, et l'esprit, détaché du mental, comme quelque chose d'irréel. Mais une exploration plus poussée fait émerger la vérité du moi et de l'esprit et établit un ordre supérieur du réel où se produit un renversement de notre vision des réalités mentales subjectives, de même que des réalités physiques objectives, si bien qu'elles apparaissent comme phénoménales, secondaires, dépendant de la vérité du moi et des réalités de l'esprit. En cette quête plus approfondie, le mental et la matière commencent à prendre l'apparence d'un ordre inférieur du réel et peuvent aisément nous paraître irréels.
Mais c'est la raison, habituée à traiter avec le fini, qui fait ces exclusions; elle découpe le tout en segments et peut choisir un seul segment du tout comme s'il était l'entière réalité. Cela est nécessaire à son action, puisqu'elle a pour fonction de traiter le fini en tant que fini, et il nous faut accepter, à des fins pratiques et pour les rapports de la raison avec le fini, le cadre qu'elle nous donne, car il est valable comme effet de la réalité et ne peut donc être négligé. Quand nous en venons à l'expérience du spirituel qui est lui-même le tout ou contient le tout en lui-même, notre mental apporte, là aussi, sa raison qui segmente et les définitions nécessaires à une cognition finie; elle trace une ligne de démarcation entre l'infini et le fini, entre l'esprit et ses phénomènes ou manifestations, et qualifie les uns de réels et les autres d'irréels. Mais une conscience originelle et ultime, embrassant tous les termes de l'existence en une seule vision intégrale, verrait le tout dans sa réalité spirituelle essentielle et le phénomène comme un phénomène ou une manifestation de cette réalité. Si cette conscience spirituelle plus grande ne voyait dans les choses qu'une irréalité sans aucun rapport avec la vérité de l'esprit, elle n'aurait aucune raison — si elle était elle-même une Conscience-de-Vérité— de maintenir leur existence de façon continue
¹Ce point de vue a été ébranlé par la théorie de la relativité, mais il reste valable en tant que fondement pratique pour l'expérimentation et l'affirmation du fait scientifique.
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ou récurrente à travers le Temps : si elle le fait, c'est parce qu'elles sont basées sur les réalités de l'esprit. Cependant, vue dans cette intégralité, la réalité phénoménale prendrait nécessairement une apparence différente de celle qui est perçue par la raison et les sens de l'être fini; elle aurait une réalité autre et plus profonde, un sens autre et plus grand, et les mouvements de son existence suivraient eux aussi un processus différent, plus subtil et plus complexe. Les normes de la réalité et toutes les formes de pensée créées par la raison et les sens finis apparaîtraient à la conscience supérieure comme des constructions partielles comportant un élément de vérité et un élément d'erreur ; on pourrait donc les qualifier de réelles et d'irréelles à la fois, mais le monde phénoménal lui-même n'en deviendrait pas pour autant irréel ou irréellement réel : il assumerait une autre réalité, d'un caractère spirituel ; le fini se révélerait comme un pouvoir, un mouvement, un processus de l'Infini.
Une conscience originelle et ultime serait une conscience de l'Infini, nécessairement unitaire en sa vision de la diversité, intégrale, acceptant tout, embrassant tout, discriminant tout, car déterminant tout — ce serait une vision globale indivisible. Elle verrait l'essence des choses et considérerait toutes les formes et tous les mouvements comme un phénomène et une conséquence de la Réalité essentielle, des mouvements et des formations du pouvoir de son être. La raison soutient que la vérité doit être libre de tout conflit de contradictions : s'il en est ainsi, l'univers phénoménal doit être irréel puisqu'il est ou semble être le contraire du Brahman; et puisque l'être individuel est le contraire à la fois de la transcendance et de l'universalité, lui aussi doit être irréel. Mais ce qui apparaît comme une contradiction à une raison fondée sur le fini, peut ne pas être contradictoire pour une vision ou pour une raison plus vaste fondée sur l'infini. Ce que notre mental voit comme des contraires peut être, pour la conscience infinie, non des contraires mais des complémentaires : l'essence et son phénomène sont complémentaires, non contradictoires — le phénomène manifeste l'essence ; le fini est une circonstance et non une contradiction de l'infini ; l'individu est une expression de soi de l'universel et du transcendant — il n'en est pas une contradiction ou quelque chose de tout à fait autre ; il est l'universel concentré et sélectif et il est un avec le Transcendant en l'essence de son être et de sa nature. Pour cette vision unitaire et globale, il n'y a rien de contradictoire dans le fait qu'une Essence d'être sans forme porte une multitude de formes, ou qu'un état statique de l'Infini soutienne une kinesis de l'Infini, ou qu'une
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Unité infinie s'exprime en une multiplicité d'êtres, d'aspects, de pouvoirs et de mouvements, car ce sont des êtres, des aspects, des pouvoirs et des mouvements de l'Un. Une création du monde reposant sur cette base est un mouvement parfaitement naturel, normal et inévitable qui ne soulève en soi aucun problème, puisqu'elle est le résultat prévisible d'une action de l'Infini. Tout le problème, toute la difficulté de l'intellect vient de ce que la raison finie découpe, sépare, oppose le pouvoir de l'Infini à son être, sa kinesis à son état statique, sa multiplicité naturelle à son essentielle unité, segmente le moi, oppose l'Esprit à la Nature. Pour comprendre vraiment le processus de l'Infini dans le monde, et le processus de l'Éternel dans le Temps, la conscience doit dépasser cette raison finie et les sens finis pour accéder à une raison et à une perception spirituelle plus vastes, en contact avec la conscience de l'Infini et réceptives à la logique de l'Infini, qui est précisément la logique de l'être lui-même, et qui se manifeste inévitablement lorsqu'elle-même met en œuvre ses propres réalités — logique dont les séquences ne sont pas les étapes de la pensée, mais celles de l'existence.
On peut certes arguer que cette description ne s'applique qu'à une conscience cosmique; or il y a l'Absolu, et l'Absolu ne peut être limité ; puisque l'individu et l'univers limitent et divisent l'Absolu, ils ne peuvent être qu'irréels. Il est en effet évident que l'Absolu ne peut être limité ; il ne peut l'être ni par l'absence de forme ni par la forme, ni par l'unité ni par la multiplicité, ni par l'état d'immobilité ni par la mobilité dynamique. S'il manifeste la forme, la forme ne peut le limiter; s'il manifeste la multiplicité, la multiplicité ne peut le diviser; s'il manifeste le mouvement et le devenir, le mouvement ne peut le troubler ni le devenir le changer; il ne peut être limité, pas plus qu'il ne peut être épuisé par sa création de soi. Même les choses matérielles sont supérieures à leur manifestation; la terre n'est pas limitée par les réceptacles dont elle est le matériau, ni l'air par les vents qui s'y meuvent, ni la mer par les vagues qui s'élèvent à sa surface. Cette impression de limitation, seuls le mental et les sens la ressentent, car ils voient le fini comme s'il était une entité indépendante se séparant de l'Infini, ou une chose limitée, découpée dans l'Infini : c'est cette impression qui est illusoire. Ni l'infini, ni le fini ne sont des illusions, car leur existence ne dépend ni des impressions des sens, ni de celles du mental : elle dépend de l'Absolu.
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L'Absolu ne peut être, en lui-même, défini par la raison ni exprimé par la parole ; il doit être approché par l'expérience. Il peut l'être par une négation absolue de l'existence, comme s'il était lui-même une suprême Non-Existence, un Néant mystérieux et infini. On peut l'approcher aussi par une affirmation absolue de tous les éléments fondamentaux de notre existence, par un absolu de Lumière et de Connaissance, un absolu d'Amour ou de Beauté, un absolu de Force, un absolu de paix ou de silence. On peut l'approcher par un inexprimable absolu d'être ou de conscience, ou de pouvoir d'être, ou de félicité d'être, ou par une expérience suprême où ces choses deviennent indiciblement une; car nous pouvons accéder à cet état ineffable et, plongés en lui comme en un lumineux abîme d'existence, nous pouvons atteindre une supraconscience qu'on peut décrire comme la porte de l'Absolu. On suppose que c'est seulement par une négation de l'individu et du cosmos que l'on peut s'immerger dans l'Absolu. Mais en fait, la seule chose que l'individu ait à renier, c'est sa petite existence d'ego séparé ; il peut approcher l'Absolu par une sublimation de son individualité spirituelle en intégrant en lui-même le cosmos et en le transcendant ; ou il peut se nier lui-même entièrement, mais même alors c'est toujours l'individu qui, par un dépassement de soi, pénètre en l'Absolu. Par une sublimation de son être, il peut également pénétrer en une existence suprême ou en une supra-existence, par une sublimation de sa conscience en une conscience suprême ou une supra-conscience, par une sublimation de sa félicité d'être et de toute félicité d'être, en une supra-félicité ou une extase* suprême. Il peut approcher l'Absolu par une ascension qui le fait pénétrer dans la conscience cosmique; portant cette conscience en lui-même, il s'élève avec elle jusqu'à un état d'être où l'unité et la multiplicité sont en parfaite harmonie et à l'unisson, en un suprême statut de la manifestation où tous sont en chacun et où chacun est en tous et où tous sont en l'Un sans aucune individuation déterminante — car l'identité et la mutualité dynamiques sont devenues complètes. Suc le chemin de l'affirmation, c'est ce statut de la manifestation qui est le plus proche de l'Absolu. Ce paradoxe d'un Absolu que l'on peut réaliser par une négation absolue et par une affirmation absolue de multiples façons, la raison ne peut se l'expliquer que si cet Absolu est une Existence suprême surpassant à tel point notre conception et notre expérience de l'existence qu'elle équivaut à une négation de cette existence, et correspond à notre conception et à notre expérience de la non-existence. Mais puisque tout ce qui existe est Cela, quel que
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soit le degré de sa manifestation, l'Absolu est lui-même également le suprême de toutes choses et on peut l'approcher par des affirmations suprêmes comme par des négations suprêmes. L'Absolu est l'ineffable x recouvrant tout et à la base de tout, immanent et essentiel en tout ce que nous pouvons appeler existence ou non-existence.
Notre prémisse initiale est que l'Absolu est la réalité suprême ; mais la question est de savoir si tout le reste, dont nous faisons l'expérience, est réel ou irréel. On établit parfois une distinction entre l'être et l'existence, et l'on suppose que l'être est réel, mais que l'existence ou ce qui se manifeste comme tel est irréel. Ce point de vue ne peut toutefois se défendre que s'il existe une distinction tranchée, une coupure et une séparation entre l'Éternel incréé et les existences créées; on peut alors considérer que seul l'Être incréé est réel. Cette conclusion n'en découle pas si ce qui existe est forme et substance de l'Être; ce serait irréel seulement si c'était une forme du Non-Être, asat, créée à partir du Vide, shûnya. Les états d'existence par lesquels nous approchons l'Absolu et y pénétrons doivent avoir leur vérité, car le non-vrai et le non-réel ne peuvent mener au Réel : mais ce qui est issu de l'Absolu, ce que l'Éternel soutient, pénètre et manifeste en lui-même doit avoir une réalité. Il y a le non-manifeste et il y a la manifestation, mais une manifestation du Réel doit elle-même être réelle; il y a l'Intemporel et il y a le développement des choses dans le Temps, mais rien ne peut apparaître dans le Temps qui n'ait une base dans la Réalité intemporelle. Si mon moi et mon esprit sont réels, mes pensées, mes sentiments, mes pouvoirs de toutes sortes, qui en sont les expressions, ne peuvent être irréels; mon corps, cette forme que mon esprit projette en lui-même et habite en même temps, ne peut être un néant ou simplement une ombre immatérielle. La seule explication synthétique est que l'éternité intemporelle et l'éternité temporelle sont deux aspects de l'Éternel et Absolu, et que tous deux sont réels mais appartiennent à un ordre différent de réalité : ce qui est non manifesté dans l'Intemporel se manifeste dans le Temps ; chaque chose qui existe est réelle à son propre degré de manifestation, et c'est ainsi que la voit la conscience de l'Infini.
Toute manifestation dépend de l'être, mais aussi de la conscience, de son pouvoir ou de son niveau : tel l'état de conscience, tel l'état d'être. L'Inconscient lui-même est un état et un pouvoir de conscience involuée où l'être est plongé en un état autre et opposé de non-manifestation, qui ressemble à la non-existence afin que tout, dans l'univers
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matériel, puisse en être manifesté; de même le supraconscient est-il la conscience intégrée en un absolu d'être. Car il y a un état supraconscient où la conscience semble lumineusement involuée en l'être et comme privée de toute conscience d'elle-même ; toute conscience d'être, toute connaissance, toute vision de soi, toute force d'être semblent émerger de cet état d'involution ou apparaître en lui : nous pouvons y voir une émergence dans une réalité inférieure, mais en fait la supraconscience et la conscience sont et regardent toutes deux le même Réel. Il y a aussi un état du Suprême où l'on ne peut plus faire aucune distinction entre l'être et la conscience — car ils y sont trop unis pour être ainsi différenciés —, mais ce suprême état de l'être est également un suprême état du pouvoir de l'être et donc du pouvoir de la conscience; là, en effet, la force de l'être et la force de sa conscience sont inséparablement unies : c'est cette unification de l'Être éternel avec la Conscience-Force éternelle qui est l'état du suprême îshwara, et sa force d'être est la dynamis de l'Absolu. Cet état n'est pas une négation du cosmos; il porte en soi l'essence et le pouvoir de toute existence cosmique.
Néanmoins l'irréalité est un fait de l'existence cosmique, et si tout est le Brahman, la Réalité, il nous faut expliquer cet élément d'irréalité dans le Réel. Si l'irréel n'est pas un fait de l'être, ce doit être un acte où une formation de la conscience, et n'y a-t-il pas, dans ce cas, un état ou un degré de la conscience où ses actes et ses formations sont entièrement ou partiellement irréels ?5i l'or" ne peut attribuer cette irréalité à une Illusion cosmique originelle, à la Maya, il y a cependant dans l'univers lui-même un pouvoir d'illusion de l'Ignorance. C'est le Mental qui a le pouvoir de concevoir des choses qui ne sont pas réelles. Il a même le pouvoir de créer des choses qui ne sont pas réelles ou pas entièrement réelles, et sa propre vision de lui-même et de l'univers est une construction qui n'est ni totalement réelle, ni totalement irréelle. Où commence cet élément d'irréalité et où prend-il fin, quelle en est la cause et qu'advient-il lorsqu'on supprime à la fois la cause et la conséquence ? Même si toute l'existence cosmique n'est pas en soi irréelle, cette description ne peut-elle s'appliquer au monde de l'Ignorance où nous vivons, ce monde de perpétuel changement, de naissance, de mort, d'échec et de souffrance, et la suppression de l'Ignorance n'abolit-elle pas pour nous la réalité du monde qu'elle crée, et la seule solution n'est-elle pas, tout naturellement, de quitter ce monde ? Cela se justifierait si notre ignorance était une pure ignorance privée de tout élément de vérité ou de connaissance:
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Mais eh fait, notre conscience est un mélange de vrai et de faux; ses actes et ses créations ne sont pas une pure invention, une structure sans fondement. La structure qu'elle édifie, la forme qu'elle donne aux choses ou à l'univers, n'est pas tant un mélange de réalité et d'irréalité qu'une demi-compréhension, une demi-expression du réel, et puisque toute conscience est force et par conséquent potentiellement créatrice, notre ignorance a pour résultat une fausse création, une fausse manifestation, une fausse action ou une énergie d'être mal conçue et mal dirigée. Toute existence dans le monde est manifestation, mais notre ignorance est l'agent d'une manifestation partielle, limitée et ignorante — en partie une expression, mais en partie aussi un déguisement de l'être, de la conscience et de la joie d'être originels. Si cet état de choses est permanent et inaltérable, si notre monde doit tourner à jamais dans ce cercle, si quelque Ignorance est la cause de toutes choses et de toute action ici-bas, et non point une condition et une circonstance, alors, en effet, l'ignorance individuelle ne pourrait prendre fin que si l'individu s'échappait de l'existence dans le monde, et la fin de l'ignorance cosmique détruirait du même coup l'existence dans le monde. Mais si ce monde est fondé sur un principe évolutif, si notre ignorance est une demi-connaissance évoluant vers la connaissance, alors notre existence dans la Nature matérielle peut avoir une autre explication, une autre issue, un autre résultat spirituel, et une plus grande manifestation sur terre devient alors possible.
Une nouvelle distinction s'impose, dans nos conceptions de l'irréalité, afin d'éviter une confusion qui peut se produire quand nous traitons ce problème de l'Ignorance. Notre mental, ou une partie de notre mental, évalue la réalité selon un critère pragmatique ; il insiste sur les faits, sur l'actualité. Tout fait d'existence est réel à ses yeux, mais cette factualité ou cette réalité de l'actuel se limite pour lui aux phénomènes de cette existence terrestre dans l'univers matériel. Or, l'existence terrestre "Où matérielle n'est qu'une manifestation partielle, c'est un système de possibilités actualisées de l'Être, et ce système n'exclut pas toutes les autres possibilités qui ne sont pas encore actualisées, ou du moins ne le sont pas encore sur terre. Dans une manifestation dans le Temps, de nouvelles réalités peuvent émerger, des vérités d'être qui ne se sont pas encore réalisées peuvent projeter leurs possibilités et s'actualiser dans l'existence physique et terrestre; il peut y avoir d'autres vérités de l'être, des vérités supraphysiques appartenant à un autre domaine
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de manifestation, qui ne sont pas encore réalisées ici, mais n'en sont pas moins réelles. Même ce qui n'est nulle part actualisé en aucun univers, peut être une vérité d'être, un potentiel d'être ; et l'on ne peut le taxer d'irréalité, sous prétexte qu'il n'est pas encore exprimé sous forme d'existence. Mais notre mental, ou cette partie de notre mental, s'attache encore à son habitude ou à sa conception pragmatiques du réel, et n'admet comme vrais que le factuel et l'actuel et tend à considérer tout le reste comme irréel. Il y a donc pour le mental une irréalité qui est de nature purement pragmatique ; elle consiste à formuler des choses qui ne sont pas nécessairement irréelles en elles-mêmes, mais ne sont pas réalisées ou, peut-être, qui ne peuvent être réalisées par nous, ou dans les circonstances présentes, ou dans le monde actualisé de l'être; ce n'est pas une vraie irréalité, ce n'est pas un irréel mais un irréalisé, pas un irréel d'être mais un irréel par rapport au fait présent ou connu. Il y a par ailleurs une irréalité conceptuelle et perceptive qui vient d'une conception et d'une perception fausses du réel, mais ce n'est pas non plus nécessairement une irréalité de l'être ; ce n'est qu'une construction fausse de la conscience due à la limitation que crée l'Ignorance. Ces mouvements et d'autres mouvements secondaires de notre ignorance ne constituent pas le fond du problème, car celui-ci gravite autour d'un mal plus général qui affecte notre conscience et celle de notre monde terrestre : c'est le problème de l'Ignorance cosmique. Car toute notre vision et toute notre expérience de l'existence souffrent d'une limitation de conscience qui n'est pas seulement nôtre, mais semble être à la base de la création matérielle. Au lieu de la Conscience originelle et ultime qui voit la réalité comme un tout, nous voyons ici le dynamisme d'une conscience limitée, ainsi qu'une création partielle et inachevée, ou bien une kinesis cosmique qui se meut dans le cercle perpétuel d'un changement dénué de sens. Notre conscience ne voit qu'une partie et des fragments de la Manifestation — si manifestation il y a — et traite cette partie ou ces fragments comme des entités séparées; toutes nos illusions et nos erreurs proviennent d'une conscience séparatrice et limitée qui crée des irréalités ou qui a une fausse conception du Réel. Mais le problème devient encore plus énigmatique quand nous percevons que notre monde matériel semble émerger directement, non d'un Être et d'une Conscience originels, mais d'un état d'Inconscience et d'apparente Non-Existence, et que notre ignorance est elle-même quelque chose qui paraît avoir surgi difficilement et péniblement de l'Inconscience.
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Tel est donc le mystère: comment une Conscience et une Force d'être intégral illimitables entrent-elles dans cette l;imitation et cette séparativité? Comment cela a-t-il pu se produire et, s'il faut admettre cette possibilité, quel en est la justification dans le Réel, et quel en est le sens? C'est le mystère, non d'une Illusion originelle, mais de l'origine de l'Ignorance et de l'Inconscience et des rapports de la Connaissance et de l'Ignorance avec la Conscience originelle ou Supraconscience.
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