Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.
Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.
8
Ce Moi secret en tous les êtres n'est pas apparent, mais ceux qui ont la vision subtile le voient au moyen de la suprême raison, qui est subtile.
Katha Upanishad. 1. 3.12.
Page 77
Il nous faut maintenant déterminer comment ce Satchidânanda agit dans le monde, et par quel processus ses rapports avec l'ego qui le représente se forment, puis s'accomplissent, car de ces rapports et de leur processus dépendent toute la philosophie et la pratique d'une vie divine pour l'homme.
Nous arrivons à la conception et à la connaissance d'une existence divine en dépassant le témoignage des sens et en perçant les murs du mental physique pour découvrir ce qui se trouve au-delà. Tant que nous nous bornons au témoignage des sens et à la conscience physique, nous ne pouvons rien concevoir ni connaître, que ce monde matériel et ses phénomènes. Mais nous possédons certaines facultés qui permettent à notre mental de parvenir à des conceptions que nous pouvons sans doute, par ratiocination ou par le jeu varié de l'imagination, déduire des faits du monde physique tels que nous les voyons, mais que ne justifient aucune donnée, ni aucune expérience physiques. Le premier de ces instruments est la raison pure.
La raison humaine a une double action : mélangée ou subordonnée, pure ou souveraine. La raison accepte une action mélangée lorsqu'elle se limite au cercle de notre expérience sensible, admet sa loi comme vérité ultime et ne s'occupe que de l'étude des phénomènes, c'est-à-dire de l'apparence des choses en leurs relations, leurs processus et leur utilité. Cette action rationnelle est incapable de connaître ce qui est, elle ne connaît que l'apparence de l'être, elle ne possède point de sonde pour explorer les profondeurs de l'être et ne peut qu'étudier le champ du devenir. La raison, en revanche, affirme la pureté de son action quand, acceptant nos expériences sensibles comme point de départ mais refusant les limites que celles-ci lui imposent, elle passe au travers, juge et œuvre en toute liberté, s'efforçant de parvenir à des concepts généraux et invariables qui s'attachent non point à l'apparence des choses, mais à ce qui se tient derrière les apparences. Elle peut arriver à ses fins par un jugement direct, en passant immédiatement de l'apparence à ce qui se trouve derrière, et dans ce cas, le concept
Page 78
auquel elle parvient peut sembler résulter de l'expérience sensible et en dépendre, bien que ce soit en réalité une perception de la raison œuvrant selon sa propre loi. Mais les perceptions de la raison pure — et c'est là leur action plus caractéristique — peuvent aussi prendre l'expérience initiale comme un simple prétexte, et la laisser loin derrière elles avant d'atteindre leur résultat, à tel point que ce dernier peut nous apparaître comme le contraire de ce que notre expérience sensible cherche à nous imposer. Ce mouvement est légitime et indispensable, parce que notre expérience normale, non seulement ne couvre qu'une faible part de la réalité universelle, mais, dans les limites de son propre domaine, se sert d'instruments défectueux et nous donne des poids et mesures erronés. Il nous faut dépasser cette expérience, l'écarter et souvent refuser ce qu'elle voudrait nous imposer, si nous voulons arriver à des conceptions plus adéquates de la vérité des choses. Le pouvoir de corriger les erreurs du mental sensoriel en recourant à la raison est l'un des plus précieux que l'homme ait développés, et c'est en cela que réside avant tout sa supériorité parmi lès êtres terrestres.
L'usage complet de la raison pure nous fait finalement passer de la connaissance physique à la connaissance métaphysique. Mais en eux-mêmes les concepts de la connaissance métaphysique ne satisfont pas pleinement aux exigences de notre être intégral. Sans doute sont-ils entièrement satisfaisants pour la raison pure elle-même, car ils sont justement le matériau de sa propre existence. Mais notre nature voit toujours les choses sous un double regard : en tant qu'idées et en tant que faits; chaque concept est par conséquent incomplet pour nous et presque irréel pour une partie de notre nature tant qu'il n'est pas devenu une expérience. Mais les vérités dont il s'agit ici sont d'un ordre qui échappe à notre expérience normale. Par nature, elles sont " au-delà de la perception des sens mais peuvent être perçues par la raison ". Une autre faculté d'expérience est donc nécessaire, qui puisse satisfaire aux exigences de notre nature et, puisque nous touchons ici au supraphysique, nous ne pourrons l'obtenir que par un prolongement de l'expérience psychologique.
En un sens, toute notre expérience est psychologique, puisque même ce que nous recevons par les sens n'a pour nous de signification et de valeur qu'une fois traduit dans les termes du mental sensoriel, le Manas de la terminologie philosophique indienne. Le Manas, disent nos
Page 79
philosophes, est te. sixième sens. Mais nous pouvons aller jusqu'à dire que c'est l'unique sens et que les autres, la vision, l'ouïe, le toucher, l'odorat et le goût, sont simplement des spécialisations du mental sensoriel qui, bien qu'il utilise habituellement les organes des sens pour fonder son expérience, les dépasse néanmoins et peut avoir une expérience directe, qui caractérise son action. Il s'ensuit que l'expérience psychologique, telle la cognition rationnelle, est capable en l'homme d'une double action : mélangée ou subordonnée, pure ou souveraine. L'action mélangée a lieu d'ordinaire quand le mental cherche à prendre conscience du monde extérieur, de l'objet; l'action pure, quand il cherche à prendre conscience de lui-même, du sujet. Dans la première activité, il dépend des sens et forme ses perceptions d'après leur témoignage; dans la seconde, il agit en lui-même et prend directement conscience des choses par une sorte d'identité avec elles. C'est ainsi que nous sommes conscients de nos émotions ; comme on l'a dit pertinemment, nous sommes conscients de la colère parce que nous devenons la colère. C'est ainsi également que nous devenons conscients de notre propre existence; et là, la nature de l'expérience comme connaissance par identité nous apparaît clairement. En réalité, toute expérience, dans sa nature secrète, est connaissance par identité ; mais son vrai caractère nous est dissimulé, car nous nous sommes séparés du reste du monde par exclusion, en nous distinguant comme sujets et en considérant tout le reste comme objet, et nous sommes obligés de mettre au point des méthodes et des organes qui nous permettent d'entrer à nouveau en communion avec tout ce que nous avons exclu. Il faut que la connaissance directe par identité consciente soit remplacée par la connaissance indirecte que le contact physique et la sympathie mentale semblent susciter. Cette limitation est une création fondamentale de l'ego et un exemple de la méthode qu'il a toujours suivie : partir d'une fausseté originelle et recouvrir la vraie vérité des choses de faussetés contingentes qui, pour nous, deviennent des vérités pratiques de relation.
Ce caractère de la connaissance mentale et sensorielle telle qu'elle est à présent organisée en nous, prouve que nos limitations actuelles ne sont pas une inévitable nécessité. Elles résultent d'une évolution où le mental s'est habitué à dépendre de certains fonctionnements physiologiques et de leurs réactions pour entrer normalement en relation avec l'univers matériel. Dès lors, et bien qu'en règle générale nous devions, pour prendre conscience du monde extérieur, recourir
Page 80
au moyen indirect des organes sensoriels, et que notre expérience; de la vérité des choses et des hommes soit limitée à ce que les sens nous en transmettent, cette règle n'est pourtant que la régularité d'une habitude dominante. Le mental pourrait — et cela lui deviendrait naturel si l'on pouvait le persuader de s'affranchir de la domination de la matière, de n'y plus consentir — prendre connaissance des objets des sens directement, sans l'aide des organes sensoriels. C'est ce qui se produit dans les expériences d'hypnose et les phénomènes psychologiques du même ordre. Notre conscience de veille étant déterminée et limitée par l'équilibre que la vie, en évoluant, élabore entre le mental et la matière, cette connaissance directe est d'habitude impossible dans notre état de veille ordinaire ; il faut donc la susciter en précipitant le mental de veille dans un état de sommeil qui libère le mental vrai ou subliminal. Le mental peut alors affirmer son véritable caractère, à savoir qu'il est le seul sens autonome, libre d'appliquer aux objets des sens son action pure et souveraine, au lieu d'une action mélangée et subordonnée. Et l'extension de cette faculté n'est pas réellement impossible, elle est seulement plus difficile dans notre état de veille — comme le savent tous ceux qui ont pu aller assez loin sur certains chemins de l'expérience psychologique.
L'action souveraine du mental sensoriel peut servir à développer d'autres sens que les cinq que nous utilisons ordinairement. Par exemple, il est possible de développer le pouvoir d'évaluer exactement, sans recourir à aucun moyen physique, le poids d'un objet que nous tenons dans nos mains. Le sens du contact et de la pression sert ici simplement de point de départ, exactement de la même façon que la raison pure utilise les données de l'expérience sensorielle ; mais ce n'est pas vraiment le sens du toucher qui permet au mental d'évaluer le poids; le mental trouve la juste mesure grâce à sa perception indépendante, il ne se sert du toucher que pour entrer en rapport avec l'objet. Or il en est du mental sensoriel comme de la raison pure : il peut prendre l'expérience sensorielle comme simple point de départ, et progresser vers une connaissance qui n'a aucun rapport avec les organes des sens et contredit souvent leur témoignage. Et ce prolongement des facultés ne se borne pas aux apparences et aux surfaces. Une fois que, par l'un quelconque de nos sens, nous avons établi un contact avec un objet extérieur, il est possible d'appliquer le Manas de façon à prendre conscience du contenu de l'objet, par exemple à recevoir ou percevoir les pensées ou les sentiments d'autres personnes sans l'aide d'aucune parole, d'aucun
Page 81
geste, d'aucune; action ou expression du visage, perception qui peut même contredire ces données toujours partielles et souvent trompeuses. Finalement, par un usage des sens intérieurs — c'est-à-dire des pouvoirs sensoriels en eux-mêmes, en leur activité purement mentale ou subtile, par opposition à l'activité physique qui, elle, n'est qu'une sélection, pour les desseins de la vie extérieure, à partir de leur action générale et complète —, nous pouvons prendre connaissance des expériences sensorielles, de l'apparence et de l'image de choses autres que celles qui relèvent de l'organisation de notre milieu matériel. Bien que le mental les accueille avec hésitation et scepticisme, parce qu'ils sont anormaux par rapport au plan habituel de notre vie et de notre expérience ordinaires, qu'il est difficile de les mettre en œuvre, plus difficile encore de les systématiser pour en faire un ensemble pratique et ordonné d'instruments, tous ces prolongements des facultés doivent cependant être admis, puisqu'ils sont l'invariable aboutissement de toute tentative pour élargir le champ de notre conscience superficiellement active, que ce soit par un certain effort naturel et un effet fortuit et désordonné, ou par une pratique scientifique bien réglée.
Aucun d'entre eux, cependant, ne conduit au but que nous nous proposons : l'expérience psychologique de ces vérités qui sont " au-delà de la perception des sens, mais peuvent être perçues par la raison ", buddhigrâhyam atîndriyam.¹ Ils ne font que nous donner un plus vaste champ de phénomènes et des moyens plus efficaces pour observer ceux-ci. La vérité des choses nous échappe toujours et dépasse les sens. Néanmoins, conformément à une règle saine inhérente à la constitution même de l'existence universelle, s'il y a des vérités accessibles à la raison, il doit y avoir aussi, quelque part dans l'organisme qui possède cette raison, un moyen de les atteindre ou de les vérifier par l'expérience. Le seul moyen mental qui nous reste, est un prolongement de cette forme de connaissance par identité qui nous rend conscients de notre propre existence. C'est en réalité sur une perception de nous-mêmes plus ou moins consciente, plus ou moins présente à notre entendement, qu'est fondée la connaissance du contenu de notre moi. Ou, pour le formuler d'une façon plus générale, la connaissance du contenant contient la connaissance du contenu. Dès lors, si nous pouvons étendre notre prise de conscience mentale de nous-mêmes à une prise de conscience du Moi qui
¹Gîta. VI. 21.
Page 82
est au-delà et hors de nous, l'Âtman ou le Brahman des Upanishad, nous pourrons, dans notre expérience, entrer en possession des vérités qui forment le contenu de l'Âtman ou du Brahman dans l'univers. C'est sur cette possibilité que s'est fondé le Védânta indien. Par la connaissance du Moi, il a cherché la connaissance de l'univers.
Mais il a toujours considéré l'expérience mentale et les concepts de la raison, même à leur plus haut degré, comme des reflets dans des identifications mentales, et non comme la suprême identité existant en soi. Il nous faut dépasser le mental et la raison. La raison active dans notre conscience de veille n'est qu'un intermédiaire entre le Tout subconscient d'où part notre évolution ascendante et le Tout supraconscient vers lequel elle nous porte. Le subconscient et le supraconscient sont deux formulations différentes du même Tout. Le maître mot du subconscient est la Vie, le maître mot du supraconscient est la Lumière. Dans le subconscient, la connaissance ou la conscience sont involuées dans l'action, car l'action est l'essence de la Vie. Dans le supraconscient, l'action réintègre la Lumière et ne contient plus la connaissance involuée, mais est elle-même contenue dans une suprême conscience. Ils ont en commun la connaissance intuitive fondée sur l'identité consciente ou effective entre ce qui connaît et ce qui est connu ; c'est un même état d'existence en soi où le connaissant et le connu sont unifiés dans la connaissance. Mais dans le subconscient, l'intuition se manifeste et s'effectue dans l'action, et la connaissance ou identité consciente est entièrement, ou plus ou moins, dissimulée dans l'action. Dans le supraconscient, au contraire, la Lumière étant la loi et le principe, l'intuition se manifeste dans sa vraie nature comme connaissance émergeant de l'identité consciente, et l'action effectuée en est plutôt l'accompagnement ou la conséquence nécessaire, et ne se fait plus passer pour le fait primordial. Entre ces deux états, la raison et le mental agissent comme des intermédiaires qui permettent à l'être de libérer la connaissance de son emprisonnement dans l'acte et de la préparer à reprendre sa primauté essentielle. Quand la conscience de soi dans le mental, appliquée à la fois au contenant et au contenu, à notre moi et au moi d'autrui, s'exhausse en l'identité lumineuse et manifeste, la raison change elle aussi et revêt la forme de la connaissance intuitive¹
¹J'emploie le mot " intuition ", faute d'un meilleur terme. En vérité, c'est un pis-aller, car ce mot ne correspond pas au sens suggéré. Il en est de même du mot " conscience " et de bien d'autres termes ; la pauvreté de notre vocabulaire nous oblige à en étendre indûment la 'signification.
Page 83
lumineuse en soi. C'est le plus haut état possible de notre connaissance, où le mental s'accomplit dans le supramental.
Tel est le plan de l'entendement humain sur lequel se sont édifiées les conclusions du plus ancien Védânta. Il n'est pas dans mon propos d'examiner en détail les résultats auxquels les sages d'antan sont parvenus en s'appuyant sur cette base, mais il est nécessaire de passer brièvement en revue certaines de leurs principales conclusions dans la mesure où elles concernent le problème de la Vie divine qui, seul, nous occupe à présent. Car c'est dans ces idées que nous trouverons le meilleur fondement, parmi ceux qui existent déjà, pour ce que nous cherchons à reconstruire ; et si, comme pour toute connaissance, il faut que l'ancienne expression soit dans une certaine mesure remplacée par une expression nouvelle, adaptée à la mentalité récente, et que l'ancienne lumière se fonde en une lumière nouvelle, comme l'aube succède à l'aube, c'est néanmoins en prenant pour capital de base le trésor ancien, ou ce que nous en pouvons recouvrer, que nous parviendrons le mieux à amasser les plus larges gains dans notre nouveau commerce avec l'Infini qui ne change jamais tout en changeant sans cesse.
Sad Brahman,, l'Existence pure, indéfinissable, infinie, absolue, est le dernier concept auquel parvient l'analyse védântique dans sa vision de l'univers, la Réalité fondamentale que l'expérience védântique découvre derrière tout le mouvement et toute la formation qui constituent la réalité apparente. Il est évident que, lorsque nous énonçons cette conception, nous dépassons tout à fait ce que notre conscience ordinaire et notre expérience normale contiennent ou certifient. Les sens et le mental sensoriel n'ont pas la moindre notion de ce que peut être une existence pure ou absolue. Notre expérience sensorielle ne nous parle que de forme et de mouvement. Les formes existent, mais leur existence n'est pas pure; au contraire, elle est toujours mélangée, combinée, agrégée, relative. Lorsque nous pénétrons en nous-mêmes, nous pouvons nous débarrasser de la forme précise, mais non pas du mouvement, ni du changement. Mouvement de Matière dans l'Espace, mouvement de changement dans le Temps, telle semble être la condition de l'existence. Certes, on peut dire, si l'on veut, que c'est là l'existence, et que l'idée d'existence en soi ne correspond à aucune réalité que l'on puisse découvrir. Tout au plus, dans le phénomène de la conscience de soi, ou à l'arrière-plan, avons-nous parfois un aperçu de quelque
Page 84
chose; d'immobile et. d'immuable, quelque chose, que nous" percevons vaguement ou imaginons être nous-mêmes par-delà toute vie et toute mort, par-delà tout changement, toute formation et toute action. Là, se trouve en nous l'unique porte qui, parfois, s'ouvre toute grande sur la splendeur d'une vérité au-delà et, avant de se refermer, laisse un rayon nous toucher — lumineuse suggestion à laquelle, si nous avons force et fermeté, nous pouvons nous attacher dans notre foi et dont nous pouvons faire un point de départ pour un jeu de la conscience différent de celui du mental sensoriel, pour le jeu de l'Intuition.
Un examen attentif, en effet, nous permettra de constater que l'Intuition est notre premier instructeur. L'Intuition est toujours là, voilée derrière nos opérations mentales. Elle apporte à l'homme ces brillants messages de l'Inconnu qui marquent le début de sa connaissance supérieure. La raison intervient ensuite seulement pour voir quel profit elle peut tirer de cette moisson de lumière. C'est l'Intuition qui nous donne l'idée qu'il existe quelque chose derrière et par-delà tout ce que nous connaissons et semblons être, qui poursuit l'homme et contredit toujours sa raison inférieure et toute son expérience normale et qui l'incite à formuler cette perception sans forme en des idées plus positives — idées de Dieu, d'Immortalité, de Ciel, et tant d'autres — par lesquelles nous nous efforçons de l'exprimer pour le mental. Car l'Intuition est aussi forte que la Nature elle-même, elle a jailli de son âme et n'a cure des contradictions de la raison ou des démentis de l'expérience. Elle connaît ce qui est parce qu'elle est cela, parce qu'elle-même fait partie de cela et vient de cela, et ne le livrera pas au jugement de ce qui ne fait que devenir et paraître. Ce dont nous parle l'Intuition n'est pas tant l'Existence que l'Existant, car elle provient de cet unique point de lumière en nous qui fait sa force, cette porte qui s'ouvre parfois dans notre conscience de nous-mêmes. L'ancien Védânta saisit ce message de l'Intuition et le formula dans les trois grandes affirmations des Upanishad : " Je suis Lui ", " Tu es Cela, ô Svetaketu ", " Tout ceci est le Brahman ; ce Moi est le Brahman. "
Mais l'Intuition, par la nature même de son action en l'homme, œuvre en fait de derrière le voile; active surtout dans les parties les moins éclairées, les moins organisées de son être, et servie devant le voile, dans l'étroite lumière qu'est notre conscience de veille, seulement par des instruments incapables d'assimiler pleinement ses messages,
Page 85
elle ne peut nous donner la vérité sous cette forme ordonnée et bien exprimée qu'exige notre nature. Pour pouvoir réaliser en nous une telle plénitude de connaissance directe, il faudrait qu'elle s'organise dans notre être de surface et y assume le rôle principal. Mais dans notre être de surface, ce n'est pas l'Intuition, c'est la Raison qui est organisée et qui nous aide à mettre en ordre nos perceptions, nos pensées et nos actions. C'est pourquoi l'âge de la connaissance intuitive, représentée par la plus ancienne pensée védântique, celle des Upanishad, dut faire place à l'âge de la connaissance rationnelle; l'Écriture inspirée céda le pas à la philosophie métaphysique, de même que, par la suite, la philosophie métaphysique dut faire place à la Science expérimentale. Messagère du supraconscient, la pensée intuitive qui, de ce fait, est notre plus haute faculté, fut supplantée par la raison pure ; mais celle-ci n'est qu'une sorte de député vivant sur les hauteurs moyennes de notre être ; et elle fut à son tour supplantée provisoirement par l'action mélangée de la raison qui vit dans nos plaines et en basse altitude, et dont la vision ne dépasse pas l'horizon de l'expérience que peuvent nous apporter le mental physique et les sens physiques ou tout ce que nous sommes capables d'inventer pour leur venir en aide. Et ce processus qui semble être une descente, est en réalité un cycle de progrès. Car dans chaque cas, la faculté inférieure est obligée de reprendre tout ce qu'elle peut assimiler de ce que la faculté supérieure avait déjà donné et d'essayer de le rétablir par ses propres méthodes. Cette tentative lui permet d'élargir son propre champ, et finalement elle arrive à s'adapter avec plus de souplesse et plus d'ampleur aux facultés supérieures. Sans cette succession et cette tentative d'assimilation séparée, nous serions contraints de rester sous la domination exclusive d'une partie de notre nature, tandis que le reste demeurerait réprimé et indûment asservi ou isolé dans son domaine et, par suite, insuffisamment développé. Grâce à cette succession et ces tentatives séparées, l'équilibre est rétabli ; une plus complète harmonie des parties qui, en nous, possèdent la connaissance, se prépare.
Cette succession, nous la trouvons dans les Upanishad et dans les philosophies indiennes ultérieures. Les sages du Véda et du Védânta se fiaient entièrement à l'intuition et à l'expérience spirituelle. C'est par erreur que les érudits parlent quelquefois de grands débats ou de grandes discussions dans les Upanishad. Chaque fois qu'il semble y avoir controverse, ce n'est pas sur la discussion, la dialectique ou le
Page 86
raisonnement logique qu'elle s'appuie, mais elle compare intuitions et expériences, et la moins lumineuse cède la place à la plus lumineuse, la plus étroite et la plus imparfaite, ou la moins essentielle, à la plus globale, la plus parfaite, la plus essentielle. La question qu'un sage pose à l'autre est : " Que connais-tu ? ", non " Que penses-tu ? " ni " À quelle conclusion ton raisonnement t'a-t-il conduit ? " Nulle part dans les Upanishad, nous ne trouvons trace d'un raisonnement logique invoqué pour soutenir les vérités du Védânta. Les sages semblent admettre que l'Intuition doit être corrigée par une intuition plus parfaite ; le raisonnement logique n'en peut être le juge.
Et pourtant, 'la raison humaine exige sa propre satisfaction, par sa propre méthode. C'est pourquoi, lorsque s'ouvrit l'âge de la spéculation rationaliste, les philosophes indiens, respectant l'héritage du passé, adoptèrent une double attitude à l'égard de la Vérité qu'ils recherchaient. Dans la Shruti, ces premiers résultats de l'Intuition ou, comme ils préféraient l'appeler, de la Révélation inspirée, ils reconnurent une autorité supérieure à la Raison. Mais en même temps, ils partirent de la Raison et mirent à l'épreuve les résultats qu'elle leur donnait, ne tenant pour valables que les conclusions confirmées par l'autorité suprême. Ainsi évitèrent-ils, jusqu'à un certain point, le grand défaut de la métaphysique : sa tendance à batailler dans les nuages, parce qu'elle traite les mots comme s'il s'agissait de faits impératifs et non de symboles que l'on doit toujours soigneusement examiner et constamment ramener au sens de ce qu'ils représentent. Ils cherchèrent d'abord, au centre de leurs spéculations, à rester proches de l'expérience la plus haute et la plus profonde, procédant avec le consentement unanime des deux grandes autorités, la Raison et l'Intuition. Néanmoins, dans la pratique, la tendance naturelle de la Raison à affirmer sa suprématie l'emporta sur la théorie qui lui assigne une place secondaire. D'où la naissance d'écoles opposées, toutes fondées théoriquement sur le Véda, dont elles utilisaient les textes comme armes pour se battre les unes contre les autres. La plus haute Connaissance intuitive voit les choses comme un tout, dans leur ensemble, et les détails ne sont pour elle que des aspects du tout indivisible; elle est naturellement portée vers la synthèse immédiate et vers l'unité de la connaissance. La Raison, au contraire, procède par analyse et division et assemble les faits de manière à former un tout; mais dans l'assemblage ainsi constitué se trouvent des opposés, des anomalies, des incompatibilités logiques, et
Page 87
la tendance naturelle de la Raison est; d'en affirmer certains et de nier ceux qui contredisent les conclusions qu'elle a choisies, afin de pouvoir former un système parfaitement cohérent. Ainsi fut brisée l'unité de la première connaissance intuitive, et l'ingéniosité des logiciens a toujours su découvrir des astuces, des méthodes d'interprétation, des normes aux valeurs variables, grâce auxquelles ils purent pratiquement se débarrasser des textes gênants de l'Écriture et se livrer en toute liberté à leurs spéculations métaphysiques.
Toutefois, les principales conceptions du plus ancien Védânta furent en partie préservées dans les divers systèmes philosophiques, et l'on fit de temps en temps des efforts pour les combiner à nouveau en quelque image de l'ancienne universalité, de l'ancienne unité de la pensée intuitive. Et derrière chacune de ces pensées, survécut, sous des formes diverses, la même conception fondamentale du Purusha, de l'Âtman, ou du Sad Brahman, le pur Existant des Upanishad, souvent transformé par la raison en une idée ou un état psychologique, mais portant encore un peu de son ancien contenu d'inexprimable réalité. Quelle peut être la relation entre ce mouvement du devenir que nous appelons le monde et cette Unité absolue, et comment l'ego, qu'il soit le produit du mouvement ou sa cause, peut-il retourner à ce vrai Moi, à cette Divinité ou à cette Réalité que proclame le Védânta ? Telles sont les questions d'ordre spéculatif et pratique qui ont depuis toujours occupé la pensée de l'Inde.
Page 88
Home
Sri Aurobindo
Books
SABCL
French
Share your feedback. Help us improve. Or ask a question.