La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
  Cristof Alward-Pitoëff

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Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics, expounding a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth.

La Vie Divine

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Sri Aurobindo

Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

Sri Aurobindo Birth Centenary Library (SABCL) The Life Divine Vols. 18,19 1070 pages 1970 Edition
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Sri Aurobindo's principal work of philosophy and metaphysics. In this book, Sri Aurobindo expounds a vision of spiritual evolution culminating in the transformation of man from a mental into a supramental being and the advent of a divine life upon earth. The material first appeared as a series of essays published in the monthly review Arya between 1914 and 1919. They were revised by Sri Aurobindo in 1939 and 1940 for publication as a book.

French Translations of books by Sri Aurobindo La Vie Divine 1153 pages 2005 Edition
French Translation
Translator:   Cristof Alward-Pitoëff  PDF    LINK

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L'Illusion cosmique ; mental, rêve
et hallucination

Toi qui es venu en ce monde transitoire et malheureux, tourne-toi vers Moi.

Gîta. IX. 33.

Ce Moi est un moi de Connaissance, une lumière intérieure dans le cœur; il est l'être conscient commun à tous les états d'être et il se meut dans les deux mondes. Il devient un moi de rêve et passe au-delà de ce monde et de ses formes de mort. (...) Il existe deux plans de cet être conscient, ce monde-ci et les autres; un troisième état est leur lieu de jonction, l'état de rêve, et, quand il se tient en ce lieu de leur jonction, il voit les deux plans de son existence, ce monde et l'autre monde. Quand il dort, il prend la substance de ce monde où existe toute chose, et où lui-même défait et édifie par sa propre illumination, par sa propre lumière; quand cet être conscient dort, il devient lumineux de sa propre lumière. (...) Il n'y a ni routes ni chars, ni joies ni plaisirs, ni bassins ni étangs ni rivières, mais il les crée par sa propre lumière, car il est le bâtisseur. Par le sommeil, il rejette son corps et, sans sommeil, voit ceux qui dorment; par son souffle de vie, il préserve ce nid inférieur et s'élance, immortel, hors de son nid; immortel, il va où il veut, le Purusha d'or, le Cygne solitaire. On dit : " Seul le pays de l'éveil est sien, car les choses qu'il voit quand il est éveillé, sont les seules qu'il voit quand il dort " ; mais là, il est sa propre lumière.

Brihadâranyaka Upanishad. IV. 3. 7,9-12,14.

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Ce qui se voit et ce qui ne se voit pas, ce dont on fait l'expérience et ce dont on ne fait pas l'expérience, ce qui est et ce qui n'est pas — il voit tout, il est tout et il voit. Prashna

Upanishad. IV. 5

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Toute la pensée humaine, toute l'expérience de l'homme mental évolue entre une affirmation et une négation constantes ; pour son mental, il n'y a aucune vérité conceptuelle, aucun résultat d'expérience que l'on ne puisse affirmer, aucun non plus que l'on ne puisse réfuter. Son mental a nié l'existence de l'être individuel, nié l'existence du cosmos, nié l'existence de toute Réalité immanente ou fondamentale, nié toute Réalité au-delà de l'individu et du cosmos; mais il affirme aussi constamment ces choses — tantôt l'une seulement, ou deux d'entre elles, ou toutes en même temps, Il doit agir ainsi, car notre mental pensant est par nature un ignorant qui s'occupe de possibilités ; d'aucune d'entre elles il ne possède la vérité, mais il les sonde et les vérifie tour à tour, ou en traite un grand nombre à la fois dans l'espoir de parvenir ainsi à une certaine croyance, à une certaine connaissance fixes les concernant, et d'aboutir à quelque certitude; mais vivant dans un monde de relativités et de possibilités, il ne peut arriver à rien de définitivement certain, à aucune conviction absolue et durable. Même ce qui est réel ou réalisé peut se présenter à notre mentalité comme quelque chose qui " peut être ou ne pas être ", syâd vâ na syâd vâ, ou comme quelque chose qui " est " à l'ombre de quelque chose qui " aurait pu ne pas être ",et qui revêt l'aspect de ce qui, plus tard, ne sera plus. Notre être vital, lui aussi, souffre de la même incertitude ; il ne peut s'abriter dans aucun but de vie dont il pourrait tirer une satisfaction sûre ou définitive, ou auquel il pourrait assigner une valeur durable. Notre nature part de faits et de réalités qu'elle prend pour réels; elle est poussée au-delà en quête de possibilités incertaines et, finalement, elle est amenée à remettre en question tout ce qu'elle prenait pour réel. Car elle part d'une ignorance fondamentale et ne peut se saisir de vérités assurées ; toutes les vérités sur lesquelles elle s'appuie pendant quelque temps, s'avèrent partielles, incomplètes et contestables.

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Au commencement, l'homme vit dans son mental physique qui perçoit l'actuel, le physique, l'objectif, et l'accepte en tant que fait, et ce fait lui-même comme une vérité évidente en soi et incontestable ; tout ce qui n'est pas actuel, physique, objectif, est pour lui irréel ou pas encore réalisé, et il ne l'accepte comme entièrement réel que dans la mesure où cela a réussi à s'actualiser, à devenir un fait physique, objectif; son propre être, il le considère aussi comme un fait objectif, dont la réalité est garantie par son existence en un corps visible et sensible; tous les autres êtres subjectifs, toutes les autres choses subjectives, il les accepte en se fondant sur la même évidence, à condition qu'ils puissent devenir des objets de notre conscience extérieure ou que cette part de notre raison, qui construit sur les données fournies par cette conscience et s'appuie sur elles comme sur la seule base solide de connaissance, les juge acceptables. La science physique est un vaste prolongement de cette mentalité : elle corrige les erreurs des sens et dépasse les premières limitations du mental sensoriel en découvrant des moyens d'amener dans le champ de l'objectivité des faits et des objets que nos organes physiques ne peuvent saisir ; mais elle possède le même critère de réalité : l'actualité physique objective; est jugé. réel ce qui peut être vérifié par la raison positive et par des preuves objectives.

Mais l'homme possède aussi un mental-de-vie, une mentalité vitale qui est un instrument de désir : cette mentalité ne se satisfait pas de l'actuel, elle traite de possibilités ; elle a la passion de 'la nouveauté et cherche toujours à repousser les limites de l'expérience pour la satisfaction du désir, pour la jouissance, pour mieux s'affirmer et étendre le champ de ses pouvoirs et de ses profits. Elle désire, goûte, possède les actualités, mais recherche également des possibilités irréalisées, s'efforce avec ardeur de les matérialiser, de les posséder et de les apprécier. Elle ne se satisfait pas seulement du physique et de l'objectif, mais cherche aussi une satisfaction et un plaisir subjectifs, Imaginatifs, purement émotifs. N'était ce facteur, le mental physique de l'homme, livré à lui-même, vivrait comme l'animal, acceptant sa vie actuelle immédiate et ses limites comme le sommet de ses possibilités, évoluerait dans l'ordre établi de la Nature matérielle sans rien exiger de plus. Mais ce mental vital, cette volonté-de-vie inquiète intervient avec ses exigences et dérange cette satisfaction inerte ou routinière enfermée dans les limites de l'actuel ; il accroît sans cesse le désir et la faim, suscite une insatisfaction, une agitation, une quête de quelque chose qui dépasse ce que

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la vie semble à même de lui donner ; il permet un élargissement considérable du domaine de l'actualité physique en actualisant nos possibilités irréalisées, mais nous pousse également à exiger toujours davantage, à nous mettre en quête de nouveaux mondes à conquérir, nous incite constamment à dépasser les bornes des circonstances et à nous dépasser nous-mêmes. Cette agitation et cette incertitude augmentent du fait de l'intervention du mental pensant qui examine tout, doute de tout, construit des affirmations pour les détruire ensuite, érige des systèmes de certitudes, mais finalement n'accorde sa foi à aucun, confirme et met en doute le témoignage des sens, suit les conclusions de la raison et les défait à nouveau pour aboutir à des conclusions différentes ou t)S)u,t à fait opposées, et il poursuit ce processus indéfiniment, si ce n'est ad infinitum. Telle est l'histoire de la pensée humaine et de l'effort humain : briser constamment les limites et, en fin de compte, tourner éternellement dans les mêmes spirales, élargies peut-être, mais suivant des, courbes et vers des objectifs identiques ou toujours similaires. Le mental de l'humanité, toujours en quête, toujours dynamique, ne parvient jamais à une réalité fermement établie, qu'il s'agisse des buts et objectifs de la vie ou de ses propres certitudes et convictions, et sa conception de l'existence ne repose jamais sur une base assurée, ne trouve aucune formation solide.

Cette agitation et ce labeur constants peuvent en arriver au point où le mental physique lui-même perd confiance en ses certitudes objectives et tombe dans un agnosticisme qui remet en question toutes ses normes de vie et de connaissance, se demande si tout cela est bien réel, ou, en admettant que ce soit réel, si ce n'est pas futile; le mental vital, déconcerté par la vie, frustré, insatisfait de tous ses plaisirs, envahi par un dégoût et un désenchantement profonds, trouve que tout est vanité et tourment de l'esprit, et il est prêt à rejeter la vie et l'existence comme irréelles, et tout ce qu'il pourchassait comme une illusion. Maya; le mental pensant, défaisant toutes ses affirmations, découvre qu'elles sont de simples constructions mentales dépourvues de toute réalité, ou que la seule réalité est quelque chose au-delà de cette existence, qui n'a été m créé ni construit, quelque chose d'Absolu et d'Éternel — tout ce qui est relatif, tout ce qui est lié au temps est un rêve, une hallucination du mental ou un vaste délire, une immense Illusion cosmique, l'image trompeuse d'une existence apparente. Le principe de négation l'emporte sur le principe d'affirmation et devient universel et absolu. Cette expérience

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est à l'origine des grandes religions et des grandes philosophies qui nient le -monde : la vie se détourne alors de ses propres élans, et l'homme se met en quête d'une autre vie, ailleurs, une vie éternelle et sans défaut, ou bien il cherche à abolir la vie elle-même dans une Réalité immuable ou une Non-Existence originelle. Deux des plus grands penseurs de l'Inde, Bouddha et Shankara, ont exprimé cette philosophie de la négation du monde et lui ont donné une puissance et une valeur suprêmes. À une époque intermédiaire, ou plus tard, d'autres philosophies d'une importance considérable virent le jour, et certaines eurent de nombreux adeptes, car elles étaient formulées avec beaucoup de perspicacité par des hommes de génie, doués d'une intuition spirituelle, et mettaient en doute, avec plus ou moins de puissance et de succès, les conclusions de ces deux grands systèmes métaphysiques; mais nulle n'a été exposée, présentée avec une égale vigueur, nulle n'était inspirée par d'aussi fortes personnalités, et nulle n'a eu une aussi large influence. L'esprit de ces deux remarquables philosophies spirituelles — car Shankara, dans le développement historique du mental philosophique de l'Inde, intégré et complète le Bouddha, et prend sa place — a puissamment marqué la pensée, la religion et la mentalité générale de l'Inde; partout l'on sent encore planer son ombre immense, partout se voit l'empreinte des trois grandes formules : la chaîne du Karma, la roue de la renaissance à laquelle il faut échapper, et la Maya. Il est donc nécessaire de jeter un regard neuf sur l'Idée ou la Vérité qui se trouve derrière la négation de l'existence cosmique et d'examiner, fût-ce brièvement, la valeur de ses formulations ou de ses suggestions principales, sur quelle réalité elles s'appuient, dans quelle mesure elles sont déterminantes pour la raison ou l'expérience. Pour le moment, il suffira de passer rapidement en revue les idées majeures associées à cette conception de la grande Illusion cosmique. Maya, et de leur opposer celles qui relèvent de notre propre ligne de pensée et de vision; car ces deux courants de pensée découlent d'une même conception de la Réalité Unique, mais l'un conduit à un Illusionnisme universel, l'autre à'un Réalisme universel —un univers irréel ou réel-irréel reposant sur une Réalité transcendante, ou un univers réel reposant sur une Réalité à la fois universelle et transcendante ou absolue.

.'L'aversion de l'être vital, le recul du mental vital devant la vie ne peuvent être tenus pour des preuves suffisamment valables ou concluantes. Ils sont essentiellement motivés par un sentiment :de

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déception et par une acceptation de l'échec, qui n'a aucune raison de se croire plus probant que l'invariable espoir, la foi et la volonté réalisatrice de l'idéaliste animé de sentiments opposés. Néanmoins, le mental n'a pas tout à fait tort de soutenir ce sentiment d'échec, ni de percevoir finalement qu'il y a une illusion derrière tout effort humain et toute tentative terrestre, l'illusion de ses évangiles politiques et sociaux, l'illusion de son éthique qui aspire à la perfection, l'illusion de la philanthropie et du service, l'illusion des œuvres, l'illusion de la renommée, du pouvoir, du succès, l'illusion de tout accomplissement. L'effort humain, social et politique tourne toujours en rond et ne mène nulle part; la vie et la nature de l'homme demeurent toujours les mêmes, toujours imparfaites; ni les lois, ni les institutions, ni l'éducation, ni la philosophie, ni la moralité, ni les enseignements religieux n'ont réussi à produire l'homme parfait, et encore moins une humanité parfaite — redressez la queue du chien autant que vous voudrez, comme on dit, elle reviendra toujours à sa forme tordue. L'altruisme, la philanthropie et le service, l'amour chrétien et la compassion bouddhique n'ont pas rendu le monde un iota plus heureux ; ils procurent seulement, ça et là, quelques particules infinitésimales de soulagement momentané, jettent quelques gouttes d'eau sur le feu de la souffrance du monde. Tous les buts s'avèrent en fin de compte transitoires et futiles, tous les accomplissements insatisfaisants ou évanescents ; que sont toutes nos œuvres sinon beaucoup de dur labeur, de succès et d'échecs qui n'aboutissent à rien de définitif; tous les changements qui se font dans la vie humaine ne sont que des changements de forme, et ces formes se suivent en une ronde futile ; quant à l'essence de la vie, son caractère général reste à jamais le même. Cette vision des choses est peut-être exagérée, mais elle a une force indéniable ; elle est soutenue par l'expérience humaine séculaire et porte en elle une signification qui, un jour ou l'autre, s'impose à l'esprit comme une évidence indiscutable. Et ce n'est pas tout. S'il est vrai que les lois et les valeurs fondamentales de l'existence terrestre sont fixées ou que celle-ci est condamnée à suivre perpétuellement des cycles récurrents — idée qui, pendant longtemps, fut largement répandue —, alors il n'est guère possible d'échapper finalement à cette vision des choses. Car l'imperfection, l'ignorance, l'échec et la souffrance sont un facteur dominant de l'ordre actuel du monde, et les éléments opposés, connaissance, bonheur, succès, perfection se révèlent constamment trompeurs ou aléatoires : les deux contraires sont si inextricablement mêlés que l'on est presque obligé d'en conclure -—si cet état de choses

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n'est pas un mouvement vers un plus grand accomplissement, si c'est le caractère permanent de l'ordre du monde — que tout ici-bas est ou bien la création d'une Énergie inconsciente — ce qui expliquerait l'incapacité d'une conscience apparente à réaliser quoi que ce soit —, ou bien un monde d'épreuve et d'échec créé intentionnellement, et dont l'issue ne se trouve pas ici-bas mais ailleurs, ou même, si ce n'est pas une vaste Illusion cosmique sans aucun but.

Parmi ces conclusions alternatives, la seconde, telle qu'on nous la présente habituellement, n'offre aucune base solide pour la raison philosophique, puisqu'elle ne nous donne aucune indication satisfaisante Sur le lien entre l'ici et l'ailleurs, que l'on suppose antagonistes sans expliquer le caractère inévitable de leurs relations, et ne jette aucune lumière sur la nécessité ou la signification fondamentale de l'épreuve et de l'échec. Ces choses ne pourraient être intelligibles — hormis la mystérieuse volonté d'un Créateur arbitraire — que si des esprits immortels avaient choisi de tenter l'aventure de l'Ignorance et qu'il leur eût été nécessaire de faire l'apprentissage de la nature d'un monde d'Ignorance afin de pouvoir la rejeter. Mais ce mobile créateur, nécessairement fortuit et d'une incidence tout à fait temporaire, dont la terre serait le champ d'expérience accidentel, ne pourrait guère suffire à expliquer l'immense et durable phénomène de cet univers complexe. Il pourrait jouer un rôle positif dans une explication satisfaisante, à condition que ce monde soit le champ de réalisation d'un plus vaste mobile créateur, la manifestation d'une Vérité divine ou d'une divine Possibilité en laquelle, dans certaines conditions, une Ignorance initiale interviendrait comme un facteur nécessaire, et si cet univers était organisé de telle sorte que l'Ignorance se Voie contrainte de progresser vers la Connaissance, la manifestation imparfaite de croître vers la perfection, l'échec de servir d'échelon vers la victoire finale, la souffrance de préparer l'émergence de la Joie d'Être divine. En ce cas, le sentiment de déception, d'échec, d'illusion et de la vanité de toutes choses ne serait pas fondé; car les aspects qui semblent le justifier ne seraient que les circonstances naturelles d'une difficile évolution : toute la tension de la lutte et de l'effort, du succès et de l'échec, de la joie et de la souffrance, le mélange d'ignorance et de connaissance, seraient une expérience nécessaire pour que l'âme, le mental, la vie et l'élément physique croissent en la pleine lumière d'un être spirituel accompli. Cela se révélerait être le processus d'une

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manifestation évolutive ; il n'y aurait aucun besoin de faire intervenir le fiât d'une Omnipotence arbitraire ou une Illusion cosmique, là fantaisie d'une Maya dénuée de sens.

Mais la philosophie de la négation du monde s'appuie également sur une base mentale et spirituelle supérieure, et nous nous trouvons ici sur un terrain plus solide : car on peut soutenir que le monde, en sa nature même, est une illusion, et l'on aura beau raisonner sur les caractères et les circonstances de cette Illusion, rien ne saurait la justifier ni en faire une Réalité — il n'existe qu'une Réalité, la transcendante, la supracosmique : même si notre vie devait se changer en une vie de dieux, nul accomplissement ne ' pourrait annuler' ou abolir l'irréalité originelle qui en est le caractère fondamental, car cet accomplissement ne serait que la face lumineuse d'une Illusion. Ou même, sans être absolument une illusion, ce serait une réalité d'un ordre inférieur qui devrait prendre fin dès que l'âme reconnaîtrait que le Brahman seul est vrai, qu'il n'y a rien d'autre que l'Absolu transcendant et immuable. Si c'est là l'unique Vérité, alors le sol s'effondre sous nos pieds; la Manifestation divine, la victoire de l'âme dans la Matière, sa maîtrise de l'existence, la vie divine dans la Nature, tout cela serait un mensonge, ou du moins quelque chose de pas absolument réel imposé pour un temps à la seule Réalité véritable. Mais ici, tout dépend de la conception mentale de la Réalité, ou de l'expérience qu'en fait l'être mental; ainsi que de la valeur de cette conception et du caractère impératif de cette expérience — et même s'il s'agit d'une expérience spirituelle, nous devons voir dans quelle mesure elle est absolument concluante ou la seule à s'imposer d'une manière aussi indiscutable.

Bien que ce ne soit pas le point de vue généralement admis, on considère parfois l'Illusion cosmique comme quelque chose qui aurait le caractère d'une expérience subjective irréelle; elle est alors — ou pourrait être — une représentation de formes et de mouvements émergeant dans le sommeil éternel des choses ou dans une conscience de rêve, et provisoirement imposée à une pure Existence consciente de soi et sans traits; c'est un rêve qui se déroule dans l'Infini. Dans les philosophies des Mâyâvâdins —car il existe plusieurs systèmes dont la base est similaire, mais qui ne coïncident pas entièrement ni en tous points —, on trouve la même analogie avec le rêve, mais c'est seulement une analogie, cela ne représente pas le caractère intrinsèque de l'illusion du monde.

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Le mental physique pragmatique a du mal à admettre l'idée que nous-mêmes, le monde et la vie, seules choses dont notre conscience témoigne avec certitude. Soient inexistants, une tromperie que cette conscience nous impose. On propose certaines analogies, notamment celles du rêve et de l'hallucination, afin de montrer que les expériences de la conscience peuvent paraître réelles à celle-ci, bien qu'elles s'avèrent dépourvues de toute base, ou de base suffisante, dans la réalité ; de même qu'un rêve est réel pour le rêveur aussi longtemps qu'il dort, mais se révèle irréel quand il s'éveille, de même notre expérience du monde nous semble positive et réelle mais, lorsque nous nous distançons de l'illusion, nous constatons qu'elle n'avait aucune réalité. Cependant, nous ferons bien de donner sa pleine valeur à l'analogie du rêve, afin de voir si notre perception de l'expérience du monde a, de quelque façon, une base similaire. Car l'idée que le monde est un rêve, que ce soit un rêve du mental subjectif ou un rêve de l'âme ou un rêve dans Éternel, est souvent contemplée et elle renforce puissamment, dans les sentiments et la pensée des hommes, la tendance à croire que tout est illusion. Si cette analogie ne se justifie pas, nous devrons le montrer clairement et distinguer les raisons pour lesquelles elle n'est pas applicable afin de l'écarter complètement ; si elle se justifie en partie, nous devrons déterminer ce qui en fait la valeur et quelle en est la limite. Et si nous affirmons que le monde est une illusion, mais pas l'illusion d'un rêve, nous devrons établir cette nouvelle distinction sur une base solide.

Nous ressentons d'abord l'irréalité du rêve, car tout rêve a une fin et perd sa validité quand nous passons de cet état de conscience à l'autre, qui est notre état normal. Mais ce n'est pas en soi une raison suffisante : car différents états de conscience peuvent fort bien exister, chacun possédant ses propres réalités; si la conscience d'un état de choses s'estompe et que son contenu se perd ou, même si nous en conservons la mémoire, s'il nous semble néanmoins illusoire dès que nous passons dans un autre état, cela peut être parfaitement normal, mais ne prouve pas la réalité de notre état présent et l'irréalité de l'état que nous venons de quitter. Si les circonstances terrestres commencent à paraître irréelles à une âme qui passe dans un monde différent ou dans un autre plan de conscience, cela ne prouve pas leur irréalité ; de même, le fait que l'existence du monde nous semble irréelle quand nous passons dans le silence spirituel ou dans quelque Nirvana, ne suffit pas à prouver que le cosmos ait toujours été une illusion. Le monde est réel pour la

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conscience qui y demeure, une existence inconditionnée est réelle pour la conscience absorbée dans le Nirvana; c'est tout ce que cela prouve. Mais la seconde raison pour ne pas ajouter foi à nos expériences dans le sommeil est qu'un rêve est évanescent, il n'a pas d'antécédent et pas de suite; et en outre, il est d'ordinaire dépourvu de cohérence suffisante et de signification intelligible pour notre être éveillé. Si nos rêves revêtaient, comme notre existence diurne, une certaine cohérence, chaque nuit reprenant et poursuivant dans le sommeil une expérience passée, de façon continue, chaque expérience se reliant aux précédentes, comme nous reprenons chaque jour le fil de notre expérience du monde à l'état de veille, alors les rêves prendraient, pour notre mental, un tout autre caractère. Il n'y a par conséquent aucune analogie entre les rêves et l'existence de veille; ce sont des expériences d'une nature, d'une valeur et d'un ordre tout à fait différents. On reproche à notre vie d'être évanescente, et souvent aussi de manquer, dans l'ensemble, de cohérence et d'une signification intérieures; mais si cette signification demeure incomplète, c'est peut-être dû à un manque de compréhension de notre part, ou à une compréhension limitée; en fait, quand nous nous intériorisons et commençons à voir la vie du dedans, elle revêt une signification complète et intelligible ; en même temps, tout ce qui était auparavant perçu comme un manque de cohérence intérieure disparaît, et nous voyons que cela était dû à l'incohérence de notre propre vision et de notre propre connaissance intérieures et n'est absolument pas un caractère de la vie. Il n'y a pas d'incohérence de surface dans la vie, celle-ci apparaît plutôt à notre mental comme un enchaînement de séquences déterminées et, si c'est là une illusion mentale comme on le prétend parfois, si la séquence est créée par notre mental et n'existe pas en fait dans la vie, cela ne supprime pas la différence entre les deux états de conscience. Car dans le rêve, la cohérence assurée par la conscience intérieure observatrice est absente, et s'il y a un sentiment de continuité, il provient d'une vague et fausse imitation des séquences de la vie de veille, à un mimétisme subconscient; mais cette séquence imitative est imprécise et imparfaite, elle n'est pas fiable et finit toujours par se briser, ou fait souvent totalement défaut. Nous voyons aussi que la conscience de rêve semble entièrement privée du contrôle que la conscience de veille exerce jusqu'à un certain point sur les circonstances de la vie ; elle a l'automatisme naturel d'une construction subconsciente, et rien de la volonté consciente et de la force d'organisation du mental évolué de l'être humain. Par contre, l'évanescence d'un rêve est radicale

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et il n'y a aucun lien entre un rêve et un autre, tandis que l'évanescence de la vie de veille tient aux détails — rien ne prouve en effet que la totalité cohérente de l'expérience du monde le soit elle aussi. Nos corps périssent, mais les âmes progressent de naissance en naissance au fil des siècles : même si étoiles et planètes disparaissent après des âges ou de nombreux cycles de lumière, il est fort possible que l'univers et l'existence cosmique aient une activité, non seulement continue, ce qui paraît certain, mais permanente; rien ne prouve que l'Énergie Infinie qui la crée ait une fin ou un commencement, pas plus elle-même que son action. La disparité entre la vie de rêve et la vie éveillée est encore trop grande pour que l'analogie soit applicable.

On peut toutefois se demander si nos rêves sont vraiment et totalement irréels et dénués de signification, s'ils ne sont pas une forme, un enregistrement d'images ou encore une transcription ou une représentation symbolique de choses qui sont réelles. Pour y répondre nous devons examiner, fût-ce sommairement, la nature du sommeil et des phénomènes de rêve, comment ils surgissent et d'où ils proviennent. Dans le sommeil, notre conscience se retire du champ de ses expériences de veille ; on suppose qu'elle est au repos, suspendue ; mais c'est là une vue superficielle. Ce qui est en suspens, ce sont les activités de veille, ce qui est au repos, c'est le mental de surface et l'action consciente habituelle de nos éléments corporels ; mais la conscience intérieure n'est pas suspendue, elle s'engage dans de nouvelles activités intérieures, dont seulement une partie, qui se déroule ou s'enregistre en nous dans un élément proche de la surface, nous reste en mémoire. Ainsi se maintient dans le sommeil, presque en surface, un élément obscur, subconscient, qui sert de réceptacle ou de passage pour nos expériences de rêve et qui est lui-même un bâtisseur de rêves ; mais derrière, se trouve la profondeur et la masse du subliminal, la totalité de notre être et de notre conscience intérieurs et cachés, qui est d'un tout autre ordre. Normalement c'est une part subconsciente en nous, intermédiaire entre la conscience et l'inconscience pure, qui, à travers cette couche superficielle, envoie ses formations sous forme de rêves, de constructions marquées par une incohérence et un illogisme apparents. Nombre de ces rêves sont des structures fugitives édifiées sur les circonstances de notre vie présente, qui semblent choisies au hasard et sont entourées de tout un jeu fantaisiste de variations ; d'autres rappellent le passé, ou plutôt des circonstances et des personnes choisies dans le passé qui lui servent

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de point de départ pour des constructions tout aussi éphémères. Il y a d'autres rêves du subconscient qui semblent être de pures fantaisies sans aucune origine ou fondement de ce genre ; mais la nouvelle méthode de la psychanalyse, qui tente pour la première fois d'explorer nos rêves avec un certain esprit scientifique, a établi dans ce domaine un système de significations, une clef pour ce qui, en nous, demande à être connu et traité par la conscience de veille ; cela suffit à changer tout le caractère et toute la valeur de notre expérience onirique. On commence à deviner la présence de quelque chose de réel derrière ces expériences, d'un élément qui aurait en outre une importance pratique non négligeable.

Mais le subconscient n'est pas le seul bâtisseur de nos rêves. Lé subconscient est l'ultime frontière de notre existence intérieure secrète, la limite où elle touche l'Inconscient, c'est un degré de notre être où l'Inconscient s'efforce d'atteindre une semi-conscience; la conscience physique de surface, quand elle retombe du niveau de veille et régresse vers l'Inconscient, se retire elle aussi dans cette subconscience intermédiaire. Ou, d'un autre point de vue, on peut décrire cette partie inférieure de notre être comme l'antichambre de l'Inconscient par laquelle ses 'formations s'élèvent jusqu'à notre être 'dé veille Ou nôtre être subliminal. Lorsque nous dormons et que la partie physique de surface en nous — qui, en son origine première, est ici un produit de l'Inconscient —, retombe dans l'inconscience dont elle est issue, elle entre dans cet élément subconscient, antichambre ou substrat, où elle trouve les impressions de ses habitudes mentales et de ses expériences passées ou persistantes, car toutes ont laissé leur marque sur notre subconscient et y Ont un pouvoir de récurrence. Quand elle agit sur notre moi de veille, cette récurrence prend souvent la forme d'une réaffirmation d'anciennes habitudes, d'impulsions endormies ou refoulées, d'éléments de la nature qui ont été rejetés, ou bien elle apparaît sous une autre forme plus difficilement reconnaissable, résultat singulier, déguisé ou subtil, de ces impulsions ou de ces éléments réprimés ou rejetés, mais non point effacés. Dans la conscience de rêve, le phénomène est une construction apparemment fantaisiste, un composé d'images et de mouvements bâtis sur les impressions enfouies, ou autour d'elles, et dont le sens échappe à l'intelligence de veille, car celle-ci ne possède pas la clef du système de signification du subconscient. Après un certain temps, cette activité subconsciente semble à nouveau sombrer dans une complète inconscience, et nous parlons de cet état comme d'un profond

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sommeil sans rêves ; de là, nous émergeons à nouveau dans des rêves peu profonds ou nous retournons à la surface de veille.

Mais en fait, dans ce " sommeil sans rêves ", comme nous l'appelons, nous avons atteint une couche plus profonde et plus dense du subconscient, un état trop involué, trop enfoui ou trop obscur, amorphe et pesant pour que nous puissions ramener ses structures à la surface, et nous rêvons dans cet état, mais sans pouvoir saisir ou retenir, dans la couche enregistreuse de la: subconscience, ces images de rêve plus obscures. Ou bien il se peut que la partie de notre mental qui demeure encore active pendant le sommeil du corps soit entrée dans les domaines intérieurs de notre être, le mental subliminal, le vital subliminal, le physique subtil, et y ait perdu tout lien actif avec les parties superficielles. Si nous demeurons dans les premières couches de ces régions, le subconscient de surface, qui est l'état de veille du sommeil, enregistre une partie de notre expérience dans ces profondeurs ; mais c'est sa propre transcription qu'il enregistre, et elle est souvent altérée par des incohérences caractéristiques et, même quand elle est le plus cohérente, est toujours déformée ou coulée dans des formes tirées du monde de l'expérience de veille. Mais si nous avons plongé plus profondément au-dedans, l'enregistrement ne se fait plus ou ne peut être récupéré, et nous avons l'illusion d'une absence de rêves ; cependant, l'activité de la conscience intérieure de rêve se poursuit derrière le voile de la surface subconsciente, maintenant muette et inactive. Cette activité onirique incessante se révèle à nous lorsque nous devenons plus conscients intérieurement, car nous entrons alors en rapport avec une couche subconsciente plus épaisse et plus profonde et nous pouvons percevoir — au moment même, ou en le reconstituant ou le recouvrant par la mémoire — ce qui s'est passé quand nous avons sombré dans ces abîmes de torpeur. Nous pouvons aussi atteindre à une conscience plus profonde dans notre moi subliminal et nous devenons alors conscients des expériences qui se déroulent sur d'autres plans de notre être ou même dans des mondes supraphysiques auxquels le sommeil nous donne secrètement accès. Une transcription de ces expériences nous parvient; mais ici le transcripteur n'est pas le subconscient, c'est le subliminal, qui est un plus grand bâtisseur de rêves.

Si le subliminal vient ainsi au premier plan dans notre conscience de rêve, notre intelligence subliminale s'éveille parfois — le rêve devient

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une série de pensées, souvent représentées de façon étrange ou frappante, des problèmes que notre conscience de veille ne pouvait résoudre sont résolus, des avertissements, des prémonitions, des indications du futur, des songes véridiques remplacent l'incohérence subconsciente habituelle. On peut aussi voir apparaître une structure d'images symboliques, les unes d'un caractère mental, les autres d'une nature vitale : les premières ont des formes précises, une signification claire ; les secondes sont souvent complexes et déroutantes pour notre conscience de veille, mais, si nous pouvons en saisir le fil conducteur, leur sens propre et leur logique singulière se révèlent. Finalement, certains événements auxquels nous avons assisté ou dont nous avons eu l'expérience sur d'autres plans de notre être ou de l'être universel en lequel nous pénétrons, et qui se sont enregistrés en nous, peuvent nous revenir en mémoire : ces souvenirs ont parfois, comme les rêves symboliques, un lien puissant avec notre vie intérieure et extérieure, ou avec la vie d'autrui; ils révèlent des éléments de notre être mental et vital, ou du leur, ou dévoilent des influences que cet être a subies et que notre moi de veille ignore complètement; parfois, cependant, ce lien n'existe pas, ce sont simplement les enregistrements d'autres systèmes organisés de conscience indépendants de notre existence physique. Les rêves subconscients constituent la majeure partie de notre expérience de sommeil la plus courante, et ce sont les rêves dont nous nous souvenons en général; mais le bâtisseur subliminal est parfois capable d'impressionner suffisamment notre conscience de sommeil pour imprimer ses activités sur notre mémoire de veille. Si nous développons notre être intérieur, si nous vivons plus profondément au-dedans que ne le font la plupart des hommes, alors l'équilibre change et une plus vaste conscience de rêve s'ouvre devant nous ; nos rêves peuvent revêtir un caractère subliminal et non plus subconscient, et assumer une réalité et une signification.

Il est même possible de devenir entièrement conscient dans le sommeil et de suivre, du début jusqu'à la fin ou sur de vastes étendues, les étapes de notre expérience de rêve ; nous constatons alors que nous nous sentons passer d'un état de conscience à un autre, jusqu'à une courte phase de repos lumineux et paisible, sans rêves, véritable restaurateur des énergies de la nature de veille, puis revenir par le même chemin à la conscience éveillée. Il est normal, quand nous passons ainsi d'un état à un autre, que les expériences précédentes nous échappent ; au retour,

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nous ne nous souvenons que des plus vives ou des plus proches de l'état de veille superficiel ; on peut toutefois y remédier -— il est possible de retenir davantage, ou de développer le pouvoir de remonter dans la mémoire, de rêve en rêve, d'état en état, jusqu'à ce que nous ayons :à nouveau la vision de l'ensemble. Une connaissance cohérente de la vie .de sommeil, bien que difficile à acquérir ou à conserver, est possible.

Notre moi subliminal n'est pas, comme notre être physique de surface, un produit de l'énergie de l'Inconscient; c'est un point de rencontre entre la conscience qui émerge d'en bas par l'évolution, et la conscience qui descend des hauteurs pour l'involution. Nous trouvons en lui un mental intérieur, un être vital intérieur, un être physique-subtil ou intérieur plus large que notre être et notre nature extérieurs. Cette existence intérieure est l'origine secrète de presque tout ce qui, dans notre moi de surface, n'est ni une construction de l'Énergie cosmique inconsciente, ni un fonctionnement naturel développé de notre conscience de surface, ni une réaction de cette conscience aux impacts de la Nature universelle extérieure — et le subliminal participe même à cette construction, à ces fonctionnements, à ces réactions, et il exerce sur eux une influence considérable. Nous y trouvons une conscience qui a le. pouvoir d'établir un contact direct avec l'universel, à la différence des contacts surtout indirects que notre être de surface maintient avec l'univers par l'intermédiaire du mental sensoriel et des sens. Noms y trouvons des sens intérieurs, une vision subliminale, un toucher Subliminal, une ouïe subliminale ; mais ces sens subtils sont des canaux que l'être intérieur utilise pour prendre directement conscience des choses, plutôt que des informateurs : le Subliminal ne dépend pas de ses sens pour sa connaissance, ceux-ci ne font que donner une forme à son expérience directe des choses ; ils ne transmettent pas, autant que dans le mental de veille, les formes des objets destinés à servir de documentation pour le mental, ou de point de départ ou de base pour une expérience constructive indirecte. Le subliminal a un droit d'accès aux plans mental, vital et physique-subtil de la conscience universelle, il n'est pas limité au plan matériel et au monde physique ; il possède des moyens de communication avec les mondes d'être que la descente vers l'involution a créés au ' cours de son passage, et avec tous les plans ou mondes correspondants qui ont pu s'élever ou se construire pour servir le dessein de la réascension depuis l'Inconscience jusqu'à la Supraconscience. C'est en ce vaste royaume de l'existence intérieure que notre mental et notre être vital se

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réfugient quand ils se retirent des activités de surface, que ce soit par le sommeil, par une concentration profonde ou par cette plongée intérieure qu'est la transe.

Notre conscience de veille ne perçoit pas ce lien avec l'être subliminal, bien que, sans en connaître le lieu d'origine, elle en reçoive les inspirations, les intuitions, les idées, les suggestions de la volonté et des sens, l'élan vers l'action, qui viennent des plans situés au-dessous ou derrière notre existence superficielle limitée. Comme la transe, le sommeil nous ouvre la porte du subliminal ; car dans le sommeil, comme dans la transe, nous nous retirons derrière le voile de l'étroite personnalité de veille, et c'est derrière ce voile que se trouve l'existence du subliminal. Mais nous recevons les enregistrements de notre expérience de sommeil par l'intermédiaire du rêve et sous les formes du rêve, et non pas dans cet état que nous pourrions appeler un éveil intérieur, et qui est la forme la plus accessible de l'état de transe, ni par des clartés supranormales de vision, et d'autres moyens plus lumineux et concrets de communication que développe la cognition intérieure subliminale quand elle établit un rapport conscient, habitue.1 ou occasionnel, avec notre moi de veille. Le subliminal, avec le subconscient comme annexe — car le subconscient fait également partie de l'entité derrière le voile — est le voyant des choses intérieures et des expériences supraphysiques ; le subconscient de surface n'est qu'un transcripteur. C'est pour cette raison que l'Upanishad parle de l'être subliminal comme du Moi de Rêve, car c'est normalement dans les rêves, les visions, les états où nous sommes absorbés dans l'expérience intérieure, que nous y pénétrons et prenons part à ses expériences — et elle décrit le supraconscient comme le Moi de Sommeil parce que, normalement, toutes les expériences mentales ou sensorielles cessent quand nous entrons dans cette supraconscience. Car dans la transe plus profonde où le contact du supraconscient plonge notre .mentalité, aucun enregistrement ou aucune transcription de son contenu ne peut normalement nous parvenir ; ce n'est que par un développement spécial ou inhabituel, dans un état supranormal ou par une brèche ou une fissure dans la normalité où nous sommes confinés, que nous pouvons, à la surface, devenir conscients des contacts ou des messages de la Supraconscience. Mais en dépit de ces appellations imagées — état de rêve et état de sommeil —, le champ de ces deux états de conscience était clairement considéré comme un domaine aussi réel que celui de l'état de veille où les mouvements de notre conscience perceptive

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sont un enregistrement ou une transcription de choses physiques et de nos contacts avec l'univers physique. Ces trois états peuvent certes être classés comme des parties d'une illusion, les expériences que nous en avons peuvent être réunies et disposées comme des constructions d'une conscience illusoire, notre état de veille n'étant pas moins illusoire que notre état de rêve ou notre état de sommeil, puisque la seule vérité vraie ou la seule réalité réelle est l'incommunicable Moi ou Unique Existence (Âtman, Advaïta), le quatrième état du Moi que décrit le Védânta. Mais il est également possible de les considérer et de les classer comme trois ordres différents d'une seule Réalité ou comme trois états de conscience où prend forme notre contact avec trois degrés différents de l'expérience de soi et de l'expérience du monde.

Si l'expérience de rêve est bien telle que nous venons de la décrire, alors les rêves ne peuvent plus être tenus pour de simples représentations irréelles de choses irréelles, qui s'imposeraient provisoirement à notre semi-inconscience comme une réalité ; par conséquent, l'analogie s'avère inadéquate, même en tant que support illustrant la théorie de l'Illusion cosmique. On peut affirmer toutefois que nos rêves ne sont pas eux-mêmes des réalités, mais seulement une transcription de la réalité, un système d'images-symboles et que, de la même manière, notre expérience de l'univers, à l'état de veille, n'est pas une réalité mais seulement une transcription de la réalité, une série de collections d'images-symboles. Cette affirmation se justifie dans la mesure où notre vision première de l'univers physique repose effectivement sur un système d'images imprimées ou imposées à nos sens; on peut également admettre que dans un certain sens et d'un certain point de vue, nos expériences et nos activités peuvent être considérées comme les symboles d'une vérité que nos vies cherchent à exprimer, mais avec un succès encore limité et une cohérence imparfaite. Si c'était tout, on pourrait décrire la vie comme une expérience de rêve, l'expérience du moi et des choses dans la conscience de l'Infini. Mais bien que la preuve première de l'existence des objets de l'univers consiste en une structure d'images sensorielles, celles-ci sont complétées, validées, organisées par une intuition automatique, dans notre conscience, qui relie immédiatement l'image à la chose imagée et fait l'expérience tangible de l'objet, en sorte que nous ne regardons pas ou ne lisons pas simplement une traduction ou une transcription de la réalité par les sens, mais regardons la réalité elle-même à travers l'image sensorielle. Cette adéquation est

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encore amplifiée par l'action de la raison qui sonde et comprend la loi des choses perçues et peut observer scrupuleusement la transcription des sens et en corriger les erreurs. Nous pouvons donc dire, pour conclure, que nous faisons l'expérience d'un univers réel, grâce à une transcription sensorielle imagée, et avec l'aide de l'intuition et de la raison — une intuition qui nous met en contact avec les choses et une raison qui examine leur vérité par sa connaissance conceptuelle. Mais nous devons également noter que, même si notre vision imagée de l'uni' vers, notre transcription sensorielle, est un système de représentations symboliques et non pas une reproduction ou une transcription exactes, une traduction littérale, il n'en est pas moins vrai qu'un symbole est une notation de quelque chose qui existe, une transcription de réalités. Même si nos images sont incorrectes, ce sont des réalités et non des illusions qu'elles s'efforcent de représenter; quand nous voyons un arbre, une pierre ou un animal, ce n'est pas une forme non existante, une hallucination que nous voyons ; nous pouvons ne pas être sûrs que l'image soit exacte, admettre que d'autres sens pourraient fort bien la voir autrement, mais il y a néanmoins quelque chose qui justifie l'image, une certaine correspondance. Mais, selon l'illusionnisme, la seule réalité est une pure Existence indéterminable et sans traits, Brahman; et il n'est pas possible qu'elle soit traduite, bien ou mal, en un système de formes-symboles, car il faudrait pour cela que cette Existence possède des contenus déterminés ou des vérités non manifestées de son être qui pourraient être transcrites en les formes ou ;les noms que leur donne notre conscience : un pur Indéterminable ne peut être transcrit, traduit par une multitude de différenciations représentatives, une profusion de symboles ou d'images ; car il ne s'y trouve qu'une Identité pure, il n'y a rien à transcrire, rien à symboliser, rien à figurer. L'analogie avec le rêve ne nous est donc d'aucun secours, et mieux vaut l'écarter ; on peut toujours y recourir comme à une métaphore frappante, décrivant une certaine attitude de notre mental vis-à-vis de ses expériences, mais elle n'a aucune valeur pour une recherche métaphysique sur la réalité et les significations fondamentales de l'existence ou sur son origine.

Si nous examinons maintenant l'analogie de l'hallucination, nous constatons qu'elle ne nous aide pas beaucoup plus que celle du rêve à comprendre vraiment la théorie de l'Illusion cosmique. Les hallucinations sont de deux sortes, mentales ou idéatives et visuelles ou, d'une certaine façon, sensorielles. Lorsque nous voyons l'image d'une chose

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là où cette chose n'existe pas, c'est une construction erronée des sens, une hallucination visuelle ; lorsque nous prenons pour un fait objectif ce qui n'est qu'une structure subjective du mental, une construction mentale fausse ou une imagination objectivée, ou bien une image mentale décalée, c'est une hallucination mentale. Le mirage est un exemple de la première, l'image classique de la corde prise pour un serpent, un exemple de la seconde. Nous pouvons noter en passant qu'on appelle hallucinations nombre de choses qui n'en sont pas réellement, qui sont plutôt des images symboliques remontant du subliminal, ou des expériences où la conscience ou la perception subliminale vient à la surface et nous met en contact avec des réalités supraphysiques ; ainsi la conscience cosmique a-t-elle été classée parmi les hallucinations, bien qu'on ait en même temps reconnu qu'elle nous permet, en abolissant nos limitations mentales, d'accéder à la perception d'une vaste réalité. Mais si l'on ne considère que l'hallucination ordinaire, mentale ou visuelle, nous remarquons qu'elle paraît être, à première vue, un bon exemple de ce que l'on appelle imposition dans la théorie philosophique : une représentation irréelle des choses est plaquée sur une réalité, un mirage sur l'air d'un désert nu, l'image d'un serpent non existant sur une corde existante et réelle. Nous pouvons certes soutenir que le monde est une hallucination de ce genre, l'imposition d'une image non existante et irréelle sur la seule réalité vierge et toujours présente du Brahman. Mais nous notons alors que, dans chaque cas, l'hallucination, l'image fausse, n'est pas celle d'une chose absolument non existante ; c'est une image de quelque chose d'existant et de réel, mais qui n'est pas présent à l'endroit imposé par la perception mentale ou sensorielle erronée. Un mirage est l'image d'une ville, d'une oasis, d'un cours d'eau, ou d'autres choses qui sont absentes, et si ces choses n'existaient pas, leur fausse image, qu'elle soit suscitée par le mental ou réfléchie dans l'air du désert, ne serait pas là pour tromper le mental par une fausse apparence de réalité. Le serpent existe, et son existence et sa forme sont connues de la victime de l'hallucination momentanée : autrement, l'illusion n'aurait pu se produire; car c'est la ressemblance formelle entre la réalité vue et une autre réalité déjà connue ailleurs, qui est à l'origine de l'erreur. L'analogie n'est donc d'aucun secours ; elle serait valable seulement si notre image de l'univers était une fausseté reflétant un univers vrai qui n'existe pas ici mais ailleurs, ou encore si c'était une fausse manifestation imagée de la Réalité, remplaçant dans le mental une vraie manifestation ou la recouvrant de sa ressemblance déformée. Mais dans ce cas le monde

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serait une forme non existante des choses, une construction illusoire imposée sur la Réalité nue, sur l'unique Existant qui est à jamais vide et sans forme : il n'y aurait de véritable analogie que si notre vision construisait dans l'espace vide du désert une image de choses qui n'existent nulle part, ou si elle imposait sur le sol nu à la fois la corde et le serpent, et d'autres formes qui, elles non plus, n'existeraient nulle part.

Il est clair que dans cette analogie on réunit par erreur, comme si filles étaient de même nature, deux sortes d'illusion tout à fait différentes qui ne sont pas représentatives l'une de l'autre. Toutes les hallucinations mentales ou sensorielles sont en réalité de fausses représentations, des déplacements, d'impossibles combinaisons ou de faux développements de choses qui, en elles-mêmes, sont existantes ou possibles ou qui, d'une façon ou d'une autre, appartiennent ou sont reliées au domaine du réel. Toutes les erreurs et illusions mentales sont le résultat d'une ignorance qui combine incorrectement ses données ou qui procède faussement -à partir d'un contenu de connaissance passé, présent ou potentiel. Mais l'Illusion cosmique n'a point de base dans les faits, c'est une illusion originelle, et à l'origine de tout ; elle impose des noms, des formes, des événements, qui sont de pures inventions, sur une Réalité en laquelle aucun événement, aucun nom et aucune forme n'a jamais existé et n'existera jamais. L'analogie de l'hallucination mentale ne pourrait s'appliquer que si nous admettions un Brahman sans noms, sans formes ni relations, et un monde de noms, de formes et de relations, comme deux réalités égales plaquées l'une sur l'autre, la corde à la place du serpent, ou le serpent à la place de la corde — une attribution, peut-être, des activités du Saguna à l'immobilité du Nirguna. Mais si les deux sont réels, ils doivent être tous deux des aspects distincts de la Réalité ou des aspects corrélatifs, pôles positif et négatif de l'unique Existence. Toute erreur ou toute confusion du Mental entre les deux serait non pas une Illusion cosmique créatrice, mais seulement une fausse perception des réalités, une fausse relation créée par l'Ignorance.

Si nous examinons d'autres illustrations ou d'autres analogies qui nous sont proposées pour mieux comprendre comment opère la Maya, toutes se révèlent sous un certain aspect inapplicables, ce qui leur retire leur force et leur valeur. L'exemple familier de la nacre et de l'argent, comme l'analogie de la corde et du serpent, repose aussi sur une erreur due à la ressemblance entre une réalité présente et une réalité absente

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et autre; il ne peut s'appliquer à l'imposition d'une irréalité multiple et changeante sur un Réel unique et immuable. Dans l'exemple d'une illusion d'optique où un seul objet se dédouble ou se multiplie, comme lorsque nous voyons deux lunes au lieu d'une seule, nous voyons deux ou plusieurs formes identiques de cet objet, l'une étant réelle et l'autre, ou les autres, illusoires : cela n'illustre pas la juxtaposition du monde et du Brahman; car l'action de la Maya comporte un phénomène beaucoup plus complexe — il y. a en fait une multiplication illusoire de l'Identique imposée sur son Identité unique et à jamais inaltérable, l'Un apparaissant comme multiple; mais sur cela s'impose une immense diversité organisée dans la nature, une diversité de formes et de mouvements qui n'ont aucun rapport avec le Réel originel. Les rêves, les visions, l'imagination de l'artiste ou du poète peuvent présenter une telle diversité organisée qui n'est pas réelle; mais c'est une imitation, un mimétisme d'une diversité organisée réelle et déjà existante, ou cela part d'un mimétisme de ce genre,'et, même dans la variation la plus riche ou l'invention la plus folle, on peut observer un certain élément mimétique. Cela ne peut se comparer à l'action attribuée à la Maya, en laquelle il n'est aucun mimétisme mais une création pure et radicalement originale de formes et de mouvements irréels qui n'existent nulle part et n'imitent, ne réfléchissent, ne modifient et ne développent rien que l'on puisse découvrir dans la Réalité. Il n'y a rien dans l'oeuvre d'illusion du Mental qui jette une lumière sur ce mystère ; elle est ce que doit être une stupéfiante Illusion cosmique de ce genre, sui generis, sans parallèle. Ce 'que nous voyons dans l'univers, c'est qu'une diversité de l'identique est partout le processus fondamental de la Nature cosmique ; cependant, elle se présente ici, non comme une illusion, mais pomme une formation réelle variée issue d'une seule substance originelle. Nous sommes partout confrontés à une Réalité de l'Un se manifestant en une réalité de formes et de pouvoirs innombrables de son être. Ce processus comporte assurément un mystère, voire une magie, mais rien n'indique que ce soit une magie de l'irréel et non l'action d'une Conscience et d'une Force d'être du Réel omnipotent, une création de soi effectuée par une éternelle connaissance de soi.

Cela soulève aussitôt la question concernant la nature du Mental qui engendre ces illusions, et sa relation avec l'Existence originelle. Le mental est-il l'enfant et l'instrument d'une Illusion originelle, ou est-il lui-même une Force ou une Conscience primordiale qui crée faussement ?

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ou bien l'ignorance mentale est-elle une perception fausse des vérités de l'Existence, une déviation à partir d'une Conscience-de-Vérité originelle qui serait le vrai bâtisseur du monde ? Notre propre mental, en tout cas, n'est pas un pouvoir créateur originel et primordial de la Conscience ; il est nécessairement, comme tout mental de même nature, un dérivé, un démiurge instrumental, un créateur intermédiaire. Il est donc probable que les analogies provenant des erreurs du mental, qui sont elles-mêmes le produit d'une Ignorance intermédiaire, ne puissent illustrer vraiment la nature et l'action d'une Illusion créatrice originelle, d'une Maya qui invente et construit tout. Notre mental se tient entre une supraconscience et une inconscience et reçoit quelque chose de ces deux pouvoirs opposés; il se tient entre une existence subliminale occulte et un phénomène cosmique extérieur; de la source intérieure inconnue, il reçoit des inspirations, des intuitions, des imaginations, des impulsions vers la connaissance et l'action, des images de réalités ou de possibilités subjectives; du phénomène cosmique observé, il reçoit les images d'actualités réalisées et leurs suggestions de possibilité future. Ce qu'il reçoit, ce sont des vérités essentielles, possibles ou actuelles ; il part des actualités réalisées de l'univers physique et en extrait, en son action subjective, les possibilités irréalisées qu'elles contiennent ou suggèrent, ou auxquelles il peut arriver en les prenant comme point de départ : il sélectionne quelques-unes de ces possibilités pour une action subjective et joue avec leurs formes imaginées ou construites intérieurement ; il en choisit d'autres en vue d'une objectivation et tente de les réaliser. Mais il reçoit aussi des inspirations d'en haut et du dedans, de sources invisibles et pas seulement des impacts du phénomène cosmique visible ; il voit des vérités autres que celles que suggère l'actualité physique environnante, et là encore il joue subjectivement avec les formes transmises ou construites de ces vérités, ou. il fait une sélection afin de les objectiver, et il essaie de les réaliser.

Notre mental observe et utilise des actualités, il devine ou reçoit des vérités pas encore connues ou actualisées, et s'occupe de possibilités qui servent d'intermédiaires entre la vérité et l'actualité. Mais il n'a pas l'omniscience d'une Conscience infinie; sa connaissance est limitée et il doit y suppléer par l'imagination et la découverte. À la différence de la Conscience infinie, il ne manifeste pas le connu, il doit découvrir l'inconnu ; il saisit les possibilités de l'Infini, non comme résultats ou variations des formes d'une Vérité latente, mais comme constructions

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ou créations, fictions de sa propre imagination sans limites. Il n'a pas la toute-puissance d'une Énergie consciente infinie ; il peut seulement réaliser ou actualiser ce que l'Énergie cosmique acceptera de lui, ou ce qu'il a la force d'imposer ou d'introduire dans la somme des choses parce que la Divinité secrète, supraconsciente ou subliminale qui se sert de lui a l'intention que ce soit exprimé dans la Nature. Le fait qu'il limite la Connaissance le rend non seulement incomplet mais sujet à l'erreur, et c'est cela qui constitue son Ignorance. Quand il traite de l'actualité, ses' observations, ses utilisations, ses créations sont souvent fausses; quand il traite de possibilités, il compose, combine, applique, situe les choses de travers; quand il traite des vérités qui lui sont révélées, il peut déformer, représenter faussement, créer une disharmonie. Il peut aussi ériger ses propres constructions qui n'ont aucune correspondance avec les choses qui existent réellement, ni le soutien de la vérité qui se trouve derrière elles; et pourtant, ces constructions procèdent d'une extension illégitime des actualités, saisissent des possibilités interdites ou orientent des vérités vers une application inapplicable. Le mental crée, mais il n'est pas un créateur original, il n'est ni omniscient ni omnipotent, ni même un démiurge toujours efficace. Maya, le Pouvoir d'Illusion, au contraire, doit être une créatrice originale, car elle crée toutes choses à partir de rien, à moins de supposer qu'elle crée à partir de la substance de la Réalité, mais alors les choses qu'elle crée doivent être d'une certaine façon réelles ; elle a une parfaite connaissance de ce qu'elle veut créer, un parfait pouvoir de créer tout ce qu'elle veut, elle est omnisciente et omnipotente, bien que ces pouvoirs ne s'appliquent qu'à ses propres illusions ; elle harmonise et relie toutes choses avec une sûreté magique et une énergie souveraine, imposant avec une efficacité absolue ses propres formations ou fictions, qu'elles fait passer pour des vérités, des possibilités, des réalités à l'intelligence de la créature.

Notre mental agit au mieux de ses capacités, avec le plus d'assurance et de' fermeté, lorsqu'on lui donne une substance qu'il peut façonner ou tout au moins utiliser comme base de ses opérations, ou lorsqu'il peut manier une force cosmique dont il a acquis la connaissance : il avance d'un pas sûr lorsqu'il traite des actualités. Le principe qui consiste à ne s'occuper que de réalités objectives ou découvertes, et à les utiliser comme base de création, est à l'origine des immenses succès de la science physique. Mais ici, il est évident qu'il n'y a pas de création d'illusions, pas de création de non-existence in vacuo, transformées en

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réalités apparentes comme on l'attribue à l'Illusion cosmique. Car le Mental ne peut créer, à partir de la substance, que ce qui est possible à la substance, il ne peut construire, avec la force de la Nature, que ce qui est en accord avec ses énergies réalisables; il ne peut inventer ou découvrir que ce qui est déjà contenu dans la vérité et les potentialités de la Nature. D'autre part, il reçoit du dedans, ou d'au-dessus, des inspirations créatrices ; mais ces inspirations ne peuvent prendre forme que si ce sont des vérités ou des potentialités, et non par le droit inné du mental à l'invention, car si le mental fait une formation qui n'est ni vraie ni potentielle, elle ne pourra être créée, ne pourra s'actualiser dans la Nature. La Maya, au contraire, si elle prend la Réalité pour base de ses créations, érige cependant une superstructure qui n'a aucun rapport avec la Réalité, qui n'en est ni une vérité, ni une potentialité ; si elle crée à partir de la substance de la Réalité, elle construit des choses qui ne sont ni possibles pour elle, ni en conformité .avec 'elle .-— car elle crée des formes et l'on suppose que la Réalité est un Sans-Forme incapable de revêtir des formes; elle crée des déterminations et l'on suppose que la Réalité est absolument indéterminable.

Mais notre mental a une faculté d'imagination; il peut créer et prendre pour vraies et réelles ses propres structures mentales; c'est là, pourrait-on penser, quelque chose d'analogue à l'action de la Maya. Notre imagination mentale est un instrument de l'Ignorance; elle est le recours, l'instrument ou le refuge d'une capacité limitée de connaissance, d'une capacité limitée d'action efficace. Le mental supplée à ces déficiences par son pouvoir d'imagination : il s'en sert pour extraire de choses évidentes et visibles des choses qui ne sont ni évidentes ni visibles; il entreprend de créer ses propres images du possible et de l'impossible; il construit des actualités illusoires ou trace des images d'une vérité conjecturée ou fabriquée de choses qui n'ont aucune vérité pour notre expérience extérieure. Tel paraît être du moins son mode de fonctionnement ; mais en réalité, c'est le moyen, ou l'un des moyens, qu'utilise le mental pour faire appel aux possibilités infinies de l'Être, et même pour découvrir ou capter les possibilités inconnues de l'Infini. Cependant, n'ayant pas la connaissance de ce qu'il fait, il dresse des constructions expérimentales de vérités, de possibilités et d'actualités pas encore réalisées : sa capacité de recevoir les inspirations de la Vérité étant -limitée, il imagine, élabore des hypothèses, se demande si telle ou telle chose ne pourrait pas être vraie ; son pouvoir de susciter des potentiels

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réels étant des plus restreint, il échafaude des possibilités qu'il espère ou aimerait pouvoir actualiser; ce pouvoir d'actualisation étant lui-même entravé et borné par les oppositions du monde matériel, il projette des actualisations subjectives pour satisfaire sa volonté de création et la joie qu'il éprouve à se représenter. Notons toutefois que l'imagination lui permet de recevoir vraiment une image de la vérité, de susciter vraiment des possibilités qui seront plus tard réalisées, et, souvent, d'exercer vraiment une pression effective sur les réalité du monde. Les imaginations qui persistent dans l'esprit humain, telle l'idée de voyager dans les airs, finissent souvent par se réaliser; les formations mentales individuelles peuvent s'actualiser si la formation ou le mental formateur ont une force suffisante. Les imaginations peuvent créer leur propre potentialité, surtout si elles ont un support dans le mental collectif, et peuvent à la longue obtenir l'assentiment de la Volonté cosmique. En fait, toutes les imaginations représentent des possibilités : certaines peuvent s'actualiser un jour sous une forme, peut-être très différente de la forme première ; d'autres, plus nombreuses, sont condamnées à la stérilité parce qu'elles n'entrent pas dans la forme ou le plan de la création actuelle, ne cadrent pas avec les possibilités permises à l'individu ou ne s'accordent pas avec le principe collectif ou générique, ou bien sont étrangères à la nature ou à la destinée de l'existence universelle qui les contient.

Ainsi, les imaginations du mental ne sont pas purement et radicalement illusoires : elles s'appuient sur son expérience des actualités, ou du moins les prennent pour point de départ; elles sont des variations sur l'actualité ou représentent les " peut être " ou " pourrait être " de l'Infini, ce qui serait si d'autres vérités s'étaient manifestées, si des potentialités existantes avaient été disposées autrement, ou si d'autres possibilités que celles qui sont déjà admises devenaient potentielles. De plus, grâce à cette faculté, des formes et des pouvoirs appartenant à d'autres domaines que celui de l'actualité physique communiquent avec notre être mental. Même quand les imaginations sont extravagantes ou qu'elles prennent la forme d'hallucinations ou d'illusions, elles prennent pour base l'actuel et le possible. Le mental crée l'image de la sirène, mais ce fantasme se compose de deux actualités assemblées d'une façon qui dépasse le cadre des potentialités normales de la terre; les anges, les griffons, les chimères sont construits sur le même principe : parfois, l'imagination est un souvenir d'actualités antérieures, comme dans l'image mythique du dragon, parfois il s'agit d'une représentation ou

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d'un événement, qui est réel ou pourrait l'être sur d'autres plans ou dans d'autres conditions d'existence. Même les illusions du dément sont fondées sur un assemblage extravagant d'actualités, comme lorsqu'un fou, mélangeant la royauté, l'Angleterre et lui-même, imagine qu'il est assis sur le trône des Plantagenets ou des Tudors. En outre, quand nous examinons l'origine de l'erreur mentale, nous constatons habituellement que c'est une combinaison, une localisation, une utilisation, une compréhension ou une application fausse d'éléments d'expérience set de connaissance. L'imagination est elle-même, en sa nature, le substitut d'un pouvoir de conscience plus vrai, un pouvoir d'intuition des possibilités : à mesure que le mental s'élève vers la Conscience-de-Vérité, ce pouvoir mental devient une imagination de la vérité qui fait descendre la couleur et la lumière de la vérité plus haute dans l'adéquation limitée ou l'inadéquation de la connaissance déjà réalisée et formulée; et finalement, dans la lumière transformatrice des plans supérieurs, il s'efface entièrement pour faire place à de plus hauts pouvoirs de vérité ou se change en intuition et en inspiration ; le Mental, quand il s'élève ainsi, cesse d'être un créateur d'illusions et un architecte d'erreurs. Le Mental n'est donc pas un souverain créateur de choses non existantes où bâties dans le vide: c'est une ignorance qui tend vers la connaissance; ses illusions mêmes ont une certaine base et sont les résultats d'une connaissance limitée ou d'une demi-ignorance. Le Mental est un instrument de l'Ignorance cosmique, mais il ne semble pas être ou n'agit pas comme un pouvoir ou un instrument d'une Illusion cosmique. C'est un chercheur et un découvreur, un créateur ou un soi-disant créateur de vérités, de possibilités et d'actualités, et il serait logique de supposer que la Conscience et le Pouvoir originel, dont le Mental doit être un dérivé, est également un créateur de vérités, de possibilités et d'actualités, non point limité comme le Mental mais d'une dimension cosmique, ni sujet à l'erreur parce que libre de toute ignorance, instrument souverain ou pouvoir inné d'une Omniscience et Omnipotence suprême, une Sagesse et une Connaissance éternelles.

Telle est donc la double possibilité qui se présente à nous. Nous pouvons supposer l'existence d'une conscience, d'un pouvoir originel créateur d'illusions et d'irréalités, dont le mental est l'instrument ou l'intermédiaire dans la conscience humaine et animale, en sorte que l'univers différencié que nous voyons est irréel, une fiction de la Maya, et que seul un certain Absolu indéterminable et indifférencié est réel. Ou

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nous pouvons également supposer l'existence d'une Conscience-de-Vérité originelle suprême ou cosmique, créatrice d'un univers vrai, mais où le mental agit comme une conscience imparfaite, ignorante, qui sait et ne sait pas —et cette conscience, à cause de son ignorance ou de sa connaissance limitée, est sujette à l'erreur, à des représentations erronées et des développements inappropriés ou mal dirigés à partir du connu, à des tâtonnements vers l'inconnu, à des créations et des constructions partielles, assumant constamment une position d'intermédiaire entre la vérité et l'erreur, la connaissance et la nescience. Mais en dépit de ses trébuchements, cette ignorance s'appuie en fait sur la connaissance et tend vers la connaissance ; elle est fondamentalement capable de rejeter la limitation et le mélange, et, par cette libération, elle peut se transformer en la Conscience-de-Vérité, en un pouvoir de la Connaissance originelle. Jusqu'à présent, notre recherche nous a plutôt conduits dans la seconde direction, nous portant à conclure qu'il n'y a rien, dans la nature de notre conscience, qui puisse justifier l'hypothèse de l'Illusion cosmique au point d'en faire la solution du problème qui la confronte. Un problème existe, mais il tient au mélange de Connaissance et d'Ignorance dans notre cognition du moi et des choses, et c'est l'origine de cette imperfection qu'il nous faut découvrir : il n'est pas nécessaire de faire intervenir un pouvoir originel d'Illusion qui existerait toujours mystérieusement dans la Réalité éternelle, ou qui interviendrait pour imposer un monde de formes non existantes à une Conscience'©u à une Supraconscience à jamais pure, éternelle et absolue.

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