Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
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Le progrès vers la Connaissance Dieu, l'homme et la Nature
Tu es Cela, o Shvétakétu.
Chândogya Upanishad. VI. 8. 7.
L'être vivant n'est autre que le Brahman, le monde entier est le Brahman.
Vivékachudamani. Verset 479.
Ma Nature suprême est devenue l'être vivant et, par elle, ce monde est soutenu (...) telle est la source où tous les êtres prennent naissance.
Gîta. VII. 5,6.
Tu es l'homme et la femme, le garçon et la fille; vieux et décrépit tu vas, courbé sur un bâton; tu es l'oiseau bleu, et le vert, et celui aux yeux écartâtes.
Shvetâshvatara Upanishad. IV. 3,4.
Tout ce monde est empli d'êtres qui sont Ses membres.
Shvetâshvatara Upanishad. IV. 10.
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Une involution de l'Existence divine, de la Réalité spirituelle dans l'apparente inconscience de la Matière est le point de départ de l'évolution. Mais cette Réalité est en sa nature une Existence, une Conscience, une Félicité d'Être éternelles: l'évolution doit donc être l'émergence de cette Existence-Conscience-Félicité, non pas, au commencement, en son essence ou sa totalité, mais en des formes évolutives qui l'expriment où la déguisent. De l'Inconscient, l'Existence apparaît sous une première forme évolutive, comme substance de Matière créée par une Énergie inconsciente. Involuée, non apparente dans la Matière, la Conscience émerge, d'abord déguisée en vibrations vitales, animées mais subconscientes; puis, en d'imparfaites formulations d'une vie consciente, elle fait effort pour se découvrir à travers des formes successives de cette substance matérielle, formes de mieux en mieux adaptées à son expression plus complète. Rejetant l'insensibilité primordiale d'une inanimation et d'une nescience matérielles, la Conscience dans la vie travaille à se découvrir de plus en plus complètement dans l'Ignorance qui est sa première et inévitable formulation ; mais au début, elle n'arrive qu'à une perception mentale primaire et à une prise de conscience vitale de soi et "des choses, perception vitale qui, sous ses premières formes, dépend d'une sensation interne réagissant aux contacts d'autres vies et de la Matière. La Conscience s'efforce de manifester de son mieux, par des sensations inadéquates, sa joie d'être inhérente ; mais elle n'arrive à formuler qu'une souffrance et un plaisir partiels. En l'homme, la Conscience dynamisante apparaît comme un Mental plus clairement conscient de lui-même et des choses ; c'est un pouvoir encore partiel et limité et non pas intégral, de la Conscience, mais on peut y discerner les premiers germes d'une conception et la promesse d'une émergence intégrale. Or cette émergence intégrale est le but de la Nature évolutive.
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L'homme est là pour s'affirmer dans l'univers, c'est sa première tâche, mais aussi pour évoluer et finalement se dépasser. Il doit élargir son être partiel et en faire un être complet, élargir sa conscience partielle et en faire une conscience intégrale; il doit se rendre maître de son environnement, mais également réaliser l'unité et l'harmonie du monde; il doit accomplir son individualité, mais aussi l'élargir et la transformer en un moi cosmique, en une félicité d'être universelle et spirituelle. L'intention évidente de sa nature est de transformer, de purifier, de corriger tout ce qui est obscur, faux et ignorant dans sa mentalité, d'atteindre finalement à une harmonie et une luminosité vastes et souveraines de la connaissance, de la volonté, du sentiment, de l'action et du caractère. C'est l'idéal que l'Énergie créatrice a imposé à son intelligence, un besoin qu'elle a implanté dans sa substance mentale et vitale. Mais cela ne peut s'accomplir que par un élargissement de son être et de sa conscience. Car l'homme a été créé pour s'élargir, pour s'accomplir, pour évoluer de ce qu'il est partiellement et provisoirement" en sa nature actuelle apparente, vers ce qu'il est intégralement en son moi et son esprit secrets et peut donc devenir, même en son existence manifestée. Cet espoir est la raison d'être de sa vie sur terre parmi les phénomènes cosmiques. Être éphémère soumis aux contraintes de son incarnation matérielle et emprisonné dans une mentalité limitée, l'homme extérieur apparent doit devenir l'Homme intérieur réel, maître de soi et de son environnement, universel en son être. En termes plus" vivants et moins métaphysiques, disons que l'homme naturel doit évoluer en l'Homme divin, les fils de la Mort doivent se connaître comme les enfants de l'Immortalité. C'est pour cette raison que l'on peut décrire la naissance humaine comme le tournant de l'évolution, l'étape critique de la nature terrestre.
La conséquence immédiate, c'est que la connaissance à laquelle nous devons parvenir n'est pas une vérité de l'intellectuelle n'a rien à voir avec les croyances justes, les opinions justes, les informations justes sur soi-même et les choses — cela, c'est seulement l'idée que le mental de surface se fait de la connaissance. Arriver à une certaine conception mentale de Dieu, die nous-mêmes et du monde est un objectif valable pour l'intellect, mais pas assez vaste pour l'Esprit; cela ne fera pas de nous les fils conscients de l'Infini. Dans l'ancienne pensée de l'Inde, connaître signifiait posséder consciemment la plus haute Vérité par une perception directe et une expérience du moi. Devenir, être le Suprême
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que nous connaissons est le signe que nous avons réellement la connaissance. Pour la même raison, accorder dans la mesure du possible notre vie pratique et nos actions avec nos notions intellectuelles de vérité et de justice, ou avec une connaissance pragmatique efficace — accomplissement éthique ou vital —-n'est? pas et ne peut être le1 but ultime de notre vie. Notre but doit être de devenir notre être vrai, notre être spirituel, l'être de l'Existence, Conscience, Félicité suprême et universelle, Satchidânanda.
Toute notre existence dépend de cette Existence, c'est elle qui évolue en nous; nous sommes un être de cette Existence, un état de conscience de cette Conscience, une énergie de cette Énergie consciente, une volonté de joie d'être, de joie de la conscience, de joie de l'énergie née de cette Joie : c'est le principe fondamental de notre existence. Mais en surface, nous ne les formulons pas ainsi, nous en donnons une fausse traduction dans les termes de l'Ignorance. Notre " je " n'est pas cet être spirituel qui peut regarder l'Existence divine et dire : " Je suis Cela " ; notre mentalité n'est pas cette conscience spirituelle ; notre volonté n'est pas cette force de conscience ; notre souffrance et notre plaisir, et même nos joies et nos extases les plus hautes ne sont pas cette félicité d'être. À la surface, chacun de nous est encore un ego représentant le moi, une ignorance se changeant en connaissance, une volonté s'efforçant de "devenir une vraie force, un désir en quête du délice de l'existence. Devenir nous-mêmes en nous dépassant nous-mêmes — ainsi pouvons-nous traduire les mots inspirés d'un voyant à demi aveugle qui ne connaissait pas le moi dont il parlait — est la difficile et dangereuse nécessité, la croix surmontée d'une invisible couronne qui nous est imposée, l'énigme de la vraie nature de son être que propose à l'homme le Sphinx obscur de .l'Inconscience au-dessous et, du dedans et d'en haut, le Sphinx lumineux et voilé de la Conscience infinie et de la Sagesse éternelle qui le défie sous la forme d'une inscrutable et divine Maya. Dépasser l'ego et devenir notre vrai moi, être conscient de notre être réel, le posséder, posséder une joie d'être véritable, est donc l'ultime signification de notre vie ici-bas. C'est le sens caché de notre existence individuelle et terrestre.
La connaissance intellectuelle et l'action pratique sont des procédés de la Nature qui nous permettent d'exprimer le niveau de réalisation que notre être, notre conscience, notre énergie, notre capacité de jouissance ont déjà atteint dans notre nature extérieure. Grâce à eux, nous
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essayons de connaître davantage, d'exprimer et de réaliser davantage, de devenir toujours davantage tout ce qui nous reste encore à accomplir. Mais notre intellect, notre connaissance mentale, notre volonté d'agir ne sont pas nos seuls moyens, ni les seuls instruments de notre conscience et de notre énergie. Dans cette organisation de la conscience, cette instrumentation de la force, notre nature — nom que nous donnons à la Force d'être en nous, à son jeu et son pouvoir réels et potentiels — se montre fort complexe. Il nous faut actualiser les valeurs les plus hautes et les plus épurées, utiliser les pouvoirs les plus vastes et les plus riches possibles de chacun des termes (que nous avons déjà découverts ou que nous sommes capables de découvrir) de cette complexité, et les appliquer .afin d'atteindre notre seul objectif. Notre but, en effet, est de devenir, e&t d'être conscient, de croître continuellement en notre être réalisé, en notre conscience de nous-mêmes et des choses, en notre force et notre joie d'être actualisées et d'exprimer dynamiquement ce devenir afin d'agir sur le monde et sur nous-mêmes ; ainsi, nous nous élèverons, et le monde lui aussi s'élèvera toujours davantage vers les plus hauts sommets et les plus vastes étendues possibles d'universalité et d'infinité. Tout l'effort de l'homme au long des âges, son action, son organisation sociale, son art, sa morale, sa science et sa religion, les innombrables activités par lesquelles il exprime et développe son existence mentale, vitale, physique et spirituelle sont des épisodes de ce grand drame, de cette grande aventure de la Nature et, derrière leurs buts apparemment limités, c'est là leur seule signification véritable, leur seul véritable fondement. Pour l'individu, atteindre à l'universalité divine et à l'infinité suprême, vivre en elles, les posséder, n'être et ne connaître et ne sentir et n'exprimer qu'elles dans tout son être, toute sa conscience, toute son énergie, toute sa joie d'être, était ce que les anciens voyants du Véda entendaient par Connaissance, c'était l'Immortalité qu'ils proposaient à l'homme comme le suprême accomplissement divin.
Mais la nature de sa mentalité, son regard tourné au-dedans vers lui-même et son regard tourné au-dehors vers le monde, originellement limités l'un et l'autre au relatif, à l'évident, à l'apparent par les sens et le corps —-, obligent l'homme à avancer pas à pas dans l'obscurité, tel un ignorant dans cet immense mouvement évolutif. Il est incapable, au .début, d'envisager l'être dans la totalité de son unité. L'être se présente à lui à travers la diversité, et sa quête de la connaissance se concentre sur trois catégories principales qui résument pour lui toute cette diversité :
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lui-même — l'homme ou l'âme individuelle —, Dieu et la Nature. La première est la seule dont il soit directement et normalement conscient en son être ignorant; il se voit lui-même tel un individu menant apparemment une existence séparée et pourtant toujours inséparable de la totalité de l'être, essayant de se suffire à lui-même sans jamais y parvenir. Qui, en effet, a jamais vu un homme naître, exister ou atteindre au sommet de son existence séparément des autres, sans leur aide et indépendamment de l'être universel et de la nature universelle? En second lieu, il y a ce qu'il ne connaît qu'indirectement — par son mental et ses sens physiques et par l'influence que le mental exerce sur eux —, et qu'il doit néanmoins s'efforcer de connaître de plus en plus complètement ; car il voit aussi tout le reste de l'être avec le quel il est si étroitement identifié et dont il est pourtant si séparé — le cosmos, le monde, la Nature, les autres existences individuelles qu'il perçoit à là fois comme semblables à lui-même et toujours dissemblables, car leur nature est elle aussi identique, même à celle de la plante et de l'animal, et cependant différente. Chacune semble aller son chemin comme un être séparé, et pourtant chacune est poussée par le même mouvement et suit, à son propre niveau, la même vaste courbe d'évolution que l'individu lui-même. Enfin, il voit ou plutôt devine autre chose, qu'il ne connaît pas du tout, sinon d'une façon des plus indirecte, car il ne la connaît que par lui-même et par ce vers quoi tend son être, par le monde et ce vers quoi il semble se diriger, et qu'il s'efforce obscurément d'atteindre et d'exprimer par des représentations imparfaites, ou, dû moins, qu'il fonde, sans connaître cette autre chose, sur leur relation secrète avec cette Réalité invisible et cet Infini occulte. .
Ce troisième et inconnu, ce tertium quid, il l'appelle Dieu; et par ce mot, il désigne quelque chose ou quelqu'un qui est le Suprême, le Divin, la Cause, le Tout — l'une de ces choses ou toutes à la fois, la perfection ou la totalité de tout ce qui est ici partiel ou imparfait, l'absolu de toutes ces myriades de relativités, l'Inconnu dont la quête peut lui rendre de plus en plus intelligible le secret réel du connu. L'homme a essayé de nier toutes ces catégories — il a essayé de nier la réalité de sa propre existence, il a essayé de nier la réalité de l'existence du cosmos, il a essayé de nier la réalité de l'existence de Dieu. Mais derrière toutes ces négations, nous percevons la même nécessité constante, qui est son effort vers la: connaissance. Il éprouve en effet le besoin de réaliser l'unité de ces trois termes, fût-ce en réprimant deux d'entre eux ou en
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les fusionnant avec le troisième. Pour ce faire, il affirme qu'il est la cause unique et que tout le reste est une simple création de son mental; ou bien il affirme que seule la Nature existe, le reste n'étant que des phénomènes de son Énergie ; ou encore il affirme la seule existence de Dieu, die l'Absolu, et toutes les autres choses ne sont pour lui que des illusions que Cela projette sur soi-même ou sur nous par une inexplicable Maya. Aucune de ces négations ne peut entièrement le satisfaire, aucune ne résout complètement le problème, aucune n'est indiscutable et définitive -—-surtout pas celle à laquelle son intellect gouverné par les sens est le plus enclin, mais dont il ne peut longtemps se contenter: car nier Dieu, c'est nier sa vraie recherche et son Ultime absolu. Les périodes d'athéisme naturaliste ont toujours été brèves parce qu'elles ne peuvent jamais satisfaire la connaissance secrète en l'homme : cela ne peut être le Véda final parce que cela ne correspond pas au Véda intérieur que toute connaissance mentale s'efforce de faire émerger. Dès que cette disparité est perçue, la solution, si habile et si logiquement complète soit-elle, est jugée par le Témoin éternel en l'homme, et condamnée d'avance. Elle ne saurait être le dernier mot de la Connaissance.
L'homme tel qu'il est ne se suffit pas à lui-même, il n'est pas non plus séparé, pas davantage n'est-il l'Éternel et le Tout; il ne peut donc être lui-même l'explication du cosmos dont son mental, sa vie et son corps ne sont à l'évidence qu'un détail infinitésimal. Il découvre que le cosmos visible ne se suffit pas non plus à lui-même, ni ne s'explique lui-même, fût-ce par ses forces matérielles invisibles ; car il trouve trop de choses dans le monde, et en lui-même, qui les dépassent et dont ils ne semblent être qu'un visage, un épiderme, voire un masque. Ni son intellect, ni ses intuitions, ni ses sentiments ne peuvent se passer d'un Un ou d'une Unité avec qui ou avec quoi ces forces cosmiques et lui-même peuvent établir une relation qui les soutienne et leur donne un sens. Il sent qu'il doit y avoir un Infini qui maintient ces finis, qui est dans tout ce cosmos visible, derrière lui et tout autour, fondement de l'harmonie, des rapports mutuels et de l'unité essentielle de choses multiformes. Sa pensée a besoin d'un Absolu dont ces innombrables relativités finies dépendent pour leur existence, d'une ultime Vérité des choses, d'un Pouvoir ou d'une Force créatrice ou d'un Être qui soit à l'origine de ces myriades d'êtres dans l'univers et les soutienne. Qu'il l'appelle comme bon lui semble, il doit parvenir à un Suprême, un, Divin, une Cause, un Infini et Éternel, un Permanente, une Perfection vers laquelle tout
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tend et aspire, ou à un Tout auquel toutes choses perpétuellement et invisiblement se rapportent et sans lequel elles ne pourraient être.
Toutefois cet Absolu lui-même, l'homme ne peut l'affirmer en soi, à l'exclusion des deux autres catégories; car cela revient à fuir d'un bond le problème qu'il est venu résoudre : lui-même et le cosmos demeurent une inexplicable mystification ou un mystère sans but. Une certaine partie de son intellect et son désir de repos peuvent être apaisés par une telle solution, tout comme son intelligence physique se satisfait aisément d'une négation de l'au-delà et d'une déification de la Nature matérielle; mais son cœur, sa volonté, les parties les plus fortes et les plus intenses de son être restent dénués de sens, privés de but ou de justification, ou deviennent une aberrante sottise s'agitant sans trêve et sans raison comme une ombre sur le repos éternel de l'Existence pure ou dans l'inconscience éternelle de l'univers. Quant au cosmos, il conserve ici le caractère singulier d'un mensonge soigneusement échafaudé par l'Infini, anomalie monstrueusement agressive et qui, cependant n'existe pas en réalité, paradoxe douloureux et pitoyable présentant ses spectacles de merveille, de beauté et de joie factices; ou bien c'est le jeu titanesque d'une Énergie aveugle et organisée qui n'a aucun sens, et l'être de l'homme est une minuscule et temporaire anomalie qui surgit inexplicablement dans cette vastitude insensée. Sur cette voie, il n'est pas d'accomplissement satisfaisant pour la conscience, pour l'énergie qui s'est manifestée dans le monde et en l'homme : le mental a besoin de trouver quelque chose qui relie tout, quelque chose par quoi la Nature s'accomplit en l'homme et l'homme en la Nature et où tous deux se trouvent en Dieu, parce que le Divin, finalement, se révèle à la fois en l'homme et dans la Nature.
Une acceptation, une perception de l'unité de ces trois catégories est essentielle à la Connaissance; c'est à leur unité autant qu'à leur intégralité que s'ouvre la conscience de soi toujours plus vaste de l'individu, et c'est à elles qu'elle doit parvenir pour être satisfaite et complète. Sans la réalisation de l'unité, en effet, la connaissance d'aucune des trois ne peut être entière; leur. unité est pour chacune la condition de son intégralité. De même, c'est quand on connaît chacune en sa totalité que les trois peuvent se rapprocher et s'unir dans notre conscience; c'est dans une connaissance totale que tout savoir devient un et indivisible. Autrement, ce n'est que par la division et le rejet de: deux d'entre elles
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que nous pourrions arriver à une unité quelconque. L'homme doit donc élargir sa connaissance de lui-même, sa connaissance du monde et sa connaissance de Dieu jusqu'à ce qu'en leur totalité il perçoive qu'elles se contiennent mutuellement et ne font qu'un. Car aussi longtemps qu'il ne les connaîtra en partie, il y aura quelque chose d'incomplet et, partant, une division ; et aussi longtemps qu'il ne les aura pas réalisées dans une unité qui les réconcilie, il n'aura pas trouvé leur vérité totale, ni les significations fondamentales de l'existence.
Cela ne veut pas dire que le Suprême n'existe pas en soi et qu'il ne se suffise pas à Lui-même. Dieu existe en Lui-même et non en vertu du cosmos ou de l'homme, alors que l'homme et le cosmos, eux, existent en vertu de Dieu et non en eux-mêmes, si ce n'est dans la mesure où leur être est un avec l'être de Dieu. Mais ils sont néanmoins une manifestation du pouvoir de Dieu, et même en Son existence éternelle, leur réalité spirituelle doit être présente. ou implicite d'une façon ou d'une autre, puisqu'ils n'auraient autrement aucune possibilité de se manifester, ou s'ils se manifestaient, n'auraient aucun sens. Ce qui, sur la terre, revêt l'apparence de l'homme, est un être individuel du Divin; le Divin étendu dans la multiplicité est le Moi de toutes les existences individuelles.¹ En outre, c'est par la connaissance de son moi et du monde que l'homme accède à la connaissance de Dieu, et il ne peut y atteindre autrement. Ce n'est pas en rejetant la manifestation de Dieu, mais en rejetant son ignorance de cette manifestation et les conséquences de son ignorance, qu'il peut le mieux élever et offrir en l'Existence divine la totalité de son être, de sa conscience, de son énergie et de sa joie d'être. Il peut y atteindre par lui-même, qui est une manifestation de Dieu, ou par l'univers, qui en est une autre. S'il y atteint par lui seul, il peut alors s'immerger ou s'absorber individuellement dans l'Indéfinissable et perdre ainsi l'univers. S'il y atteint par l'univers seul, il peut noyer son individualité, soit dans l'impersonnalité de l'être universel, soit dans Un moi dynamique de la Conscience-Force universelle. Il se fond dans le moi universel ou devient un canal impersonnel de l'Énergie cosmique. S'il y atteint par une égale intégralité des deux et si, à travers eux et au-delà, il saisit tous les aspects du Divin, il les dépasse alors tous deux et les accomplit dans ce dépassement : il possède le Divin en son être, et en même temps il est enveloppé, pénétré, imprégné, possédé par l'Être, la Conscience, la
¹ekovashî sarvabhûtântarâtmâ (Katha Upanishad,II.2.12.):
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Lumière, la Puissance, la Félicité, la Connaissance du Divin. Il possède Dieu en lui-même et Dieu dans l'univers. La Toute-Connaissance justifie à ses yeux sa création de l'homme et, grâce à l'homme devenu parfait, justifie sa création du monde. Tout cela devient entièrement réel et effectif par l'ascension dans une supranature supramentale et suprême et par la descente de ses pouvoirs dans la manifestation. Même si cet accomplissement est encore difficile et lointain, la vraie connaissance peut être rendue subjectivement réelle par réflexion ou réception spirituelles dans ta Nature mentale-vitale-corporelle.
Mais cette vérité spirituelle, ce but véritable de son être n'a le droit d'apparaître que tard dans son voyage; au début, en effet, le travail préparatoire de l'homme au cours des étapes de l'évolution de la Nature, est d'affirmer son individualité, de la rendre distincte, de l'enrichir, de la posséder fermement, puissamment et complètement. En conséquence, il doit. au début: s'occuper surtout de son propre ego. Dans la phase égoïste de son évolution, le monde et les autres lui importent moins que lui-même. En vérité, ils ne sont pour lui que des aides et des occasions de s'affirmer, et n'ont point d'autre valeur. À ce stade, Dieu est, lui aussi, moins important que lui-même à ses yeux; et c'est pourquoi, dans les premières formations, aux niveaux inférieurs du développement religieux. Dieu, ou les dieux, sont traités comme s'ils existaient pour l'homme, instruments suprêmes destinés à satisfaire ses désirs, à l'aider dans ses efforts pour que le monde où il vit réponde à ses besoins, ses volontés et ses ambitions. Situé à sa juste place, ce développement égoïste primaire, avec toutes ses iniquités, ses violences, ses grossièretés, ne doit surtout pas être considéré comme un mal ou une erreur de la Nature ; il est nécessaire au premier travail de l'homme, qui est de découvrir son individualité et de la dégager parfaitement du subconscient inférieur où l'individu est écrasé par la conscience de masse du monde, et entièrement assujetti aux mécanismes de la Nature. L'homme individuel doit affirmer, doit définir sa personnalité par opposition à la Nature, être puissamment lui-même, développer toutes ses capacités humaines de force, de connaissance et de jouissance afin de les restituer à la Nature et au monde avec toujours plus de maîtrise et de pouvoir. Son égoïsme discriminant lui est donné comme un moyen de réaliser ce but initial. Tant qu'il n'a pas ainsi développé son individualité, sa personnalité, sa capacité propre, il ne peut être prêt pour l'œuvre plus grande qui l'attend ou orienter avec succès ses facultés versées fins plus
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hautes, plus vastes et plus divines. Il doit s'affirmer dans l'Ignorance avant de pouvoir se parfaire dans la Connaissance.
Deux forces, en effet, se trouvent à l'origine : de l'émergence évolutive hors de l'Inconscient: une conscience cosmique secrète et une conscience individuelle manifeste à la surface. La conscience cosmique secrète demeure secrète et subliminale pour l'individu qui vit à la surface, où elle s'organise par la création d'objets et d'êtres séparés. Mais tout en organisant l'objet séparé et le corps et le mental de l'être individuel, elle créé des pouvoirs collectifs de conscience qui sont de vastes formations subjectives de la Nature cosmique ; mais elle ne leur fournit pas de mental et de corps organisés, elle leur donne pour base le groupe d'individus, développe à leur intention un mental de groupe, un corps de groupe, qui admet le changement dans la continuité Ainsi, c'est seulement dans la mesure où les individus deviennent de plus en plus conscients, que l'être-de-groupe peut lui aussi devenu de plus en plus conscient; la croissance de l'individu est le moyen indispensable à la croissance intérieure, distincte de la force et de l'expansion extérieures de l'être collectif. Telle est en vérité la double importance de l'individu: à travers lui, l'esprit cosmique organise ses unités collectives et fait en sorte qu'elles s'expriment et progressent à travers lui, il élève la Nature. de l'Inconscience jusqu'à la Supraconscience et l'exalte jusqu'à ce qu'elle soit en présence du Transcendant. Dans la masse, la conscience collective est proche de l'Inconscient ; elle a un mouvement subconscient, obscur et muet qui a besoin de l'individu pour s'exprimer, pour venir à la lumière, pour s'organiser et devenir efficace. Laissée à elle-même ,. la conscience de masse est mue par une vague impulsion à demi formée ou informe, subliminale et généralement subconsciente, qui s'élève à la surface; elle recherche instinctivement une unanimité aveugle ou à demi aveugle qui étouffe l'individu dans le mouvement commun. Si. elle pense, c'est par devises, slogans, mots d'ordre, suivant les idées courantes grossières ou établies, les notions traditionnelles, acceptées, coutumières ; si ce n'est pas par instinct ou par impulsion qu'elle agit, alors c'est en suivant la loi de la meute, la mentalité grégaire, la loi stéréotypée. Cette conscience, cette vie, cette, action de masse peuvent être. extraordinairement efficaces si elles trouvent un individu ou quelques individus puissants pour leur donner forme, les exprimer, les diriger, les organiser ; ses brusques mouvements de foule peuvent aussi se montrer irrésistibles sur le moment, comme le déferlement d'une
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avalanche ou le déchaînement d'une tempête. La répression ou l'asservissement de l'individu dans la conscience de la masse peuvent donner une grande efficacité pratique à une nation ou à une communauté si l'être collectif subliminal parvient à édifier une tradition coercitive ou trouve un groupe, une classe, un chef pour incarner son esprit et son but. Derrière la force des puissants États militaires, des communautés où une culture austère et contraignante est rigidement imposée à leurs membres, derrière le succès des grands conquérants, se trouvait ce secret de la Nature. Mais c'est là une efficacité de la vie extérieure, et celle-ci n'est ni le plus haut, ni le dernier terme de notre être. Il y a un mental en nous, il y a une âme et un esprit, et notre vie n'a pas de vraie valeur si lui manquent une conscience qui grandit, un mental qui se développe, et si la vie et le mental ne sont pas une expression, un instrument, un moyen de libération et d'accomplissement pour l'âme, pour l'Esprit immanent.
Mais le progrès du mental, la croissance de l'âme, même du mental et de l'âme de la collectivité, dépendent de l'individu, qui doit avoir une liberté et une indépendance suffisantes, et de son pouvoir d'exprimer et de manifester ce qui n'est pas encore exprimé dans la masse n'a pas encore évolué de la subconscience, pas encore émergé du dedans ou n'a pas été tiré des hauteurs de la ou implicite La collectivité est une masse, un champ de formation; l'individu est celui qui devine la vérité qui donne forme-, II1 est le créateur. Dans la foule, l'individu perd sa direction intérieure et devient une cellule du corps de la masse, mû par la volonté ou l'idée collectives, ou par l'impulsion générale. Il lui faut se tenir à l'écart, affirmer sa réalité distincte au sein de l'ensemble, affirmer son mental qui émerge de la mentalité commune, affirmer sa vie qui se distingue dans l'uniformité vitale commune, tout comme son corps à établi quelque chose d'unique et de reconnaissable dans la nature physique commune. Il doit même finalement se retirer au-dedans pour se trouver lui-même. Et il ne peut devenir spirituellement un avec tous que lorsqu'il a fait cette découverte. S'il essaie de réaliser cette unité dans le mental, dans le vital, dans le physique avant que son individualité ne soit assez forte, il risque d'être submergé par la conscience de la masse et de perdre ce que son âme, son mental et sa vie ont accompli, pour devenir une simple cellule du corps collectif. L'être collectif peut alors devenir fort et dominateur, mais il risque de perdre sa plasticité, son mouvement évolutif. Les grandes époques de l'évolution humaine sont nées dans les communautés où l'individu est devenu actif et plein de vie,
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mentalement, vitalement ou spirituellement. La Nature a inventé l'ego pour cette raison, pour que l'individu puisse se dégager de l'inconscience ou de la subconscience de la masse et devenir un mental, un pouvoir vital, une âme, un -esprit indépendants et dynamiques, -pour qu'il s'accorde au monde autour de lui mais sans s'y noyer, sans perdre son existence et son efficacité distinctes. Car si l'individu fait effectivement partie de l'être cosmique, il est aussi quelque chose de plus, il est une âme descendue de la Transcendance. Cela, il ne peut le manifester immédiatement, car il est trop proche de l'Inconscience cosmique, pas assez proche de la ou implicite originelle; il doit se découvrir comme ego mental et vital avant de pouvoir se découvrir comme âme ou comme esprit.
Cependant, trouver son individualité égoïste n'est pas se connaître ; l'individu spirituel vrai n'est pas l'ego mental, l'ego vital, l'ego corporel : ce premier mouvement est avant tout un travail de la volonté, du pouvoir, de la réalisation égoïste de soi et, en second lieu seulement, un travail de la connaissance. Aussi, un temps arrive nécessairement où l'homme doit regarder au-dessous de la surface obscure de son être égoïste et chercher à se connaître ; il doit se mettre en quête de l'homme réel : sans quoi, il s'arrêterait à l'éducation élémentaire de la Nature et ne passerait jamais à son enseignement plus profond et plus vaste; si grandes que soient sa connaissance et son efficacité pratiques, il serait à peine supérieur à l'animal. Il doit tout d'abord explorer sa propre psychologie et en distinguer les éléments naturels — l'ego, le mental et ses instruments, la vie, le corps — pour finalement découvrir que toute son existence ne peut s'expliquer par le simple fonctionnement de ses éléments naturels, ni ses activités n'avoir pour but qu'une affirmation de soi et une satisfaction égoïstes. Cette autre explication, cet autre but dont il ressent le besoin, il peut les chercher dans la Nature et l'humanité et se mettre en quête de son unité avec le reste du monde; il peut les chercher dans :la, supranature, en Dieu, et partir à la découverte de son unité avec le Divin. En fait, il suit les deux chemins et, hésitant constamment, cherche constamment à se fixer dans les solutions successives qui s'accordent le mieux avec les découvertes partielles qu'il a faites sur sa double ligne de recherche et de découverte.
Mais à ce stade .et à travers tout cela, ce qu'il cherche encore obstinément à découvrir, à connaître, à accomplir, c'est lui-même; sa connaissance de la Nature, sa connaissance de Dieu ne:font que l'aider
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à se connaître lui-même, à réaliser la perfection de son être, à atteindre l'ultime objet de sa propre existence individuelle. Tournées vers la Nature et le cosmos, elles peuvent revêtir l'aspect de la connaissance de soi, de la maîtrise de soi — au sens mental et vital — et de la maîtrise du monde où nous nous trouvons; tournées vers Dieu, elles peuvent aussi prendre cet aspect, mais en donnant au monde et au moi un sens spirituel plus élevé ; ou elles peuvent prendre la forme, si familière et déterminante pour la mentalité religieuse, de la recherche d'un salut individuel dans des cieux au-delà, ou par une immersion séparée en un Moi suprême ou un suprême Non-Moi — béatitude ou Nirvana. Tout du long, cependant, c'est l'individu qui recherche la connaissance individuelle de son moi et lé but de son existence séparé; tout le reste, même l'altruisme, l'amour et le service de l'humanité, l'effacement, l'annihilation de soi s'y ajouté — sous quelque déguisement subtil que ce soit — comme une aide et comme un moyen pour satisfaire son unique, sa grande préoccupation : réaliser son individualité. Cela peut sembler n'être qu'un égoïsme élargi, et l'ego séparateur serait alors la vérité de l'être, persistant en l'homme jusqu'à la fin, ou du moins jusqu'à ce qu'il en soit enfin délivré en s'éteignant dans l'éternité sans traits de l'Infini. Mais derrière il y a un secret plus profond qui justifie son individualité et son exigence : lé secret de l'individu spirituel éternel, le Purusha.
C'est parce qu'il y a cette Personne spirituelle, cette Divinité dans l'individu, que la perfection 0 u ta libération — le salut, -comme on l'appelle en Occident — doit être individuelle et non pas collective. Toute perfection de la collectivité que l'on puisse rechercher, ne peut en effet venir que de la perfection des individus qui la constituent. C'est parce que l'individu est Cela, qu'il, est si nécessaire pour lui de se trouver lui-même. En se soumettant, en se donnant complètement au Suprême, c'est son propre moi qu'il découvre et réalise parfaitement grâce à cette parfaite offrande de lui-même. Dans l'abolition de l'ego mental, vital, physique et même de l'ego spirituel, c'est l'Individu sans forme et sans limites qui goûte la paix et la joie de son évasion en sa propre infinité. Dans l'expérience qu'il n'est rien ni personne, ou qu'il est tout et chacun, ou qu'il est l'Un absolu au-delà de toutes choses, c'est le Brahman dans l'individu qui accomplit la fusion prodigieuse, la merveilleuse union, Yoga, de cette éternelle entité d'être avec son unité d'existence éternelle qui, vaste, contient tout, ou, suprême, transcende tout. Il est impératif de dépasser l'ego, mais on ne peut dépasser le moi
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—à moins de- le découvrir suprêmement, universellement. .Car le moi n'est pas l'ego ; il est un avec le Tout et avec l'Un, et en le trouvant c'est le Tout et l'Un que nous découvrons en notre moi : la contradiction, la séparation disparaissent, mais le moi, la réalité spirituelle demeure, unie a l'Un et au Tout par cette disparition libératrice.
La connaissance supérieure de soi commence donc dès que l'homme cesse de se préoccuper de la relation de son être superficiel" son moi le plus apparent, avec la Nature et avec Dieu. Une première étape consiste à savoir que cette vie n'est pas tout, à concevoir son éternité temporelle, à devenir concrètement conscient de cette persistance subjective que l'on appelle immortalité de l'âme, et"a là réaliser. Lorsqu'il sait qu'il y a des états au-delà de l'état matériel, et des vies derrière et devant lui, en tout cas une existence précédente et une existence ultérieure, l'homme est en voie de se débarrasser de son ignorance temporelle en s'élargissant par-delà les moments immédiats du Temps, jusqu'à posséder sa propre éternité. L'étape suivante consiste à apprendre que son état superficiel de veille n'est qu'une petite partie de son être, et à commencer à sonder l'abîme de l'Inconscient et les profondeurs du subconscient et du subliminal, puis à gravir les hauteurs du est de Ainsi commence-t-il à se défaire de son ignorance psychologique. Une troisième étape consiste à découvrir qu'il y a en lui quelque chose d'autre que le mental, la vie et le corps qui lui servent d'instruments—non seulement une âme individuelle et éternelle qui se développe sans cesse et soutient sa nature, mais un moi, un esprit éternel et immuable —, et à connaître les catégories de son être spirituel jusqu'à ce qu'il découvre que tout en-lui est une expression de l'esprit et distingue le lien entre son existence inférieure et son existence supérieure. Ainsi commence-t-il à se défaire de son ignorance constitutive. Découvrant le moi et esprit, il découvre Dieu. Il réalise qu'il y a un Moi au-delà du temporel et il voit que ce,Moi dans la conscience cosmique est la Réalité divine derrière la Nature et ce monde d'êtres ; son mental s'ouvre à la pensée ou à la perception de l'Absolu dont le moi, l'individu et le cosmos sont autant de visages. L'ignorance cosmique, l'ignorance égoïste, l'ignorance originelle commencent alors à relâcher peu à peu leur emprise implacable. Tandis qu'il essaie de couler son existence dans le moule de cette connaissance de soi qui s'élargit, toute sa conception et tous les buts de sa vie, toute sa pensée, toute son action sont progressivement modifiés et transformés ;
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son ignorance pratique de lui-même, de sa nature et de l'objet de son existence diminue ; il s'est engagé sur le chemin qui, de la fausseté et de la souffrance d'une existence partielle et limitée, mène à la possession et à la jouissance parfaites d'une existence vraie et complète.
Au cours de cette progression, il découvre pas à pas l'unité des trois catégories initiales. D'abord, en effet, il découvre qu'en son être manifesté il est un" avec le cosmos et la Nature. Le mental, la vie et le corps, l'âme dans la succession du Temps, le conscient, le subconscient et le supraconscient — en leurs relations diverses et le résultat de leurs relations —, constituent le cosmos, la Nature. Mais il découvre aussi qu'en tout ce qui se tient derrière ces choses ou sur quoi elles reposent, il est un avec Dieu ; car l'Absolu, l'Esprit, le Moi aspatial et intemporel, le Moi manifeste dans le cosmos et Seigneur de la Nature, tout cela est ce que nous entendons par Dieu, et en tout cela son être retourne à Dieu et en provient. L'homme est l'Absolu, le Moi, l'Esprit qui se projette en une multiplicité de lui-même dans le cosmos et se voile dans la Nature. Dans ces deux réalisations, il trouve son unité avec toutes les autres âmes et tous les autres êtres — de façon relative dans la Nature, puisqu'il est un avec eux en son mental, sa vitalité, sa matière, son âme, en tout principe et tout résultat cosmiques, malgré la diversité des énergies et de actes d'énergie, des agencements de principe et des agencements de résultât, mais de manière absolue en Dieu, parce que l'unique Absolu, le Moi unique, l'Esprit unique est toujours le Moi de tous et l'origine, celui qui possède leurs innombrables diversités et y trouve sa joie. L'unité de Dieu et de la Nature ne peut manquer de se manifester à lui,car il trouve finalement que c'est l'Absolu qui est toutes ces relativités ; il voit que tous les autres principes sont une manifestation de l'Esprit ; il découvre que c'est le Moi qui est devenu tous ces devenirs ; il sent que c'est la Shakti, le Pouvoir d'être et de conscience du Seigneur de tous les êtres qui est la Nature et qui agit dans le cosmos. Progressant ainsi dans notre connaissance de nous-mêmes, nous arrivons à cela par la découverte de quoi tout est connu comme un avec notre moi, et par la possession de quoi nous possédons tout et trouvons notre joie en tout dans notre existence essentielle.
En vertu de cette unité, la connaissance de l'univers doit également conduire le mental de l'homme à la même vaste révélation. Car il ne peut connaître la Nature en tant que Matière, Force et Vie saris être
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amené à examiner de près la relation de la conscience mentale avec ces principes, et une fois qu'il connaît la nature réelle du mental, il doit inévitablement passer au-delà de toutes les apparences superficielles et découvrir la volonté et l'intelligence cachées dans les œuvres de la Force, opérant dans les phénomènes matériels et vitaux; il doit percevoir qu'elle est une et la même dans la conscience de veille, le subconscient et le supraconscient. Il doit trouver l'âme dans le corps de l'univers matériel. Parti à la découverte de la Nature au moyen de ces catégories où il reconnaît son unité avec le reste du cosmos, il découvre une Supranature derrière toutes les apparences, un suprême pouvoir de l'Esprit dans le Temps et au-delà du Temps, dans l'Espace et au-delà de l'Espace, un Pouvoir conscient du Moi qui, grâce à elle, devient tous les devenirs, un pouvoir de l'Absolu qui, par elle, manifeste toutes les relativités. En d'autres termes, il la connaît non seulement comme Énergie matérielle, Force-de-Vie, Énergie-du-Mental, ces, multiplies visages de la Nature, mais comme pouvoir de la Connaissance-Volonté du Divin Seigneur de l'être, comme Conscience-Force de l'Éternel et Infini existant en soi.
Dans sa quête de Dieu, qui devient pour finir la plus ardente et la plus captivante de toutes ses recherches, l'homme commence par interroger vaguement la Nature, pressentant qu'il y a en lui-même et en elle quelque chose qui se dissimule à ses yeux. Même si, comme la Science moderne le souligne, la religion a commencé avec l'animisme, le culte des esprits et des démons, la déification des forces naturelles, ces premières formes ne font qu'incarner dans des représentations primitives une intuition voilée dans le subconscient. C'est le sentiment obscur et ignorant qu'il y a des influences cachées et des forces incalculables, ou la vague perception d'un être, d'une volonté, d'une intelligence dans ce qui nous semble inconscient, le pressentiment de l'invisible derrière le visible, de l'esprit secrètement conscient dans. les choses, réparti dans toutes les opérations de l'énergie. L'obscurité et l'inadéquation primitive des premières perceptions ne retirent rien à la valeur ni à la vérité de cette grande quête du cœur et du mental humains, puisque toutes nos recherches — y compris la Science elle-même — doivent partir de la perception obscure et ignorante de réalités cachées et développer une vision de plus en plus lumineuse de la Vérité qui, au début, vient à nous masquée, voilée, drapée dans les brumes de l'Ignorance. L'anthropomorphisme est une façon imagée de reconnaître cette vérité que l'homme est ce qu'il est parce que Dieu, est .ce qu'il est et qu'il y a
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une seule âme et un seul corps des choses, que l'humanité, si imparfaite soit-elle, est la manifestation la plus complète réalisée sur terre, et que la divinité est la perfection de ce qui, en l'homme, est imparfait. Il est également vrai que l'homme se voit partout et adore cela comme Dieu; mais là encore, il a confusément mis la main tâtonnante de l'Ignorance sur une vérité, à savoir que son être et l'Être sont un, que ceci est un reflet partiel de Cela, et que trouver son plus grand Moi partout, c'est trouver Dieu et s'approcher de la Réalité dans les choses, la Réalité de toute existence.
Une unité derrière la diversité et la discorde est le secret des différentes religions et philosophies humaines; toutes parviennent en effet à une certaine image, reçoivent une indication indirecte, touchent un fragment de l'unique Vérité ou envisagent un de ses innombrables aspects. Qu'elles voient confusément le monde comme le corps du Divin, ou la vie comme une grande pulsation du souffle de l'Existence divine, ou toutes les choses comme des pensées du Mental cosmique, ou qu'elles réalisent qu'il y a un Esprit qui leur est supérieur et qui, plus subtil et cependant plus merveilleux, est leur origine et leur créateur ; qu'elles trouvent Dieu dans le seul Inconscient ou considèrent qu'il est l'unique Conscient dans les choses inconscientes ou une Existence supraconsciente ineffable que nous ne pouvons atteindre qu'en abandonnant notre être terrestre et en abolissant le mental, la vie et le corps, ou encore, surmontant la division, en voyant qu'il est tout cela à la fois et en acceptant courageusement les vastes conséquences de cette vision ; qu'elles Lui vouent un culte universel en tant qu Être cosmique ou Le limitent, ainsi qu'elles-mêmes, à la seule humanité à l'instar du positiviste, ou qu'au contraire, emportées par la vision de l'Immuable intemporel et aussi devenu, elles Le rejettent dans la Nature et le Cosmos ; qu'elles L'adorent sous diverses formes, étranges ou belles ou magnifiées de l'ego humain, ou parce qu'il possède à la perfection les qualités auxquelles les hommes aspirent, Sa divinité se révélant à eux comme Pouvoir, Amour, Beauté, Vérité, Justice, Sagesse suprêmes ; qu'elles perçoivent en Lui ce Seigneur de la. Nature, Père et Créateur, ou la Nature elle-même et la Mère universelle, qu'en Lui elles poursuivent l'Amant qui attire les âmes ou servent le Maître secret de toute œuvre, qu'elles s'inclinent devant le Dieu unique ou la Divinité multiple, devant l'Homme divin unique ou devant l'unique Divin en tous les hommes ou, avec plus d'ampleur, qu'elles découvrent l'Un dont la présence nous permet de nous unifier
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en conscience ou dans .les oeuvres ou dans la vie avec tous les êtres, de nous unifier avec toutes les choses dans le Temps et l'Espace, avec la Nature et ses influences et même avec ses forces inanimées — dans tous les cas, la vérité profonde est toujours et nécessairement la même, parce que tout est l'unique Infini Divin que toutes recherchent. Tout étant cet Un, l'homme, pour s'en saisir, s'en approche par des voies infiniment diverses. Il était nécessaire que l'homme trouvât Dieu dans toute sa diversité afin de pouvoir Le connaître dans sa totalité. Mais c'est quand la connaissance atteint à ses formes les plus élevées qu'elle peut réaliser sa plus grande unité. La vision la plus haute et la plus vaste est aussi la plus sage; car alors toute connaissance est unifiée en sa signification unique et globale. Toutes les religions apparaissent comme des approches d'une seule Vérité, toutes les philosophies comme des points de vue divergents qui considèrent différents aspects d'une seule Réalité, toutes les sciences s'unissent en une Science suprême. -Case ce que recherchent notre connaissance mentale et sensorielle et notre vision suprasensorielle, se trouve intégralement dans l'unité de Dieu, de l'homme, de la Nature et de tout ce qui existe dans la Nature.
Le Brahman, l'Absolu est l'Esprit, le Moi intemporel, le Moi qui possède le Temps, le Seigneur de la Nature qui crée et contient le cosmos et qui est immanent en toutes les existences, l'Âme dont toutes les âmes dérivent et vers laquelle elles sont attirées — telle est la vérité de l'Être selon la plus haute conception de Dieu que l'homme puisse envisager. Le même Absolu révélé dans toutes les relativités, l'Esprit qui s'incarne Lui-même dans le Mental, la Vie et la Matière cosmiques et dont la Nature est le moi d'énergie, en sorte que tout ce qu'elle semble créer est le Moi, l'Esprit qui, en Son être, se manifeste diversement à Sa force consciente pour le délice de Son existence variée — telle est la vérité de l'être à laquelle la connaissance de la Nature et du cosmos conduit l'homme,et qu'il atteindra lorsque sa connaissance de la Nature s'unira à sa connaissance de Dieu. Cette vérité de l'Absolu justifie les cycles cosmiques ; elle n'en est pas la négation. C'est l'Être-en-Soi qui est devenu tous ces devenirs ; le Moi est l'unité éternelle de toutes ces existences — Je suis Lui. L'Énergie cosmique n'est autre que la force consciente de cet Existant-en-Soi : grâce à cette énergie, il revêt, au moyen de la nature universelle, d'innombrables formes de lui-même ; et par sa nature divine il peut, embrassant l'universel tout en le transcendant, arriver en elles à la possession individuelle de son existences complète, quand,sa présence
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et son pouvoir sont sentis en chacun, en tous et dans les relations de chacun avec tous — telle est la vérité de l'être vers laquelle s'élève et s'élargit la connaissance totale que l'homme a de lui-même en Dieu et dans la Nature. Une connaissance tri-une — la connaissance complète de Dieu, la connaissance complète de soi, la connaissance complète de la Nature — lui donne son but supérieur ; elle confère sa vaste et pleine signification au labeur et à l'effort de l'humanité. L'unité consciente des trois, Dieu, l'âme et la Nature, en sa conscience est le fondement sûr de sa perfection et de sa réalisation de toutes les harmonies; ce sera son état le plus haut et le plus vaste, l'état propre à une conscience et une vie divines dont l'avènement sera le point de départ de toute l'évolution de sa connaissance de soi, du monde et de Dieu.
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