Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
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Le Voyant, le Penseur, l'Existant-en-soi qui est partout en devenir, a ordonné parfaitement toutes choses de toute éternité.
Îshâ Upanishad. Verset 8.
Nombreux sont ceux qui, purifiés par la connaissance, sont parvenus à Mon état d'être. (...) En la loi de leur être, ils sont devenus semblables à Moi.
Gîta. IV.1Ô ; XIV 2.
Connais Cela comme le Brahman, et non ceci que les hommes chérissent ici-bas.
Kéna Upanishad. 1.4.
Un Moi intérieur de tous les êtres qui les gouverne (...) De même que le Soleil, œil du monde, n'est point touché par les défauts extérieurs de la vision, de même ce Moi intérieur dans les êtres n'est point touché par la douleur du monde.
Katha Upanishad. II. 2.12,11.
Le Seigneur demeure dans le cœur de tous les êtres,
Gîta. XVIII. 61.
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L'univers est la manifestation d'une Toute-Existence éternelle et infinie : l'Être Divin demeure en tout ce qui est ; nous-mêmes, en notre moi, en notre être le plus profond, nous sommes cela; notre âme, la secrète entité psychique immanente, est une parcelle de la Conscience et de l'Essence divines. Telle est notre vision de l'existence. Mais nous parlons en même temps d'une vie divine, apogée du processus évolutif, et ces mots impliquent que notre vie actuelle n'est pas divine, non plus que toute la vie qui s'est manifestée sur les plans inférieurs. À première vue, cela paraît contradictoire; au lieu de faire une distinction entre la vie divine à laquelle nous aspirons et une existence actuellement non divine, il serait plus logique de parler d'une ascension de plan en plan dans une manifestation divine. Nous pouvons admettre, si nous considérons la seule réalité intérieure sans tenir compte des suggestions de la représentation extérieure, que ce pourrait être essentiellement le caractère de l'évolution, du changement que nous avons à subir dans la Nature; cela apparaîtrait peut-être ainsi à l'œil impartial * d'une vision universelle que ne troublent point nos dualités — connaissance et ignorance, bien et mal, bonheur et souffrance — et qui participe de la conscience et de la; joie sans entraves de Satchidânanda. Et pourtant, du point de vue pratique et relatif, à distinguer de la vision essentielle, la différenciation entre le divin et le non-divin prend une valeur et une signification qui s'imposent à nous de la façon la plus urgente et impérieuse. C'est donc là un aspect du problème qu'il est nécessaire de mettre en lumière pour en évaluer la véritable importance.
La distinction entre la vie divine et la vie non divine est en fait identique à la distinction fondamentale entre une vie de Connaissance vécue en pleine conscience et dans le pouvoir de la Lumière, et une vie d'Ignorance — c'est ainsi, en tout cas, qu'elle se présente dans
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un monde qui évolue, lentement et péniblement, à partir d'une Inconscience originelle. Toute vie qui a encore cette Inconscience pour base est marquée du sceau d'une imperfection radicale; car même si elle est satisfaite de son type propre, elle se satisfait là de quelque chose d'incomplet et d'inharmonieux, d'un patchwork de discordes : en revanche, même une vie purement mentale ou vitale pourrait être parfaite dans ses limites si elle reposait sur un pouvoir et une connaissance de soi restreints mais harmonieux. C'est ce sceau d'imperfection et de disharmonie auquel nous sommes perpétuellement asservis, qui constitue la marque du non-divin; une vie divine, au contraire, même si elle devait progresser du moins au plus, serait à chaque étape harmonieuse en son principe et ses détails ; elle serait un terrain sûr où liberté et perfection pourraient s'épanouir naturellement et croître vers leur plus haute stature, s'affiner et se déployer en leur plus subtile opulence. Toutes les imperfections, et toutes les perfections, doivent être envisagées lorsque nous considérons la différence entre une existence non divine et une existence divine; mais d'ordinaire, quand nous faisons cette distinction, c'est en tant qu'êtres humains luttant sous la pression de la vie et des difficultés que nous éprouvons à nous diriger parmi ses perplexités et ses problèmes immédiats ; surtout, nous pensons à la distinction que nous sommes tenus de faire entre le bien et le mal ou, de surcroît, au problème analogue de la dualité, ce mélange en nous de bonheur et de souffrance. Quand nous recherchons intellectuellement une présence divine dans les choses, une divine origine du monde, un divin gouvernement de ses œuvres, la présence du mal, l'insistance sur la souffrance, la grande, l'énorme part laissée à la douleur, au chagrin et à l'affliction dans l'économie de la Nature sont les phénomènes cruels qui confondent notre raison et détruisent la foi instinctive de l'humanité en une telle origine et un tel gouvernement, ou en une Immanence divine omniprésente qui voit et détermine tout. Nous pourrions résoudre plus facilement et plus heureusement d'autres difficultés et trouver le moyen d'être plus satisfaits de nos solutions commodes et définitives. Mais cette norme de jugement n'est pas assez globale et elle s'appuie sur un point de vue trop humain ; pour une vision plus large, en effet, le mal et la souffrance ne sont qu'un aspect frappant ; ils ne constituent pas tout le défaut, ni même la racine du problème. La somme des imperfections du monde n'est pas faite de ces deux seules déficiences ; il y a plus que la chute, si chute il y eut, de notre être spirituel ou matériel hors du bien et du bonheur, plus que l'incapacité de notre nature à triompher du
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mal et de la souffrance. Outre l'insuffisance des satisfactions éthiques et hédonistes exigées par notre être, outre l'indigence du Bien et de la Joie dans notre expérience du monde, il y a aussi l'insuffisance d'autres degrés divins : en effet, la Connaissance, la Vérité, la Beauté, le Pouvoir, l'Unité sont eux aussi la substance, sont eux aussi les éléments d'une vie divine, et ils nous sont donnés avec parcimonie et réticence ; et pourtant tous, en leur absolu, sont des pouvoirs de la Nature divine.
Il n'est donc pas possible de limiter la description"-de notre imperfection non divine et de celle du monde au seul mal moral ou à la seule souffrance des sens ; l'énigme universelle est plus profonde que ce double problème — car il ne s'agit là que de deux puissants résultats d'un principe commun; .Et c'est le principe général de l'imperfection qu'il nous faut admettre et envisager. Si nous regardons de près cette imperfection générale, nous verrons qu'elle consiste d'abord en une limitation en nous des éléments divins, limitation qui leur dérobe leur divinité, puis en une distorsion aux maints visages, aux multiples ramifications, une perversion, une fausse tournure, une falsification due au fait que nous nous sommes détournés d'une Vérité d'être idéale. Pour notre mental qui ne possède pas cette Vérité mais peut la concevoir, cette déviation se présente à nous de deux manières, comme le rappel d'un état dont nous sommes spirituellement déchus, ou comme une possibilité ou une promesse que nous ne pouvons tenir ni réaliser, parce qu'elle n'existe que comme idéal. Soit qu'il s'agisse d'une chute de l'esprit intérieur hors d'une conscience et d'une connaissance plus grandes, d'une joie, d'un amour et d'une beauté, d'un pouvoir et d'une capacité, d'une harmonie et d'un bien plus grands, soit d'un échec de notre nature en lutte, d'une impuissance à accomplir ce que, d'instinct, nous tenons pour divin et désirable. Si nous essayons de discerner la cause profonde de la chute ou de l'échec, nous découvrirons que tout procède du fait unique et primordial que notre être, notre conscience, notre force, notre expérience des choses représentent — non point en leur essence même, mais en leur nature pratique superficielle — un principe ou un phénomène effectif de division et de rupture dans l'unité de l'Existence divine. Le résultat pratique inévitable de cette division est une limitation de la conscience et de la connaissance divines, de la beauté et de la joie divines, de la capacité et du pouvoir divins, de l'harmonie divine et du bien divin : la plénitude et l'intégralité subissent une limitation, le regard que nous portions sur ces choses se voile,
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notre quête est frappée d'infirmité et notre expérience fragmentée voit son pouvoir .et son intensité diminuer, sa qualité s'appauvrir, signe d'une descente depuis les hauteurs spirituelles, ou d'une conscience qui émerge de l'insensible et neutre monotonie de l'Inconscience; les intensités normales et naturelles dans les domaines supérieurs se perdent en nous ou, sont atténuées afin de s'harmoniser avec les noirs et les gris de notre existence matérielle. La perversion de ces choses les plus hautes en est un effet secondaire ultérieur : inconscience et conscience fausse s'insinuent dans notre, mentalité limitée, l'ignorance recouvre notre nature tout entière, et la mauvaise application ou la mauvaise orientation d'une volonté et d'une connaissance imparfaites, les réactions automatiques de notre conscience-force diminuée et l'inepte pauvreté de notre substance engendrent les contradictions des éléments divins : l'incapacité, l'inertie, la fausseté, l'erreur, la douleur et le chagrin, l'action mauvaise, la discorde, le mal. Caché quelque part en nous, choyé dans les profondeurs de notre être, même quand il n'est pas clairement senti dans la nature consciente, même quand il se voit repoussé par les parties de notre être que ces tourments affligent, il y a aussi et toujours un attachement à cette expérience de la division : l'homme s'accroche à cette existence divisée qui l'empêche d'extirper ces afflictions ou de les rejeter et de les supprimer. Car le principe de la Conscience-Force et de l'Ananda se trouvant à la racine de toute manifestation, rien ne saurait durer sans l'appui dans notre nature d'une volonté, d'une sanction du Purusha, d'un plaisir soutenu en quelque partie de l'être, fût-ce un plaisir secret ou pervers qui prolonge son existence.
Quand nous disons que tout, même ce que nous appelons non divin, est une manifestation divine, nous voulons dire qu'essentiellement tout est divin, même si la forme nous déconcerte ou nous répugne. Ou, pour l'exprimer par une formule que notre perception psychologique accepte plus facilement, disons qu'il y a, en toutes choses, une présence, une Réalité primordiale — le Moi, le Divin, le Brahman — qui est à jamais pure, parfaite, béatifique, infinie : son infinité n'est pas affectée par les limitations des choses relatives ; sa pureté n'est pas souillée par notre péché et notre mal; sa béatitude n'est pas atteinte par notre douleur et notre souffrance, ni sa perfection altérée par les défauts de notre conscience, de notre connaissance, de notre volonté, par le manque d'unité. Dans certaines images des Upanishad le Purusha divin est décrit comme le Feu unique qui a pénétré toutes îles
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formes et se façonne lui-même selon chacune, comme le Soleil unique qui illumine tout impartialement et n'est pas affecté par nos défauts de vision. Mais cette affirmation ne suffit pas; elle ne résout pas le problème : pourquoi ce qui est en soi toujours pur, parfait, béatifique, infini, doit-il non seulement tolérer, mais paraît maintenir et encourager; et sa manifestation l'imperfection et la limitation, l'impureté et la souffrance, la fausseté et le mal. Elle exprime la dualité qui constitue le problème, mais ne la résout pas.
Si nous nous contentons de laisser face à face ces deux faits discordants de l'existence, nous sommes amenés à conclure qu'il ne peut y avoir de réconciliation; nous n'avons plus qu'à nous accrocher de notre mieux au sens de plus en plus profond de la joie que procure la pure présence essentielle, et nous accommoder autant que possible des dissonances extérieures, jusqu'à ce que nous soyons en mesure d'imposer à leur place la loi de leurs divins contraires. Ou bien nous devons chercher une échappatoire plutôt qu'une solution, et dire en effet que seule la Présence intérieure est Vérité et que les dissonances extérieures ne sont que mensonge ou illusion créées par un mystérieux principe d'Ignorance; le problème consiste alors à trouver le moyen d'échapper au mensonge du monde manifesté pour accéder à la vérité de la secrète Réalité. Ou nous pouvons affirmer avec les bouddhistes qu'il n'est nul besoin d'explication, puisque seul existe ce fait pratique de l'imperfection et de l'impermanence des choses et qu'il n'est point de Loi, de Divin ni de Brahman, cela aussi étant une illusion de notre conscience : la seule chose nécessaire à la libération est de se débarrasser de la structure des idées et de l'énergie d'action qui persistent et. maintiennent une continuité dans le flux de l'impermanence. Sur cette voie de l'évasion, nous finissons par nous annihiler nous-mêmes dans le Nirvana ; et notre propre annihilation abolit du même coup le problème. C'est là une issue, mais elle ne semble pas être la véritable et seule issue, et les autres solutions ne sont pas, elles non plus, entièrement satisfaisantes. Il est vrai qu'en excluant de notre conscience intérieure la manifestation discordante sous prétexte qu'elle est extérieure et superficielle, et en insistant seulement sur la Présence pure et parfaite, nous pouvons, individuellement, parvenir à un sens profond et béatifique de cette silencieuse Divinité, pénétrer dans le sanctuaire, vivre dans la lumière et dans le ravissement. Une concentration intérieure exclusive sur le Réel, l'Éternel est possible, et même une immersion dans le moi
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qui nous permet d'annuler ou d'écarter les 'dissonances de l'univers. Mais il y a aussi, quelque part au plus profond de nous-mêmes, le besoin d'unes conscience totale, il y a dans la Nature une quête universelle et secrète du Divin tout entier, un élan vers une conscience, une joie et un pouvoir d'être complets ; ce besoin d'un être entier, d'une connaissance totale, cette volonté intégrale en nous, n'est pas pleinement satisfaite par de telles solutions. Tant qu'on ne nous donne pas une explication divine du monde, notre connaissance du Divin demeure imparfaite ; car le monde aussi est Cela, et tant qu'il n'est pas présent à notre conscience et possédé par les pouvoirs de notre conscience dans une perception de l'être divin, nous ne possédons pas la Divinité intégrale.
Il est possible d'échapper au problème d'une autre façon. Tout en admettant une Présence essentielle, nous pouvons en effet nous efforcer de justifier la divinité de la manifestation en corrigeant l'idée humaine de perfection ou en l'écartant comme un critère mental par trop limité, et dire que non seulement l'Esprit dans les choses est absolument parfait et divin mais que chaque chose aussi est relativement parfaite et divine en soi, dans la mesure où elle exprime ce qu'elle doit exprimer des possibilités de l'existence, et assume sa juste place dans l'ensemble de la manifestation. Chaque chose est divine en soi, car chacune est un fait et une idée de l'être divin, de la connaissance et de la volonté divines s'accomplissant infailliblement selon la loi de cette manifestation particulière. Chaque être est investi de la connaissance, de la force, de l'étendue et de la joie d'être particulière qui sont justement propres à sa nature; chacun agit conformément aux gradations d'expérience décrétées par une volonté secrète inhérente, une loi innée, un pouvoir intrinsèque du moi, une signification occulte. Ainsi est-il parfait dans la relation de ses phénomènes avec la loi de son être; car tous sont en harmonie avec celle-ci, en sont issus, s'adaptent à son dessein suivant l'infaillibilité de la Volonté et de la Connaissance divines qui sont à l'œuvre dans la créature. Il est également parfait et divin dans sa relation avec le tout, à la juste place qu'il occupe dans le tout; il est nécessaire à cette totalité et, par le rôle qu'il joue, il aide à réaliser pleinement la perfection concrète et progressive de l'harmonie universelle, l'adaptation de tout ce qui est en elle à son dessein complet, à son sens intégral. Si les choses nous paraissent non divines, si nous nous hâtons de condamner tel ou tel phénomène, le jugeant incompatible avec la nature d'un être divin, c'est parce que nous ignorons le sens et le but global que poursuit
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le Divin dans lé monde. Ne voyant que parties et fragments, nous les jugeons séparément comme si chacun était le tout, et nous jugeons aussi les phénomènes extérieurs sans connaître leur signification secrète; ce faisant, nous faussons notre estimation des choses, y apposons le sceau d'une erreur initiale et fondamentale. La perfection ne peut résider dans une chose prise séparément, car cette séparation est une illusion; :la perfection est la perfection de l'harmonie divine totale.
Tout cela .est peut-être vrai jusqu'à un certain point et dans certaines limites ; mais cette solution est elle aussi incomplète en soi et ne peut nous donner entière satisfaction. Elle ne tient pas suffisamment compte de la conscience et de la vision humaines des choses qui sont notre point de départ obligé ; elle ne nous donne pas la vision de l'harmonie dont elle se prévaut, aussi ne peut-elle satisfaire notre exigence ni nous convaincre ; elle ne peut que contredire, par une froide conception intellectuelle, notre sens humain aigu de la réalité du mal et de l'imperfection ; elle ne nous met pas sur la voie de l'élément psychique en notre nature, de l'aspiration de l'âme vers la lumière et la vérité et vers une conquête spirituelle, une victoire sur l'imperfection et le mal. En, soi, cette vision des choses ne vaut guère mieux que le dogme facile selon lequel tout ce qui est, est juste, parce que tout est parfaitement décrété par la Sagesse divine. Elle ne nous apporte rien de mieux qu'un optimisme intellectuel et philosophique complaisant, et ne jette aucune lumière sur: ces réalités déconcertantes que sont la douleur, la souffrance et la discorde dont notre conscience humaine porte le perpétuel et troublant témoignage ; tout au plus est-il suggéré que la raison divine détient peut-être la clef de ces choses auxquelles nous n'avons pas accès. Ce n'est pas une réponse suffisante à notre mécontentement et notre aspiration qui, pour ignorantes que soient leurs réactions, et si mélangées que puissent être leurs motivations mentales, doivent néanmoins correspondre à une réalité divine plus profonde en notre être. Un Tout Divin parfait en raison de l'imperfection de ses parties, court le risque de n'être lui-même parfait que dans l'imperfection, car il accomplit entièrement une étape d'un objectif inaccompli ; c'est alors une Totalité actuelle et non pas ultime. Nous pourrions lui appliquer l'adage des Grecs: Theos ouk estin alla gignetai, le Divin n'est pas encore en être, mais en devenir. Le vrai Divin serait alors secret en nous et peut-être suprême au-dessus de nous; trouver le Divin en nous et au-dessus de nous serait la vraie solution : devenir parfait comme Cela
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est parfait, atteindre à la libération en devenant semblable à Gela oit en accédant à la loi de sa. nature, sâdrishya, sâdharmya.
Si la conscience humaine était liée au sens de l'imperfection; et devait accepter celle-ci comme la loi de notre vie et le caractère même de notre existence——acceptation raisonnée qui, dans notre nature humaine, correspondrait chez l'animal à l'acceptation aveugle de sa nature animale —, nous pourrions dire alors que ce que nous sommes marque la limite de l'expression de soi du divin en nous ; nous pourrions croire aussi que nos imperfections et nos souffrances contribuent à l'harmonie et à la perfection générales des choses et nous consoler avec ce baume philosophique offert à nos blessures, satisfaits de nous mouvoir parmi les traquenards de la vie avec toute la prudence rationnelle ou toute la sagacité et la résignation philosophiques que nous permettent notre sagesse mentale incomplète et l'impatience de nos éléments vitaux. Ou bien, prenant refuge dans les ferveurs plus consolantes de la religion, nous pourrions tout accepter docilement comme la volonté de Dieu, avec l'espoir ou la foi en une récompense dans un Paradis au-delà où nous connaîtrons une existence plus heureuse et revêtirons une nature plus pure et plus parfaite. Mais il y a un facteur essentiel dans notre conscience humaine et ses opérations qui, non moins que la raison, la distingue entièrement de l'animal ; il n'y a pas qu'un élément mental en nous qui reconnaît l'imperfection, il y a un élément psychique qui la rejette. L'insatisfaction de l'âme devant l'imperfection comme loi de la vie sur terre, son aspiration à éliminer de notre nature toutes les imperfections, non seulement dans un ciel au-delà où il serait automatiquement impossible d'être imparfait, mais ici et maintenant dans une vie où la perfection doit être conquise par l'évolution et la lutte" sont autant une loi de notre être que ce contre quoi elles se révoltent ; elles aussi sont divines — une divine insatisfaction, une aspiration divine. En elles se trouve la lumière inhérente d'un pouvoir intérieur qui les maintient en nous afin que le Divin puisse non seulement être présent comme Réalité cachée dans nos profondeurs spirituelles secrètes, mais se déployer dans l'évolution de la Nature.
En cette lumière nous pouvons admettre que tout œuvre parfaitement en vue d'une fin divine, suivant une sagesse divine, et qu'en ce sens chaque chose est donc parfaitement à sa place ; mais nous disons que ce n'est pas là tout le dessein divin. Car ce qui est n'est justifiable,
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ne trouve sa signification et sa satisfaction parfaites que par ce qui peut être et sera. Il y a sans aucun doute une clef dans la raison divine qui justifierait les choses telles qu'elles sont en en révélant le sens juste et le vrai secret et en les montrant autres, plus subtiles, plus profondes que leur signification extérieure et que leur apparence phénoménale, 'qui sont tout ce que notre intelligence actuelle peut généralement saisir; mais nous ne pouvons nous contenter de cette croyance; chercher et trouver la clef spirituelle des choses est la loi de notre être. Le signe de cette découverte n'est pas une reconnaissance philosophique intellectuelle et une acceptation sage ou résignée des choses telles qu'elles sont, parce qu'il y aurait en elles un sens divin, un objectif divin qui nous dépassent; le vrai signe est une élévation vers la connaissance et le;pouvoir spirituels qui transformeront la loi, les phénomènes; et les formes extérieures de notre vie en une image plus vraie de ce sens et de cet objectif divins. Il est juste et raisonnable d'endurer avec équanimité la souffrance et l'assujettissement à ce qui est défectueux comme étant la volonté immédiate de Dieu, une loi actuelle d'imperfection imposée aux parties de notre être, mais à condition de reconnaître aussi que la volonté de Dieu en nous est de transcender le mal et la souffrance, de transformer l'imperfection en perfection, de-nous élever jusqu'à une. loi supérieure de la Nature Divine. Il y a, dans notre conscience humaine, l'image d'une vérité d'être idéale, d'une nature divine, d'une divinité naissante : par rapport à cette vérité supérieure, notre état actuel d'imperfection peut être décrit, dans les fermes de la relativité, comme une vie non divine et les conditions du monde dont nous partons comme des conditions non divines ; les imperfections sont l'indication qui nous est donnée qu'elles sont là comme de premiers déguisements et ne sont pas destinées à être l'expression de l'être divin et de la nature divine. C'est un Pouvoir en nous, la Divinité cachée, qui a allumé la flamme de l'aspiration, qui dessine l'image de l'idéal, entretient notre insatisfaction et nous pousse à rejeter le déguisement et; à révéler ou, selon l'expression védique, à former et à dévoiler la Déité en l'esprit, le mental, la vie et le corps manifestés de cette créature terrestre. Notre nature présente ne peut être qu'une transition, notre condition imparfaite qu'un point de départ et une occasion pour réaliser un état plus élevé, plus vaste et plus grand, qui sera divin et parfait non seulement par l'esprit secret qui est en lui, mais en sa forme d'existence manifestée la plus extérieure.
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Ces conclusions ne sont toutefois que les premiers raisonnements ou les intuitions premières fondés sur notre expérience de notre moi intérieur et sur les faits apparents de l'existence universelle. Elles ne peuvent être entièrement validées, tant que nous ne connaissons pas la vraie cause de l'ignorance, de l'imperfection et de la souffrance, ainsi que leur place dans le dessein ou l'ordre cosmiques. Il y a trois propositions sur Dieu et le monde — si nous admettons l'Existence Divine — dont témoignent la raison et la conscience générale de l'humanité ; mais l'une des trois — que le caractère du monde où nous vivons rend nécessaire-— n& s'harmonise pas avec les deux autres et, du fait de cette disharmonie, le mental humain est jeté dans la grande perplexité des contradictions et poussé au doute et à la négation. Tout d'abord, en effet, nous trouvons l'affirmation d'une Réalité omniprésente, pure, parfaite et béatifique, :d'un Divin sans lequel et en dehors duquel rien ne pourrait exister, puisque tout n'existe que par lui et en son être. Toute pensée sur le sujet, si elle n'est pas athée ou matérialiste, ou bien primitive et anthropomorphique, doit partir de cette reconnaissance ou arriver à ce concept fondamental. Il est vrai que certaines religions semblent supposer une Déité extracosmique créatrice d'un monde extérieur à sa propre existence et séparé d'elle ; mais lorsqu'elles en viennent à construire une théologie ou une philosophie spirituelle, celles-ci a leur tour admettent l'omniprésence ou immanence — car cette omniprésence s'impose, c'est une nécessité de la pensée spirituelle. Si cette Divinité — ce Moi, cette Réalité — existe, elle doit être partout, une et* indivisible, rien ne doit pouvoir exister en dehors de son existence; rien ne peut naître d'autre chose que de Cela ; il n'est rien qui ne soit soutenu par Cela, qui soit indépendant de Cela et que n'emplissent le souffle et le pouvoir de Son être. On a certes affirmé que l'ignorance, l'imperfection, la souffrance de ce monde ne sont pas soutenues par l'Existence Divine; mais il nous faut alors supposer deux Dieux, un Ormuzd du bien et un Ahriman du mal ou, peut-être, un Être parfait supracosmique et immanent et un Démiurge cosmique imparfait ou une Nature non divine séparée. Cette conception est possible, mais elle est improbable pour notre intelligence la plus haute — elle ne peut être, tout au plus, qu'un aspect subsidiaire et non la vérité originelle, ni toute la vérité des choses ; nous ne pouvons non plus supposer que le Moi unique, l'Esprit en tout, et l'unique Pouvoir créateur de tout sont différents, que leur être présente un caractère opposé, et qu'ils diffèrent en leur volonté et leur dessein. Notre raison nous dit, notre conscience
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intuitive sent — et leur témoignage est confirmé par l'expérience spirituelle — que l'unique Existence pure et absolue existe en toutes les choses et tous les êtres, de même que toute chose et tout être existent en Elle et par Elle, et que rien ne peut exister ni se produire sans cette Présence immanente qui soutient tout.
Une seconde affirmation, que tout naturellement notre mental accepte comme la conséquence du premier postulat, est que toutes choses sont ordonnées et gouvernées dans leurs relations fondamentales et leur processus par la conscience et le pouvoir suprêmes de cette Divinité omniprésente en sa connaissance universelle parfaite et sa divine sagesse. Mais, d'autre part, le processus concret des choses, les relations concrètes, telles qu'elles se présentent à notre conscience humaine, sont des relations d'imperfection, de limitation; il semble qu'il y ait là une disharmonie, voire une perversion, quelque chose de contraire à notre conception de l'Existence Divine, une négation flagrante ou du moins une défiguration ou un déguisement de la Présence Divine. Surgit alors une troisième affirmation, selon laquelle la Réalité Divine et la réalité du monde seraient d'une essence ou d'un ordre si différents que, pour atteindre l'une, il nous faudrait nous écarter de l'autre : si nous voulons trouver l'Habitant Divin, nous devons rejeter le monde qu'il habite, gouverne, a créé ou manifesté en sa propre existence. La première de ces trois propositions est indiscutable ; la seconde aussi doit être valable si le Divin omniprésent a quelque rapport que ce soit avec le monde qu'il habite et avec sa manifestation, son édification, sa préservation et son gouvernement; mais la troisième, qui paraît tout aussi évidente, est toutefois incompatible avec les précédentes, et ce désaccord nous met en face d'un problème qu'il semble impossible de résoudre de manière satisfaisante.
On peut sans peine éluder la difficulté grâce à quelque construction de la raison philosophique ou du raisonnement théologique. Il est possible d'ériger une Déité fainéante, tels les dieux d'Épicure, immergée en sa béatitude, qui observe, mais avec indifférence, un monde conduit ou fourvoyé par une loi mécanique de la Nature. Libre à nous de supposer un Moi Témoin, une Ame silencieuse dans les choses, un Purusha qui laisse la Nature faire ce qu'elle veut et se contente de réfléchir, en sa conscience passive et immaculée, tout l'ordre et tous les désordres de la Nature — ou un Moi Suprême absolu, inactif, libre de toutes relations, non concerné par les œuvres de l'Illusion cosmique ou de la Création
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mystérieusement ou paradoxalement issue de Lui, ou contre Son gré, pour tenter et affliger un monde de créatures temporelles. Mais toutes ces solutions ne font que refléter l'apparente discordance de notre double expérience ; elles ne recherchent pas l'harmonie, ni ne nous donnent la solution ou l'explication de ce désaccord, mais se bornent à le réaffirmer par un dualisme déclaré ou voilé, et par une division essentielle de l'Indivisible. Pratiquement, on affirme une Divinité duelle, le Moi ou l'Âme, et la Nature ; mais la Nature, le Pouvoir dans les choses, ne peut rien être d'autre qu'un pouvoir du Moi, de l'Âme, de l'Être essentiel des choses ; ses œuvres ne peuvent être entièrement indépendantes de l'Ame, du Moi, elles ne peuvent créer leurs propres résultats et leurs propres activités contraires sans être affectées par le consentement ou par le refus du Moi, ou imposer la violence d'une Force mécanique à l'inertie d'une Passivité mécanique. On peut aussi postuler l'existence d'un Moi observateur et inactif, et d'une Divinité active et créatrice; mais ce procédé ne peut nous être utile, car finalement les deux doivent en réalité ne faire qu'un, sous un aspect duel — la Divinité étant l'aspect actif du Moi qui observe, le Moi un témoin de sa propre Divinité en action. Cette discorde, ce gouffre entre le Moi dans la connaissance et le même Moi dans ses œuvres exige une explication, mais cela reste inexpliqué et inexplicable. Ou encore nous pouvons supposer une double conscience du Brahman, la Réalité, l'une statique et l'autre dynamique, l'une essentielle et spirituelle où il est le Moi parfait et absolu, l'autre formatrice, pragmatique, où il devient un non-moi, et à laquelle son caractère absolu et sa perfection ne se soucient pas de participer, car ce n'est qu'une formation temporelle dans la Réalité intemporelle. Mais pour nous qui, même si nous n'existons qu'à demi et ne sommes qu'à demi-conscients, habitons néanmoins le demi-rêve de vie de l'Absolu et sommes tenus par la Nature d'y prendre un intérêt tenace, obsédant, et de le traiter comme s'il était réel, cela revêt l'apparence d'une mystification flagrante ; car cette conscience temporelle et ses formations sont aussi, en définitive, un Pouvoir du Moi unique, elles dépendent de lui et ne peuvent exister que par lui; ce qui existe par le pouvoir de la Réalité ne peut pas ne pas lui être rattaché, ou Cela ne peut pas ne pas être rattaché au monde que son propre Pouvoir a créé. Si le monde existe grâce à l'Esprit suprême, son agencement et ses relations doivent également exister grâce au pouvoir de l'Esprit ; sa loi doit être conforme à une loi de la conscience et de l'existence spirituelles. Le Moi, la Réalité, doit être conscient de la conscience et en la conscience
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dû monde qui existe en son être; un pouvoir du Moi, de la Réalité doit constamment déterminer ou du moins sanctionner ses phénomènes et ses activités, car il ne peut y avoir de pouvoir indépendant, de Nature qui ne dérive de l'Existence-en-soi originelle et éternelle. S'il ne fait rien de plus, il doit en tout cas être à l'origine de l'univers ou le déterminer par le simple fait de son omniprésence consciente. Il existe un état de paix et de silence dans l'Infini derrière l'activité cosmique, une Conscience qui est le Témoin immobile de la création; c'est là une vérité incontestable de l'expérience spirituelle, mais ce n'en est pas l'intégralité, et nous ne pouvons espérer trouver dans un seul aspect de la connaissance une explication totale et fondamentale de l'Univers.
Si nous admettons qu'il existe un gouvernement divin de l'univers, nous devons en conclure que ce pouvoir de gouverner est total et absolu, car autrement nous serions obligés d'imaginer un être et une conscience infinis et absolus, qui posséderaient une connaissance et une volonté limitées dans leur contrôle des choses, ou entravées dans leur pouvoir d'action. Il n'est pas impossible de concéder que la Divinité immanente et suprême puisse laisser une certaine liberté d'action à quelque chose qui 'est né en sa divine perfection, mais qui est soi-même imparfait et cause d'imperfection, à une Nature ignorante ou inconsciente, à l'action du mental et du vouloir humains, et même à un Pouvoir conscient ou à des Forces de ténèbres et du mal conscientes qui s'appuient sur le règne d'une Inconscience fondamentale. Mais aucune de ces choses n'est indépendante de Son existence, de Sa nature et de Sa conscience, et nulle ne peut agir qu'en Sa présence et avec Son consentement ou Son autorisation. La liberté de l'homme est relative et il ne peut être tenu pour seul responsable de l'imperfection de sa nature. L'ignorance et l'inconscience de la Nature sont apparues non pas indépendamment, mais dans l'Être unique; l'imperfection des activités de la Nature ne peut être entièrement étrangère à quelque volonté de l'Immanence. On petit concéder que les forces mises en mouvement sont laissées libres de s'accomplir selon la loi de ce mouvement; mais ce que l'Omniscience et l'Omnipotence divines, ont laissé apparaître et agir en Son omniprésence et Sa toute-existence, nous devons considérer que c'est Lui qui en est l'origine et qui l'a voulu, puisque sans le fiât de l'Être ces forces n'auraient pu être et ne pourraient continuer d'exister. Si le Divin se soucie tant soit peu du monde qu'il a manifesté, il n'est d'autre Seigneur que Lui et l'on ne peut finalement échapper à'Cette nécessité de Son être
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originel et universel, ni s'en détourner, C'est en nous fondant sur cette conséquence évidente de nos prémisses de base, sans éluder aucune de ses implications, que nous devons considérer le problème de l'imperfection, de la souffrance et du mal.
Et tout d'abord, nous devons prendre conscience que l'existence de l'ignorance, de l'erreur, de la limitation, de la souffrance, de la division et de la discorde dans le monde n'est pas nécessairement en soi, comme nous l'imaginons trop hâtivement, une négation ou une réfutation de l'être, de la conscience, du pouvoir, de la connaissance, de la volonté et de la félicité du Divin dans l'univers. Ce peut être le cas, si nous sommes tenus de considérer ces choses en elles-mêmes, séparément, mais il n'en est pas nécessairement ainsi, une fois que nous avons une vision claire de leur place et de leur signification dans un aperçu complet du fonctionnement de l'univers. Une partie arrachée du tout peut être imparfaite, laide, incompréhensible ; mais quand nous la voyons dans l'ensemble, elle retrouve sa place dans l'harmonie, elle a son sens et son utilité. La Réalité divine est infinie en son être; en cet être infini, nous trouvons partout un être limité — tel est le fait apparent dont notre existence sur terre semble découler et dont témoignent constamment notre ego étriqué et ses activités égocentriques. Mais en réalité, lorsque nous accédons à une connaissance intégrale de nous-mêmes, nous constatons que nous ne sommes point limités, car nous aussi sommes infinis. Notre ego n'est qu'un visage de l'être universel et n'a pas d'existence séparée; notre individualité séparatrice apparente n'est qu'un mouvement en surface derrière lequel notre individualité réelle s'étend jusqu'à réaliser son unité avec toutes choses et s'élève jusqu'à ne plus faire qu'un avec la Transcendante Infinité divine. Ainsi notre ego, qui semble être une limitation de l'existence, est-il en fait un pouvoir de l'infini ; la multiplicité sans bornes des êtres dans le monde est un résultat et une preuve éclatante, non de la limitation et de la finitude, mais de cette illimitable Infinité. La division apparente ne peut jamais s'ériger en séparation réelle ; la soutenant et la dominant, il y a une indivisible unité que la division elle-même ne peut diviser. Ce fait universel et fondamental que constituent l'ego et l'apparente division et leurs opérations séparatrices dans l'existence du monde, n'est pas une négation de la Nature divine, qui est unité et être indivisible; ils représentent les résultats superficiels d'une multiplicité infinie qui est un pouvoir de l'Unité infinie.
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Il n'y a donc pas de division ou de limitation réelle de l'être, pas de contradiction fondamentale de la Réalité omniprésente ; mais il semble bien y avoir une réelle limitation de la conscience : il y a une ignorance du moi, la Divinité intérieure est voilée — et toutes les imperfections en résultent. Car nous nous identifions mentalement, vitalement, physiquement avec cette conscience superficielle de l'ego qui est là première expérience impérieuse de notre moi ; elle nous impose une division non pas fondamentalement réelle, mais pratique, avec toutes les conséquences malheureuses qu'implique cette séparation d'avec la Réalité. Mais' ta encore, il nous faut découvrir que, du point de vue des œuvres divines, quelles que soient nos réactions ou notre expérience de surface, ce fait de l'ignorance est lui-même une opération de la connaissance et non pas une véritable ignorance. Le phénomène de l'ignorance est un mouvement de surface. Derrière lui, en effet, se trouve une conscience totale indivisible : l'ignorance est un pouvoir frontal de cette conscience totale qui, dans un certain domaine, à l'intérieur de certaines limites, se borne à une action particulière de la connaissance, à un mode particulier de fonctionnement conscient, et tout le reste de sa connaissance demeure en attente, comme une force à l'arrière-plan. Tout ce qui est ainsi caché est une réserve occulte de lumière et de pouvoir en laquelle peut puiser la Toute-Conscience pour l'évolution de notre être dans la Nature ; il y a un fonctionnement secret qui pallie toutes les déficiences de l'Ignorance frontale, agit à travers ses trébuchements apparents, les empêche de conduire à un résultat final autre que celui décrété par la Toute-Connaissance, aide l'âme dans l'Ignorance à tirer de son expérience, même des souffrances et des erreurs de la personnalité naturelle, ce qui est nécessaire à son évolution et à abandonner ce qui n'est plus utilisable. Ce pouvoir frontal de l'Ignorance est un pouvoir de concentration dans un fonctionnement limité, qui ressemble beaucoup à ce pouvoir de notre mentalité humaine par lequel nous nous absorbons dans un objet et dans un travail particuliers et semblons n'employer qu'autant de connaissance, autant d'idées qu'il s'avère nécessaire —le reste, qui lui est, étranger ou qui pourrait s'interposer, est retenu momentanément; mais en réalité, c'est la conscience indivisible que nous sommes qui, tout le temps, a fait le travail qui doit être fait, vu la chose qui doit être vue —, c'est cela, et non quelque fragment de conscience ou quelque ignorance exclusive en nous, qui connaît et œuvre en silence ; de même en est-il de ce pouvoir frontal de concentration de la Toute-Conscience en nous.
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Dans notre évaluation des mouvements de notre conscience cette capacité de concentration est tenue à juste titre pour, l'un des plus grands pouvoirs de la mentalité humaine. Mais le pouvoir de projeter ce qui paraît être un fonctionnement exclusif de connaissance limitée, et se présente à nous comme une ignorance, doit être également considéré comme l'un des plus grands pouvoirs de la Conscience divine. Seule une suprême Connaissance maîtresse d'elle-même peut avoir ainsi le pouvoir de se limiter dans l'acte et cependant de réaliser parfaitement toutes ses intentions au moyen de cette ignorance apparente. Dans l'univers, nous voyons cette Connaissance suprême et maîtresse d'elle-même œuvrer à travers une multitude d'ignorances, chacune s'efforçant d'agir selon son propre aveuglement ; à travers elles, pourtant, toute la connaissance construit et exécute ses harmonies universelles. Bien plus, le miracle de son omniscience apparaît de la façon la plus frappante dans ce qui nous semble être l'action d'un Inconscient, quand, par la nescience complète ou partielle — plus épaisse que notre ignorance — de l'électron, de l'atome, de la cellule, de la plante, de l'insecte, des formes inférieures de la ,vie animale, elle arrange parfaitement son ordre des choses et guide l'impulsion instinctive ou l'élan inconscient vers une fin que possède la Toute-Connaissance, mais qui est retenue derrière un voile, inconnue de la forme instrumentale de l'existence et cependant parfaitement efficace dans l'instinct ou; l'impulsion. Nous pouvons donc dire que cette action de l'ignorance ou de la nescience n'est pas une ignorance réelle, mais un pouvoir, un signe, une preuve d'une omnisciente connaissance de soi et de tout. Si nous avons besoin d'un témoin personnel et intérieur de cette indivisible Toute-Conscience derrière l'ignorance — toute la Nature en est la preuve extérieure —, nous ne pouvons le trouver avec quelque intégralité qu'en notre être intérieur plus profond ou en un état spirituel plus vaste et plus élevé, lorsque nous nous retirons derrière le voile de notre ignorance de surface et entrons en contact avec l'Idée divine et la Volonté divine qu'elle dissimulait. Nous voyons alors assez clairement que ce que nous avons accompli par nous-mêmes dans notre ignorance était néanmoins suivi" et guidé vers son résultat par l'invisible Omniscience; derrière notre mode d'action ignorant, nous en découvrons un autre supérieur, et commençons à entrevoir son dessein en nous ; alors seulement pouvons-nous voir et connaître ce que maintenant nous adorons: dans la foi, reconnaître pleinement la pure et universelle Présence, et approcher le Seigneur de tout être et de toute la Nature.
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Ce qui vaut pour la cause— l'Ignorance — vaut pour les conséquences de l'Ignorance. Tout ce qui nous semble incapacité, faiblesse, impuissance, limitation de pouvoir, lutte empêtrée et labeur entravé de notre volonté revêt, du point de vue du Divin en Ses propres activités, l'aspect d'une juste limitation d'un pouvoir omniscient par la libre volonté de ce Pouvoir lui-même pour que l'énergie de surface corresponde exactement à l'œuvre qu'elle doit accomplir, à sa tentative, au succès alloué ou à l'échec destiné parce que nécessaire, à l'équilibre de la somme des forces dont elle fait partie et au résultat plus vaste dont ses propres résultats sont une part indivisible. Derrière cette limitation de puissance, se trouve la Toute-Puissance, et dans la limitation cette Toute-Puissance est à l'œuvre ; mais c'est par la somme de multiples opérations limitées que l'Omnipotence indivisible exécute infailliblement et souverainement ses desseins. Ce pouvoir de limiter sa force et d'œuvrer par cette auto-limitation, par ce que nous appelons labeur, lutte, difficulté, par ce qui nous paraît être une série d'échecs ou de succès à demi contrariés, et d'accomplir grâce à eux son intention secrète, n'est donc pas le signe, la preuve d'une réelle faiblesse, mais le signe et la preuve — la plus grande qui soit — d'une omnipotence réelle et absolue.
Quant à la souffrance, qui est une si grande pierre d'achoppement pour notre compréhension de l'univers, elle découle évidemment de la limitation de la conscience, de la restriction de la force, qui nous empêchent de maîtriser ou d'assimiler le contact de ce que nous prenons pour une force autre ; le résultat de cette incapacité et de cette disharmonie est que le délice de ce contact ne peut être saisi, et dans notre sensibilité cela suscite une réaction de malaise ou de douleur, un manque ou un excès, une discordance provoquant une blessure intérieure ou extérieure, qui proviennent de la division entre notre pouvoir d'être et le pouvoir d'être qui nous confronte. Par derrière, dans notre moi et notre esprit, se trouve la Toute-Félicité de l'être universel qui tire profit de ce contact — félicité qu'il ressent tout d'abord à endurer la souffrance puis à la conquérir et enfin à la transmuer ; cette transmutation doit en effet se produire, car la douleur et la souffrance sont des termes pervertis et contraires de la félicité d'être, et ils peuvent se changer en leur opposé; voire même en la Toute-Félicité originelle, Ânanda. Celle-ci n'est pas seulement présente dans l'universel, elle est là, secrètement, en nous, comme nous; le découvrons lorsque, nous retirant de notre conscience
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extérieure, nous entrons dans le Moi au-dedans; l'être psychique en nous tire profit même de ces expériences les plus perverses ou les plus adverses, tout autant que des plus favorables, et il grandit aussi bien en les rejetant qu'en les acceptant; de nos souffrances, de nos difficultés, de nos infortunes les plus poignantes, il tire un sens et un usage divins. Seule, cette Toute-Félicité pouvait oser s'imposer, ou nous imposer, de telles expériences, ou les supporter ; et elle seule pouvait ainsi les mettre à son service ou les tourner à notre avantage spirituel. De même, seule une inaliénable harmonie d'être, inhérente à une inaliénable unité d'être, pouvait projeter tant de discordes apparentes, et des plus âpres, et cependant les contraindre à servir son dessein, en sorte que finalement elles ne puissent rien faire d'autre que servir et préserver un rythme universel croissant et une suprême harmonie, et même à se transformer en leurs éléments constitutifs. À chaque pas, c'est la Réalité divine que nous pouvons découvrir derrière ce que notre conscience superficielle habituelle, de par sa nature même, nous oblige à appeler non divin; et en un sens" nous avons raison de l'appeler ainsi, car ces apparences sont un voile sur la Perfection divine, un voile nécessaire à présent, mais nullement la forme véritable et complète.
Mais même quand nous regardons ainsi l'univers, nous ne pouvons ni ne devons rejeter comme entièrement et radicalement fausses et irréelles les valeurs que lui donne notre conscience humaine limitée. Car le chagrin, la douleur, la souffrance, l'erreur, la fausseté, l'ignorance, la faiblesse, la méchanceté, l'incapacité, le refus de faire ce qui doit être fait ou le mal faire, les déviations et les négations de la volonté, l'égoïsme, la limitation, la séparation d'avec les autres êtres avec qui nous devrions être un, tout ce qui constitue l'image réelle de ce que nous appelons le mal, sont des faits de la conscience universelle et non des fictions et des irréalités, bien que leur sens intégral ou leur véritable valeur ne correspondent pas à ceux que nous leur attribuons dans notre ignorance. Cependant, cette perception fait partie d'une vraie perception, les valeurs que nous leur accordons sont nécessaires à leur valeur complète. Un aspect de la vérité de ces choses se dévoile lorsque nous pénétrons dans une conscience plus profonde et plus vaste ; car nous découvrons alors l'utilité cosmique et individuelle de ce qui se présente à nous comme une adversité et comme un mal. Car sans l'expérience de la douleur, nous ne pourrions posséder toute la valeur infinie du ravissement divin que cette douleur enfante ; toute ignorance
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est une pénombre enveloppant un orbe de connaissance, chaque erreur suppose la possibilité et l'effort d'une découverte de la vérité ; toute faiblesse, tout échec est une première exploration des océans de pouvoir et de possibilité ; toute division a pour but d'enrichir, par l'expérience des multiples douceurs de l'unification, la joie de l'unité réalisée. Toute cette imperfection est pour nous le mal, mais tout mal est une gestation du bien éternel ; car selon la loi de la vie qui évolue à partir de l'Inconscience, ce monde est une imperfection qui est elle-même la première condition d'une perfection plus grande dans la manifestation de la divinité cachée. Mais en même temps, le sentiment que nous avons de ce mal et de cette imperfection, et la révolte de notre conscience qu'ils suscitent, sont aussi une évaluation nécessaire; car si nous devons d'abord les affronter et les endurer, l'ultime commandement qui nous est donné est de rejeter, de surmonter, de transformer la vie et la nature. C'est pourquoi il ne leur est pas permis de relâcher leur pression ; l'âme doit connaître les conséquences de l'Ignorance, doit commencer de sentir, en leurs réactions, un éperon qui stimule son effort de maîtrise et de conquête, et finalement la pousse à entreprendre une tâche plus grande encore, celle de la transformation et de la transcendance. Il est possible, lorsque nous vivons au-dedans, dans les profondeurs de notre être, d'arriver à un état de vaste égalité, de vaste paix intérieures que n'entament point les réactions de notre nature extérieure, et c'est là une grande libération; mais elle est incomplète, car la nature extérieure, elle aussi, a droit à la délivrance. Cependant, même si notre délivrance personnelle est complète, il reste encore la souffrance d'autrui, les affres du monde, qu'une grande âme ne peut considérer avec indifférence. Il y a une unité avec tous les êtres que quelque chose en nous éprouve, et l'on doit sentir que la délivrance des autres est intimement liée à la nôtre.
Telle est donc la loi de la manifestation, la cause de l'imperfection en ce monde. Sans doute n'est-ce qu'une loi de manifestation, et même une loi particulière à ce mouvement où nous vivons, et nous pouvons dire qu'elle aurait pu ne pas être — s'il n'y avait pas eu de mouvement de manifestation, ou pas ce mouvement-ci; mais la manifestation et le mouvement étant une réalité, la loi est nécessaire. Il ne suffit pas de dire que la loi et toutes ses circonstances sont une irréalité créée par la conscience mentale, qu'elles n'existent pas en Dieu et qu'être indifférent à ces dualités ou sortir de la manifestation pour entrer dans l'être
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pur de Dieu, est la seule sagesse. Il est vrai que ce sont des créations de la. Conscience mentale, mais le Mental ne porte qu'une responsabilité secondaire; dans une réalité plus profonde, elles sont, comme nous l'avons déjà vu, des créations de la Conscience divine projetant le mental hors de sa toute-connaissance de façon à réaliser ces valeurs opposées ou contraires de sa toute-puissance, de sa toute-connaissance, de sa toute-félicité, de sa toute-existence et de son unité. Évidemment, nous pouvons dire que cette action et ces fruits de la Conscience divine sont irréels, en ce sens qu'ils ne sont pas l'éternelle et fondamentale vérité de l'être, ou bien ils peuvent être taxés de fausseté parce qu'ils contredisent ce qui, à l'origine et à la fin, est la vérité de l'être ; néanmoins, ils ont leur réalité et leur importance persistantes dans la phase actuelle de la manifestation. Ils ne peuvent être non plus une simple erreur de la Conscience divine sans aucune signification dans la sagesse divine, sans que la joie, la puissance et la connaissance divines y poursuivent aucun dessein qui justifient leur existence. Il doit y avoir une justification, même si elle repose pour nous sur un mystère qui, tant que nous vivons une expérience de surface, peut nous apparaître comme une énigme insoluble.
Mais si, acceptant cet aspect de la Nature, nous disons que toutes choses sont fixées en leur loi d'être statuée et statique, et que l'homme lui aussi doit rester attaché à ses imperfections, à son ignorance, son péché, sa faiblesse, sa bassesse et sa souffrance, notre vie perd sa vraie signification. L'effort incessant de l'homme pour s'élever hors de l'obscurité et de l'insuffisance de sa nature ne peut alors avoir d'issue dans le monde lui-même, dans la vie elle-même; sa seule issue, .s'il en est une, doit être une fuite hors de la vie, hors du monde, hors de l'existence humaine et, par conséquent, hors de sa loi d'être imparfaite éternellement insatisfaisante, pour entrer dans un paradis des dieux ou de Dieu, dans le pur ineffable de l'Absolu. S'il en était ainsi, l'homme ne pourrait jamais délivrer de l'ignorance et de la fausseté la vérité et la connaissance, du mal et de la laideur le bien et la beauté, de la faiblesse et de la bassesse la puissance et la gloire, du chagrin et de la souffrance la joie et le ravissement que contient l'Esprit, et derrière lesquels il se dissimule; ces contradictions sont les premières conditions adverses et contraires de l'émergence de l'Esprit. Tout ce qu'il peut faire, c'est retrancher de lui les imperfections et dépasser également leurs équivalents opposés, imparfaits eux aussi — abandonner la connaissance humaine en même
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temps que l'ignorance, le bien humain en même temps que le mal, la force et la puissance humaines en même temps que la faiblesse, la joie et l'amour humains en même temps que la souffrance et le conflit ; car dans notre nature actuelle, ils sont inséparablement mêlés, telles des dualités conjointes, pôles négatifs et positifs de la même irréalité, et puisqu'ils ne peuvent être élevés et transformés, il faut les abandonner comme les autres : la nature humaine ne peut s'accomplir en la divinité ; elle doit prendre fin, être abandonnée et rejetée. Que le résultat soit une jouissance individuelle de la nature divine absolue ou de la Présence divine, ou que ce soit un Nirvana dans l'Absolu sans traits, c'est là un point sur lequel religions et philosophies diffèrent : mais dans les deux cas, on doit considérer que l'existence humaine sur la terre est condamnée, à [l'imperfection éternelle de par la loi même de son être; elle est perpétuellement et immuablement une manifestation non divine dans l'Existence divine. En revêtant la nature humaine, peut-être du fait même de sa naissance, l'âme a déchu du Divin, a commis un péché originel ou une erreur originelle que l'homme, dès qu'il est illuminé, doit avoir pour but spirituel d'annuler complètement, d'éliminer sans fléchir.
Dans ce cas, la seule explication raisonnable d'une manifestation ou d'une création aussi paradoxale, serait qu'il s'agit d'un jeu cosmique, d'une Lîlâ, d'un divertissement, d'un amusement de l'Être Divin. Peut-être fait-Il semblant d'être non divin, peut-être assume-t-il cette apparence comme le masque ou le maquillage d'un acteur; pour le seul plaisir de jouer la comédie. Ou bien Il a créé le non-divin, créé l'ignorance, le péché et la souffrance pour la seule joie d'une création multiforme. Ou comme certaines religions le supposent curieusement, peut-être a-t-Il créé tout cela pour que des créatures inférieures puissent Le louer et Le glorifier pour sa bonté, sa sagesse, sa béatitude et son omnipotence éternelles, et qu'elles essayent faiblement de s'approcher d'un pouce de cette bonté pour goûter à la béatitude, sous peine de châtiment — éternel, selon certains — s'ils échouent dans leurs efforts, échec inévitable pour l'immense majorité des hommes en raison même de leurs imperfections. Mais il est toujours possible de répondre, devant des exposés aussi grossiers de cette doctrine de la Lîlâ, qu'un Dieu, Lui-même toute béatitude, qui se délecterait de la souffrance des créatures ou leur imposerait une telle souffrance à cause des erreurs de sa propre création imparfaite, ne serait point une Divinité, et que l'être moral de l'homme, et sa raison, doivent se révolter contre Lui, ou nier
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Son existence. Mais si l'âme humaine est une portion de la Divinité, si c'est un Esprit divin en l'homme qui revêt cette imperfection et, dans ta forme humaine, consent à supporter cette souffrance, ou bien si l'âme en l'humanité doit être attirée vers l'Esprit divin et qu'elle est Son associée dans le jeu de l'imperfection ici-bas, dans la félicité de l'être parfait en d'autres mondes, la Lîlâ peut demeurer paradoxale, mais elle cesse d'être un paradoxe cruel ou révoltant; on peut tout au plus la considérer comme un mystère étrange que la raison ne peut expliquer. Pour l'expliquer, il manque deux éléments : un assentiment conscient de l'âme à cette manifestation, et une raison dans la Toute-Sagesse qui donne un sens au jeu et le rende intelligible.
L'étrangeté du jeu diminue, le paradoxe perd de son acuité si nous découvrons que, même s'il existe des degrés établis, chacun doté d'un ordre naturel approprié, ce ne sont que des marches solides pour une ascension graduelle des âmes incarnées en des formes matérielles, pour une manifestation divine progressive qui, de l'état inconscient, s'élève jusqu'à l'état supraconscient ou intégralement conscient, la conscience humaine étant son point décisif de transition. L'imperfection devient donc un terme nécessaire de la manifestation : car, toute la nature divine étant cachée, mais présente dans l'Inconscient, elle doit peu à peu en être délivrée; cette gradation nécessite un déploiement partiel, et ce caractère partiel ou incomplet du déploiement nécessite l'imperfection, Une manifestation évolutive exige un stade intermédiaire avec des degrés au-dessus et au-dessous — stade représenté justement par la conscience mentale de l'homme avec sa part de connaissance et sa part d'ignorance, pouvoir médian de l'être s'appuyant encore sur l'Inconscient, mais s'élevant lentement vers la Nature divine intégralement consciente. Un déploiement partiel impliquant l'imperfection et l'ignorance peut prendre pour inévitable compagnon, et peut-être pour base de certains mouvements, une perversion apparente de la vérité originelle de l'être. Pour que l'imperfection ou l'ignorance se perpétuent, il faut qu'il y ait le contraire apparent de tout ce qui caractérise la nature divine, son unité, sa conscience et sa puissance totales, son harmonie intégrale, son bien complet, son entière félicité ; il faut qu'apparaissent la limitation, la discorde, l'inconscience, la disharmonie, l'incapacité, l'insensibilité et la"souffrance, le mal. Car sans cette perversion, l'imperfection ne pourrait avoir de base solide, ne pourrait manifester et maintenir sa nature aussi librement face à la présence de la Divinité sous-jacente.
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Une connaissance partielle est une connaissance imparfaite, et une connaissance imparfaite est, dans cette mesure même, une .ignorance, et le contraire de la nature divine ; mais dans sa vision de ce qui dépasse sa connaissance, ce contraire négatif devient un contraire positif : il engendre l'erreur, la fausse connaissance, une relation fausse avec les choses, avec la vie, avec l'action; la fausse connaissance devient volonté fausse dans la nature, fausse d'abord par erreur, peut-être, mais ensuite par choix, par attachement, par la joie du mensonge — le simple contraire se change en une perversion complexe. L'inconscience et l'ignorance une fois admises, elles constituent un résultat naturel dans une suite logique, et nous devons les admettre aussi comme facteurs nécessaires. La seule question est de savoir pourquoi ce genre de manifestation progressive était elle-même nécessaire; c'est le seul point qui demeure obscur pour notre intelligence.
Une manifestation de cet ordre, création-de-soi ou Lîlâ, ne semblerait pas justifiable si elle était imposée à une créature non consentante; mais de toute évidence, l'assentiment de l'esprit incarné doit déjà être là, car la Prakriti ne peut agir sans l'assentiment du Purusha. C'est la volonté du Purusha divin qui, nécessairement, a rendu possible la création cosmique, mais c'est aussi l'assentiment du Purusha individuel qui a rendu possible la manifestation individuelle. On peut dire cependant que la raison d'être de la Volonté divine et de la félicité divine dans cette manifestation progressive, difficile et tourmentée, ainsi que la raison pour laquelle l'âme y consent, demeurent un mystère. Mais ce n'est plus tout à fait un mystère si nous considérons notre propre nature et supposons qu'un mouvement d'être analogue en fut, au commencement, l'origine cosmique. Au contraire, un jeu qui consiste à se cacher et se trouver soi-même est l'une des joies les plus intenses que l'être conscient puisse se donner, un jeu au charme irrésistible. Pour l'homme lui-même, il n'est de plus grand bonheur qu'une victoire qui, en son principe même, est une conquête des difficultés, une victoire de la connaissance, une victoire de la puissance, une victoire de la création sur les impossibilités de la création, un délice dans la conquête obtenue au prix d'un labeur tourmenté et de cruelles épreuves. Après la longue séparation vient la joie intense de l'union, la joie de retrouver un moi dont nous étions séparés. L'ignorance même a un charme, car elle nous donne la joie de la découverte, la surprise d'une création nouvelle et imprévue, une grande aventure de l'âme; il y a une joie du voyage, de
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la quête et de la découverte, une joie de la bataille et de la victoire, du labeur et de sa récompense. Si la joie d'être est le secret de la création, cela aussi ;est une joie d'être; nous pouvons la considérer comme la raison, ou du moins comme une raison de cette Lîlâ apparemment paradoxale et adverse. Mais, à part ce choix du Purusha individuel, il y a une vérité plus profonde inhérente à l'Existence originelle qui trouve son expression dans la plongée au fond de l'Inconscience ; il en résulte une affirmation nouvelle de Satchidânanda en son contraire apparent. Si nous accordons à l'Infini le droit de se manifester sous diverses formes, cela aussi fait partie des possibilités, et, de ce fait, devient intelligible et revêt une profonde signification.
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