La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
  Cristof Alward-Pitoëff

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Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.

La Vie Divine

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Sri Aurobindo

Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) The Life Divine Vols. 18,19 1070 pages 1970 Edition
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Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

French Translations of books by Sri Aurobindo La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
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Le Mental et le Supramental

Il découvrit que le Mental était le Brahman.

Taittirîya Upanishad. ni. 4.

Indivisible, mais comme divisé en êtres.

Gîta. XIII. 17.

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Jusqu'à présent, nous nous sommes efforcés de concevoir ce que peut être l'essence de la vie supramentale, que l'âme divine possède parfaitement dans l'être de Satchidânanda, mais que l'âme humaine doit manifester dans ce corps de Satchidânanda formé ici dans le moule d'une vie mentale et physique. Mais pour autant que nous ayons pu envisager cette existence supramentale, elle ne semble avoir aucun lien, aucune correspondance avec la vie telle que nous la connaissons, la vie qui se meut entre les deux termes de notre existence normale, les deux firmaments du mental et du corps. Elle serait plutôt un état d'être, un état de conscience, fait de rapports dynamiques et de jouissance mutuelle, comme des âmes désincarnées pourraient en posséder et en faire l'expérience dans un monde sans formes physiques, un monde où la différenciation des âmes aurait été accomplie, mais pas celle des corps, un monde d'activés et joyeuses infinités, et non d'esprits captifs de la forme. On pourrait donc raisonnablement douter qu'une vie divine de ce type soit possible, compte tenu de la limitation de la forme corporelle, de la limitation du mental emprisonné dans la forme et de la force entravée par la forme, qui constituent l'existence telle que nous la connaissons actuellement.

En fait, nous nous sommes efforcés de parvenir à une certaine conception de cet être, de cette force-consciente et de cette pure félicité, suprêmes et infinis, dont notre monde est une création et notre mentalité une image pervertie ; nous avons essayé de nous faire une idée de ce que peut être cette divine Maya, cette Conscience-de-Vérité, cette Idée-réelle par quoi la force consciente de l'Existence transcendante et universelle conçoit, forme et gouverne l'univers, l'ordre, le cosmos de sa joie d'être manifestée. Mais nous n'avons pas étudié les rapports de ces quatre grands termes divins avec les trois autres, les seuls auxquels notre expérience humaine soit accoutumée — le mental, la vie et le corps. Nous n'avons pas examiné en détail cette autre Maya, apparemment non

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divine, qui est la source de tout notre effort, de toute notre souffrance, ni vu précisément comment elle se développe à partir de la réalité divine, de la Maya divine. Et tant que nous ne l'avons pas fait, tant que nous n'avons pas tissé les fils de connexion manquants, notre monde reste incompréhensible, et l'on peut encore légitimement douter qu'une unification soit possible entre cette existence supérieure et cette vie terrestre inférieure. Nous savons que notre monde a émergé de Satchidânanda et subsiste en Son être ; nous concevons qu'il y demeure comme Celui qui goûte la Joie et la Connaissance, comme le Seigneur et le Moi ; nous avons vu que les termes duels que sont la sensation, le mental, la force, l'être, ne peuvent être que les représentations de Sa félicité, de Sa force consciente, de Sa divine existence. Mais elles nous paraissent en fait tellement opposées à ce qu'il est réellement et supérieurement que, tant que nous restons concentrés sur la cause de cette opposition, contenus que nous sommes dans le triple terme inférieur de l'existence, nous ne pouvons en même temps vivre une vie divine. Il nous faut ou bien élever cet être inférieur en cet état supérieur ou échanger le corps contre cette pure existence, la vie contre cette pure condition de force-consciente, les sensations et la mentalité contre cette pure félicité et cette pure connaissance qui vivent dans la vérité de la réalité spirituelle. Et cela ne doit-il pas signifier que nous abandonnions toute existence mentale limitée ou terrestre pour quelque chose qui en est l'opposé — quelque pur état de l'Esprit, ou, s'ils existent, quelque monde de la Vérité des choses, ou d'autres mondes de Béatitude divine, de divine Énergie, d'Être divin? En ce cas, la perfection de l'humanité se trouve ailleurs qu'en l'humanité elle-même; le sommet de son évolution terrestre ne peut être que le pinacle subtil d'une mentalité qui se dissout et d'où elle fait le grand saut dans l'être sans forme ou en des mondes hors de portée pour le Mental incarné.

Mais en réalité, tout ce que nous appelons non divin ne peut être qu'une action des quatre principes divins eux-mêmes, l'action même qui était nécessaire pour créer cet univers de formes. Ces formes ont été créées non pas en dehors de l'existence, de la force-consciente et de la béatitude divines, mais en elles, non pas en dehors mais au sein même des opérations de la divine Idée-Réelle, dont elles font partie. Il n'y a donc aucune raison de supposer qu'il ne peut y avoir de jeu réel de la conscience divine supérieure dans un monde de formes ou que les formes et leurs supports immédiats — la conscience mentale, l'énergie

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de la force vitale et la substance de la forme — doivent obligatoirement défigurer ce qu'ils représentent. Il est possible, et même probable, que le mental, le corps et la vie existent en leurs formes pures dans la Vérité divine elle-même, qu'ils soient en quelque sorte des activités subordonnées de sa conscience et fassent partie de l'instrumentation complète dont la Force suprême se sert toujours dans ses œuvres. Le mental, la vie et le corps doivent alors être capables de se diviniser; leurs formes et leurs opérations, durant la brève période d'un cycle de l'évolution terrestre, le seul, parmi beaucoup d'autres sans doute, que nous révèle la Science, ne représentent pas nécessairement toutes les opérations potentielles de ces trois principes dans le corps vivant. Leur fonctionnement actuel dépend du fait qu'ils sont d'une certaine manière séparés, en conscience, de la Vérité divine dont ils sont issus. Si cette séparation pouvait être abolie par l'énergie en expansion du Divin dans l'humanité, il se pourrait que leur fonctionnement actuel se transforme, et c'est en fait ce qui se produirait tout naturellement par une évolution et une progression suprêmes les menant à ce jeu plus pur qu'ils possèdent dans la Conscience-de-Vérité.

Dans ce cas, non seulement il serait possible de manifester et de maintenir la conscience divine dans le mental et le corps humains, mais cette conscience divine pourrait même, finalement, étendant ses conquêtes, refaçonner plus parfaitement le mental, la vie et le corps eux-mêmes à l'image de sa Vérité éternelle et réaliser, non seulement dans l'âme mais dans la substance, son royaume des cieux sur la terre. La première de ces victoires, la victoire intérieure, a certes été remportée, à un degré plus ou moins grand, par certains, peut-être par un grand nombre, sur la terre ; l'autre, la victoire extérieure, si elle n'a jamais été même partiellement réalisée au cours des âges révolus comme un prototype pour les cycles à venir, conservé dans la mémoire subconsciente de la nature terrestre, est peut-être destinée malgré tout à devenir le futur et victorieux accomplissement de Dieu dans l'humanité. Il n'est pas nécessaire que cette vie terrestre tourne à jamais sur la roue d'un effort où se mêlent la joie et l'angoisse ; le succès aussi nous est peut-être promis, peut-être la splendeur et la joie divines seront-elles un jour manifestées sur la terre.

Que sont donc le Mental, la Vie et le Corps en leur source suprême et, par conséquent, que deviendront-ils dans l'intégrale plénitude de la manifestation divine, lorsqu'ils seront pénétrés par la Vérité au lieu

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d'en être coupés du fait de la séparation et de l'ignorance où nous vivons à présent — tel est donc le problème qu'il nous faut maintenant considérer. Car ils doivent d'ores et déjà posséder leur perfection vers laquelle nous progressons ici — nous qui sommes seulement les premiers mouvements entravés du Mental évoluant dans la Matière, et ne sommes pas encore affranchis des conditions et des effets de cette involution de l'esprit dans la forme, de cette plongée de la Lumière en son ombre, par quoi fut créée la conscience matérielle obscurcie de la Nature physique. L'archétype de toute perfection vers laquelle nous progressons, les termes de notre évolution la plus haute doivent déjà se trouver contenus dans l'Idée-Réelle divine; ils doivent y être formés et conscients pour que nous puissions nous élever vers eux et les devenir : car cette préexistence dans la connaissance divine est ce que notre mentalité humaine nomme Idéal et recherche comme tel. L'Idéal est une Réalité éternelle que nous n'avons pas encore réalisée dans les conditions de notre être, et pas un non-existant que l'Éternel et Divin n'a pas encore saisi et que nous seuls, êtres imparfaits, avons entrevu et aspirons à créer.

Le Mental, d'abord, ce souverain enchaîné et empêtré de notre vie humaine, est essentiellement une conscience qui mesure, limite, découpe les formes des choses dans le tout indivisible, et les contient comme si chacune était une unité séparée. Même aux choses qui, de toute évidence, n'existent que comme parties et fractions, le Mental impose cette fiction propre à son commerce ordinaire, les traitant séparément, et non pas simplement en tant qu'aspects d'un tout. Car, même quand il sait que ce ne sont pas des choses en soi, il est obligé de les traiter comme telles; il ne pourrait autrement les soumettre à son action caractéristique. C'est ce caractère fondamental du Mental qui conditionne le fonctionnement de tous ses pouvoirs d'action, que ce soit la conception, la perception, la sensation ou les opérations de la pensée créatrice. Il conçoit, perçoit, sent les choses comme si elles se découpaient rigidement sur un fond ou dans une masse et il les utilise comme unités fixes du matériau qui lui est donné pour ses créations ou ses possessions. Toute son action et tout son plaisir se rapportent donc à des ensembles qui font partie d'un ensemble plus grand, et ces ensembles subordonnés sont eux-mêmes fractionnés en parties qui, à leur tour, sont traitées comme des ensembles pour les desseins particuliers qu'elles servent. Le Mental peut diviser, multiplier, ajouter,

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soustraire, mais il ne peut dépasser les limites de cette mathématique. S'il passe au-delà et tente de concevoir un tout véritable, il se perd dans un élément étranger ; il tombe de sa terre ferme dans l'océan de l'intangible, dans les abîmes de l'infini où il ne peut percevoir, ni concevoir, ni sentir, ni traiter son sujet pour sa création et son plaisir. Car si le Mental semble parfois concevoir, percevoir, sentir ou goûter et posséder l'infini, c'est seulement en apparence et toujours comme une simple représentation de l'infini. Ce qu'en fait il possède ainsi de façon vague, a'est qu'une Immensité sans forme et non pas le réel infini aspatial. Dès qu'il essaie d'entrer en rapport avec cet infini, de le posséder, aussitôt sa tendance innée à la délimitation intervient, et il recommence à manier les images, les formes et les mots. Le Mental ne peut posséder l'infini, il ne peut que le subir ou être possédé par lui ; il ne peut que s'étendre dans une bienheureuse impuissance sous l'ombre lumineuse du Réel projetée sur lui depuis des plans d'existence hors de sa portée. On ne peut posséder l'infini qu'en s'élevant jusqu'à ces plans supramentaux, et on ne peut le connaître que si le Mental immobile accepte les messages venus des hauteurs de la Réalité consciente-de-la-Vérité.

Cette faculté essentielle et l'essentielle limitation qui l'accompagne sont la vérité du Mental et fixent sa nature et son action véritables, svabhâva et svadharma; c'est la marque du fiât divin qui lui assigne son rôle dans l'instrumentation complète de la suprême Maya — rôle déterminé par ce qu'il est dès sa naissance hors de l'éternelle conception de soi de l'Existant-en-soi. Ce rôle est de toujours traduire l'infini dans les termes du fini, de mesurer, limiter, morceler. À vrai dire, il le fait dans notre conscience au point d'exclure tout sens réel de l'infini ; aussi le Mental est-il le nœud gordien de la grande Ignorance, car c'est lui qui, à l'origine, divise et distribue, et on l'a même pris pour la cause de l'univers et pour la totalité de la divine Maya. Mais celle-ci comprend Vidyâ aussi bien qu'Avidyâ, la Connaissance aussi bien que l'Ignorance. En effet, le fini n'étant qu'une apparence de l'Infini, un résultat de son action, un jeu de sa conception, et puisqu'il ne peut exister que par lui, en lui, avec lui comme arrière-plan, et n'est lui-même qu'une forme de cette substance et qu'une action de cette force, il doit évidemment y avoir une conscience originelle qui contient et voit les deux en même temps et qui est intimement consciente de toutes les relations de l'un avec l'autre. Dans cette conscience, il n'y a point d'ignorance, car l'infini est connu, et le fini n'en est pas séparé comme une réalité indépendante;

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mais il n'y en a pas moins un processus subordonné de délimitation, sans lequel aucun monde ne pourrait exister ; ce processus permet à la conscience du Mental qui divise et réunit sans cesse, à l'action de la Vie qui sans cesse converge et diverge, et à la substance de la Matière qui se divise et s'agrège à l'infini, de se manifester, toutes par un seul principe et un seul acte originel, dans l'existence phénoménale. Ce processus subordonné de l'éternel Voyant et Penseur, parfaitement lumineux, parfaitement conscient de Lui-même et de tout, sachant parfaitement ce qu'il fait, conscient de l'infini dans le fini qu'il crée, peut être appelé le Mental divin. Et il est évident que ce doit être un fonctionnement subordonné, et non pas réellement séparé de l'Idée-Réelle, du Supramental, et qu'il doit agir suivant le mouvement d'appréhension de la Conscience-de-Vérité, tel que nous l'avons décrit.

Comme nous l'avons vu, cette conscience appréhensive, Prajñâna, place l'action du Tout indivisible, dynamique et formateur, en tant que processus et objet de la connaissance créatrice, devant la conscience de ce même Tout, créateur et concepteur, en tant que possesseur et témoin de sa propre action — à l'image du poète qui considère les créations de sa propre conscience, placées en elle et sous ses yeux, comme si elles étaient différentes du créateur et de sa force créatrice, alors qu'elles ne sont en fait que le jeu de son être se formant en lui-même, où elles sont inséparables de leur créateur. Ainsi la Prajñâna effectue la division fondamentale qui aboutit à tout le reste, la division entre le Purusha, l'âme consciente qui connaît et qui voit et, par sa vision, crée et met en ordre, et la Prakriti, l'Âme-Force ou Âme-Nature qui est sa connaissance et sa vision, sa création et son pouvoir qui organise tout. Tous deux ne constituent qu'un seul Être, une seule Existence, et les formes vues et créées sont les formes multiples de cet Être qui, par Lui en tant que connaissance, sont placées devant Lui-même en tant que Connaissant, et par Lui-même en tant que Force devant Lui-même en tant que Créateur. L'action ultime de cette conscience appréhensive a lieu quand le Purusha, pénétrant la consciente extension de son être, présent en chaque point de lui-même aussi bien qu'en sa totalité, habitant chaque forme, regarde le tout séparativement, en quelque sorte, à partir de chacun de ses divers points de vue ; il voit et gouverne les relations de chacune de ses formes d'âme avec les autres formes d'âme, du point de vue de la volonté et de la connaissance appropriées à chaque forme particulière.

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Ainsi les éléments de la division ont-ils été créés. D'abord, l'infinité de l'Un s'est traduite par une extension dans l'Espace et le Temps conceptuels ; ensuite, l'omniprésence de l'Un en cette extension consciente de soi s'est traduite par une multiplicité de l'âme consciente, les multiples Purusha du Sânkhya; enfin, la multiplicité des formes d'âme s'est exprimée par une habitation divisée de l'unité déployée. Il est inévitable que cette habitation se divise dès que chacun de ces multiples Purusha n'habite plus son propre monde séparé, ne possède plus sa propre Prakriti distincte construisant un univers séparé, mais où tous jouissent plutôt de la même Prakriti — et il ne peut en être autrement puisqu'ils ne sont que des formes d'âme de l'Un présidant aux multiples créations de Son pouvoir — tout en établissant des relations mutuelles dans l'unique monde de l'être créé par l'unique Prakriti. Le Purusha s'identifie activement avec chaque forme qu'il habite; il s'y délimite et la distingue de ses autres formes de lui-même en sa conscience, formes contenant ses autres moi qui sont identiques à lui en leur être, mais en diffèrent dans leurs relations et dans leur étendue, dans le champ du mouvement et la vision variés de la substance unique, de la force, de la conscience, de la félicité uniques, que chacun déploie en fait à tout moment donné du Temps ou en tout champ donné de l'Espace. Même si nous admettons que dans l'Existence divine, parfaitement consciente d'elle-même, ce ne soit pas une limitation imposée, pas une identification dont l'âme devienne l'esclave et qu'elle ne puisse surmonter — comme nous sommes les esclaves de notre identification avec le corps et ne pouvons surmonter la limitation de notre ego conscient, ni échapper à un mouvement particulier de notre conscience dans le Temps qui détermine notre champ particulier dans l'Espace —, une libre identification de moment en moment persiste néanmoins, que seule l'inaliénable connaissance de soi de l'âme divine empêche de se fixer en une chaîne apparemment rigide de séparation et de succession dans le Temps, semblable à celle où notre conscience paraît fixée et enchaînée.

Ainsi le morcellement existe-t-il déjà; le rapport de forme à forme comme s'il s'agissait d'êtres séparés, de volonté d'être à volonté d'être comme s'il s'agissait de forces séparées, de connaissance d'être à connaissance d'être comme s'il s'agissait de consciences séparées, est déjà établi. Jusque-là, c'est encore " comme si "; car l'âme divine n'est pas abusée, elle est consciente de tout en tant que phénomène de l'être et maintient son existence dans la réalité de l'être ; elle ne renonce pas à son unité :

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elle utilise le mental comme une action secondaire de la connaissance infinie, comme une définition des choses subordonnée à sa conscience de l'infinité, comme une délimitation dépendant de sa conscience de la totalité essentielle — non de cette totalité apparente et plurielle, somme et agrégat collectif, qui n'est qu'un autre phénomène du Mental. Ainsi n'y a-t-il pas de limitation réelle; c'est l'âme qui utilise son pouvoir de définition pour le jeu de formes et de forces bien distinctes, et non l'inverse.

Un nouveau facteur, une nouvelle action de la force consciente sont donc nécessaires pour créer le fonctionnement d'un mental irrémédiablement limité, par opposition à un mental qui limite librement —'c'est-à-dire d'un mental soumis à son propre jeu, abusé par lui, par opposition à un mental maître de son jeu et qui l'envisage en sa vérité, le mental de la créature par opposition au mental divin. Ce nouveau facteur est l'Avidyâ, la faculté d'ignorance de soi qui sépare l'action du mental de l'action du Supramental, qui l'a engendrée et la gouverne encore de derrière le voile. Ainsi séparé, le Mental ne perçoit que le particulier et non l'universel, ou ne conçoit que le particulier dans un universel qu'il ne possède pas ; il ne conçoit plus à la fois le particulier et l'universel comme des phénomènes de l'Infini. Ainsi, le mental limité envisage chaque phénomène comme une chose en soi, un fragment séparé d'un tout qui, lui-même, existe séparément dans une totalité plus vaste, et ainsi de suite, élargissant sans cesse ses agrégats, sans retrouver le sens d'une véritable infinité.

Le Mental, étant une action de l'Infini, morcelle autant qu'il agrège, ad infinitum. Il découpe l'être en ensembles, des ensembles de plus en plus petits, en atomes, et ces atomes en atomes primaires et, s'il le pouvait, il dissoudrait l'atome primitif jusqu'à l'anéantir. Mais il n'y parvient pas, car derrière cette action qui divise se trouve la connaissance salvatrice du supramental qui sait que chaque ensemble, chaque atome n'est qu'une concentration de la force totale, de la conscience totale, de l'être total en des formes phénoménales de lui-même. La dissolution de l'agrégat en un néant infini à laquelle semble arriver le Mental, n'est pour le Supramental qu'un moyen par lequel l'être-conscient, concentré en lui-même, retourne de son existence phénoménale à son existence infinie. Quelque chemin que prenne sa conscience, celui de la division infime ou celui de l'élargissement infini, il n'arrive qu'à lui-même, qu'à son unité infinie et à son être éternel. Et quand l'action du mental est

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consciemment subordonnée à cette connaissance du supramental, la vérité du processus lui est aussi connue — il n'en ignore rien, il n'y a pas de réelle division, mais simplement une concentration infiniment multiple en des formes d'être, et en des arrangements de leurs rapports mutuels, où la division est une apparence secondaire de tout le processus nécessaire à leur jeu spatio-temporel. Car vous aurez beau diviser, pénétrer jusqu'à l'atome le plus infinitésimal ou former l'agrégat de mondes et de systèmes le plus gigantesque, vous ne pourrez, en aucun cas, parvenir à une chose en soi; toutes sont les formes d'une Force qui, seule, est réelle en soi, tandis que le reste n'a de réalité que comme les propres images de l'éternelle Conscience-Force ou comme ses propres formes de manifestation.

D'où provient donc l'Avidyâ limitative, la chute du mental depuis le Supramental et l'idée de division réelle qui en résulte ? De quelle perversion précise du fonctionnement supramental ? Elle provient de l'âme individualisée qui envisage toutes choses de son point de vue et exclut tous les autres; autrement dit, elle procède d'une concentration exclusive de la conscience, d'une exclusive identification de l'âme avec une action spatio-temporelle particulière qui n'est qu'une partie du jeu de son être; elle vient de ce que l'âme ignore le fait que toutes les autres âmes sont elle-même également, que toute action est sa propre action et que tous les autres états d'être et de conscience sont également les siens, tout autant que l'action du moment particulier du Temps, de la position particulière dans l'Espace et de la forme particulière qu'elle occupe à présent. Elle se concentre sur le moment, le champ, la forme, le mouvement afin de perdre le reste, qu'elle doit ensuite recouvrer en reliant la succession des moments, la succession des points de l'Espace, la succession des formes et des mouvements dans l'Espace et le Temps. Elle a ainsi perdu la vérité de l'indivisibilité du Temps, de l'indivisibilité de la Force et de la Substance. Elle a même perdu de vue le fait évident •que tous les mentais sont un seul Mental assumant de multiples points de vue, toutes les vies une seule Vie développant divers courants d'activité, tout corps et toute forme une seule substance de Force et de Conscience se concentrant en de nombreuses stabilités apparentes de force et de conscience ; mais en vérité toutes ces stabilités ne sont qu'un tourbillon incessant où les formes se reproduisent tout en se modifiant ; elles ne sont rien de plus. Car le Mental essaie d'ancrer toutes choses en des formes rigidement établies et des facteurs extérieurs apparemment invariables ou immuables, autrement il ne peut agir; il pense alors avoir obtenu ce

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qu'il voulait ; en réalité, tout change et se renouvelle en un flot constant et il n'y pas de forme en soi fixe, ni de facteur extérieur invariable. Seule l'Idée-Réelle éternelle est immuable et maintient une certaine permanence ordonnée de figures et de rapports dans le flux des choses, permanence que le Mental essaie vainement d'imiter en attribuant une fixité à ce qui est toujours impermanent. Ces vérités, le Mental doit les redécouvrir; il les connaît toujours, mais seulement dans l'arrière-plan caché de sa conscience, dans la secrète lumière de son être ; et pour lui, cette lumière est une obscurité parce qu'il a créé l'ignorance, parce qu'il a plongé de la mentalité qui divise en la mentalité divisée et s'est involué dans ses propres opérations et créations.

Cette ignorance s'approfondit encore du fait que l'homme s'identifie avec le corps. Pour nous, le mental semble déterminé par le corps, parce qu'il s'en préoccupe et se consacre aux opérations physiques qu'il utilise pour son action consciente superficielle dans ce monde matériel grossier. Recourant constamment au fonctionnement cérébral et nerveux qu'il a mis au point au cours de son développement dans le corps, il est trop absorbé par l'observation de ce que lui offre ce mécanisme physique pour s'en détacher et retrouver son propre fonctionnement infaillible qui, pour lui, est en majeure partie subconscient. Cependant, nous pouvons concevoir un mental-de-vie ou un être-de-vie qui ait dépassé la nécessité évolutive de cette absorption et soit capable de voir — et même de faire l'expérience — qu'il revêt un corps après l'autre, qu'il n'est pas créé séparément en chaque corps et ne disparaît pas avec lui ; car c'est seulement l'empreinte physique du mental sur la matière, la mentalité corporelle, qui est ainsi créée, et non l'être mental tout entier. Cette mentalité corporelle est simplement la surface de notre mental, la façade qu'il présente à l'expérience physique. Derrière, même dans notre être terrestre, se trouve cet autre mental, subconscient ou subliminal pour nous, qui sait qu'il est plus que le corps et qui est capable d'une action moins matérialisée. C'est à lui que nous devons directement la majeure partie de l'action dynamique plus vaste, plus profonde et plus énergique de notre mental de surface ; lorsque nous devenons conscients de lui ou de son empreinte en nous, nous avons une première idée ou une première réalisation de l'âme ou être intérieur, Purusha.¹

¹Perçu comme l'être de vie ou être vital, prânamaya purusha.

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Mais cette mentalité de la vie, bien qu'elle puisse s'affranchir de l'erreur corporelle, ne nous libère pas non plus de toute l'erreur du mental; elle reste soumise à l'acte originel de l'ignorance qui fait que l'âme individualisée considère chaque chose de son propre point de vue, et sa vision de la vérité des choses dépend de la façon dont celles-ci se présentent à elle de l'extérieur, ou bien surgissent de sa conscience spatio-temporelle séparée, et sont les formes et les résultats de son expérience passée et présente. Elle n'est pas consciente de ses autres moi, sinon par les indications extérieures qu'ils donnent de leur existence par une communication de pensée, par la parole et l'action, par le résultat de l'action, ou par les indications plus subtiles — que l'être physique ne sent pas directement — des impacts et rapports vitaux. Elle est également ignorante d'elle-même, car elle ne connaît son moi que par un mouvement dans le Temps et une succession de vies où elle a utilisé ses énergies au cours de ses diverses incarnations. De même que notre mental physique instrumental a l'illusion du corps, de même ce mental dynamique subconscient a l'illusion de la vie. Il est absorbé et concentré en elle, limité par elle, et identifie son être avec elle. Nous ne sommes pas encore revenus au lieu de rencontre entre le mental et le supramental, ni au point où ils se sont séparés à l'origine.

Mais derrière la mentalité dynamique et vitale, il en est une autre encore, réflexive et plus claire, qui peut échapper à cette absorption dans la vie et qui se voit revêtir une vie et un corps afin que sous forme d'images elle projette en d'actifs rapports d'énergie ce qu'elle perçoit en sa volonté et sa pensée. C'est la source du pur penseur en nous ; c'est ce qui connaît la mentalité en soi et voit le monde, non pas en termes de vie et de corps, mais de mental ; lorsque nous y revenons, c'est cela¹ que nous prenons parfois à tort pour l'esprit pur, comme nous prenons le mental dynamique pour l'âme. Ce mental supérieur est capable de percevoir et de traiter les autres âmes comme d'autres formes de son moi pur; il peut les sentir par un impact et une communication de la mentalité pure, et non plus seulement par un impact vital et nerveux et par des indications physiques ; il conçoit aussi une représentation mentale de l'unité, et en son activité et sa volonté il peut créer et posséder les choses plus directement — et pas seulement de façon indirecte comme dans la vie physique ordinaire — en d'autres mentais et d'autres vies

¹L'être mental, manomaya purusha.

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aussi bien que dans les siens propres. Toutefois, cette mentalité pure n'échappe pas à l'erreur originelle du mental. Car c'est encore de son moi mental séparé qu'elle fait le juge, le témoin et le centre de l'univers, et c'est par son seul intermédiaire qu'elle s'efforce d'atteindre à son moi et à sa réalité supérieurs; tous les autres sont les " autres ", groupés autour d'elle et liés à elle; lorsqu'elle veut se libérer, elle doit se retirer de la vie et du mental afin de disparaître en l'unité réelle. Car il reste encore le voile créé par l'Avidyâ entre l'action mentale et l'action supramentale : une image de la Vérité passe au travers, non la Vérité elle-même.

Ce n'est que lorsque le voile se déchire et que le mental divisé se soumet, silencieux et passif, à l'action supramentale, que le mental lui-même recouvre la Vérité des choses. Nous découvrons alors une mentalité réflexive lumineuse, qui obéit et sert d'instrument à l'Idée-Réelle divine. Alors nous percevons ce que le monde est réellement. Nous nous connaissons nous-même dans les autres de toutes les manières possibles, nous savons que nous sommes les autres, que les autres sont nous et que tout est l'Un universel qui s'est multiplié. Nous perdons le point de vue individuel rigidement séparé qui est à la source de toute limitation et de toute erreur. Nous percevons aussi, cependant, que tout ce que l'ignorance du Mental prenait pour la vérité était bien la vérité, mais une vérité déviée, fourvoyée, fausse dans sa conception. Nous percevons encore la division, l'individualisation, la création atomique, mais nous les connaissons pour ce qu'ils sont et nous nous connaissons nous-mêmes pour ce que nous sommes vraiment. Ainsi percevons-nous que le Mental était en réalité une action et une instrumentation subordonnées de la Conscience-de-Vérité. Tant que, dans l'expérience de soi, il ne se sépare pas de la Conscience-Maîtresse qui l'enveloppe et n'essaie pas de bâtir sa propre demeure, tant qu'il sert passivement d'instrument et ne cherche pas à tout s'approprier pour son propre bénéfice, le Mental remplit lumineusement son rôle : maintenir dans la Vérité les formes séparées les unes des autres par une délimitation phénoménale et purement formelle de leur activité, derrière laquelle l'universalité directrice de l'être demeure consciente et inaffectée. Il doit recevoir la vérité des choses et la répartir selon l'infaillible perception d'un Œil et d'une Volonté suprêmes et universels. Il doit soutenir une individualisation de la conscience active, de la félicité, de la force, de la substance actives, qui tient tout son pouvoir, sa réalité et sa joie

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de l'inaliénable universalité qu'elle recouvre. Il doit transformer la multiplicité de l'Un en une division apparente qui définisse les rapports des divers éléments et les oppose de façon qu'ils puissent se retrouver et se rejoindre. Il doit fonder le délice de la séparation et du contact au milieu d'une unité et d'une interpénétration éternelles. Il doit permettre à l'Un de se comporter comme s'il était un individu en rapport avec d'autres individus, mais toujours dans Son unité. Tel est réellement le monde. Le Mental est l'opération finale de la Conscience-de-Vérité appréhensive qui rend tout cela possible, et ce que nous appelons Ignorance ne crée pas quelque chose de nouveau, ni une fausseté absolue, mais donne simplement une fausse représentation de la Vérité. L'Ignorance est le Mental dont la connaissance s'est séparée de sa source et qui donne une fausse rigidité et une apparence trompeuse d'opposition et de conflit au jeu harmonieux de la suprême Vérité en sa manifestation universelle.

L'erreur fondamentale du Mental est donc cette perte de la connaissance de soi qui amène l'âme individuelle à concevoir son individualité comme un fait séparé au lieu d'y voir une forme de l'Unité, et à se considérer elle-même comme le centre de son propre univers au lieu de se connaître comme une concentration de l'universel. De cette erreur originelle proviennent toutes ses ignorances et limitations particulières. N'envisageant le flux des choses que lorsqu'il se déverse sur elle et à travers elle, elle établit en effet une limitation de l'être qui produit une limitation de la conscience et donc de la connaissance, une limitation de la force et de la volonté conscientes et donc du pouvoir, une limitation de la joie d'être et donc de la félicité. Comme elle n'est consciente des choses et ne les connaît que telles qu'elles se présentent à son individualité, elle tombe dans l'ignorance de tout le reste et, par suite, dans une conception erronée même de ce qu'elle semble connaître ; en effet, tout l'être étant interdépendant, la connaissance du tout ou de l'essence est nécessaire à la connaissance juste de la partie. Il y a donc un élément d'erreur dans toute connaissance humaine. De même, notre volonté, ignorant l'ensemble de la toute-volonté, tombe fatalement dans un fonctionnement erroné et une incapacité ou une impuissance plus ou moins grandes; la félicité que l'âme puise en elle-même et dans les choses, ignorant la toute-béatitude et incapable, du fait d'une volonté et d'une connaissance défectueuses, de gouverner ' son monde, perd sa capacité de le posséder dans la joie, et succombe donc à la souffrance. L'ignorance de soi est par conséquent la racine

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de toute la perversion de notre existence, et cette perversion se trouve fortifiée par la limitation de soi, le sens de l'ego qui est la forme prise par cette ignorance de soi.

Cependant, toute ignorance et toute perversion ne sont que la déformation de ce qui est vrai et juste, et non le jeu d'une fausseté absolue. Elles proviennent du fait que le Mental envisage les choses dans la division qu'il crée, avidyâyâm antare, au lieu de se considérer, lui-même et ses divisions, comme l'instrumentation et le phénomène du jeu de la vérité de Satchidânanda. Si le Mental retourne à la vérité d'où il est tombé, il redeviendra l'action finale de la Conscience-de-Vérité en sa faculté d'appréhension, et les rapports qu'il aidera à créer dans cette lumière et ce pouvoir seront des rapports de Vérité et non de perversion. Ce seront des choses droites et non point tordues, pour reprendre la distinction imagée des rishis védiques — autrement dit, des Vérités de l'être divin dont la conscience, la volonté et la félicité, en pleine possession d'eux-mêmes, se meuvent harmonieusement en lui. À présent, nous sommes plutôt témoin des mouvements distordus et en zigzags du mental et de la vie, des contorsions créées par la lutte de l'âme qui a perdu la mémoire de son être vrai et veut se retrouver, transmuer toute erreur en la vérité que notre idée du vrai et de l'erreur, du juste et de l'injuste limite et déforme, transmuer toute incapacité en la force que notre pouvoir aussi bien que notre faiblesse font effort pour saisir, toute souffrance en la félicité que, dans leurs convulsions, notre joie Comme notre peine aspirent à ressentir, toute mort en l'immortalité à laquelle, par notre vie et par notre mort, l'être s'efforce constamment de retourner.

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