Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
22
C'est cela que l'on appelle la Vie universelle.
Taittirîya Upanishad. II. 3.
Le Seigneur siège au cœur de tous les êtres, et par sa Maya les fait tourner comme s'ils étaient montés sur une machine.
Gîta. XVIII. 61.
Celui qui connaît la Vérité, la Connaissance, l'Infinité qu'est le Brahman, goûtera, en Lui qui est toute-sagesse, tous les objets du désir.
Taittirîya Upanishad. II. 1.
Page 238
La Vie, nous l'avons vu, est la projection, dans certaines circonstances cosmiques, d'une Force-Consciente qui, en sa nature, est infinie, absolue, sans entraves, et possède inaliénablement son unité et sa béatitude : c'est la Force-Consciente de Satchidânanda. La circonstance centrale de ce processus cosmique, dans la mesure où il diffère en apparence de la pureté de l'Existence infinie et de la possession de soi de l'Énergie indivise, est le pouvoir de division du Mental obscurci par l'ignorance. De cette action divisée d'une Force indivise, surgissent les dualités, les oppositions, les apparentes négations de la nature de Satchidânanda; pour le Mental, elles existent comme une réalité durable, alors que pour la Conscience divine cosmique, dissimulée derrière le voile du mental, ce n'est qu'un simple phénomène, une représentation déformée de la multiple Réalité. C'est pourquoi le monde revêt l'apparence d'un affrontement de vérités opposées, chacune cherchant à se réaliser, et chacune y ayant droit, et donc d'un ensemble de problèmes et de mystères qu'il faut résoudre parce que, derrière toute cette confusion, se trouvent ' la Vérité et l'unité cachées qui exercent leur pression pour que soit trouvée la solution, et qu'ainsi elles puissent se manifester ouvertement dans le monde.
Cette solution, il faut que le mental la recherche, mais pas le mental seul; elle doit être trouvée dans la Vie, dans l'action aussi bien que dans la conscience de l'être. La conscience en tant que Force a créé le mouvement du monde et ses problèmes; elle doit donc résoudre les problèmes qu'elle a créés et amener le mouvement universel à l'inévitable épanouissement de son sens secret et de sa Vérité qui évolue. Mais cette Vie a pris successivement trois apparences. La première est matérielle — une conscience submergée est cachée dans l'action superficielle qui l'exprime et dans les formes représentatives de sa force; car, dans l'action, la conscience elle-même disparaît à nos yeux et se perd dans la forme. La seconde est vitale — une conscience qui émerge, apparaît en
Page 239
partie comme pouvoir de vie et processus de la croissance, de l'activité et du déclin de la forme ; à moitié délivrée de son emprisonnement originel, elle émet de premières vibrations de pouvoir, sous forme d'appétit, de satisfaction ou de répulsion vitales, mais au début elle ne vibre pas de lumière (et même par la suite, elle ne le fera qu'imparfaitement), comme connaissance de sa propre existence et de son milieu. La troisième est mentale — une conscience qui a émergé réfléchit le fait de la vie comme sens mental, comme perception et idée réceptives, tandis que, comme idée nouvelle, elle essaie de devenir une réalité de la vie, modifie l'existence intérieure de l'être et essaie de modifier son existence extérieure en conséquence. Ici, dans le mental, la conscience est délivrée de son emprisonnement dans l'action et la forme de sa propre force; mais elle n'est pas encore maîtresse de l'acte et de la forme, parce que son émergence est celle d'une conscience individuelle et qu'elle ne perçoit donc qu'un mouvement fragmentaire de l'ensemble de ses activités.
C'est là le nœud, c'est là toute la difficulté de la vie humaine. L'homme est cet être mental, cette conscience mentale œuvrant comme force mentale, d'une certaine manière conscient de la force et de la vie universelles dont il fait partie, mais, faute d'en connaître l'universalité, ou même de connaître la totalité de son propre être, incapable de maîtriser la vie en général ou sa propre vie de façon réellement efficace et infaillible. Il cherche à connaître la Matière afin d'être maître de son environnement matériel, à connaître la Vie afin d'être maître de l'existence vitale ; à connaître le Mental afin d'être maître du grand et obscur mouvement de mentalité où il est non seulement une étincelle de conscience de soi comme l'animal, mais aussi, et de plus en plus, une flamme de connaissance croissante. Ainsi cherche-t-il à se connaître afin d'être son propre maître, à connaître le monde afin d'être maître du monde. Tel est l'élan de l'Existence en lui, telle l'exigence de la Conscience qu'il est, telle l'impulsion de la Force qui est sa vie, telle la volonté secrète de Satchidânanda apparaissant comme individu dans un monde où Il s'exprime et cependant semble se nier. Trouver les conditions dans lesquelles cette impulsion intérieure est satisfaite est le problème que l'homme doit constamment s'efforcer de résoudre, et il y est contraint par la nature même de son existence et par la Divinité qui est en lui; et tant que ce problème n'aura pas été résolu, et cette impulsion satisfaite, l'espèce humaine devra poursuivre son labeur. L'homme doit ou bien s'accomplir en satisfaisant le Divin en lui, ou
Page 240
bien engendrer un être nouveau et plus grand qui sera mieux à même de le satisfaire. Il doit ou bien devenir lui-même une humanité divine, ou bien céder la place au Surhomme.
Cela découle de la logique même des choses ; en effet, la conscience mentale de l'homme n'étant pas la conscience totalement illuminée, tout entière émergée de l'obscurcissement de la Matière, mais seulement un terme progressif de cette grande émergence, le cours de la création évolutive où il est apparu ne peut s'interrompre là où il se trouve à présent; elle doit ou bien dépasser le terme qu'elle a actuellement atteint en lui, ou bien le dépasser lui-même s'il n'a pas la force d'aller de l'avant. L'idée mentale qui essaie de devenir un fait de la vie doit cheminer jusqu'à ce qu'elle devienne l'entière Vérité de l'existence délivrée de ses revêtements successifs, révélée et progressivement accomplie dans la lumière de la conscience, et joyeusement accomplie dans le pouvoir ; car en ces deux termes que sont le pouvoir et la lumière, et grâce à eux, l'Existence se manifeste, l'existence étant en sa nature Conscience et Force; mais le troisième terme, où la Conscience et la Force qui le constituent se rapprochent, fusionnent et finalement s'accomplissent, est la Félicité satisfaite de l'existence en soi. Pour une vie évolutive comme la nôtre, cet inévitable apogée doit nécessairement signifier la découverte du moi qui était contenu dans le germe de sa propre naissance et, accompagnant cette découverte, la réalisation complète des potentialités déposées dans le mouvement de la Force-Consciente d'où cette vie prit son essor. La potentialité ainsi contenue en notre existence humaine est Satchidânanda se réalisant Lui-même dans une certaine harmonie et une certaine unification de la vie individuelle et de la vie universelle, afin que l'humanité puisse exprimer, en une conscience commune, un mouvement commun de puissance, une joie commune, le transcendant Quelque Chose qui s'est coulé dans cette forme des choses.
La nature de toute vie dépend de l'équilibre fondamental de sa conscience constitutive; telle est la Conscience, et telle sera la Force. Là où la Conscience est une et infinie, où elle transcende ses actes et ses formes lors même qu'elle les embrasse et les pénètre, les organise et les exécute, comme le fait la conscience de Satchidânanda, telle sera la Force : infinie en son étendue, une en ses œuvres, transcendante en son pouvoir et sa connaissance de soi. Là où la Conscience est pareille à
Page 241
celle de la Nature matérielle, là où elle est submergée, oublieuse de soi, entraînée par le courant de sa propre Force sans le savoir apparemment, bien qu'en réalité, de par la nature même de l'éternelle relation unissant ces deux termes, elle détermine le courant qui l'entraîne, ainsi sera la Force : ce sera un monstrueux mouvement de l'Inerte et de l'Inconscient, ignorant de ce qu'il contient, paraissant s'accomplir mécaniquement par une sorte d'accident inexorable, un hasard inévitablement heureux, lors même que, tout du long, la Force obéit infailliblement à la loi du Juste et du Vrai qu'a fixée pour elle la volonté du suprême Être-Conscient dissimulé dans son mouvement. Là où la Conscience est divisée en soi, comme dans le Mental, où elle se limite en divers centres, demande à chacun de s'accomplir sans savoir ce qui se trouve dans les autres centres ni connaître sa relation avec eux, ne percevant des choses et des forces que ce qui apparemment les divise et les oppose, et non leur unité véritable, ainsi sera la Force : ce sera une vie comme celle que nous sommes et voyons autour de nous, un choc et un entrelacement de vies individuelles cherchant chacune à se réaliser sans connaître ses rapports avec les autres, un conflit et un difficile ajustement de forces antagonistes qui s'opposent ou diffèrent et, dans la mentalité, un mélange, une collision et une lutte, une combinaison instable d'idées divisées, contraires ou divergentes, qui n'arrivent pas à comprendre en quoi elles sont nécessaires les unes aux autres ni ne peuvent saisir leur place comme éléments de cette Unité sous-jacente qui s'exprime à travers elles et en laquelle doivent cesser leurs discordes. Mais là où la Conscience est en possession à la fois de la diversité et de l'unité, l'unité contenant et gouvernant la diversité, là où elle perçoit immédiatement la Loi, la Vérité et la Justice du Tout et la Loi, la Vérité et la Justice individuelles, et où les deux s'harmonisent consciemment en une mutuelle unité, là où toute la nature de la conscience est l'Un qui se connaît comme le Multiple et le Multiple qui se connaît comme l'Un, alors la Force aussi sera de même nature : ce sera une Vie qui obéit consciemment à la loi de l'Unité, tout en accomplissant chaque chose dans la diversité selon sa règle et sa fonction propres ; ce sera une vie où tous les individus vivent à la fois en eux-mêmes et en chacun comme un seul Être conscient en maintes âmes, un seul pouvoir de Conscience en maintes mentalités, une seule joie de Force à l'œuvre en maintes vies, une seule réalité de Félicité s'accomplissant en maints cœurs et maints corps.
Page 242
La première de ces quatre positions, la source de toute cette relation progressive entre la Conscience et la Force, est leur équilibre dans l'être de Satchidânanda où elles sont une ; là, en effet, la Force est la conscience d'être qui s'élabore sans jamais cesser d'être la conscience, et de même la Conscience est-elle la lumineuse Force d'être éternellement consciente d'elle-même et de sa propre Félicité et ne cessant jamais d'être ce pouvoir de lumière absolue et d'absolue possession de soi. La seconde relation est celle de la Nature matérielle; c'est l'équilibre de l'être dans l'univers matériel qui est la grande négation de Satchidânanda par Lui-même; ici, en effet, l'on trouve en apparence l'absolue séparation de la Force et de la Conscience, le miracle trompeur de l'infaillible Inconscient qui gouverne tout : ce n'est qu'un masque, mais la connaissance moderne l'a pris pour le vrai visage de la Divinité cosmique. La troisième relation est l'équilibre de l'être dans le Mental et dans la Vie que nous voyons émerger de cette négation et qui, déconcertée, continue de lutter — sans arrêt, sans jamais pouvoir abdiquer, mais sans avoir non plus aucune connaissance claire ni aucune intuition d'une solution victorieuse — contre les innombrables problèmes qu'implique cette déroutante apparition de l'homme, l'être conscient doté de demi-pouvoirs, hors de l'omnipotente Inconscience de l'univers matériel. La quatrième relation est l'équilibre de l'être dans le Supramental : c'est l'existence accomplie qui, finalement, résoudra tout ce problème complexe créé par l'affirmation partielle émergeant de cette complète négation ; et elle doit absolument le résoudre de la seule façon possible, par une affirmation complète qui permettra d'accomplir tout ce qui se trouvait contenu secrètement en elle, en puissance, et qui, dissimulé derrière le masque de la grande négation, était destiné à devenir une réalité de l'évolution. C'est cela, la vraie vie de l'Homme vrai, que cette vie partielle, cette humanité partielle et inachevée s'efforcent d'atteindre, avec une connaissance et une direction parfaites dans ce que l'on appelle l'Inconscient en nous ; mais dans les parties conscientes de notre être, son pouvoir de prévision est encore faible et tâtonnant, bien que l'on trouve des fragments de réalisation, des aperçus de l'idéal ou des éclairs de révélation et d'inspiration chez le poète et le prophète, le voyant et le métaphysicien, le mystique et le penseur, les grands intellects et les grandes âmes de l'humanité.
D'après les données dont nous disposons maintenant, nous voyons qu'il existe trois difficultés principales, dues à l'équilibre imparfait de
Page 243
la Conscience et de la Force en l'homme, dans l'état actuel de son mental et de sa vie. D'abord, il n'est conscient que d'une petite partie de son être; sa mentalité, sa vie, son être physique superficiels, voilà tout ce qu'il connaît, et pas même dans leur totalité ; en dessous, grondent les vagues occultes de son mental subconscient et subliminal, de ses impulsions vitales subconscientes et subliminales, de sa nature physique subconsciente, toute cette immense part de lui-même qu'il ignore et ne peut gouverner, mais qui, au contraire, le connaît et le gouverne. Car l'existence, la conscience et la force ne faisant qu'un, nous ne pouvons exercer un réel pouvoir que sur cette part de notre existence avec laquelle nous nous identifions en prenant conscience de nous-mêmes; le reste doit être gouverné par sa propre conscience, qui est subliminale par rapport à notre mental, notre vie et notre corps de surface. Et pourtant, les deux formant un seul mouvement, et non point deux mouvements distincts, la plus grande et la plus puissante partie de nous-mêmes doit, dans la masse, gouverner et déterminer la plus petite et la plus faible; c'est pourquoi nous sommes gouvernés par le subconscient et le subliminal jusqu'en notre existence consciente, et même quand nous parvenons à nous maîtriser et nous diriger nous-mêmes, nous ne sommes que les instruments de ce qui nous paraît être l'Inconscient au-dedans de nous.
C'est ce qu'entendait l'antique sagesse lorsqu'elle disait que l'homme croit agir selon son libre arbitre, alors qu'en réalité c'est la Nature qui détermine toutes ses œuvres, et que les sages eux-mêmes sont obligés de suivre leur Nature. Mais la Nature étant la force créatrice de la conscience de Être en nous, que masquent Son propre mouvement contraire et Son apparente négation de Lui-même, on appela Maya ou pouvoir d'Illusion du Seigneur ce mouvement créateur inverse de Sa conscience, et l'on dit que, par Sa Maya, le Seigneur établi au cœur de toutes les existences, les fait tourner comme sur une machine. Il est donc évident que l'homme ne peut devenir maître de lui-même qu'en dépassant ce mental au point de devenir un avec le Seigneur en sa conscience de soi. Et puisque cela n'est pas possible dans l'inconscience ou dans le subconscient lui-même, puisqu'il ne sert à rien de plonger dans les profondeurs de notre être pour retourner à l'Inconscient, c'est seulement en allant au-dedans, là où se tient le Seigneur, et en nous élevant jusqu'à ce qui, pour nous, est encore supraconscient, dans le Supramental, que cette unité pourra être entièrement établie. C'est là, en effet, dans la divine Maya supérieure, que
Page 244
se trouve, en sa loi et en sa vérité, la connaissance consciente de ce qui agit dans le subconscient par l'intermédiaire de la Maya inférieure et selon les conditions de la Négation qui cherche à devenir Affirmation. Cette Nature inférieure, en effet, élabore ce qui est voulu et connu dans la Nature supérieure. Le Pouvoir d'Illusion de la connaissance divine dans le monde, qui crée les apparences, est gouverné par le Pouvoir de Vérité de cette même connaissance qui connaît la vérité derrière les apparences, et tient prête pour nous l'Affirmation vers laquelle elles tendent. L'Homme partiel et apparent d'ici-bas trouvera là l'Homme réel et parfait capable d'être entièrement conscient de lui-même en étant totalement uni à l'Existant-en-soi, l'omniscient seigneur de Sa propre évolution et de Sa progression cosmiques.
La seconde difficulté tient au fait que l'homme, dans son mental, sa vie et son corps, est séparé de l'universel; par conséquent, il ne se connaît pas lui-même, et il est également et même encore plus incapable de connaître ses semblables. Par ses déductions, ses théories, ses observations et un certain don imparfait de sympathie, il s'en forme une image mentale rudimentaire ; mais ce n'est pas une connaissance. La connaissance ne peut venir que d'une identité consciente, car c'est la seule connaissance véritable : l'existence consciente d'elle-même. Nous connaissons ce que nous sommes dans la mesure où nous avons une perception consciente de nous-mêmes, le reste demeure caché; de même, nous pouvons arriver à connaître réellement ce avec quoi nous devenons un en notre conscience, mais seulement à condition de réaliser cette unité. Si les moyens de connaissance sont indirects et imparfaits, la connaissance obtenue sera, elle aussi, indirecte et imparfaite. Elle nous permettra d'élaborer — avec une certaine maladresse et de façon précaire, mais malgré tout avec une perfection suffisante de notre point de vue mental — certains buts, certaines nécessités, certains avantages pratiques limités, et une imparfaite et fragile harmonie dans nos relations avec ce que nous connaissons ; mais ce n'est que par une unité consciente avec cela, que la relation devient parfaite. Aussi nous faut-il parvenir à une unité consciente avec nos semblables et non pas simplement à la sympathie que crée l'amour ou à la compréhension que crée la connaissance mentale, qui sera toujours la connaissance de leur existence superficielle, et demeurera donc toujours imparfaite en soi et soumise à la négation et à l'échec lorsque surgit du subconscient ou du subliminal, en eux comme en nous, tout ce qui n'est pas encore connu
Page 245
ni maîtrisé. Mais cette unité consciente ne peut s'établir que si nous pénétrons là où nous ne faisons plus qu'un avec eux : en l'universel ; or la plénitude de l'universel n'existe consciemment qu'en ce qui, pour nous, est supraconscient, dans le Supramental ; car ici, dans notre être normal, la plus grande partie en est subconsciente et ne peut donc être possédée dans cet équilibre normal du mental, de la vie et du corps. La nature consciente inférieure est liée à l'ego dans toutes ses activités, enchaînée triplement au pilier de l'individualité différenciée. Seul, le Supramental commande l'unité dans la diversité.
La troisième difficulté tient à la division entre la force et la conscience dans l'existence évolutive. Il y a d'abord la division qu'a créée l'évolution elle-même lorsqu'elle a successivement formé la Matière, la Vie et le Mental, chacun agissant selon son propre principe. La Vie est en guerre avec le corps ; elle essaie de le forcer à satisfaire ses désirs, ses impulsions, ses plaisirs, et exige de sa capacité limitée ce qui ne serait possible qu'à un corps immortel et divin ; et le corps, asservi et tyrannisé, souffre et mène constamment une sourde révolte contre les exigences que la Vie lui impose. Le Mental est en guerre avec les deux : parfois, il s'allie à la Vie contre le Corps, parfois réprime l'élan vital et cherche à protéger le corps physique contre les désirs, les passions et les énergies oppressives de la vie ; il cherche aussi à posséder la Vie et à mettre son énergie au service du Mental, pour goûter aux plus grandes joies de ses activités, pour que ses recherches mentales, esthétiques, émotives soient satisfaites et s'accomplissent dans l'existence humaine; et la Vie, elle aussi, se trouve asservie et malmenée et s'insurge fréquemment contre le tyran ignorant qui, dans sa demi-sagesse, siège au-dessus d'elle. Tel est le conflit qui oppose ces parties de notre être et que le mental ne peut résoudre de façon satisfaisante, car il se trouve confronté à un problème insoluble pour lui : l'aspiration d'un être immortel dans une vie et un corps mortels. Il doit finalement se résoudre à une longue suite de compromis, ou, abandonnant le problème, il consent, avec le matérialiste, à la mortalité de notre être apparent, ou, avec l'ascète et le religieux, rejette et condamne la vie terrestre, et se retire dans des domaines d'existence plus heureux et plus confortables. Mais la vraie solution consiste à trouver, au-delà du Mental, le principe dont l'Immortalité est la loi et, grâce à lui, à triompher de la mortalité de notre existence.
Page 246
Mais il y a aussi, en nous-mêmes, cette division fondamentale entre la force de la Nature et l'être conscient, qui est la cause originelle de cette incapacité. Non seulement il y a une division entre l'être mental, l'être vital et l'être physique, mais chacun est également divisé et en lutte contre lui-même. La capacité du corps est moindre que la capacité de l'âme instinctive, l'être conscient ou Purusha physique en lui; la capacité de la force vitale moindre que la capacité de l'âme impulsive, l'être conscient ou Purusha vital en elle ; la capacité de l'énergie mentale moindre que la capacité de l'âme intellectuelle et émotive, le Purusha mental en elle. Car l'âme est la conscience intérieure qui aspire à la complète réalisation de soi et, par suite, dépasse toujours la formation individuelle du moment, et la Force qui a pris son équilibre dans cette formation est toujours poussée par son âme vers ce qui est anormal pour l'équilibre, vers ce qui le transcende ; ainsi poussée constamment, elle a beaucoup de mal à répondre, et davantage encore à évoluer de sa capacité présente à une capacité supérieure. En essayant de satisfaire les exigences de cette âme triple, elle est déroutée et se voit conduite à dresser instinct contre instinct, impulsion contre impulsion, émotion contre émotion, idée contre idée, satisfaisant ceci, refusant cela, puis se repentant et revenant sur ce qu'elle a fait, ajustant, compensant, réajustant ad infinitum, mais sans parvenir à aucun principe d'unité. Et dans le mental, d'autre part, non seulement le pouvoir-conscient qui devrait harmoniser et unir est limité en sa connaissance et sa volonté, mais la connaissance et la volonté elles-mêmes sont disparates et souvent en désaccord. Le principe de l'unité est au-dessus, dans le Supramental; là seulement, se trouve en effet l'unité consciente de toutes les diversités ; là seulement, la volonté et la connaissance sont égales et en parfaite harmonie ; là seulement, la Conscience et la Force accèdent à leur divine identité.
À mesure qu'il devient un être conscient de soi, un véritable être pensant, l'homme perçoit de façon aiguë toute cette discorde et cette disparité dans les différentes parties de son être et il cherche à atteindre une harmonie dans son mental, dans sa vie et dans son corps, une harmonie dans sa connaissance, sa volonté et ses émotions, une harmonie entre toutes ces parties de son être. Parfois, ce désir s'épuise et se satisfait d'un compromis possible qui amènera une paix relative; mais un compromis ne peut être qu'une halte sur le chemin, puisque, en fin de compte, rien moins qu'une parfaite harmonie combinant en
Page 247
elle-même le développement intégral de nos potentialités multiformes, ne saurait satisfaire la Divinité intérieure. Se satisfaire à moins serait éluder le problème, non le résoudre, ou bien, ce ne serait qu'une solution provisoire, une halte pour l'âme en son expansion et son ascension continuelles. Une parfaite harmonie de ce genre exigerait, comme conditions essentielles, une parfaite mentalité, un jeu parfait de la force vitale, une existence physique parfaite. Mais où trouver le principe et le pouvoir de perfection dans ce qui est radicalement imparfait ? Enraciné dans la division et la limitation, le mental ne peut nous les fournir, pas plus que la vie et le corps, où ce mental qui divise et limite trouve son énergie et son cadre d'action. Le principe et le pouvoir de perfection existent dans le subconscient, mais enveloppés dans le tégument ou le voile de la Maya inférieure, muette prémonition émergeant sous l'aspect d'un idéal irréalisé ; dans le supraconscient, ils attendent, découverts, éternellement réalisés, mais encore séparés de nous par le voile de notre ignorance de nous-mêmes. C'est donc au-dessus de notre présent équilibre, et non pas en lui ni au-dessous, qu'il nous faut rechercher la puissance et la connaissance harmonisatrices.
Il y a aussi le fait que l'homme, à mesure qu'il se développe, perçoit de façon aiguë la discorde et l'ignorance qui gouvernent ses relations avec le monde ; elles lui deviennent intolérables, et il est de plus en plus résolu à trouver un principe d'harmonie, de paix, de joie et d'unité. Ce principe également ne peut lui venir que d'en haut. Car pour que notre vie puisse devenir une, spirituellement et concrètement, avec celle de nos semblables, pour que l'individu puisse reprendre possession de son moi universel, il faut que, délivrés de notre mutuelle ignorance et de nos malentendus, nous développions un mental qui connaisse l'autre comme il se connaît lui-même, une volonté qui se sente et devienne une avec la volonté des autres, un cœur qui porte en lui, comme les siennes, les émotions des autres, une force de vie qui sente leurs énergies, les accepte comme ses propres énergies et aspire à les réaliser comme si elles étaient les siennes, un corps qui ne soit pas un mur d'emprisonnement et de défense contre le monde. Mais il faudra que ce changement soit conforme à la loi d'une Lumière et d'une Vérité qui transcendent les aberrations et les erreurs et toute cette masse de perversité et de fausseté qui accablent notre mental, notre volonté, nos émotions et nos énergies de vie. Cette vie du Tout se trouve dans le subconscient, et dans le supraconscient également, mais dans des conditions qui rendent notre ascension nécessaire.
Page 248
Car ce n'est pas vers la Divinité cachée dans " l'océan inconscient où les ténèbres sont enveloppées dans les ténèbres ",¹ mais vers la Divinité établie sur la mer de lumière éternelle,² dans le suprême éther de notre être, que monte l'élan originel qui a porté l'âme évolutive jusqu'au type humain.
Par conséquent, à moins qu'elle ne succombe en chemin et n'abandonne la victoire à d'autres, à de nouvelles créations de l'ardente Mère en travail, l'humanité doit aspirer à cette ascension qui passe en vérité par l'amour, par l'illumination mentale et l'élan du vital à posséder et à se donner, mais conduit au-delà à l'unité supramentale qui les transcende et les accomplit ; c'est en fondant la vie humaine sur la réalisation supramentale de l'unité consciente avec l'Un et avec tous en notre être et en toutes ses parties, que l'humanité doit chercher son bien ultime et son salut. Et c'est ce que nous avons appelé le quatrième état de la Vie en son ascension vers la Divinité.
¹Rig-Véda, X. 129. 3.
²Les Eaux qui sont dans le royaume de la lumière au-dessus du Soleil et celles qui demeurent au-dessous. Rig-Véda, III. 22. 3.
Page 249
Home
Sri Aurobindo
Books
SABCL
French
Share your feedback. Help us improve. Or ask a question.