Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
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Le Purusha, le Moi intérieur, pas plus grand que le pouce d'un homme,
Katha Upanishad. n. 1.12,13, II. 3.17.
Shvetâshvatara Upanishad. ni. 13.
Celui qui connaît ce Moi qui savoure le miel de l'existence et qui est le seigneur de tout ce qui est et qui sera, n'éprouve plus aucune répulsion.
Katha Upanishad. II. 1.5.
D'où lui viendrait le chagrin, qui pourrait l'abuser, celui qui voit partout l'Unité S
Îshâ Upanishad. Verset 7.
Celui qui a trouvé la félicité de l'Éternel est délivré de toute peur.
Taittirîya Upanishad. II. 9.
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Nous avons vu que le premier état de la Vie était caractérisé par une sourde poussée, une sourde impulsion inconsciente, par la force d'une volonté involuée dans l'existence matérielle ou atomique, qui n'est pas libre, et n'est maîtresse ni d'elle-même, ni de ses œuvres et de leurs résultats, mais est entièrement gouvernée par le mouvement universel d'où elle émerge, informe et obscure semence de l'individualité. Le deuxième état de la Vie s'enracine dans le désir, avide de posséder, mais limité dans son pouvoir ; le bourgeon du troisième est l'Amour qui cherche à posséder et à être possédé, à recevoir et à se donner ; la fleur délicate du quatrième, le signe de sa perfection, nous la concevons comme la pure et complète émergence de la volonté originelle, l'accomplissement du désir intermédiaire illuminé, la haute et profonde satisfaction de l'échange conscient de l'Amour par l'union du possesseur et du possédé dans la divine unité des âmes qui constitue la base de l'existence supramentale. Si nous examinons attentivement ces termes, nous verrons qu'ils sont des formes et des étapes que traverse l'âme dans sa quête de la joie individuelle et universelle des choses; l'ascension de la Vie est, en sa nature, l'ascension de la Félicité divine en toute chose, depuis sa secrète conception dans la Matière, pour atteindre, à travers vicissitudes et oppositions, son lumineux achèvement dans l'Esprit.
Le monde étant ce qu'il est, il ne pouvait en être autrement. Car le monde est une forme déguisée de Satchidânanda. La nature de la conscience de Satchidânanda, et, par conséquent, ce en quoi Sa force doit toujours se trouver et s'accomplir, est la Béatitude divine, une félicité omniprésente qui se suffit à elle-même. Puisque la Vie est une énergie de Sa force-consciente, le secret de tous ses mouvements doit être une félicité cachée, inhérente à toutes choses, qui est à la fois la cause, le mobile et l'objet de ses activités; et si, du fait de la division que crée l'ego, cette félicité nous échappe, si elle est retenue derrière un
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voile et revêt la forme de son propre contraire — de même que l'être revêt le masque de la mort, que la conscience prend l'apparence de l'inconscient et que la force se rit d'elle-même sous le déguisement de l'incapacité —, alors ce qui vit ne peut être satisfait, et ne peut ni se reposer du mouvement, ni l'accomplir, à moins de s'emparer de cette félicité universelle qui est à la fois la félicité secrète et intégrale de son propre être et la félicité originelle du Satchidânanda transcendant et immanent qui embrasse, inspire et soutient tout. Rechercher la félicité est donc l'impulsion et la signification fondamentales de la Vie; la découvrir, la posséder, la réaliser pleinement est son seul but.
Mais où se trouve en nous ce principe de Félicité ? Quel terme de notre être utilise-t-il pour se manifester et s'accomplir dans l'activité cosmique, de la même façon que le principe de la Force-Consciente manifeste et utilise la Vie comme terme cosmique et que le principe du Supramental manifeste et utilise le Mental ? Nous avons distingué un quadruple principe de l'Être divin créateur de l'univers : Existence, Force-Consciente, Béatitude et Supramental. Nous avons vu que le Supramental est omniprésent, mais voilé, dans le cosmos matériel; il se trouve derrière la réalité phénoménale des choses et s'y exprime de manière occulte, mais pour l'exécution, il recourt à son terme subordonné, le Mental. La Force-Consciente divine est omniprésente, mais voilée, dans le cosmos matériel ; secrètement à l'œuvre derrière cette réalité phénoménale, elle s'y exprime de façon caractéristique par son terme subordonné, la Vie. Et bien que nous n'ayons pas encore examiné séparément le principe de la Matière, nous pouvons déjà voir que la divine Toute-Existence est elle aussi omniprésente dans le cosmos matériel, mais voilée, dissimulée derrière la réalité phénoménale, et qu'elle s'y manifeste d'abord à travers son terme subordonné, la Substance, la Forme d'être ou Matière. Par conséquent, le principe de la Béatitude divine doit être, lui aussi, omniprésent dans le cosmos ; et si, en vérité, il demeure voilé et se possède lui-même derrière la réalité phénoménale concrète, il se manifeste pourtant en nous au moyen d'un principe subordonné qui lui est propre et où il se cache, et par lequel nous devons le découvrir et le réaliser dans l'action universelle.
Ce terme est ce quelque chose en nous que, dans un sens particulier, nous appelons parfois l'âme — c'est-à-dire le principe psychique qui n'est ni la vie ni le mental et encore moins le corps, et qui détient
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pourtant le secret de l'éclosion et de l'épanouissement de leur essence à la félicité particulière du moi, à la lumière, à l'amour, à la joie et à la beauté, et à une pureté subtile de l'être. En réalité, cependant, cette âme, cet élément psychique, est double, comme le sont tous les autres principes cosmiques en nous. Nous possédons, en effet, un double mental : un mental de surface, qui est celui de notre ego exprimé dans l'évolution, mentalité superficielle que nous créons en émergeant de la Matière ; et un autre, subliminal, qui n'est pas entravé par notre vie mentale actuelle et ses limitations rigides, et qui est vaste, puissant, lumineux. C'est l'être mental vrai derrière cette forme superficielle de la personnalité mentale que nous prenons pour nous-mêmes. De même, nous vivons deux vies : l'une extérieure, involuée dans le corps physique, liée par son évolution passée dans la Matière, qui est née et qui mourra après avoir vécu ; l'autre, qui est une force de vie subliminale et n'est pas confinée dans les étroites limites de notre naissance et de notre mort physiques ; c'est notre être vital vrai derrière cette forme de vie que, par ignorance, nous prenons pour notre existence réelle. Cette dualité se retrouve jusque dans la matière de notre être; car notre corps cache une existence matérielle plus subtile qui fournit la substance de nos enveloppes, non seulement physique mais vitale et mentale, et constitue donc notre substance réelle soutenant cette forme physique que, par erreur, nous imaginons être tout le corps de notre esprit. De même y a-t-il une double entité psychique en nous : une âme superficielle de désir, qui se manifeste dans les appétits de notre vital, dans nos émotions, dans la faculté esthétique et la recherche mentale du pouvoir, de la connaissance et du bonheur ; et une entité psychique subliminale, une pure puissance de lumière, d'amour et de joie, essence subtile de l'être qui est notre âme véritable derrière la forme extérieure de l'existence psychique que nous honorons si souvent de ce nom. Lorsqu'un reflet de cette entité psychique plus grande et plus pure vient à la surface, alors nous disons d'un homme qu'il a une âme ; et lorsque ce reflet est absent de sa vie psychique extérieure, nous disons de lui qu'il n'a pas d'âme.
Les formes extérieures de notre être sont celles de notre petite existence égoïste ; les formes subliminales sont les formations de notre véritable et plus vaste individualité. Elles constituent donc la partie cachée de notre être où notre individualité et notre universalité se rapprochent et se touchent, établissent des rapports et des échanges constants. En nous, le mental subliminal est ouvert à la connaissance
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universelle du Mental cosmique, la vie subliminale est ouverte à la force universelle de la Vie cosmique, et le physique subliminal est ouvert à la formation-de-force universelle de la Matière cosmique ; les murs épais de notre mental, de notre vie et de notre corps superficiels qui nous en séparent, et que la Nature doit percer avec tant de peine, si imparfaitement et par tant de procédés physiques d'une ingénieuse maladresse, ne sont, dans le subliminal, qu'un moyen plus subtil à la fois de séparation et de communication. De même, l'âme subliminale en nous est ouverte à la joie universelle que l'âme cosmique goûte en sa propre existence comme en l'existence des myriades d'âmes qui la représentent, et dans les opérations du mental, de la vie et de la matière par lesquelles la Nature se prête à leur jeu et à leur développement; mais l'âme de surface est coupée de cette joie cosmique par les épaisses murailles de l'ego. Certes, ces murailles ont des portes par où l'on peut pénétrer, mais en les traversant, les effleurements de la divine Félicité cosmique s'atténuent et se déforment, ou revêtent l'apparence de leurs propres contraires.
Ce que l'on trouve dans cette âme superficielle ou âme de désir, ce n'est donc pas une vraie vie de l'âme, mais une déformation psychique et une réception fausse au contact des choses. La maladie du monde est que l'individu est incapable de découvrir son âme véritable, et la racine de ce mal est, ici encore, qu'en embrassant les choses extérieures il ne parvient pas à atteindre l'âme véritable du monde où il vit. Il essaie d'y découvrir l'essence de l'être, l'essence du pouvoir, l'essence de l'existence consciente, l'essence de la félicité, mais reçoit à la place une multitude de contacts et d'impressions contradictoires. S'il pouvait trouver cette essence, il trouverait aussi l'être, la puissance, l'existence consciente et la félicité universels et uniques, même en ces contacts et ces impressions innombrables; les contradictions des apparences seraient réconciliées dans l'unité et l'harmonie de la Vérité qui, à travers ces contacts, cherche à nous atteindre. Il trouverait en même temps son âme vraie et, grâce à elle, son moi ; car l'âme vraie est la déléguée de son moi, et son moi et le moi du monde ne font qu'un. Mais il en est empêché par l'ignorance de l'ego dans le mental pensant, dans le cœur émotif, dans les sens qui répondent au toucher des choses, non par une étreinte du monde franche et courageuse, mais par un mouvement incessant d'élan et de repli, de prudentes approches ou d'ardentes ruées suivies de reculs dépités ou contrariés, affolés ou furieux, selon que le toucher plaît ou
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déplaît, réconforte ou alarme, satisfait ou déçoit. C'est l'âme de désir qui, à cause d'une mauvaise réception de la vie, devient la cause d'une triple erreur d'interprétation du rassa, du délice en toute chose ; et ainsi, au lieu de représenter la joie pure, essentielle de l'être, ce délice se traduit inégalement en les trois termes que sont le plaisir, la douleur et l'indifférence.
Nous avons vu, en examinant les relations de la Joie d'Être avec le monde, que nos normes de plaisir, de douleur et d'indifférence n'ont rien d'absolu, n'ont aucune valeur essentielle, mais sont entièrement déterminées par le caractère subjectif de la conscience réceptrice, et que l'on peut élever au maximum le niveau du plaisir ou de la douleur, ou le réduire au minimum, voire le supprimer complètement en sa nature apparente. Le plaisir peut devenir douleur, et la douleur plaisir, car en leur secrète réalité ils sont une même chose différemment reproduite dans les sensations et les émotions. Quant à l'indifférence, elle provient de l'inattention de l'âme de désir superficielle au rassa des choses, en son mental, ses sensations, ses émotions et ses appétits, ou de son incapacité à le recevoir et y répondre, ou encore de son refus d'y réagir superficiellement; ce peut être aussi sa façon de repousser et d'écraser volontairement le plaisir ou la douleur dans la neutralité de la non-acceptations. Dans tous les cas, cela traduit, soit un refus positif, soit un manque de préparation, soit une incapacité négative quand il s'agit de traduire ou, d'une façon ou d'une autre, de représenter positivement à la surface quelque chose qui est pourtant subliminalement actif.
L'observation et l'expérience psychologiques nous ont donc appris que le mental subliminal reçoit et garde en mémoire tous les contacts qu'ignore le mental de surface; de même, nous découvrons que l'âme subliminale répond au rassa, à l'essence perçue dans l'expérience, de ce que l'âme superficielle de désir refuse et rejette par dégoût, ou qu'elle ignore parce qu'elle reste neutre et ne l'accepte pas. La connaissance de soi est impossible à moins de passer au travers de l'existence superficielle, qui est simplement un résultat d'expériences extérieures sélectives, une sonde imparfaite ou une traduction hâtive, maladroite et fragmentaire d'une petite part du beaucoup que nous sommes — à moins de traverser tout cela, de jeter notre sonde dans le subconscient et de nous ouvrir au supraconscient afin de connaître leurs relations avec notre être de surface. Car notre existence se meut entre ces trois termes
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et trouve en eux sa totalité. Le supraconscient en nous est un avec le moi et l'âme du monde et n'est assujetti à aucune diversité phénoménale ; il possède donc pleinement la vérité et le délice des choses. Au contraire, le subconscient, ou ce que l'on appelle ainsi,¹ n'est pas, en ce lumineux sommet de lui-même que nous nommons le subliminal, vraiment en possession de l'expérience. Il n'en est qu'un instrument; et s'il n'est pas réellement un avec l'âme et le moi du monde, il s'ouvre cependant à eux grâce à son expérience du monde. L'âme subliminale est intérieurement consciente du rassa des choses et goûte un même délice en tout contact; elle est également consciente des valeurs et des normes de l'âme superficielle de désir et reçoit, à sa propre surface, les contacts correspondants du plaisir, de la douleur et de l'indifférence, mais trouve une joie égale en tous. Autrement dit, notre âme véritable se réjouit de toutes ses expériences, y recueille force, plaisir et connaissance, et, grâce à elles, croît en abondance et en richesse. C'est cette âme vraie en nous qui oblige le mental de désir récalcitrant à supporter, voire à rechercher et à trouver un plaisir dans ce qui lui est douloureux, à rejeter ce qui lui est agréable, à modifier ou même à inverser ses valeurs, à rendre les choses égales dans l'indifférence ou égales dans la joie, la joie des multiples facettes de l'existence. Et elle le fait parce que l'âme universelle la pousse à se développer par toutes sortes d'expériences afin de croître dans la Nature. Autrement, si nous ne vivions que par l'âme superficielle de désir, nous ne pourrions pas plus changer ou progresser que la plante ou la pierre immobiles, menant une existence immuable — la vie n'étant pas consciente à la surface — où l'âme secrète des choses ne dispose jusqu'à présent d'aucun instrument pour tirer la vie du champ étroit et fixe où elle est née. Laissée à elle-même, l'âme de désir tournerait à jamais en rond dans les mêmes ornières.
Selon les anciennes philosophies, plaisir et douleur seraient inséparables, au même titre que la vérité intellectuelle et le mensonge, la puissance et l'incapacité, la naissance et la mort; le seul moyen d'y échapper consisterait donc en une indifférence totale, une absence de réaction aux stimulations du moi universel. Mais une connaissance
¹Le vrai subconscient est une conscience inférieure diminuée, proche de l'Inconscient ; le subliminal est une conscience plus vaste que notre existence de surface. Toutes deux, cependant, appartiennent au royaume intérieur de notre être dont nous ne sommes pas conscients à la surface, d'où la confusion et le mélange qui se crée dans l'esprit de la plupart des gens quand ils essaient de concevoir ces choses et de les formuler.
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psychologique plus subtile nous révèle que cette conception, qui repose uniquement sur les faits superficiels de l'existence, n'épuise pas vraiment les possibilités du problème. Il est possible, en amenant l'âme réelle à la surface, de remplacer les normes égoïstes de plaisir et de douleur par un délice personnel-impersonnel égal et qui embrasse tout. C'est ce que fait l'amant de la Nature lorsqu'il puise sa joie en toutes ses créatures, universellement, écartant toute répulsion et toute crainte, toute simple attirance et toute aversion, percevant la beauté dans ce qui, aux autres, semble dérisoire et insignifiant, aride et sauvage, terrible et repoussant. C'est ce que font l'artiste et le poète lorsqu'ils recherchent le rassa de l'universel dans l'émotion esthétique ou dans les traits physiques ou les formes mentales de la beauté, ou encore dans le sens et le pouvoir intérieurs, dans les choses qui rebutent l'homme ordinaire comme dans celles auxquelles il s'attache par un sentiment de plaisir. Tous font de même, à leur manière : le chercheur de la connaissance, l'amant de Dieu qui retrouve partout l'objet de son amour, l'homme spirituel, l'intellectuel, le sensuel, l'esthète. Et ils ne peuvent faire autrement s'ils veulent saisir, s'ils veulent embrasser la Connaissance, la Beauté, la Joie ou la Divinité qu'ils recherchent. C'est seulement dans les parties de notre être où le petit ego est d'ordinaire trop fort pour nous, c'est seulement dans nos joies et nos souffrances émotives ou physiques, dans les plaisirs et les douleurs de notre vie, devant lesquels l'âme de désir en nous se montre d'une faiblesse et d'une lâcheté extrêmes, qu'il devient extrêmement difficile d'appliquer le principe divin, et que pour beaucoup de gens cela semble même impossible, voire monstrueux et repoussant. Ici, l'ignorance de l'ego recule devant le principe d'impersonnalité qu'elle applique pourtant sans trop de difficulté dans la science et dans l'art, et même dans un certain genre de vie spirituelle imparfaite, parce que ce principe ne s'attaque pas aux désirs que chérit l'âme de surface, aux valeurs du désir que fixe le mental superficiel et pour lesquels notre vie extérieure se passionne au plus haut point. Dans les mouvements plus libres et plus élevés, seules sont exigées de nous une égalité et une impersonnalité limitées et spécialisées propres à un domaine particulier de la conscience et de l'action, alors que la base égoïste de notre vie pratique est conservée ; dans les mouvements inférieurs, ce sont les fondations mêmes de notre vie qui doivent être changées pour faire place à l'impersonnalité, et à l'âme de désir cela paraît impossible.
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L'âme vraie et secrète en nous — subliminale, avons-nous dit, mais le mot est trompeur, car cette présence ne se situe pas sous le seuil du mental de veille, mais brûle dans le temple du cœur le plus profond, derrière l'écran épais d'un mental, d'une vie et d'un corps ignorants, non pas subliminale, donc, mais derrière le voile —, cette entité psychique voilée est la flamme de la Divinité qui est toujours allumée en nous, et que rien ne peut éteindre, pas même cette dense inconscience qui nous empêche de percevoir notre moi spirituel intérieur et obscurcit notre nature extérieure. Cette flamme née du Divin est la lumineuse habitante de l'Ignorance, où elle grandit jusqu'à ce qu'elle puisse l'orienter vers la Connaissance. C'est le Témoin et le Maître invisibles, le Guide caché, le Daimon de Socrate, la lumière ou la voix intérieure du mystique. C'est ce qui perdure, impérissable en nous de naissance en naissance, et que n'atteint ni la mort, ni le déclin, ni la corruption. Cette indestructible étincelle du Divin n'est pas le Moi ou Atman non né, car même en présidant à l'existence de l'individu, le Moi demeure conscient de son universalité et de sa transcendance, mais elle n'en est pas moins son député dans les formes de la Nature, elle est l'âme individuelle, chaitya purusha, qui soutient le mental, la vie et le corps, se tient derrière l'être mental, l'être vital, l'être physique subtil en nous, observe leur développement et profite de leurs expériences. La véritable entité de ces autres pouvoirs de la personne en l'homme, dé ces êtres de son être, est elle aussi voilée; mais ces pouvoirs projettent des personnalités momentanées qui composent notre individualité extérieure, et nous appelons " nous-même " la combinaison de leur action superficielle et de leur état apparent. Prenant forme en nous en tant que Personne psychique, cette entité la plus profonde projette également une personnalité psychique qui change, grandit, se développe de vie en vie; car c'est elle qui voyage entre la naissance et la mort, entre la mort et la naissance; les éléments de notre nature ne sont que sa robe changeante aux formes innombrables. Au début, l'être psychique ne peut agir que de manière voilée, partielle et indirecte, par l'intermédiaire du mental, de la vie et du corps, puisque ce sont ces parties de la Nature qui doivent progressivement devenir ses moyens d'expression, et qu'il est longtemps limité par leur évolution. Ayant pour mission de conduire l'homme plongé dans l'Ignorance vers la lumière de la Conscience divine, il recueille l'essence de toute expérience dans l'Ignorance pour former un noyau de la croissance de l'âme dans la nature; il transforme le reste en matériau pour la croissance future
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des instruments qu'il doit utiliser jusqu'à ce qu'ils soient prêts à devenir une lumineuse instrumentation du Divin. C'est cette entité psychique secrète qui est la vraie Conscience originelle en nous, plus profonde que cette construction conventionnelle que le moraliste appelle conscience, car c'est elle qui indique toujours la voie vers la Vérité et ce qui est Juste, vers la Beauté, l'Amour et l'Harmonie et toute possibilité divine en nous, avec persistance, jusqu'à ce que ces choses deviennent le besoin dominant de notre nature. Le saint, le sage, le voyant en sont l'épanouissement. Lorsque cette personnalité psychique atteint le sommet de sa force, elle oriente l'être vers la Connaissance du Moi et du Divin, vers la Vérité suprême, le Bien suprême, la Beauté, l'Amour et la Béatitude suprêmes, vers les hauteurs et les immensités divines, et nous ouvre à l'influence de la sympathie, de l'universalité, de l'unité spirituelles. Au contraire, quand la personnalité psychique est faible, fruste ou insuffisamment développée, les éléments et les mouvements plus raffinés nous font défaut, ou leur caractère et leur pouvoir sont pauvres, même si le mental est brillant et vigoureux, le cœur ferme et maître de ses émotions, la force de vie dominante et victorieuse, et même si l'existence physique, heureuse et florissante, semble s'imposer en seigneur tout-puissant. C'est alors l'âme extérieure de désir, l'entité pseudo-psychique qui règne, et nous prenons ses interprétations erronées des suggestions et des aspirations psychiques, ses idées et ses idéaux, ses désirs et ses élans pour la vraie substance de l'âme et la vraie richesse de l'expérience spirituelle.¹ Si la Personne psychique secrète peut venir au premier plan et, remplaçant l'âme de désir, gouverner ouvertement et entièrement, et non plus seulement partiellement et de derrière le voile, cette nature extérieure du mental, de la vie et du corps, alors ceux-ci peuvent être transmués en des images d'âme de ce qui est vrai, juste et beau, et finalement la nature entière peut être dirigée vers le but véritable de la vie, la victoire suprême, l'ascension jusqu'en l'existence spirituelle.
¹Le mot " psychique ", dans le langage ordinaire, est plus souvent associé à cette âme de désir qu'au psychique véritable. On l'applique de façon plus vague encore aux phénomènes, psychologiques et autres, d'un caractère anormal ou supranormal, qui sont en fait liés au subliminal — mental intérieur, vital intérieur, être physique subtil — et ne sont pas des opérations directes de la psyché. Il sert même à décrire des phénomènes tels que la matérialisation et la dématérialisation, bien que ceux-ci, une fois prouvés, ne soient évidemment pas des actions de l'âme et ne puissent jeter aucune lumière sur la nature ou l'existence de l'entité psychique, mais constituent plutôt une action anormale d'une énergie physique subtile occulte, intervenant dans l'état ordinaire du corps grossier des choses, le réduisant à sa propre condition subtile, puis le reconstituant en les éléments de la matière élémentaire.
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Mais il pourrait sembler qu'en amenant au premier plan cette entité psychique, cette âme vraie en nous, et en lui confiant le soin de nous guider et de nous gouverner, nous atteindrons le plein accomplissement de notre être naturel auquel nous aspirons, et ouvrirons aussi les portes du royaume de l'Esprit. Et l'on pourrait fort bien arguer qu'il n'est besoin d'aucune intervention d'une Conscience-de-Vérité supérieure, d'un principe supramental, pour nous aider à atteindre l'état divin ou la divine perfection. Or, bien que la transformation psychique soit une condition nécessaire pour la transformation totale de notre existence, le changement spirituel le plus vaste exige quelque chose de plus. Tout d'abord, le psychique étant l'âme individuelle dans la Nature, il peut s'ouvrir aux domaines plus divins et secrets de notre être, en recevoir et en réfléchir la lumière, la puissance et l'expérience ; mais, venant des plans supérieurs, une autre transformation, une transformation spirituelle est nécessaire pour que nous puissions posséder notre moi en sa dimension universelle et transcendante. À un certain stade, l'être psychique laissé à lui-même pourrait se contenter de créer une formation de vérité, de bien et de beauté, et en faire son état permanent; à un stade ultérieur, il pourrait cesser d'agir et, se soumettant au moi universel, devenir un miroir de l'existence, de la conscience, de la puissance et de la félicité universelles, mais sans y participer ni les posséder pleinement. Bien que plus intimement et plus passionnément uni à la conscience cosmique dans sa connaissance, ses émotions et même ses perceptions sensorielles, il pourrait devenir un simple réceptacle, passif, détaché, renonçant à toute maîtrise et toute action dans le monde ; ou bien, un avec le moi statique derrière le cosmos, mais séparé intérieurement du mouvement universel, perdant son individualité dans sa Source, il pourrait revenir à cette Source et n'avoir plus ni la volonté ni le pouvoir d'accomplir ce qui était ici sa plus haute mission : mener la nature elle aussi vers sa réalisation divine. Car c'est du Moi, du Divin que l'être psychique est venu dans la Nature, et il peut se détourner de la Nature et retourner au Divin silencieux par le silence du Moi et une suprême immobilité spirituelle. Par ailleurs, cette part éternelle du Divin¹ est, de par la loi de l'Infini, inséparable de son divin Tout; elle est en fait ce Tout, excepté à la surface, en son apparence et son expérience de soi séparatrice; elle peut s'éveiller à cette réalité et y plonger au point que l'existence individuelle s'éteint apparemment, ou du moins se fond
¹Gîta. XV. 7.
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en elle. Petit noyau dans la masse de notre Nature ignorante, elle n'est pas plus grosse que le pouce d'un homme, pour reprendre la description qu'en donne l'Upanishad; mais elle peut, grâce à l'influx spirituel, grandir et embrasser le monde entier, avec le cœur et le mental, en une étroite communion, une profonde unité. Ou elle peut prendre conscience de Son Compagnon éternel et choisir de vivre à jamais en Sa présence, en une union et une unité impérissables comme l'éternel amant avec son éternel Bien-aimé, expérience qui est de toutes les expériences spirituelles la plus intense par sa beauté et son ravissement. Ce sont là de grands et splendides accomplissements de notre découverte spirituelle de nous-mêmes, mais ils ne sont pas nécessairement la fin dernière et le complet achèvement : une plus grande réalisation est possible.
Car ce sont là des accomplissements du mental spirituel en l'homme ; ce sont des mouvements de ce mental lorsqu'il passe au-delà de lui-même — tout en restant sur son propre plan — dans les splendeurs de l'Esprit. Même sur ces hauteurs suprêmes, bien au-delà de notre mentalité présente, c'est encore par division que le mental agit naturellement; il saisit les aspects de l'Éternel et traite chacun d'eux comme s'il était toute la vérité de l'Être Éternel, et peut trouver en chacun sa plénitude parfaite. Il les oppose même les uns aux autres, créant toute une gamme de contraires : le Silence du Divin et la divine Dynamis ; le Brahman immobile à l'écart de l'existence, sans qualités, et le Brahman actif doté de qualités, qui est le Seigneur de l'existence; l'Être et le Devenir; la Personne divine et une pure Existence impersonnelle. Il peut également se couper de l'un et se plonger en l'autre comme en l'unique Vérité durable de l'existence. Il peut considérer la Personne comme l'unique Réalité, ou l'Impersonnel comme seul vrai, l'Amant seulement comme un moyen d'expression de l'Amour éternel, ou l'amour seulement comme l'expression de soi de l'Amant, et les êtres comme de simples pouvoirs personnels d'une Existence impersonnelle, ou l'existence impersonnelle comme un état de l'Être unique, de la Personne infinie. Son accomplissement spirituel, la voie qui le mène vers le but suprême suivra ces lignes de division. Mais par-delà ce mouvement du Mental spirituel, se trouve l'expérience supérieure de la Conscience-de-Vérité du Supramental; là, ces opposés disparaissent et ces fragmentations sont abandonnées dans la riche totalité d'une réalisation suprême et intégrale de l'Être éternel. Tel est le but que nous avons conçu, le couronnement de notre existence sur terre par une ascension vers la Conscience-de-Vérité
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et la descente de celle-ci dans notre nature. Après s'être élevée jusqu'au changement spirituel, la transformation psychique doit être complétée, intégralisée, dépassée et soulevée par une transformation supramentale jusqu'au sommet de l'effort ascendant.
Seule, une conscience-énergie supramentale pourrait établir une parfaite harmonie entre ces deux termes — qui ne paraissent opposés qu'en raison de l'Ignorance —, entre l'état spirituel et le dynamisme cosmique en notre existence incarnée, comme entre les autres termes divisés et opposés de l'Être manifesté. Dans l'Ignorance, la Nature centralise l'ordre de ses mouvements psychologiques, non pas autour du moi spirituel secret, mais autour de son substitut, le principe de l'ego : un certain égocentrisme est la base sur laquelle nous relions nos expériences et nos rapports au milieu des contacts, des contradictions, des dualités, des incohérences complexes du monde où nous vivons ; cet égocentrisme est notre planche de salut, notre défense contre le cosmique et l'infini. Mais pour le changement spirituel, nous devons renoncer à cette défense; l'ego doit disparaître, la personne se voit dissoute en une vaste impersonnalité, et dans cette impersonnalité, il n'y a, au début, aucune clef pour un dynamisme ordonné de l'action. Il en résulte fréquemment une division de l'être en deux parties : le spirituel au-dedans, le matériel au dehors ; en l'une, la réalisation divine s'établit dans une parfaite liberté intérieure, .mais la partie naturelle poursuit l'ancienne action de la Nature, elle perpétue, par un mouvement mécanique des énergies passées, l'impulsion déjà transmise. S'il y a dissolution complète de la personne limitée et de l'ordre égocentrique, la nature extérieure peut même devenir le champ d'une incohérence apparente, bien qu'au-dedans tout rayonne de la lumière du Moi. Ainsi, nous devenons extérieurement inertes et inactifs, mus par les circonstances ou les forces, mais sans mouvement propre,¹ même si la conscience est illuminée au-dedans ; ou nous nous comportons comme un enfant, même si, intérieurement, nous avons la pleine et entière connaissance de notre moi;² ou comme un être inconséquent dans sa pensée et ses impulsions, bien que règnent au-dedans un calme absolu, une sérénité parfaite;³ ou comme une âme sauvage et déséquilibrée, alors qu'intérieurement nous vivons dans la pureté et l'équilibre de l'Esprit4.
¹jadavat.
²balavat.
³unmattavat.
4pishâchavat.
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Ou s'il y a un dynamisme ordonné dans la nature extérieure, ce peut être une continuation de l'action superficielle de l'ego à laquelle l'être intérieur assiste sans l'accepter, ou un dynamisme mental qui ne peut exprimer parfaitement la réalisation spirituelle intérieure; car il n'y a pas d'équivalence entre l'action du mental et l'état spirituel. Même dans le meilleur des cas, quand il y a une direction intuitive donnée du dedans par la Lumière, la nature de son expression dans le dynamisme de l'action porte nécessairement la marque des imperfections du mental, de la vie et du corps. C'est un Roi entouré de ministres incapables, une Connaissance exprimée dans les valeurs de l'Ignorance. Seule, la descente du Supramental avec la parfaite unité de sa Connaissance-de-Vérité et de sa Volonté-de-Vérité peut établir l'harmonie de l'Esprit dans l'existence extérieure comme dans l'existence intérieure; car elle seule peut changer entièrement les valeurs de l'Ignorance en celles de la Connaissance.
Que ce soit pour l'accomplissement de notre être psychique ou pour la plus haute réalisation des parties mentale et vitale de notre nature, le mouvement indispensable consiste à les relier à leur source divine, à la vérité qui leur correspond dans la Réalité suprême ; et pour l'un comme pour l'autre, c'est par le pouvoir du Supramental que cela peut être réalisé avec une perfection intégrale, une intimité qui devient une authentique identité; car c'est le Supramental qui relie les hémisphères supérieur et inférieur de l'unique Existence. Dans le Supramental, se trouvent la Lumière qui intègre, la Force qui parachève, la vaste plongée dans l'Ânanda suprême : soulevé par cette Lumière et cette Force, l'être psychique peut s'unir à la Joie d'être originelle dont il est issu ; triomphant des dualités de la souffrance et du plaisir, délivrant le mental, la vie et le corps de toute peur et de tout repli sur soi, il peut refaçonner les contacts de l'existence dans le monde en les termes de l'Ânanda divin.
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